Vivien Longhi, Krisis ou la décision génératrice. Épopée, médecine hippocratique, Platon
Vivien Longhi, Krisis ou la décision génératrice. Épopée, médecine hippocratique, Platon, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2020, 322 p. / ISBN 9782757431443, 26 €
Texte intégral
1Cet ouvrage est issu de la thèse de Vivien Longhi, soutenue en 2015 à la Sorbonne. Il entreprend de cerner le sens et les contextes d’emploi du mot κρίσις, en cherchant dans trois types de textes : l’épopée (partie I), les écrits hippocratiques (partie II), et Platon (partie III). Il ne s’agit pas, comme il le dit dans l’introduction, de réfléchir sur la notion de « crise », mais d’une « enquête portant sur le mot lui-même », ce qu’il pouvait signifier pour les Grecs, à travers la diversité de ses emplois, qui couvrent des domaines variés et qui recouvrent de prime abord des sens très différents. L’auteur étudie donc dans ces trois corpus les sens de krisis, à travers des analyses des passages les plus significatifs, afin de dégager les traits récurrents et proposer des « traits génériques du sémantisme ». Une attention particulière est accordée dans cette perspective à la temporalité.
2La première partie envisage le sens de κρίσις et de κρίνειν dans l’épopée ; les emplois sont plutôt d’ordre politique au sens large : la krisis est le tri et la sélection des guerriers, mais aussi la décision qui offre la victoire. On y trouve des analyses du « jugement » non seulement des héros, mais des héroïnes comme Pénélope, qui souffre d’un chagrin interminable parce que sans « solution » (κάκιον ἄκριτον) ; cela permet à l’auteur une belle réflexion sur l’héroïsme féminin. Il met ainsi en valeur le sens du mot dans l’épopée : « le tri et la sélection opérée par le chef sur les troupes, ou une décision dans un combat ou un procès (ou un jugement) ». La krisis apparaît ainsi comme un élément clé du tragique de l’épopée, par l’attente qu’elle implique et la difficulté, voire l’impossibilité, de sa mise en œuvre.
3La deuxième partie met en valeur la krisis dans le corpus hippocratique comme « jugement » du médecin, comme processus de « séparation » des humeurs dans la maladie, comme processus de discrimination créatrice dans la formation de l’embryon, enfin comme moment de transformation qui va déterminer l’évolution d’une maladie. L’auteur part de la réflexion sur le célèbre aphorisme ἡ δὲ κρίσις χαλεπή « le jugement est difficile » (Aphorismes I, 1) : la krisis est un jugement qui dépasse les données sensibles pour trier (krinein) les signes et formuler un pronostic. L’étude des composés du verbe κρίνειν, ἀποκρίνομαι et ἐκκρίνομαι, lui permet d’étudier les mécanismes de séparation des fluides corporels, à la source de la maladie. Cependant, la séparation est également le principe en action dans la formation de l’embryon, au cours de plusieurs processus de séparation et de tri. La crise est enfin celle des jours où la maladie se décide, que le médecin doit pouvoir pronostiquer : la crise est la transformation de la maladie, qui dissout l’humeur malade par le mélange, la coction ou la combustion, mais aussi l’évacuation par filtrage ; il s’agit toujours de ce sens de « tri » déjà observé dans le premier chapitre. L’auteur développe enfin une réflexion sur les « jours critiques » et la numérologie, souvent approximative, qui a certes l’avantage de faire briller le médecin qui a fait un bon pronostic, mais a aussi un enjeu psychologique : la prévision des crises permettait aussi au patient de mieux prendre son mal en patience, et lui offrait quelques certitudes au milieu de sa maladie.
4La troisième partie étudie le sens politique de krisis chez Platon (surtout dans la République et le Philèbe) et certains présocratiques (Parménide). La krisis y est un jugement compris comme le discernement des perceptions contradictoires et des illusions des sens. Elle est toujours un tri et une sélection des hommes et des arts afin d’accomplir la cité idéale. Ces trois études permettent alors à l’auteur de formuler les points communs entre les différents emplois dans ces trois types de textes : « la krisis est presque toujours un moment particulièrement attendu, désiré plus que redouté, de mise en ordre, elle assure la disjonction de deux états ou deux conditions perçus comme contraires. Elle vient trancher une alternative redoutable entre la stagnation destructrice et au contraire un élan nouveau » (p. 289).
5L’ensemble de la réflexion de V. L. est convaincant et très sérieux. L’ouvrage fera date, d’autant qu’il est facile à consulter : plan clair, indices utiles (passages commentés, mots grecs) et très soigné dans sa réalisation ; la bibliographie est riche. Nous n’avons qu’une remarque à faire, mineure, à propos du mot εἰλικρινής. À la page 119, l’auteur signale que cet adjectif εἰλικρινής, qui est donné par les dictionnaires comme signifiant « pur, trié, séché », a un premier élément εἰλι- qui est obscur ; en effet ni Chantraine ni Beekes ne proposent de solution définitive. Il nous semble cependant, à la lecture des pages de son livre et de l’importance de la notion de « révolution », « rotation » (p. 118), de « tourbillon » (p. 112), qu’une piste de recherches serait un rapprochement avec la racine de εἰλέω, « rouler ». Ce rapprochement est sensible dans l’expression de Maladies IV, 51, 3 (citée par V. L. p. 112) : εἰλεῖται ἀποκεκριμένον « l’humeur fait une spirale, une fois séparée ». Il y aurait lieu de comparer la formation de εἰλικρινής, εἰλιτενής et de εἰλίπους, ce dernier appliqué aux bovins qui « tournent les pieds » en marchant, selon l’étude de Liliane Bodson, « Un trait d’anatomie fonctionnelle dans l’épopée homérique : le pas de Bos taurus », Revue de Paléobiologie, Genève, déc. 2005, vol. spéc. 10, p. 243-257. De même, εἰλικρινής employé dans les textes hippocratiques à propos de l’eau et du feu constitutifs de l’intelligence humaine, pourrait signifier « qui se sépare en tournant » ; cela irait tout à fait dans le sens de la démonstration de V. L.
Pour citer cet article
Référence papier
Valérie Gitton-Ripoll, « Vivien Longhi, Krisis ou la décision génératrice. Épopée, médecine hippocratique, Platon », Anabases, 38 | 2023, 280-282.
Référence électronique
Valérie Gitton-Ripoll, « Vivien Longhi, Krisis ou la décision génératrice. Épopée, médecine hippocratique, Platon », Anabases [En ligne], 38 | 2023, mis en ligne le 01 novembre 2023, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/16728 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.16728
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