Irene Berti, Maria G. Castello et Carla Scilabra (éd.), Ancient Violence in the Modern Imagination, The Fear and the Fury
Irene Berti, Maria G. Castello et Carla Scilabra (éd.), Ancient Violence in the Modern Imagination, The Fear and the Fury, Londres et New-York, Bloomsbury Academic, 2020, 307 p. / ISBN 9781350075405, £ 95
Texte intégral
1I. Berti introduit les 16 contributions issues d’un colloque qui s’est tenu à Turin en 2016, classées par domaine artistique, après avoir rappelé quelques notions comme celle du spectacle de la violence.
2A. Duplà-Ansuategui, « Ancient War and Modern Art : Some Remarks on Historical Painting from the Nineteenth and Twentieth Centuries » (p. 15-26), analyse quelques peintures représentant la chute de Sagonte ou de Numance, afin de montrer en quoi elles participent de la construction identitaire au xixe siècle, en insistant sur la souffrance collective et le patriotisme. En revanche, après les deux Guerres Mondiales la violence extrême sert un autre type de discours politique : A. Kiefer, notamment avec Varus (1976) dénonce le nationalisme et C. Twombly, avec New Discourses on Commodus (1963), la tyrannie.
3A. McAuley, « Violence to Valour: Visualizing Thais of Athens » (p. 27-40). Les artistes de la Renaissance suivirent les sources anciennes qui avaient exonéré Alexandre de la transgression commise par l’incendie du palais de Persépolis en 330 av. J.-C., en reportant la faute sur la courtisane Thaïs. Elle prend malgré tout alors une allure plus respectable. Dans l’Angleterre élisabéthaine, elle devient même digne d’amour, voire une héroïne. La violence est justifiée : c’est la victoire de l’hellénisme sur la Perse décadente. Enfin, Thaïs est devenue une figure populaire de la libération dans les cultures russophones, à la suite de la parution du livre de I. Yefremov en 1972.
4O. Aguado Cantabrana, « Screening the Face of Roman Battle : Violence Through the Eyes of Soldiers in Film » (p. 43-56), montre comment le livre de J. Keegan, The Face of Battle, a également influencé la représentation cinématographique de la bataille, notamment romaine : à l’instar de Gladiator (2000), la dramaturgie opère par le point de vue du soldat, introduisant ainsi une dimension psychologique. On s’éloigne du cinéma hollywoodien, où le soldat était alors tout particulièrement déshumanisé et la bataille représentée de manière très manichéenne. Les productions plus récentes rendent ainsi mieux compte de l’horreur du champ de bataille, soulignée par les dialogues, intensifiée par le nombre de caméras et l’environnement sonore. En revanche les formations de l’armée romaine ne sont pas toujours respectées, pour privilégier le duel.
5A. Bakogianni, « Performing Violence and War Trauma: Ajax on the Silver Screen » (p 57-72). Dans le cinéma contemporain (cf. Maryland – 2016), le suicide est un tabou, à la rigueur levé par l’introduction de la folie, ce qui n’est pas sans rappeler l’Ajax de Sophocle. Sur le sujet du retour du vétéran (Harsh Times et Brothers), le suicide permet surtout de mettre un terme à une fureur destructrice pour l’entourage, non sans dévaluer leur virilité. L’Ajax des céramiques est quant à lui doté d’un corps grotesque. Son acte était transgressif au point de transférer la faute sur l’arme, l’épée d’Hector. Le prisme de la folie/PTSD permet toutefois de créer une certaine compassion, non sans minimiser la face sombre de la guerre.
6M. Budzwowska, « External and Internal Violence Within the Myth of Iphigenia: Staging Myth Today » (p. 73-92). L’Iphigénie d’Euripide est la victime de la férocité collective mais sa mort interroge aussi ses propres dérèglements. La pièce de théâtre d’A. Grzegorzewska a accentué la démarche introspective pour lui donner une ambition universaliste et moderne : la mort d’Iphigénie perd sa noblesse, ses mots deviennent un manifeste pour la libération des individus, notamment des femmes.
7M. C. de Miranda Nogueira Coelho, « Kseni, the Foreigner : A Brazilian Medea in Action » (p. 93-105) analyse la pièce musicale de J. de Oliveira, dans son contexte politique, soit la création artistique brésilienne des années 1950 à 2000. Dans Kseni, the Foreigner, Médée est l’étrangère. Elle montre la transgression à l’œuvre dans l’exil, la condition féminine y est soulignée. Il ne s’agit pas de juger ses actes, mais d’universaliser un personnage qui revendique le droit d’être différent.
8Z. Alonso Fernández « Choreographies of violence: Spartacus from the soviet ballet to the global stage » (p. 107-123), analyse le ballet Spartacus de L. Yakobson (1956-1962). Il fut comparé à un film muet désuet puisqu’il a privilégié les tableaux vivants, pour condenser la tension, et que la chorégraphie s’inspirait des techniques cinématiques. Dans le Spartacus de Y. Grigorovich (1968), un classique du Bolchoï, la pièce se focalise sur les principaux personnages dans un style plus classique, mais permettant de concentrer l’expression de la violence et de l’oppression sur le corps des danseurs (focus sur le danseur afro-cubain Carlos Acosta).
9Selon N. Haitzinger, « Iocaste’s daughters in modernity : Anita Berber and Valeska Gert » (p. 125-136), la modernité a inversé la relation ancienne entre invisibilité et visibilité de la mort, entre l’absence et la présence, sous l’influence de la philosophie d’Heidegger. Le solo Kocain d’A. Berber (1922) interprète le concept d’Être-jeté, dans la mort. Son corps incarne le moment de la mort, dans une expression existentialiste, alors que, dans le théâtre antique, la mort se déroulait derrière la scène. La même année V. Gert interprète Der Tod en accordant une place importante à la respiration. La gorge est l’intersection entre respiration/vie et souffle coupé/mort. L’auteur envisage, chez ces deux artistes, une connaissance tacite de la manière tragique dont mourraient les femmes dans le théâtre antique, soit l’étranglement.
10A. González Garca, « Dark Territories of the soul: Martha Graham’s Clytemnestra » (p. 137-147). Outre l’analyse de la relation entre dance, peinture (Kandinsky) et mythe, cet article explore la capacité d’abstraction pour représenter la violence humaine. M. Graham a privilégié le mouvement abstrait du subconscient. Sa technique se fonde sur la respiration et la tension, mais la chorégraphie prend aussi son sens avec les couleurs des costumes et les décors.
11D. Serrano Lozano, « Si vis ludum para bellum : violence and war as the predominant language of Antiquity in video games » (p. 151-160), explique la place importante de la violence dans les jeux vidéo sur l’Antiquité par le lien intime entretenu avec le cinéma et par la distance culturelle et temporelle entre le joueur et l’action facilitant l’expérience de la violence.
12F. Schulz, « Waging Total War playing Attila: a video game’s take on the migration period » (p. 161-171). De l’analyse de ce jeu ressort la prégnance de la croyance populaire selon laquelle la chute de l’empire romain serait une conséquence de l’invasion des Huns. La mécanique du jeu repose sur les actes violents (« the fury ») et leurs conséquences (« the fear »). Il note que le réalisme est limité par des considérations morales, puisque les civils ont été intégrés au scénario, mais pas les enfants.
13Selon L. Unceta Gómez, « Sexy gory Rome : juxtapositions of sex and violence in comic book representations of Ancient Rome » (p. 173-186), la Rome antique est une “pornotopia”. Il analyse deux œuvres inspirées de L’Âne d’or d’Apulée (Pichard et Manara), qui permettent de traiter de la zoophilie. Caligula/Messaline sont également des sujets de prédilection, facilitant la représentation du pouvoir tyrannique, et ainsi de la cruauté et de la monstruosité.
14G. Galeani, « Archimedes and the war in Itoshi Iwāki’s Eureka » (p. 187-193). Ce manga biographique permet une réflexion sur la dialectique entre science et guerre, très prisée au Japon. Archimède représente la crise et la défaite de l’ancienne génération, l’intellectuel victime de la violence humaine et la folie destructrice de l’humanité.
15J. Pérez Mostazo, « From ancient violence to modern celebration : complex receptions of ancient conquest wars in Las Guerras cántabras festival » (p. 197-211), analyse le festival qui se déroule à Los Corrales de Buelna depuis 2001. Il note l’influence des sources littéraires, romano-centrées, sur la scénographie. Mais les représentations sont restées figées sur une historiographie datée.
16Le livre se termine par deux interviews, celle F. Ruotolo, graphiste auteur de l’affiche du colloque, et celle de D. Fiore, costumière, qui posent la question des stéréotypes véhiculés par les médias visuels, puis suivent les notes, la bibliographie et un index.
17Alors que les productions artistiques étudiées sont très différentes par leur nature, leur époque et leur origine culturelle, ce livre montre, et c’est tout son intérêt, que choisir l’Antiquité pour thème ou une œuvre antique pour inspiration vise bien souvent à rendre universel le discours produit ou les émotions suscitées, mais que les préoccupations, politiques ou sociales, sont bien contemporaines : genre, transgression, altérité/identité, psychologie, dénonciation de l’excès (nationalisme, tyrannie ou idéologie politique), voire de la guerre elle-même et de ses ravages. On note surtout le rôle joué par l’expression des corps au détriment des actes, comme s’ils étaient les plus à même de rendre compte de la violence. Il s’agit donc prioritairement de la violence subie et non exercée. L’ensemble est très stimulant intellectuellement et on peut recommander ce livre à tous ceux qui s’intéressent à la représentation de la violence.
Pour citer cet article
Référence papier
Nathalie Barrandon, « Irene Berti, Maria G. Castello et Carla Scilabra (éd.), Ancient Violence in the Modern Imagination, The Fear and the Fury », Anabases, 36 | 2022, 323-325.
Référence électronique
Nathalie Barrandon, « Irene Berti, Maria G. Castello et Carla Scilabra (éd.), Ancient Violence in the Modern Imagination, The Fear and the Fury », Anabases [En ligne], 36 | 2022, mis en ligne le 02 novembre 2022, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/15052 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.15052
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