Simona Troilo, Pietre d’oltremare. Scavare, conservare, immaginare l’Impero (1899-1940)
Simona Troilo, Pietre d’oltremare. Scavare, conservare, immaginare l’Impero (1899-1940), Rome et Bari, Laterza, 2021, 336 p. / ISBN 9788858143810, 22 €
Texte intégral
1Une terrible actualité a montré que les pays occidentaux ont une sensibilité particulière à la conservation du patrimoine : destruction des bouddhas de Bamiyan par les talibans en Afghanistan en 2001, pillage du musée archéologique de Bagdad, dégradations des sites archéologiques libyens en 2011, destructions dans le site de Palmyre par des soldats de Daesh en 2015. C’est au regard de cette attention que Simona Troilo, professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Aquila, s’est intéressée à l’archéologie italienne entre 1899 et 1940, dates des débuts de la mission archéologique en Crète et de la déclaration de guerre de l’Italie fasciste à la Grande-Bretagne et la France. Trois régions et une période en particulier sont étudiées : la Crète entre 1899 et 1910, la Libye de 1910 à 1914, Rhodes de 1912 à 1923, la période fasciste comme point d’orgue.
2Le livre de Simona Troilo replace l’étude dans le contexte politique précis qui est important à prendre en compte pour saisir les enjeux de l’archéologie et du prestige international qui lui est lié. Les trois régions concernées ont le point commun d’être des enjeux pour la politique extérieure italienne. La révolte crétoise de 1897 contre la domination ottomane aboutit à une autonomie garantie par les grandes puissances. L’île est placée sous contrôle de la Grande-Bretagne, de la France, de la Russie et de l’Italie jusqu’à son rattachement à la Grèce en 1913, à la suite des guerres balkaniques. Celle-ci y installe une commission archéologique dirigée par l’épigraphiste Federico Halbherr et qui compte parmi ses membres Gaetano De Sanctis, promis à un bel avenir parmi les antiquisants italiens. La Libye est une province de l’Empire ottoman que convoite l’Italie qui souhaite reprendre une politique coloniale active après une mise en sommeil qui a suivi la défaite d’Adoua en Éthiopie en 1896. La guerre italo-turque de 1911-1912 permet au gouvernement de Rome d’assumer la souveraineté sur la Libye reconnue par le traité d’Ouchy en 1912, puis celui de Lausanne en 1923. Rhodes est également un enjeu de la guerre italo-turque. Les Italiens y débarquent le 4 mai 1912. La suzeraineté italienne est confirmée par les traités de Sèvres en 1920 et de Lausanne trois ans plus tard malgré les réticences de la Grèce qui estime le Dodécanèse, et Rhodes en particulier, comme partie intégrante de la nation grecque.
3L’étude des activités archéologiques italiennes entreprise par Simona Troilo aborde les aspects logistiques de celles-ci, mais également les sites travaillés et l’utilisation qui en est faite. Les moyens humains viennent des populations locales et, dans le cas libyen, de soldats italiens, « nouveaux légionnaires » (p. 105) de retour sur la terre d’Afrique du nord. Confrontés à la chaleur, parfois à la malaria, les archéologues italiens envient les moyens qu’ils peuvent observer chez leurs collègues étrangers. C’est ainsi le cas des Britanniques en Crète comme le décrit Halbherr en 1900. « La mission anglaise est respectable sur le plan du nombre d’hommes et pour l’aspect confortable et typiquement anglais des moyens mis en place. (…) Ils ont une armée de manœuvres, un cuisinier d’Athènes, deux serviteurs, un ou deux conducteurs de chevaux, trois tentes et un véritable magasin de conserves alimentaires qui ont été portées par deux charrettes » (p. 32). Le pouvoir fasciste porte une attention particulière aux moyens dévolus à l’archéologie italienne dans les régions concernées. De 1922 à 1929, le budget alloué passe de 72 050 lires à 795 000 lires (p. 186). Ensuite, les chantiers où travaillent les Italiens et leur personnel sont présentés : entre autres, Gortyne et Phaïstos, plus important palais minoen avec Cnossos, en Crète ; les mosaïques d’Ain Zara, Leptis Magna, le théâtre de Sabratah, l’arc de Marc-Aurèle et Lucius Verus à Tripoli en Libye. Enfin, l’utilisation des découvertes et des mises en valeur pour illustrer le prestige italien. Dès février 1899, Il Corriere della Sera publie un dossier intitulé « L’Italie et les trésors archéologiques de la Crète ». Par la suite, le gouvernement italien crée la Direction générale de l’Antiquité et des Beaux-Arts, avant qu’en 1912, le ministère des Colonies ne mette en place une administration des fouilles archéologiques. Des résultats de fouilles sont proposés au public lors de l’exposition sur la romanité dans le musée des Thermes à Rome, en 1911, à l’occasion des célébrations du cinquantenaire de l’unité italienne, mais également dans le musée archéologique de Rhodes, inauguré le 29 novembre 1914 dans l’ancien hôpital des chevaliers de Rhodes. L’époque fasciste est aussi le moment du développement d’un tourisme archéologique, encouragé tant par le régime que par le Touring Club italien. 20 000 visiteurs viennent à Rhodes en 1930. En mars 1937, c’est le Duce lui-même qui visite le prestigieux site de Leptis Magna. Travaux archéologiques et apport de civilisation apparaissent comme deux aspects complémentaires à l’époque coloniale. Gaetano De Sanctis l’exprime clairement dans ses Mémoires. « Je me suis convaincu qu’il était du devoir des peuples civilisés de faire en sorte que la race noire entre, elle aussi, dans la voie de la civilisation et que cela ne pouvait advenir que par le moyen de l’occupation et de la colonisation européenne, laquelle serait aussi avantageuse aux vainqueurs qu’aux vaincus, aux dominateurs qu’aux dominés […] afin de faire participer ceux-ci au progrès que nous-même, grâce au classisme gréco-romain et au christianisme, avions su conquérir les premiers » (p. 84). Déjà à l’époque libérale mais attitude accentuée à l’époque fasciste, l’Antiquité romaine sert de référence historique pour une Italie en quête de grandeur. Comme l’explique La Rivista illustrata dans un de ses numéros de 1932, « les savants de toute nation ont affirmé que, dans la civilisation romaine, se trouve le fondement de la civilisation européenne, non seulement celle qui lui est liée par le droit et les institutions, la langue, l’architecture, qui défie les siècles, dans la pensée et les traditions, mais aussi parce que ce que la civilisation d’aujourd’hui, doit à l’Orient et à la Grèce le doit surtout au travers de la pensée de Rome et ses puissantes réélaborations » (p. 230).
4Ainsi l’ouvrage de Simona Troilo participe à la connaissance de l’utilisation de l’héritage antique dans le cadre de l’Italie contemporaine, permettant une fructueuse collaboration entre antiquisants et contemporanéistes chère à la revue Anabases.
Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Foro, « Simona Troilo, Pietre d’oltremare. Scavare, conservare, immaginare l’Impero (1899-1940) », Anabases, 39 | 2024, 389-391.
Référence électronique
Philippe Foro, « Simona Troilo, Pietre d’oltremare. Scavare, conservare, immaginare l’Impero (1899-1940) », Anabases [En ligne], 39 | 2024, mis en ligne le 01 avril 2024, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/18180 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12oql
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