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Actualités et débats

En quête de pouvoir. Empereur, légitimité et violence à Rome au miroir de l’exposition du Musée Lugdunum (du 6 octobre 2021 au 27 février 2022)

Patrice Faure, Frédéric Hurlet et Mélanie Lioux-Ramona
p. 229-244

Texte intégral

  • 1 Faure et Hurlet (dir.) 2021.
  • 2 Direction d’opération Stéphane Carrara, archéologue, Service Archéologique de la Ville de Lyon, U (...)

1L’exposition temporaire EnQuête de pouvoir, de Rome à Lugdunum créée par Lugdunum – Musée et théâtres romains a nécessité deux ans de préparation avec un comité scientifique composé d’archéologues et d’historiens sous le commissariat de Patrice Faure et Frédéric Hurlet. Une publication regroupant des articles de synthèse et un catalogue des collections présentées accompagne l’exposition1. Avec ce projet, le musée a eu pour objectif de mettre en exergue les rouages du pouvoir impérial à travers le phénomène de l’usurpation dans un contexte de guerre civile. Le cadre chronologique choisi a permis de bénéficier des avancées de la recherche sur un événement de portée impériale qui a marqué l’histoire de Lugdunum et de mettre en lumière l’actualité archéologique du territoire lyonnais avec la fouille programmée du Clos de la Visitation (Lyon 5e)2. Une vaste campagne de restauration des collections de militaria mis au jour sur ce site ou conservés au musée a été entreprise.

2Trois cent soixante-neuf objets ont été exposés, dont 70 % de prêts régionaux, 10 % de prêts nationaux et 5 % de prêts européens contractés auprès de seize institutions. L’exposition a bénéficié d’un partenariat officiel avec le musée du Louvre. Commissaires scientifiques et équipes du musée se sont déplacés à Paris, Arles, Toulouse, ou encore Rome afin de présenter le projet. Une vingtaine de pièces d’exception, dont certaines inédites en France, ont ainsi pu être réunies : petits objets (monnaies et camée, au musée des Beaux-Arts de Lyon et au Kunst­historisches Museum de Vienne) ; sculptures (statues d’Auguste et de Livie au Louvre, bustes des protagonistes de la guerre civile au musée Saint-Raymond de Toulouse, au Musée national romain, au Musée du Vatican et aux Musées Capitolins) ; épigraphie (clipeus virtutis au musée départemental Arles antique, titulatures impériales à l’hôtel de Sade, Saint-Rémy-de-Provence). Tous ces éléments ont dialogué dans une muséographie sélective se déployant sur près de 600 m².

  • 3 Société Happykits, Lyon, https://www.happykits.fr/
  • 4 Scénographie Héloïse Thizy, agence Inclusit design, Saint-Étienne.

3Face à un sujet d’histoire politique complexe, les concepteurs de l’exposition ont veillé à proposer des dispositifs de médiation variés (manipes, interactifs, fac-similés, maquettes, projections, jeux) pour mettre en avant les visages du pouvoir, les outils de succession et les stratégies déployées. C’est dans cet esprit que sont nés les projets de jeu de rôle (en libre accès dans le parcours d’exposition) et d’escape game (sur réservation). Comité scientifique et équipes du musée ont collaboré avec une société spécialisée dans le game design pendant plus d’un an pour co-concevoir ces deux offres sur des bases scientifiques rigoureuses3. Le programme muséographique a enfin pris corps grâce à une scénographie originale d’architectures de papier (arc de triomphe, colonnes évoquant le palais impérial)4.

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  • 5 5 Le projet a été dirigé par Patrice Faure (Lyon 3-HiSoMA) et Matthieu Poux (Lyon 2-ArAr). Outre l (...)

4Sans en découler purement et simplement, l’exposition EnQuête de pouvoir, de Rome à Lugdunum entretient un rapport très étroit avec un projet de recherche scientifique qui l’a en partie inspirée et qui a trouvé en elle un prolongement et un aboutissement essentiels en termes de public visé. Ce projet, intitulé Lugdunum 197. Une bataille, une ville, l’Empire, a été organisé conjointement par les universités Lumière Lyon 2 et Jean-Moulin Lyon 3, et par les laboratoires du CNRS ArAr (Archéologie et Archéométrie, UMR 5138) et HiSoMA (Histoire et Sources des Mondes Antiques, UMR 5189)5. La bataille de Lugdunum – encore largement méconnue, alors qu’il s’agit d’un événement majeur de l’histoire de l’Empire romain et de la ville de Lyon – eut lieu le 19 février 197 aux environs de la colonie romaine de Lugdunum. Elle vit s’affronter les armées romaines de Septime Sévère et de Clodius Albinus, dans le dernier acte des guerres civiles déclenchées au printemps 193, à la suite des assassinats successifs des empereurs Commode et Pertinax.

5Le projet Lugdunum 197 a consisté en l’organisation de quatre journées d’études, entre décembre 2016 et juin 2017, complétées par une conférence de divulgation scientifique à destination d’un large public, en décembre 20176. L’objectif de ses organisateurs était de conjuguer les efforts d’archéologues et d’historiens – capables de procéder à un réexamen de l’ensemble des sources matérielles et textuelles disponibles – afin de jeter une lumière nouvelle sur la bataille de Lugdunum. Ces ambitions ont été renforcées par les découvertes réalisées, à partir de 2015, sur le site du Clos de la Visitation (colline de Fourvière, 5e arrondissement de Lyon)7. Là, dans un horizon chronologique associé à la toute fin du iie siècle, ont été progressivement mis au jour des vestiges de bâtiments associés à de nombreux militaria, ainsi qu’un crâne humain et divers indices qui semblent témoigner des affrontements livrés au cœur de l’espace urbain de la colonie, lors du pillage qui a suivi la victoire sévérienne du 19 février 197.

  • 8 Duby 1973. Sur les renouvellements récents de l’« histoire-bataille », voir Offenstadt 2010.

6Forts de ces dynamiques et loin de réduire la confrontation à un fait strictement militaire, à un épisode d’histoire locale ou à un simple sujet d’érudition, archéologues et historiens ont cherché à tenir compte de toute la valeur heuristique de l’« événement bataille », telle que Georges Duby l’avait mise en évidence dans son Dimanche de Bouvines8. Bien que disputée en une seule journée, près de Lyon, la bataille s’est inscrite dans des temporalités (antérieures, contemporaines et postérieures) plus profondes et des échelles (locales et impériales) diverses. Elle a cristallisé autour d’elle de multiples enjeux, politiques et militaires, idéologiques et religieux, sociaux et culturels, susceptibles de faire aujourd’hui de la bataille un révélateur historique global des structures et des pratiques du pouvoir à l’œuvre dans l’empire romain de la fin du iie siècle.

7Parmi ces enjeux, et parce que la bataille de Lugdunum apparaît a posteriori comme le dénouement de plusieurs années de guerres civiles, consécutives aux morts violentes de deux empereurs et à l’instabilité politique qui s’ensuivit, la question du pouvoir dans la Rome impériale – tout particulièrement de sa nature et des conditions apaisées ou violentes de sa transmission – s’est imposée comme centrale aux yeux des historiens. Communs à tout autre régime politique, ces enjeux peuvent susciter l’intérêt des non-spécialistes, tout en offrant l’occasion de mettre en lumière la spécificité profonde et irréductible du pouvoir impérial à Rome, dans le cadre du régime original du Principat mis en place par Auguste. La conjonction de ces problématiques historiques globales, avec le renouvellement très récent des connaissances scientifiques et la possibilité de jeter une lumière nouvelle sur un événement « local » de portée « impériale », offrait toutes les conditions favorables à la création d’une exposition temporaire originale souhaitée par le Musée Lugdunum. Servie par l’existence d’objets de natures très diverses (statues, pierres inscrites, monnaies, bijoux, armes, insignes du pouvoir…), qu’il convenait de mettre en valeur dans un discours historique et muséographique ambitieux, celle-ci a pris le parti d’explorer toutes les facettes des événements des années 193-197, en les replaçant dans des contextes politiques, temporels et spatiaux beaucoup plus vastes, susceptibles d’embrasser plus de deux siècles d’institutions et de pratiques romaines du pouvoir.

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8Une exposition repose avant tout sur des objets matériels, présentés et mis en valeur à travers une scénographie adaptée. L’objet, qu’il soit ou non une œuvre d’art, est le point de départ de l’exposition : il est ce qui attire immédiatement le regard, sans être pour autant une fin en soi. Il est aussi le produit de son temps et s’inscrit à ce titre dans un contexte historique déterminé. Le fil rouge qui a guidé les concepteurs de cette exposition a été de faire parler les documents exposés, qui sont aussi et avant tout des sources pour les historiens : il s’agit d’interroger non seulement les textes exposés comme une édition ancienne de Dion Cassius ou les inscriptions gravées sur les pierres et présentes en grand nombre tout au long du parcours, mais aussi des objets a priori muets comme des statues, des bustes ou des insignes du pouvoir, qui prennent tout leur sens quand ils sont replacés dans leurs contextes. Le lien entre objet et histoire est fondamental : les objets sont vus bien entendu sous un angle esthétique, mais aussi comme des témoignages qui ont beaucoup à nous dire sur la société qui les a produits et qui est ainsi illustrée. Le meilleur exemple est le relief du suovétaurile figurant un sacrifice (fig. 1), qui attire aussitôt le regard du visiteur, mais qui est aussi un éclairage sur ce qui était une fête religieuse et civique, ainsi qu’un reflet de la nécessaire visibilité du pouvoir impérial, présent à travers celui qui préside le sacrifice (Tibère en l’occurrence).

Fig. 1. Relief représentant un suovétaurile. Premier ou deuxième quart du ier siècle ap. J.-C. Marbre veiné de gris. Paris, Musée du Louvre, Inv. MR 852 (n° usuel Ma 1096 ; coll. Grimani)

© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski

  • 9 Cf., exempli gratia, Zanker 1987.

9L’autre objectif de l’exposition est de faire découvrir au grand public les avancées de la recherche en histoire, en y ajoutant une dimension ludique à travers un dispositif interactif et multimédia. Le thème central est en effet une question dont se sont emparés depuis longtemps les historiens de toutes les périodes : celle du pouvoir, de sa définition, des moyens de s’en emparer, de s’y maintenir et de le transmettre. Si l’on prend l’exemple de la Rome impériale, l’historiographie a connu dans ce domaine depuis plusieurs décennies un changement épistémologique. Pendant longtemps, sous l’influence du grand historien allemand du xixe siècle Theodor Mommsen, l’attention a été portée aux aspects institutionnels, voire « constitutionnels ». Il en a résulté de nombreux travaux sur les fondements juridiques du pouvoir impérial, mais un tel filon a fini par se tarir en lien avec l’apparition de nouvelles approches, multiples. On a tout d’abord souligné à quel point le pouvoir se mettait lui-même en scène ou était mis en scène à travers sa représentation. Le thème des images du pouvoir et, inversement, du pouvoir des images a donné lieu à toute une série de réflexions qui ont mis en relation la documentation figurée avec le programme idéologique du régime impérial en la présentant comme un des modes de la communication politique et qui ont été nourries par les études de P. Zanker, T. Hölscher, P. Gros, G. Sauron et É. Rosso9. Cette orientation de la recherche a un impact direct sur les questions de muséographie parce qu’en présentant des objets, une exposition, met immanquablement en avant la visibilité du pouvoir. Les objets liés au pouvoir impérial qui ont été exposés – statues, bustes, monuments, camée, monnaies… – eurent d’abord une signification politique en produisant sur les Romains amenés à les voir, à les contempler en passant devant eux un effet que l’exposition a cherché à faire comprendre.

  • 10 Millar 1977, p. XI et 6.
  • 11 Cf. à ce sujet Flaig 2019.

10Le pouvoir ne se réduit pas à son image. Il repose aussi, plus concrètement, sur les épaules d’un homme, le prince, qui devait adopter un comportement à la hauteur de sa fonction. Le grand historien britannique de Rome, Fergus Millar, a rappelé en ce sens que « l’empereur romain était ce qu’il faisait »10. Celui-ci était ainsi placé dans l’obligation d’accomplir des tâches, mais aussi d’adopter un comportement spécifique. En la matière, il était un aristocrate qui avait réussi et, à ce titre, devait agir comme le primus inter pares, et non comme un autocrate. Il devait se conformer à des attentes d’ordre moral en faisant l’étalage de qualités, appelées des vertus (uirtutes), et en mettant celles-ci au service de la communauté, dénommée la res publica. Ce n’était pas une sinécure : sans être une ascèse, l’exercice du pouvoir impérial n’en était pas moins une tâche de tous les instants qui obligeait à adopter un habitus que les empereurs romains ne surent ou ne voulurent pas tous respecter, le plus souvent à leur détriment : que l’on songe par exemple à Néron, qui se prenait pour un artiste et un joueur de cithare au mépris des conventions aristocratiques les plus élémentaires et qui a du reste mal fini. Cette tâche était d’autant plus exigeante qu’il fallait plaire à une pluralité d’acteurs politiques, ce qui conduit à ajouter que le pouvoir et son exercice reposent au bout du compte sur son acceptation par les principaux acteurs de la société. La question centrale est de déterminer pourquoi les gouvernés acceptent d’obéir (aux gouvernants). Pour prendre le pouvoir et le conserver, l’empereur romain devait donc créer autour de sa personne une adhésion, qui avait un nom, celui de consensus (uniuersorum)11. Il avait besoin du soutien de l’ensemble des acteurs politiques principaux de la société romaine, au nombre de cinq, trois principaux et deux secondaires : en l’occurrence pour les premiers l’armée, le Sénat et la plèbe de Rome, pour les seconds les chevaliers (membres de l’ordre équestre) et les élites provinciales. L’empereur prenait le pouvoir à partir du moment où il faisait l’unanimité sur sa personne et il le conservait aussi longtemps que cette unanimité durait. Un tel consensus n’était bien entendu pas facile à obtenir et à maintenir. Il restait un horizon d’attente, plus ou moins atteint et toujours instable, car le consensus était d’autant plus difficile à conserver que chacun des cinq groupes sociaux mentionnés avait des exigences spécifiques qu’il n’était pas aisé de combiner : il fallait être à la fois un général sachant s’adresser aux soldats et se faire obéir d’eux et un sénateur respectant les autres sénateurs tout en leur étant supérieur ; il fallait en outre se faire apprécier des membres de la plèbe, par exemple en partageant leur passion pour les spectacles, en assurant le ravitaillement de Rome et en devenant « populaire ». Il n’est pas facile de plaire à tous et tout le temps. Le métier de l’empereur se transforma en une course d’obstacles permanente.

11Si l’on résume à grands traits, le pouvoir de l’empereur s’incarnait dans des images, consistait en des actes vertueux guidés par le souci du bien commun et reposait sur son acceptation par les principaux acteurs politique de la société. C’était la condition pour la prise du pouvoir et son maintien à la tête de l’Empire.

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12Il est temps d’appliquer le cadre théorique ainsi défini à l’histoire vivante de la Rome impériale telle que l’a mise en scène l’exposition. La première question est celle de l’acquisition et de la transmission du pouvoir impérial. Le point de départ de l’exposition et du parcours au sens propre du terme est un événement qui pose clairement la question de la succession et des règles en la matière, en l’occurrence l’assassinat de Commode le 31 décembre 192. Cet événement a été dépeint ici par un tableau de Fernand Pelez (fig. 2), daté de 1879. Même s’il est académique et fantaisiste à certains égards, notamment pour ce qui touche à la physionomie de l’empereur, il illustre un fait historique indéniable : le risque de disparition prématurée de l’empereur était élevé. Tous ne sont pas morts naturellement tel Auguste, décédé à 75 ans. Leur mort violente est un phénomène assez fréquent, puisqu’on dénombre pour le Haut-Empire pas moins de seize empereurs assassinés ou amenés à se suicider. Nous commençons par un assassinat, celui de Commode. Pourquoi fut-il assassiné ? Répondre à cette question revient à poser la question plus générale de la nature du pouvoir impérial. Un empereur prenait le risque de disparaître quand il ne se comportait pas comme il était attendu : il perdait de ce fait le soutien de l’un ou l’autre des trois acteurs principaux et soulevait des résistances qui pouvaient aller jusqu’à son élimination. C’est ce qui se produisit en 192, quand Commode fut éliminé à la suite d’une conspiration de palais et remplacé par un sénateur, Pertinax.

Fig. 2. Tableau de Fernand Pelez repré­sentant La Mort de l’Empereur Commode. 1879. Huile sur toile collée sur carton. Paris, Petit Palais, Inv. PPP 4975

© Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

  • 12 AE, 1969/70, 332.
  • 13 Cf. à ce sujet Flaig 2019.

13La violence politique est aux racines même du pouvoir impérial. C’est ce qu’entend rappeler le dispositif mis en place pour la salle suivante, consacré à la bataille d’Actium (fig. 3). C’est la manière la plus claire de rappeler que le fondateur du régime impérial, Auguste, est lui-même arrivé au pouvoir à la suite d’une guerre civile et après avoir éliminé ses deux derniers rivaux, Marc Antoine et Cléopâtre. La partie proprement augustéenne de l’exposition (fig. 4) montre un visage apaisé du pouvoir impérial et choisit de mettre en avant ce qui a permis à Auguste de rester au pouvoir pendant près de cinquante années : tout d’abord les fondements institutionnels de sa position, perceptibles à travers la dédicace qui a été retrouvée à Aime (fig. 5) et qui présente en dix mots plusieurs de ses principaux pouvoirs12 ; ensuite sa visibilité dans l’espace public, mais aussi privé, à travers des représentations idéalisées de lui-même et de membres de sa famille comme son épouse Livie ; son comportement, exemplaire, illustré par un bouclier, le clipeus uirtutis (fig. 6), qui rappelle qu’il fut loué par le Sénat et le peuple pour avoir fait preuve de quatre qualités devenues les vertus cardinales (courage, piété, justice et clémence)13 ; enfin le consensus qu’il a su créer autour de sa personne et qui est résumé par un dispositif pédagogique, un court-métrage rappelant de façon fictive comment un sénateur tel que L. Munatius Plancus, le fondateur de la colonie de Lyon, pouvait expliquer à ses contemporains et aux nôtres l’habileté politique d’Auguste.

Fig. 3. « Salle de la bataille d’Actium ». L’arc reproduit en arrière-plan est celui d’Actium, daté de 29 av. J.-C.

© M. Jallais/Lugdunum

Fig. 4. « Salle augustéenne »

© M. Jallais/Lugdunum

Fig. 5. Dédicace à Auguste datée de 2/3 ap. J.-C. provenant d’Aime et conservée dans l’église Saint-Sigismond d’Aime (AE, 1969/70, 332). Musée archéologique des Pierres et des Hommes, Espace Pierre Borrione

© OTGP La Plagne Vallée

Fig. 6. Clipeus Virtutis. Copie en marbre datée de 26 av. J.-C. du bouclier en or offert à Auguste par le Sénat en 27 av. J.-C. et accroché dans la curie de Rome, trouvée à Arles. Musée Départemental Arles Antique, Inv. CRY 51 00 95

© Maby J.L. & Roux L.

14Tout indique que ce qui importait dans le cadre du principat était moins la légitimité du pouvoir impérial, très vite accepté et incontesté, que l’acceptation de son titulaire. Si Auguste réussit à s’emparer du pouvoir, non sans mal du reste, à le conserver et à la transmettre à Tibère, son fils adoptif, d’autres empereurs n’eurent pas cette chance. Certains moururent de mort violente, sans réussir à assurer la continuité dynastique du régime. Un des principaux objectifs de l’exposition est d’étudier ce cas de figure, fréquent à Rome étant donné la nature même du régime, à travers le cas de la mort de Commode et des événements qui suivirent et aboutirent à l’avènement de la dynastie sévérienne. Il faut commencer par rappeler qu’il existait concrètement deux scénarios possibles en cas de disparition d’une dynastie. Le premier est celui d’une guerre civile entre plusieurs prétendants, tous sénateurs. C’est ce qui se produisit en 68-69 à la suite de la mort de Néron, le choix initial de Galba étant très vite contesté et donnant lieu à une année de guerre civile, l’année 68-69, qui vit s’affronter quatre compétiteurs (c’est « l’année des quatre empereurs ») et qui se termina par la victoire de Vespasien. Le second, moins sanglant et plus apaisé, est celui qui suivit l’assassinat de Domitien en 96. Nerva, qui avait alors plus de soixante ans, fut choisi par les sénateurs précisément parce qu’il était âgé et sans enfant. Il prit la bonne décision en adoptant un homme compétent, qui plus est placé à la tête des armées de Germanie, Trajan, qui fit comprendre qu’il aurait été risqué de l’affronter. La transition eut lieu pacifiquement, avec des tensions, mais sans guerre civile.

15Si on se replace dans le contexte du 1er janvier 193, le jour qui suivit l’assassinat de Commode, Pertinax, lui aussi très âgé (près de 70 ans), fut accepté par les sénateurs qui espéraient reproduire le scénario d’il y a un siècle, celui de 96. Leurs espoirs furent vite déçus et il s’ensuivit une longue guerre civile qui vit la mort de quatre prétendants (Pertinax, Didius Iulianus, Pescennius Niger et Clodius Albinus) (fig. 7) et la victoire de l’un d’entre eux, Septime Sévère. L’exposition a été conçue pour mettre en avant les fondements du pouvoir évoqués ci-après en cherchant à souligner les continuités, mais aussi les évolutions et les ruptures.

Fig. 7. « Salle des usurpateurs » (193-197), avec les bustes de Pertinax, Didius Iulianus, Clodius Albinus et Septime Sévère

© M. Jallais/Lugdunum

16- L’empereur romain a besoin de visibilité. C’est l’occasion de rappeler qu’une partie des insignes du pouvoir impérial découverts sur le Palatin en 2007 et conservés au Palazzo Massimo de Rome ont pour la première fois quitté l’Vrbs pour être exposés à Lyon (fig. 8). Ils consistent en des sceptres, des lances et des porte-étendards. Datés du début du ive siècle et attribués à Maxence, ils ne remontent pas à l’époque sévérienne. Ils n’en restent pas moins des témoignages frappants du besoin permanent du pouvoir d’être visible pour produire tous ses effets. L’image que doit incarner le titulaire du pouvoir impérial a été aussi étudiée à travers le thème des portraits impériaux, ici central (fig. 9). Nous avons choisi d’exposer des portraits statuaires et monétaires des différents candidats au pouvoir suprême non seulement pour leur donner une physionomie, mais aussi pour montrer que leur représentation avait été un enjeu central en leur permettant d’exister là où ils ne pouvaient se déplacer. Un problème, qui n’a pas été éludé, est que la question de l’identification de ces empereurs éphémères est l’une des plus embrouillées qui soient. Nous avons à ce sujet peu de certitude, mais leur volonté de diffuser ou de faire diffuser leurs images ne fait aucun doute, notamment si l’on part des monnaies, qui apparaissent ici comme un des modes d’expression du pouvoir impérial et que l’on a cherché à faire apparaître plus nettement pour le visiteur à travers un système de loupe grossissante.

Fig. 8. Fers de lance de parade et sceptre mis au jour à Rome, Palatin, fin iiie – début ive siècle ap. J.-C. Rome, Museo Nazionale Romano, Palazzo Massimo, Inv. 520263, 520267 et 520258-9

© Su concessione del Ministero della Cultura - Museo Nazionale Romano

Fig. 9. Buste cuirassé de Septime Sévère avec la couronne de chêne, type III dit « type Sarapis », Martres-Tolosane, villa Chiragan (1826-1830), Toulouse, Musée Saint-Raymond, Inv. Ra 66b

© Daniel Martin/Musée Saint Raymond - Toulouse

Fig. 10. Denier de Septime Sévère, type Concordia militum, 197-198 (RIC IV/1, n° 108). Lyon, Musée des Beaux-Arts

© Olivier Lempereur

17- Le thème des vertus reste omniprésent, chaque empereur adoptant de ce fait un habitus qui a pour objet de le placer dans la liste des bons empereurs. Le message des monnaies est éclairant : il s’agit pour ceux qui les font frapper de diffuser des thèmes sur lesquels ils sont censés s’appuyer durant leur règne et il apparaît que le message est le plus souvent d’ordre moral, mais aussi ciblé. Les monnaies s’adressent en effet à un public, censé lire le message. Lequel ? Celui dont l’empereur a besoin pour réaliser à son profit le consensus uniuersorum.

18- Le pouvoir repose sur des individus autant que sur des institutions et les objets exposés présentent les hommes sur lesquels les prétendants se sont appuyés et qui appartiennent à des catégories déterminées. Il y a tout d’abord les soldats, sans lesquels il est impossible de s’emparer du pouvoir. Sans doute est-ce à eux que s’adresse plus particulièrement le revers d’une monnaie de Septime Sévère exaltant la Concordia militum (la « Concorde des soldats »), que l’empereur appelle de ses vœux car elle s’avère nécessaire au maintien de son pouvoir (fig. 10). La bataille de Lyon de 197 a été ici étudiée à travers une reconstitution des événements et l’accent a été mis sur les hommes qui furent au cœur de la tourmente, comme les soldats de la XIIIe cohorte urbaine stationnée à Lyon et qui n’eurent guère le choix à partir du moment où Lyon fut englobé dans la zone d’influence de Clodius Albinus. Mais d’autres individus provenaient de Narbonnaise et se trouvaient plutôt dans l’orbite de Septime Sévère, comme ce chevalier de Vienne, C. Iulius Pacatianus, qui prit le parti des Sévères et en fut récompensé. L’ordre équestre fut en effet plongé dans l’immense rivalité qui divisa les membres de l’aristocratie impériale et nous avons choisi de faire ressortir le nom d’un de ceux qui ont mené les opérations de recensement en Gaule après la victoire de Lyon, Tib. Antistius Marcianus, qui était procurateur (fig. 11). On comprend donc que la victoire de Septime Sévère ait été suivie d’une purge qui affecta les sénateurs de l’autre camp. Il est ainsi rappelé que l’écriture de l’histoire ne repose pas seulement sur des concepts, des institutions, mais aussi sur des événements et des individus en chair et en os amenés à faire des choix, parfois gagnants, parfois perdants, toujours déterminants pour continuer à vivre et poursuivre leur carrière – ou perdre la vie.

Fig. 11. Base de statue élevée par l’assemblée des Trois Gaules à Tib. Antistius Marcianus (CIL, XIII, 1680), trouvée à Lyon 1er, rue Luizerne. Lyon, Lugdunum – Musée & Théâtres romains, Inv. AD023

© M. Jallais/Lugdunum

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Fig. 12. Hommage à Porcius Optatus Flamma, trouvé à Cirta (Constantine), Algérie (CIL, VIII, 7062). Paris, musée du Louvre, Inv. Ma 2049

© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Maurice et Pierre Chuzeville

Fig. 13. « Salle sévérienne », avec les bustes et portraits de Septime Sévère, Caracalla, Géta et Julia Domna

© M. Jallais/Lugdunum

19Il est temps de conclure à l’issue d’un parcours qui nous a menés d’Auguste à Septime Sévère et qui nous a fait voyager à Actium, dans le Lugdunum de la fin du iie siècle ap. J.-C. et qui nous ramène finalement à Rome, où les prétendants au pouvoir impérial finissaient par rentrer : de Lugdunum à Rome, en guise de clin d’œil pour renverser le titre même de l’exposition, car pour Septime Sévère le voyage de Rome à Lugdunum fut non pas un aller simple, mais un aller-retour, au contraire de celui de Clodius Albinus qui n’a fait, malheureusement pour lui, qu’un aller simple de la Bretagne à Lugdunum ! On mentionnera ici l’inscription d’Optatus Flamma, que nous avons pu faire sortir des réserves du Louvre pour la première fois peut-être (fig. 12) : elle montre que Sévère a dû passer par la Germanie et sans doute la Pannonie avant de se rendre à Rome au retour de Lyon : il s’agissait de témoigner sa reconnaissance, et certainement de récompenser les troupes du Rhin et du Danube qui l’avaient soutenu. On pouvait faire un empereur ailleurs qu’à Rome, comme l’écrit Tacite. L’exposition rappelle que la dernière étape de la prise du pouvoir par Septime Sévère eut lieu effectivement à Lyon, mais qu’il fallait désormais rentrer à Rome, où le pouvoir finit par être officiellement conféré et où la dynastie des Sévères s’est épanouie pendant une quarantaine d’années (fig. 13).

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Bibliographie

Duby 1973 : Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines. 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, 1973.

Faure et Hurlet (dir.) 2021 : Patrice Faure et Frédéric Hurlet (dir.), En quête de pouvoir. De Rome à Lugdunum, Gand, éd. Snoeck, 2021.

Faure et Poux (dir.) à paraître : Patrice Faure et Matthieu Poux (dir.), Lugdunum 197. Histoire et archéologie d’une bataille romaine, Lyon, HiSoMA-CEROR, à paraître.

Faure et Rocher 2017 : Patrice Faure et Antoine Rocher, « La bataille de Lugdunum », Les rues de Lyon, 36, décembre 2017.

Flaig 2019 : Egon Flaig, Den Kaiser herausfordern. Die Usurpation im Römischen Reich, Francfort, 2019.

Millar 1977 : Fergus Millar, The Emperor in the Roman World, Londres, 1977.

Offenstadt 2010 : Nicolas Offenstadt, « Histoire-bataille », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, vol. 1, 162-169.

Zanker 1987 : Paul Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, Munich, 1987.

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Notes

1 Faure et Hurlet (dir.) 2021.

2 Direction d’opération Stéphane Carrara, archéologue, Service Archéologique de la Ville de Lyon, UMR 5138 ArAr et Benjamin Clément, Maître de conférences en Archéologie de la Gaule romaine et Antiquité nationale, Université de Franche-Comté, UMR 6249 Chrono-Environnement / UMR 5138 ArAr.

3 Société Happykits, Lyon, https://www.happykits.fr/

4 Scénographie Héloïse Thizy, agence Inclusit design, Saint-Étienne.

5 5 Le projet a été dirigé par Patrice Faure (Lyon 3-HiSoMA) et Matthieu Poux (Lyon 2-ArAr). Outre l’exposition et le livre associé, les résultats des journées d’étude seront l’objet d’une publication scientifique à paraître (Faure et Poux (dir.) à paraître).

6 Un podcast vidéo de cette conférence est disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=wpCaJT3xQQw. La valorisation des journées d’étude a également été assurée par la réalisation d’un récit dessiné de douze pages : Faure et Rocher 2017.

7 Voir supra, n. 2.

8 Duby 1973. Sur les renouvellements récents de l’« histoire-bataille », voir Offenstadt 2010.

9 Cf., exempli gratia, Zanker 1987.

10 Millar 1977, p. XI et 6.

11 Cf. à ce sujet Flaig 2019.

12 AE, 1969/70, 332.

13 Cf. à ce sujet Flaig 2019.

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Pour citer cet article

Référence papier

Patrice Faure, Frédéric Hurlet et Mélanie Lioux-Ramona, « En quête de pouvoir. Empereur, légitimité et violence à Rome au miroir de l’exposition du Musée Lugdunum (du 6 octobre 2021 au 27 février 2022) »Anabases, 36 | 2022, 229-244.

Référence électronique

Patrice Faure, Frédéric Hurlet et Mélanie Lioux-Ramona, « En quête de pouvoir. Empereur, légitimité et violence à Rome au miroir de l’exposition du Musée Lugdunum (du 6 octobre 2021 au 27 février 2022) »Anabases [En ligne], 36 | 2022, mis en ligne le 02 novembre 2024, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/14962 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.14962

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Patrice Faure

Université Lyon 3, HiSoMA,
UMR 5189
HiSoMA-CEROR
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patrice.faure@univ-lyon3.fr

Frédéric Hurlet

Université Paris Nanterre, IUF, ArScAn, UMR 7041
MSH-Mondes, René-Ginouvès
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F-92023 Nanterre Cedex
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Mélanie Lioux-Ramona

Lugdunum – Musée et théâtres romains
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