Le don des larmes. La Naissance de la tragédie, d’après Les Perses d’Eschyle ; mise en scène par Maxime Kurvers au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers en 2018, avec Julien Geffroy
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1En 2018, dans une salle uniment éclairée, sur un plateau vide, un acteur vient s’asseoir au bord du plateau pour raconter Les Perses d’Eschyle. Le spectacle est de Maxime Kurvers, artiste associé du Théâtre de la Commune, formé au TNS en scénographie et assistant de Jérôme Bel, que l’on connaît pour des spectacles d’avant-garde dont le sujet est le théâtre lui-même. L’acteur, Julien Geffroy, ancien du TNS lui aussi, collaborateur de Kurvers depuis son premier spectacle, n’interprète pas une conférence-spectacle, déroulant un texte écrit d’avance. C’est le souvenir de sa lecture de la pièce qu’il raconte. Ce n’est pas à proprement parler une adaptation. Il s’agit du souvenir fluctuant d’un acteur, posé sur scène comme sur un socle. De là à affirmer que ce spectacle est entièrement inutile pour penser la tragédie avec laquelle il n’aurait plus rien à voir, il y a un pas à ne pas franchir. Ce serait passer à côté de son titre, qui résonne comme une promesse : La Naissance de la tragédie. Il est bien sûr trompeur, voire ironique. Il y a loin de l’exaltation musicale du chœur de satyres, métamorphes que l’on rencontre dans l’essai de jeunesse de Nietzsche, à la simplicité de ton du récit de Julien Geffroy. Cependant, cette ironie de surface recouvre une ambition plus profonde, qui est la marque de reconnaissance de Maxime Kurvers depuis sa première mise en scène, à savoir de nous faire faire l’expérience du théâtre lui-même. Pour cela, Kurvers ne sacrifie rien à une métaphysique de l’origine et du miracle grec. L’expérience du passage du théâtre, et donc de la renaissance de la tragédie, est concomitante à l’émotion de l’acteur. L’état de sensibilité exacerbée de Julien Geffroy à l’égard de la violence d’un récit qui le surprend lui-même est le legs des Tragiques. Par-delà les siècles, ils nous font le don des larmes. Cela résume en un sens toute la position de Maxime Kurvers vis-à-vis de la tragédie antique. Il s’agit moins de l’adapter que de nous laisser être changés par elle.
Les Grecs et les Barbares
- 1 Cf. Jean-Charles Moretti, Théâtre et société dans la Grèce antique, Paris, Le livre de Poche, 200 (...)
2Le fil conducteur du spectacle est le récit des Perses par Julien Geffroy, mais ce fil se divise en deux. Le récit de la fable s’entrecoupe de commentaires de l’acteur, au sujet de ce qu’il imagine de la représentation du spectacle au ve siècle av. J.-C., toujours introduits par la même formule : « j’imagine que ça devait se passer à peu près comme ça ». Ses descriptions ne sont cependant pas de pure imagination. Elles comportent toujours des précisions qui témoignent d’un travail d’érudition de la part de l’acteur, lequel se sert de ses connaissances comme d’un combustible pour son imaginaire. Mais si le spectateur a l’occasion d’apprendre ou de se voir rappeler quelques choses sur l’architecture du théâtre d’Épidaure et de Dionysos, ou encore sur le déroulement d’une journée de concours tragique, le but de ces descriptions n’est certes pas de prodiguer une leçon sur les réalités de la dramaturgie antique. C’est d’ailleurs pourquoi on ne peut juger négativement que le savoir constitué par Julien Geffroy soit si ouvertement impur, voire approximatif. Il passe par exemple un certain temps à décrire l’architecture des théâtres d’Épidaure et de Dionysos, et à y fantasmer le déroulement du concours, là où l’on sait que les représentations du ve siècle eurent lieu non sur ce qu’il nous reste de monuments de pierres, qui sont des constructions postérieures de l’époque hellénistique, mais sur des scènes aux formes plus simples et faites de bois1. L’ensemble de son récit forme un bric-à-brac contradictoire, qui mêle la légende aux savoirs positifs. L’acteur ne prend d’ailleurs pas une posture de savant. Lorsqu’il décrit que non seulement les spectateurs du concours mangeaient parfois dans les gradins, mais encore que pour exprimer leur approbation, ou leur mécontentement, il leur arrivait de jeter leurs restes de nourriture sur scène, il ponctue l’anecdote d’une moue et d’un vague geste de la main signifiant à peu près : « je ne vois pas bien le rapport, mais bon... » C’est que la description d’un rituel théâtral passé n’a pas ici pour but d’instruire, mais de servir de point d’observation éloigné sur notre rituel actuel. Julien Geffroy pose la question ouvertement : « je me demande pourquoi on ne pourrait pas à nouveau transformer notre contrat de représentation ». L’absence de similarité entre notre propre rituel et celui des Grecs constitue leur véritable rapport, car la description de conventions lointaines et étrangères permet par symétrie de regarder notre propre rituel avec les yeux de l’étranger.
- 2 Bertolt Brecht, « L’Antiquité », p. 38 dans Histoires de monsieur Keuner, Paris, L’Arche, 1980.
3Mais il ne s’agit pas seulement, disant cela, de prendre conscience que toute convention théâtrale n’est jamais que de son temps, et donc transitoire. Julien Geffroy mentionne qu’en cas de débordements du public, quelques volontaires stationnés dans les travées se chargeaient par la force de ce que l’on appellerait aujourd’hui le service d’ordre. Le rituel des Grecs tire ses conditions d’existence d’une organisation sociale fondée sur la police des comportements effusifs, que le théâtre entérine et trouble à la fois. Il se révèle dans cette anecdote le rapport coupable que l’art entretient avec la société, dont il épouse l’ordre en le tissant dans l’organisation même de la séance théâtrale. Nous ne sommes pas tout à fait quittes de l’étonnement que cette description nous cause, car elle pourrait aussi s’appliquer à notre théâtre. Devant un tableau moderniste de Lundstrøm, Keuner s’écriait : « ’Un tableau de l’Antiquité, d’une époque barbare ! […]’ On fit remarquer à monsieur K. que le tableau datait de l’époque actuelle. ‘Oui’, dit monsieur K. tristement, ‘de l’Antiquité’.2 »
4Inversement, la tragédie fournit un modèle éloigné grâce auquel le théâtre a une chance de pactiser moins avec sa propre époque. Julien Geffroy raconte que le spectateur grec, si enclin à s’exprimer pendant la représentation, se rend aussi parfois sur scène entre deux spectacles pour y prendre son repas si les gradins sont trop pleins de monde. Son rapport au théâtre est entièrement profane. Il ne connaît ni le noir, invention du xixe siècle, ni le silence qui l’accompagne. La mise en scène de La Naissance de la tragédie en tire la leçon ; les lumières sont allumées en permanence, aussi bien dans la salle que sur le plateau, et l’acteur s’assoit à son bord pour nous parler. Il voit nos visages comme nous voyons le sien, et nous regarde dans les yeux. Un triple effet s’en dégage. D’abord, en s’excentrant de la scène, Julien Geffroy fait littéralement un pas de côté par rapport à toute ambition de spectacularité. Qui plus est, il instaure concrètement une forme d’égalité avec le spectateur, contre toute scénocratie, en se mettant à niveau de regard. Par conséquent, enfin, la séance théâtrale regagne sa fraîcheur. Il n’est pas possible de douter que c’est à chacun d’entre nous qui sommes là ce soir précisément que l’acteur s’adresse. De soir en soir, le récit improvisé de Julien peut changer, de même que l’intensité de son émotion ou le moment de son occurrence. On perçoit en creux une critique de la répétition impensée d’un rituel théâtral qui n’est plus tenu en soupçon, mais pris pour naturel. Cette critique est la condition pour éprouver le passage du théâtre que figure ici l’émotion.
Le fétiche, l’attirail et l’acteur démuni
- 3 Bertolt Brecht, Me-Ti, Paris, Éditions de l’Arche, 1968, p. 48.
5Kurvers représente à son tour un rapport entièrement profane à la tragédie. Le sens du mot « profane » ne se limite pas ici à une absence de connaissance, ou à un dégagement du religieux. C’est au même sens que, dans Me-Ti3, l’un des apprentis mathématiciens à qui l’on demande de mesurer la circonférence d’une forme irrégulière se voit récompensé par son maître pour avoir découpé en angles droits cette forme biscornue puis calculé séparément les morceaux et additionné le tout. Pour honorer la consigne, l’élève a besoin de rendre son matériau maniable, et pour ce faire, il a besoin de le traiter comme un vulgaire bout de papier. L’exercice au sujet duquel les apprentis mathématiciens sont réellement testés est de ne pas se laisser intimider par le fétiche, de ne pas en jouer le jeu, mais d’en faire usage, ce qui nécessite quelques coups de ciseaux. Cependant, il est aujourd’hui des cas où jouer du ciseau sur le fétiche, c’est encore jouer le jeu du fétiche. Ici, il n’est pas découpé, mais relaté, ou épicisé. Il est, en quelque sorte, traité au discours indirect. La condition pour que l’émotion renaisse est d’ôter au texte le caractère fétiche qui l’émousse. Pour cela il faut lui retirer beaucoup mais aussi y introduire un corps étranger, à savoir la médiation de l’acteur et de son souvenir. Si l’émotion lève, elle devra passer par une porte étroite, sans s’aider des moyens grandioses de l’opsis ou des charmes de la langue du poète.
- 4 En 2019, lors de la création de La Naissance de la tragédie, le spectacle Kathakali - King Lear f (...)
6Cette contrainte est mise en scène d’emblée. À l’orée du spectacle, Julien Geffroy fait son entrée au son de tambours et de cymbales, que Kurvers emprunte aux musiques accompagnant les représentations de Kathakali4. Il apparaît depuis le fond de la scène. De loin, on peut seulement discerner qu’il est grand, barbu, enveloppé dans une tunique colorée, couronné d’or, et couvert du front jusqu’aux pommettes d’une sorte de demi-masque jaune. La musique couplée aux couleurs vives des costumes annonce un spectacle solennel, peut-être la reviviscence d’un rituel sacré. Or, à mesure que Julien Geffroy s’approche de nous, cette impression va s’estompant. Le masque n’est qu’un peu d’argile qu’une bassine d’eau suffit à débarbouiller, sa couronne est en carton ondulé, sa tunique est un patchwork de tissus dépareillés, son pagne d’or est une couverture de survie, ses cothurnes en bois sont noués à des baskets de sport d’un bleu électrique. Le costume sacré se révèle à seconde vue n’être qu’un agrégat chatoyant et ingénieux de matériaux communs. Arrivé au bord de la scène, Julien Geffroy nous salue sans hausser le ton, avec la voix fluette qui est la sienne, et se présente. Au fur et à mesure qu’il nous parle des origines de la tragédie grecque depuis Thespis, il se dévêt, se déchausse, lave son visage, et s’assoit pour nous raconter la pièce d’Eschyle.
7Cette entrée vaut comme métonymie du rapport du spectacle tout entier à la tragédie. De loin, cette dernière nous apparaît majestueusement, toute conforme à sa réputation d’éternité et de sacralité. Mais une idole vue de près n’est que du bois peint, et c’est ce bois décapé qui intéresse Kurvers. La munificence du costume est un effet d’optique, et le spectacle se donne pour tâche de le rapprocher, de le désacraliser, jusqu’à faire complètement sans.
8Mais il ne s’agit pas seulement de décrépir l’illusion du fétiche. D’ici à ce qu’il soit complètement ôté, le costume tragique se révèle pour ce qu’il est : un gros lot de colifichets, d’affiquets, de tissus surannés et de pâte jaune, un attirail de théâtre dont un petit bonhomme prénommé Julien trouve à se revêtir pour entrer en scène. La tragédie dé-fétichisée est un attirail dont l’acteur s’orne.
9Et pourtant, il s’en défait à mesure que la soirée avance. Ce dénuement annonce la profanation de la tragédie, la déception des attentes du spectateur, et l’intérêt de Kurvers pour l’acteur démuni sous l’attirail tragique.
« Empathie panique »
- 5 Denis Guénoun, « Le dénudement. Une invitation à la lecture de Talma », Les Temps Modernes 534 (j (...)
10L’effet propre de la tragédie est contraint de se déployer sans user des ressources fétichisées de l’opsis. Le but est de susciter chez l’acteur une disposition hors du commun, que Kurvers nomme « empathie panique ». Elle peut se définir comme la capacité d’un acteur à être touché par n’importe quoi. Au fil de son récit et de son « dénudement5 », à mesure qu’il se rapproche du public, Julien Geffroy se montre de plus en plus vulnérable, surpris par l’émotion qui le gagne parfois avec un degré d’intensité imprévu, sans que le spectateur soit toujours en mesure de rattacher l’effet à la cause. La technique de jeu est réminiscente du théâtre de Régy, l’un des enseignants de Kurvers et Geffroy au TNS. L’acteur qui prête attention à ce qu’il dit éprouve à mesure qu’il parle des explosions de sens imprévus. Geffroy improvise, selon les caprices et les méandres de la mémoire, et se laisse donc surprendre.
11Cet état atteint la plupart du temps des sommets d’intensité au moment du récit de la défaite des Grecs à Salamine. Le récit de Geffroy se superpose alors subrepticement au rôle du messager. Lors même que l’épique servait jusque-là à la déception du tragique, il recouvre sa puissance d’émouvoir lorsqu’il croise l’hypotypose du texte-source. Promenant ses regards parmi le public, Geffroy visualise intensément ce qu’il dit, et il est évident que les visages des spectateurs se mêlent aux scènes de guerre fantomatiques qui passent devant ses yeux. Comme le décrit Nietzsche dans La Naissance de la tragédie, la vision de l’acteur se brouille, et le rôle se met à flotter étrangement devant lui comme un fantôme. Les larmes coulent, et la tragédie renaît.
- 6 Nicole Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999.
12En cela, qu’il le sache ou non, Kurvers rejoint l’analyse de Nicole Loraux de la politique des affects de la tragédie antique dans La voix endeuillée6. À l’en croire, les émotions du temps de la tragédie antique étaient strictement codifiées. Un deuil, par exemple, ne devait pas excéder une durée bien précise, après laquelle exprimer publiquement son pathos devenait chose inconvenante, menaçante pour le bon ordre de la cité. Ce n’est donc pas un hasard si dans le cadre de représentations ritualisées, des citoyens grecs avaient l’occasion de se travestir pour chanter et pleurer toutes les larmes de leur corps. Dans ce moment de syncope de la norme qui est celui de la fiction tragique, où les femmes prennent le pouvoir et où les deuils durent toute une vie, les Grecs se rendaient au théâtre pour pleurer au-delà de toute mesure. C’est cet excédent de la mesure du sensible qui est le legs de la tragédie, et qui lui donne la force intempestive de naître et de renaître. Du moment que le pathos exceptionnel des Grecs ne sera pas notre quotidien, la tragédie peut encore agir sur nous comme l’excitant d’un organe subtil, celui de la sensibilité.
Notes
1 Cf. Jean-Charles Moretti, Théâtre et société dans la Grèce antique, Paris, Le livre de Poche, 2001.
2 Bertolt Brecht, « L’Antiquité », p. 38 dans Histoires de monsieur Keuner, Paris, L’Arche, 1980.
3 Bertolt Brecht, Me-Ti, Paris, Éditions de l’Arche, 1968, p. 48.
4 En 2019, lors de la création de La Naissance de la tragédie, le spectacle Kathakali - King Lear fut représenté aux Théâtre de la Ville, aux Abbesses. Si une référence aux Atrides de Mnouchkine n’est pas à exclure, c’est plus probablement là que Kurvers a puisé l’inspiration de cette entrée en scène.
5 Denis Guénoun, « Le dénudement. Une invitation à la lecture de Talma », Les Temps Modernes 534 (janvier 1991).
6 Nicole Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999.
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Référence papier
Mattei Moreno-Gomez, « Le don des larmes. La Naissance de la tragédie, d’après Les Perses d’Eschyle ; mise en scène par Maxime Kurvers au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers en 2018, avec Julien Geffroy », Anabases, 36 | 2022, 303-307.
Référence électronique
Mattei Moreno-Gomez, « Le don des larmes. La Naissance de la tragédie, d’après Les Perses d’Eschyle ; mise en scène par Maxime Kurvers au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers en 2018, avec Julien Geffroy », Anabases [En ligne], 36 | 2022, mis en ligne le 02 novembre 2024, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/15013 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.15013
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