Emilio Zucchetti et Anna Maria Cimino (ed.), Antonio Gramsci and the Ancient World
Emilio Zucchetti et Anna Maria Cimino (ed.), Antonio Gramsci and the Ancient World, Londres et New York, Routledge, 2021, 402 p. / ISBN 9780367193140, £130
Texte intégral
1Antonio Gramsci est avant tout un nom mondialement connu, abondamment cité et souvent associé aux origines du champ d’études postcoloniales et de l’analyse du discours. Retravailler ses théories au carrefour de l’Antiquité et de la modernité est un pari réussi et assumé dans l’ouvrage coordonné par Emilio Zucchetti et Anna Maria Cimino qui, dès le titre, joue sur la polysémie de l’expression gramscienne « ancien monde » renvoyant à la fois au monde idéologiquement en train de disparaître et à l’Antiquité comme période-clé pour comprendre les transformations sociales et historiques contemporaines. Cet ouvrage pointe à juste titre la possibilité d’une double lecture des Cahiers de prison avec d’une part la réflexion générale sur les circonstances conduisant à une hégémonie sociale et d’autre part une lecture historique et nécessaire de l’Antiquité.
2L’originalité d’Antonio Gramsci, au-delà d’une vie brève et difficile avec une période longue d’emprisonnement par le régime fasciste, tient à une œuvre touffue ne faisant pas système. Cette particularité peut expliquer en partie les raisons d’une immense réception posthume prenant son essor après la Seconde guerre mondiale et résonnant dans les pensées de Stuart Hall et de Raymond Williams. Dans cette optique, il existe plusieurs Gramsci, un Gramsci théoricien du communisme, un Gramsci philosophe, mais aussi un Gramsci linguiste et peut-être même un Gramsci épris de recherches sur l’Antiquité. Emilio Zucchetti rappelle à cet égard qu’il existe une réception particulière de Gramsci dans les études classiques avec notamment les latinistes Concetto Marchesi (1878-1957) et Antonio La Penna (né en 1925). Laura Swift montre de son côté comment l’idée gramscienne de coercition trouve un écho dans certaines œuvres de l’Antiquité telles que Les travaux et les jours d’Hésiode ou L’Iliade d’Homère. L’hégémonie se matérialise dans ces œuvres par la mise en évidence d’une solidarité discrète entre classes permettant au laos d’imposer une nouvelle direction sociale et idéologique. Mirko Canevaro poursuit autour de ce thème en évoquant la démocratie athénienne comme moment d’hégémonie des classes inférieures réussissant à imposer leur culture. Phillip Sidney Horky revient sur les Cahiers 8 (§ 22) où Gramsci commente la « république des philosophes » de Platon qui illustre selon lui les définitions antiques de l’idéal intellectuel. En l’occurrence, Phillip Sidney Horky voit en réalité dans ce passage les éléments repris par Gramsci pour évoquer une sorte de philosophie spontanée, un senso comune que tous les individus ont et qu’ils sont appelés à travailler pour faire émerger un nouvel ordre social. Kostas Vlassopoulos révèle pour sa part que les théories de Gramsci ont influencé les travaux sur l’esclavage dans l’Antiquité à l’instar de ceux de Genovese avec son ouvrage d’avant-garde paru en 1974, Roll, Jordan, Roll : The World the Slaves Made. Il propose même d’utiliser la grammaire gramscienne pour analyser un passage de l’Onirocrite d’Artémidore de Daldis et comprendre l’imaginaire antique de l’esclavage. Massimiliano Di Fazio pointe l’intérêt fort de Gramsci pour les questions de langue avec par exemple son implication dans les débats académiques sur les recherches en étruscologie tandis qu’Emma Nicholson décèle dans les Histoires de Polybe les témoignages d’un intellectuel analysant le changement d’hégémonie de la Grèce à la Rome antique. Michele Bellomo s’appuie quant à lui sur les réflexions de Gramsci sur les formes anciennes et modernes de l’impérialisme avec un commentaire de la récurrence du mot « cosmopolitisme » dans les Cahiers de prison qualifiant l’attitude universaliste des intellectuels italiens ayant freiné la diffusion de sentiments nationaux auprès des masses. Mattia Balbo étudie le débat sur les thèses de « l’État plébéien » (le terme fut créé par Gaius Gracchus) entre Antonio Gramsci et l’anarchiste Corrado Quaglino tandis que Federico Santangelo présente le traitement gramscien de la notion de « césarisme » dans l’histoire italienne. Elena Giusti démontre la manière dont Gramsci dépasse le mythe machiavélien du Prince-centaure pour envisager l’organicité du césarisme faisant corps avec le peuple et résonnant avec les thèses d’Hannah Arendt sur le système totalitaire. L’hégémonie culturelle dans l’Antiquité augustinienne est analysée par Christopher Smith alors que Cristiano Viglietti élabore une analyse contemporaine des mouvements sociaux du xxie siècle à partir des réflexions de Gramsci sur l’Antiquité.
3Les perceptions de l’autorité chez Gramsci, Tacite et Saint-Luc sont abordées par Jeremy Paterson. Dario Nappo revient sur les interprétations de l’Antiquité tardive par Gramsci. La fin de cet ouvrage est constituée d’un tryptique conclusif rédigé par Anna Maria Cimino, Alberto Esu et Emilio Zucchetti. Anna Maria Cimino propose, à partir d’une lecture gramscienne de l’Antiquité, de définir les auteurs antiques comme des intellectuels avant la lettre soucieux de comprendre leur époque et de décrire les changements d’hégémonie. L’hégémonie n’est pas synonyme de domination, elle est ce qui conduit à une nouvelle orientation politique d’une société donnée. En fait, Alberto Esu montre comment ce changement d’hégémonie passe par une coercition avec un nouveau consensus consenti (consenso). Emilio Zucchetti rappelle in fine que la pensée de Gramsci s’enracine dans un anti-essentialisme et le refus de considérer une simple opposition binaire de classes sociales. Ainsi, l’Antiquité constitue à la fois un domaine privilégié des études historiques et culturelles et surtout un terrain d’expérimentation pour appliquer les grands concepts d’Antonio Gramsci.
Pour citer cet article
Référence papier
Christophe Premat, « Emilio Zucchetti et Anna Maria Cimino (ed.), Antonio Gramsci and the Ancient World », Anabases, 38 | 2023, 295-297.
Référence électronique
Christophe Premat, « Emilio Zucchetti et Anna Maria Cimino (ed.), Antonio Gramsci and the Ancient World », Anabases [En ligne], 38 | 2023, mis en ligne le 01 novembre 2023, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/16804 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.16804
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