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Comptes rendus

Leandro Polverini (a cura di), Gaetano de Sanctis-Arnaldo Momigliano, Carteggio 1930-1955

Sarah Rey
p. 287-290
Référence(s) :

Leandro Polverini (a cura di), Gaetano de Sanctis-Arnaldo Momigliano, Carteggio 1930-1955, Roma, Tored, 2022, 148p. / ISBN 9788899846947, 30 €

Texte intégral

1Note de la rédaction : Au moment où nous parvient ce compte rendu, nous apprenons le décès de Leandro Polverini à l’âge de 87 ans. C’était un grand ami d’Anabases et des Antiquisants de Toulouse où il était venu à diverses reprises. Il a publié un article intitulé « Mommsen, Cesare e il cesarismo », Anabases, 14, 2011, p. 173-184. Le tome 12 de la revue, en 2010, avait été consacré à des Mélanges en son honneur, à l’occasion de ses 75 ans. Nous y rappelions le rôle crucial et généreux qu’il a joué dans l’implication de l’université Toulouse – Jean Jaurès (alors Le Mirail) au sein de l’European Master of Classical Cultures, dans lequel l’université de Roma Tre, où il enseignait l’Histoire romaine, et celle de Münster, avec Peter Funke, étaient les moteurs de cette belle entreprise. Spécialiste remarquable de l’historiographie et de l’archéologie des savoirs, éditeur hors pair de correspondances scientifiques et d’archives savantes, il a été, pour nombre d’entre nous, un modèle et un ami inoubliable. Il aimait raconter ses rencontres avec Arnaldo Momigliano, ses voyages en Allemagne et dans l’Europe de l’Est, jusqu’en Chine même où inlassablement il nouait des amitiés longues et fécondes. Ses apports scientifiques sont excellemment présentés par Gino Bandelli, « Leandro Polverini e la storiografia moderna sul mondo antico », Anabases, 12, 2010, p. 23-43, mais l’héritage qu’il nous laisse dépasse largement ses travaux érudits. C’est une leçon de science, de culture et de vie.

2Grâce au travail méticuleux de Leandro Polverini, un ensemble passionnant de lettres, échangées au cours d’un quart de siècle, vient de paraître. Les deux correspondants, Gaetano De Sanctis (1870-1957) et Arnaldo Momigliano (1908-1987), sont des figures majeures de l’Altertumswissenschaft européenne, aux histoires personnelles très différentes : De Sanctis est issu d’une famille de fonctionnaires pontificaux qui ont vu leur univers bouleversé lors de l’Unité italienne, Momigliano est né, lui, dans une famille de juifs assimilés du Piémont (son père était commerçant en grains). Le premier a été le maître du second. Ils se sont témoigné leur admiration respective dans plusieurs missives, tout en donnant à voir l’actualité du monde savant, ses querelles, ses solidarités internationales, et tous les effets conséquents aux tragédies de l’histoire : serment fasciste imposé à tous les universitaires italiens en 1931, auquel De Sanctis se dérobe ; imposition des lois raciales en 1938 par le pouvoir mussolinien ; guerre et déportations qui provoquent, en 1943, l’assassinat des parents de Momigliano, Riccardo et Ilda, dans les camps allemands.

3L’éditeur de ce volume, Leandro Polverini, est l’un des meilleurs spécialistes d’histoire des études classiques. Par ses nombreux travaux historiographiques, il a su redonner toute leur place à des personnalités d’historiens dont les œuvres ont constitué des jalons essentiels dans la constitution et les développements de la science de l’Antiquité. Il a permis également de mieux comprendre le rôle joué par le milieu érudit de certaines villes italiennes. Que soient ici rappelés le titre de quelques-uns des volumes qu’il a dirigés ou co-dirigés : Aspetti della storiografia di Giulio Beloch (1990) ; Lo studio storico del mondo antico nella cultura italiana del Ottocento (1993) ; Erudizione e antiquaria a Perugia nell’Ottocento (1998) ; Aspetti della storiografia di Ettore Pais (2002) ; Arnaldo Momigliano nella storiografia del Novecento (2006), Gli antichisti italiani e la Grande Guerra (2017), Albino Garzetti nel centenario della nascita (2018).

4La correspondance De Sanctis-Momigliano que nous avons désormais la possibilité de consulter avec profit, comporte 60 lettres : 27 de Momigliano, 22 de De Sanctis et 11 d’autres correspondants qui interfèrent, de près ou de loin, dans les échanges des deux savants italiens, notamment leurs épouses. Une partie de cette correspondance a dû se perdre dans les gravats du logement turinois de Momigliano détruit par des bombardements de 1942. Les envois commencent en 1930, soit l’année qui a suivi la tesi di laurea de Momigliano conduite sous la direction de De Sanctis et consacrée à Thucydide. Leandro Polverini a déterminé cinq grandes étapes dans le déroulement de cette correspondance. La première (1930-1932) est encore très marquée par la relation de maître à élève ; la deuxième couvre la période où Momigliano enseigne à Rome d’abord, où il reprend la chaire laissée vacante par De Sanctis ; à Turin ensuite à partir de 1936. La troisième phase de ce carteggio est marqué par le séjour oxonien de Momigliano, contraint de trouver asile en Angleterre pour poursuivre ses activités professionnelles (la première lettre envoyée d’Oxford date du 7 avril 1939). La quatrième prend place au moment de la Libération, avec la reprise d’échanges qui avaient cessé pendant quatre ans ; la cinquième enfin correspond à l’après-guerre, années au cours desquelles De Sanctis devient sénateur à vie et directeur de l’Enciclopedia italiana.

5Dès l’ouverture de cette correspondance en 1930, par une lettre envoyée de son Piémont natal, Momigliano prouve que son tempérament de jeune chercheur est déjà bien affirmé et, d’emblée, de très grands noms des études classiques et du monde de la culture sont cités : sont évoqués les historiens Aldo Ferrabino (1892-1972) et Piero Treves (1911-1992), ainsi que le philosophe Benedetto Croce (1866-1952), l’autre grand maître de Momigliano. C’est l’époque où le jeune laureato est déjà sollicité par la vaste entreprise intellectuelle de l’Enciclopedia Treccani : il vient d’achever l’article consacré à Caligula, peu avant de remettre l’article « Claude », tout en préparant une notice sur « Théopompe » (« Teopompo », EncicIopedia italiana, vol. 33, 1937) qui l’invite à se confier sur le « psychologisme » de l’historien grec ; Momigliano s’amuse de ses « théopompages » : « Io mi sono portato anche qui il diritto romano : e leggo parecchio quand finisco theopompeggiare » (lettre d’août ou septembre 1930).

6Un peu plus tard, c’est l’utilité de la vulgarisation des savoirs qui est dis­cutée : Momigliano se voit proposer – par la Libreria du Cultura – d’écrire un commentaire historique à visée pédagogique sur un florilège de textes d’historiens latins, de Tite-Live à Tacite. Ce qui précède de peu une lettre, en date du 12 octobre 1930, où l’appartenance religieuse des deux correspondants est mise en parallèle, Momigliano ne se privant pas d’une plaisanterie, qualifiant De Sanctis de « plus juif que lui », avant de préciser le rôle qu’il voudrait assigner au judaïsme dans la civilisation moderne :

7« credo che gli Ebrei possano avere oggi una utile funzione nella nostra civiltà se si terranno aderenti a certe esperienze della loro storia e a certe esigenze della loro mentalità : il super-nazionalismo (che non è internazionalismo) e la dura esperienza della persecuzioni dovrebbero portarli, e spesso li portano anche se in forme utopistiche, a cercare la fraternità umana ; il bisogno di giustizia, il senso profondo della santità della vita, tutta permeata di eticità, possono del pari essere lievito di bene e vanno mantenuti nel contatto con la tradizione ebraica, e in specie con la Bibbia » (Lettre d’A. Momigliano à G. De Sanctis, Caraglio, 12 octobre 1930).

8Aux côtés de ce genre de réflexion générale, en accord avec les préoccupations politiques de l’interlocuteur de Momigliano, les questions de pure érudition ne sont, bien entendu, pas absentes de cette cor­respondance. Dans cette même lettre du 12 octobre, le jeune savant rejette défini­tivement – contre Ulrich von Wilamowitz et Eduard Meyer – l’attribution à Théopompe des Helléniques d’Oxyrhynque.

9Se retrouve également, au gré des lettres échangées, la trace des traditionnelles violences symboliques, et autres règlements de compte par articles interposés, dont tous les milieux intellectuels sont coutumiers. Seulement âgé de vingt-quatre ans, Momigliano, qui vient de faire paraître son ouvrage sur l’œuvre de l’empereur Claude, n’hésite pas à répondre à une recension aux accents paternalistes d’Aldo Neppi Modona (1895-1985) par une « Postilla metodologica ad una critica sull’opera di Claudio » (La nuova Italia, 3, 1932, p. 320-321), bientôt suivie d’une réaction de Neppi Modona lui-même (« Replica ad una postilla », Il Mondo classico, 2, 1932, p. 471-474), avant que le débat ne soit clos par Momigliano (« Invito ad Aldo Neppi Modona », La Nuova Italia, 4, 1933, p. 3).

10Très tôt, celui-ci – conscient de sa supériorité – sait s’affirmer face à des collègues plus âgés, qui jamais ne l’impres­sionnent. Et d’un envoi à l’autre, Gaetano De Sanctis ne cesse d’exprimer sa confiance en la valeur de son disciple. Chemin faisant, il évoque notamment « l’école » formée par Momigliano à l’Université de Turin (Lettre de F. De Sanctis à A. Momigliano, 30 décembre 1937). Une fois les lois raciales instaurées et l’éviction du jeune historien juif décidée, De Sanctis lui apporte plusieurs preuves de son soutien, ce qui passe notamment par l’écriture de mots de recommandation à l’adresse de collègues britanniques. De cette période dramatique pour Momigliano témoigne une lettre déchirante au Président de la faculté des lettres de Turin, Ferdinando Neri : « Credo poter affermare che negli otto anni in cui ho avuto l’onore di appartenere al Corpo insegnante della Università di Roma e di Torino non sono stato indegno di voi » (Lettre d’A. Momigliano sans date).

11Les années anglaises de Momigliano sont d’abord des années d’adaptation sur tous les plans : météorologique, linguistique et même… alimentaires. On y apprend que le savant expatrié passe son temps d’étude à l’Ashmolean Museum plutôt qu’à la Bodleian. Sa femme Gemma et sa fille Anna Laura s’acclimatent elles aussi progressivement à l’Angleterre. Ce séjour britannique permet à Momigliano de se tenir au plus près de l’actualité scientifique et d’assister ainsi à la sortie de la « plus importante publication », selon lui, des années 1940 : la Social & Economic History of the Hellenistic World (1941) de Michaël Rostovtzeff dont il fera l’introduction de l’édition italienne, parue vingt-cinq ans plus tard.

12Sur plus de deux décennies, De Sanctis et Momigliano partagent leurs avis sur les courants historiques dont ils sont les contemporains et passent en revue certaines travaux récents, lesquels font régulièrement les frais d’âpres critiques. À propos du Livio de Paola Zancan, le second écrit : « non è un libro du spiccato buon senso », tandis que Les origines de la légende troyenne à Rome (1942) de Jacques Perret est jugée « assurdo fino al ridicolo ». Un traitement similaire est réservé au Fra Oriente e Occidente (1947) de Santo Mazzarino : « Il libro è mirabilmente informato, ma senza capo né coda » (Lettre d’A. Momigliano à G. De Sanctis, 3 novembre 1947). Carcopino n’est pas plus épargné : « O si fa della storia o si gioca alla roulette – nemmeno il nostro amico Carcopino, come dimostra il suo ultimo volume sui segreti di Cicerone, è riuscito a combinare l’arte del giocatore d’azzardo con quella del ricercatore » (Lettre d’A. Momigliano à De Sanctis, Oxford, 6 juillet 1948). De Sanctis, lui non plus, ne ménage pas certains de ses pairs, en particulier les historiens des religions ; à propos de sa Storia dei Romani (IV, 2), vaste entreprise qui l’occupa pendant plus de quarante ans, il glisse : « non meravigliarti se non vedrai citati i varî Kerényi o Brelich : essi sono per me = 0 ».

13Jusqu’à deux ans avant sa mort, De Sanctis échange encore avec son ancien élève des lettres dont le contenu est tout à la fois amical et scientifique. Les dernières missives que l’aîné envoie à son cadet ont pour en-tête « Senato della Repubblica », chose bien faite pour plaire au romaniste (mais toujours adversaire de l’exaltation fasciste de la romanité) que fut De Sanctis. Les derniers travaux personnels dont ils s’entretiennent sont l’étude que consacre Momigliano à l’Histoire Auguste pour le Journal of the Warburg and Courtauld Institutes (« An Unsolved Problem of Historical Forgery : the Scriptores Historiae Augustae”, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 17, 1954, p. 22-46 = Secondo Contributo alla storia degli studi classici, Roma, 1960, p. 105-143), ainsi que l’appendice bibliographique qu’il prépare pour la Storia dei Greci (1939) de son maître. Ce dernier poursuit sa Storia dei Romani, dont le manuscrit du volume IV fut malheureusement perdu à la fin de la guerre, à la suite d’un vol commis chez son éditeur.

14De contrariétés personnelles en vicissitudes professionnelles, cette très riche correspondance intéressera donc tous ceux qui souhaitent mieux comprendre les itinéraires de deux personnages saillants des études classiques, soucieux d’allier sans cesse l’histoire grecque à l’histoire romaine dans la plus pure tradition de l’Altertumswissenschaft. Avec cette correspondance, on assiste à un échange incessant d’opinions scientifiques et à l’expression de sentiments (paternels d’un côté, filiaux de l’autre). L’esprit de Momigliano, volontiers moqueur, et d’une acribie jamais démentie, y entre en résonance avec le calme spiritualisme de son maître De Sanctis, invoquant le rôle de la Providence dans les temps plus sombres. Toutes ces lettres forment un document irremplaçable d’histoire intellectuelle et d’histoire tout court : grâce soit rendue à Leandro Polverini d’en donner une aussi belle édition.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sarah Rey, « Leandro Polverini (a cura di), Gaetano de Sanctis-Arnaldo Momigliano, Carteggio 1930-1955 »Anabases, 38 | 2023, 287-290.

Référence électronique

Sarah Rey, « Leandro Polverini (a cura di), Gaetano de Sanctis-Arnaldo Momigliano, Carteggio 1930-1955 »Anabases [En ligne], 38 | 2023, mis en ligne le 01 novembre 2023, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/16769 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.16769

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