- 1 Lobo 2008, 153.
- 2 Cf. Vernant 1967, 5-6.
- 3 Lobo 2008.
1Formant une sorte de « toile de fond » de la pensée et de l’œuvre de Freud1, son intérêt pour l’Antiquité grecque et la culture classique fit l’objet de plusieurs études ; de la part des hellénistes, généralement avec des compréhensibles colorations critiques, surtout dans le cas le plus frappant, celui du complexe d’Œdipe. Non sans raison : non seulement Freud ignora la dimension historico-culturelle de la tragédie grecque (dimension fondamentale pour la compréhension rigoureuse des œuvres dramatiques athéniennes2), mais il choisit également une seule variante du mythe d’Œdipe et ne laissa pas d’exclure certaines parts du récit, ainsi que d’en altérer d’autres, dans son résumé célèbre et succinct présent dans la Traumdeutung3.
2La critique la plus puissante de la lecture que fit Freud de la tragédie sophocléenne est celle de Jean-Pierre Vernant. Celle-ci dépasse les paroles de Freud et atteint les interprétations abusives de certains psychanalystes, accoutumés à voir l’Œdipe, le désir incestueux et la castration dans presque tous les mythes qu’ils voient devant eux. Les critiques sont clairement raisonnables et nécessaires, puisque depuis Freud la psychanalyse jouit d’analyser la narration mythique en l’abstrayant de son contexte politique et social et en utilisant un arsenal herméneutique souvent monotone et prévisible, qui trouve à la fin du parcours interprétatif ce qu’on y avait déjà inséré subrepticement dès son début : l’Œdipe et son histoire répétitive.
3Il y a pourtant une critique adressée à Freud qui ne semble pas tout à fait juste et qui touche précisément à ce qui nous paraît être l’un des points les plus centraux de l’interprétation freudienne de la tragédie. C’est à partir de là que nous tenterons de comprendre le statut de la tragédie dans la conception freudienne de l’homme (et on verra alors que Freud inverse le sens de la lecture : ne plus voir la tragédie dans le cadre plus large de l’Histoire, mais plutôt l’Histoire dans le cadre préétabli de la tragédie). Ce point est l’innocence d’Œdipe.
- 4 Cf. innamorati 1995, 161-172.
4Œdipe accomplit l’oracle sans savoir qu’il le fait. Non seulement il n’aime pas sa mère, ni ne la désire en tant que telle, comme il ne rivalise pas non plus avec son père, ni ne l’assassine en sachant son identité. Bref, Œdipe est innocent du point de vue gnoséologique. Il ne sait rien de sa parenté avec Jocaste et Laïos, partant il est coupable de parricide et d’inceste matériellement, mais pas consciemment. Cette innocence, évidente dans la pièce sophocléenne, donna lieu à de nombreuses critiques à la lecture de Freud4. La haine envers le père et le désir envers la mère ne sont-ils pas les éléments les plus importants du triangle freudien ? Si Œdipe n’éprouvait aucun de deux, pourquoi voir dans son histoire le prototype des rapports affectueux qu’établit l’enfant avec ses parents les plus proches ?
5Dans un article intéressant comparant les versions successives de la tragédie d’Œdipe au long de l’histoire, Daniela Aronica note que les personnages de la trame prennent progressivement conscience de leurs actes abominables. Chez Sénèque, Jocaste se conduit déjà maternellement envers Œdipe, son nouvel amant, tandis que dans le film de Pasolini les deux personnages ont une connaissance explicite du caractère incestueux et terrible de leur lien. L’auteure y voit une « ‘freudisation’ souterraine ante litteram des personnages et des événements » du récit5. Selon cette perspective, ce ne fut point chez Sophocle que l’Œdipe freudien se réalisa, mais plutôt dans ses successives réinterprétations.
6Or c’est justement cette critique de Freud que nous jugeons inappropriée. À cet égard, il faut souligner que c’est précisément l’innocence d’Œdipe qui est l’un des éléments les plus indispensables et les plus fondamentaux pour comprendre Freud. L’inconscience de l’acte forge l’inévitabilité du destin ; en d’autres termes, c’est en essayant d’échapper aux paroles de l’oracle qu’Œdipe s’achemine inexorablement vers leur achèvement. La lecture freudienne de la trame œdipienne ne se soutient que dans l’inconscience de l’action et dans son inéluctabilité. Œdipe est Œdipe car il ne sait pas qu’il est Œdipe. Et d’une certaine manière, la dimension inévitable du destin du héros thébain chez Freud s’étend à toutes les destinées humaines en ce qui concerne les désirs inépuisables habitant l’inconscient de chacun. C’est ce qu’on a appelé la « conception tragique de l’homme », présente dans l’œuvre de Freud dans son ensemble6. Les paroles de Monzani, traversées par des échos lacaniens, sont éclairantes à ce sujet :
En effet, on peut affirmer que le noyau de la découverte inaugurale de la psychanalyse fut la constatation que nous sommes mus et poussés par quelque chose qui nous échappe, qui se situe dans un autre « espace ». Cet « autre endroit » fut initialement dénommé l’« inconscient », lieu privilégié et de difficile accès au sujet, où habite cependant sa vérité. C’est sur cette découverte que repose tout l’édifice théorique de la psychanalyse et c’est grâce à cela également qu’elle ne sera jamais une simple psychologie, mais plutôt une analyse de l’inconscient : cet « autre lieu » est le siège d’une « autre scène » qui préside la structuration floue du sujet, car il entre rarement en contact avec cet autre. C’est sur la structuration décentralisée du sujet qui se fonde la possibilité du discours psychanalytique7.
7La vérité habite le sujet, à son insu pourtant, et sans qu’il en ait conscience : voilà le diagnostic freudien. Mais cette vérité n’est mise en lumière qu’au long d’une trajectoire tortueuse, et c’est au moyen de symptômes, rêves et lapsus qu’elle se révèle (c’est-à-dire, au moyen d’actes dans lesquels le sujet tombe, labitur ou lapsus est, pour ainsi dire, dont il est l’agent responsable, mais ne s’y reconnaît pas en tant que tel). D’une certaine manière, la vérité pour Freud est en deçà du sujet, et à chaque fois qu’elle émerge, il ne la capte pas, mais est plutôt capturé par elle ; d’où la vaste série de répétitions labyrinthiques où se voient pris les individus dans leurs circuits pulsionnels. On ne peut parler de destin pour Freud qu’en ce sens : tant qu’ils ne s’empareront pas de cette vérité qui les dépasse et donne du sens à leur trajectoire, les sujets seront voués à y tomber sans cesse et sans frein.
- 8 Freud 1910a, 184. « Seul Leonardo pouvait peindre ce tableau, tout comme lui seul pouvait créer l (...)
8Et, en effet, maints personnages freudiens paraissent destinés à agir comme tel. Quelques-unes de leurs descriptions portent un ton fatidique. Tel est le cas de Léonard de Vinci. Dans son célèbre essai à propos du maître de la Renaissance, Freud part du souvenir-écran du vautour pour, moyennant des données biographiques, parvenir à interpréter certaines de ses peintures, en particulier la Joconde. Les mots suivants de Freud se réfèrent au fameux portrait : Nur Leonardo konnte dieses Bild malen, wie nur er die Geierphantasie dichten konnte. La raison ? In dieses Bild ist die Synthese seiner Kindheitsgeschichte eingetragen ; die Einzelheiten desselben sind aus den allerpersönlichsten Lebenseindrücken Leonardos erklärlich8. Le tableau explique la vie ; la vie explique le tableau. En effet, grâce à la relation intense avec sa mère, Léonard semble destiné à retrouver le sourire maternel à l’âge adulte, et son impressionnante capacité sublimatoire le pousse à le recréer en différentes images. D’après la description de Freud, Léonard semble destiné à être le créateur de la Mona Lisa, de même que le sourire de sa création semble destiné à l’ensorceler.
- 9 Freud 1909, 277. « Il y a longtemps, avant qu’il ne vienne au monde, je savais déjà qu’un petit H (...)
9Des paroles encore plus fortement prophétiques s’éparpillent dans le récit de cas du petit Hans. Freud y est très explicite : à travers ce cas indirect, dont le patient enfant est traité par son propre père avec la médiation de Freud, on a un accès direct à la vie psychique de l’enfant et l’on obtient par conséquent une confirmation des thèses exposées en 1905 à propos de la sexualité infantile. Freud se sert du petit Hans en tant que preuve de sa théorie : il est le petit garçon qui lui permet d’universaliser une fois pour toutes le complexe d’Œdipe. Et en réalité la figure héroïque et vénérable d’Œdipe trouve son double profane et impuissant chez le petit Hans : chacun est un Œdipe, tout comme chacun est un petit Hans. Le nom fictif « Hans » ne nous semble pas avoir été choisi par hasard : il s’agit de l’un des noms les plus génériques de la langue allemande. C’est Jeannot, comme celui de l’histoire des frères Grimm, le personnage naïf et enchevêtré dans un parcours qui dépasse ses connaissances précédentes. Il chemine en direction de la sorcière, mais il ne peut le savoir ; cette sorcière s’appelle Freud. Pendant la seule rencontre avec son personnage infantile, les paroles de Freud au petit phobique sonnent comme le discours de quelqu’un qui dévoila l’annonce de l’oracle : Lange, ehe er auf der Welt war, hätte ich schon gewußt, daß ein kleiner Hans kommen werde, der seine Mutter so lieb hätte, daß er sich darum vor dem Vater fürchten müßte9. Voici le Jeannot universel : destiné à tomber (amoureux) dans les bras interdits et dangereux de sa mère, il ne se lève que sous le regard désapprobateur et impuissant de son père.
- 10 Lenormande 2012, 97.
- 11 Freud 1920a, 21.
10Cette chute dans sa propre vérité devient encore plus patente lorsqu’il développe l’idée de pulsion de mort, en 1920. Marie Lenormande l’a très bien vu : si jusque-là rôdait un certain spectre fataliste dans les analyses de Freud, avec la compulsion de répétition (Wiederholungszwang) « c’est le tragique, en tant que roc irréductible au principe de plaisir, qui s’invite dans la théorie psychanalytique »10. Pour arriver au concept de pulsion de mort, quelques classes de phénomènes réfractaires au principe de plaisir sont invoquées. Parmi celles-ci, nous importent ici les répétitions « démoniaques » dans la vie des gens dits normaux : des hommes qui trahissent à maintes reprises leurs meilleurs amis, des amants dont les relations amoureuses ont toujours la même fin, des bienfaiteurs systématiquement abandonnés par leurs protégés... Il s’agit de l’infatigable « répétition du même destin » (Wiederholung desselben Schicksals)11. L’exemple littéraire le plus touchant de ces phénomènes énigmatiques est pour Freud le double meurtre de Clorinde dans les Chants XII et XIII de la Gerusalemme Liberata, de Torquato Tasso. Aimée par Tancrède, la païenne est tuée par lui sans qu’il la reconnaisse au combat. Cependant, cette coïncidence ne suffisant pas, le soldat chrétien dut répéter son destin et retrouver sa propre vérité en perçant un arbre ensorcelé peu après, et de cet arbre jaillit du sang, le sang de l’aimée amèrement versé auparavant. Les mots du fantôme de Clorinde sont alors éloquents :
- 12 T. Tasso, Gerusalemme Liberata, XIII, 42. « Après la mort tes adversaires, cruel, dans leurs tomb (...)
Dopo la morte gli avversarii tuoi,
crudel, ne’ lor sepolcri offender vuoi ?12
11Notre problème c’est que les aimés que nous tuons ne viennent pas se plaindre d’une manière aussi précise (et encore moins en décasyllabes rimés), et que par conséquent nous devons aller chez les lecteurs contemporains d’oracles pour les convoquer et les faire parler à nouveau.
- 13 Freud 1900, 269. « Son destin ne nous agrippe que parce qu’il aurait pu devenir le nôtre, car l’o (...)
- 14 Freud 1917, 343.
12Si Freud nie que le caractère fataliste des tragédies soit incontournable pour qu’elles soient réussies, c’est pourtant au sein d’un destin, inexorable et irréductible, que ses personnages s’enlacent. Et, en effet, la figure de l’oracle se révèle très importante pour Freud. Dans la description freudienne du parcours d’Œdipe, l’oracle joue un rôle central, et c’est à travers lui que Freud relie la destinée du héros grec à la destinée de chaque individu humain : Sein Schicksal ergreift uns nur darum, weil es auch das unsrige hätte werden können, weil das Orakel vor unserer Geburt denselben Fluch über uns verhängt hat wie über ihn13. Question de destin (Schicksal), partant, et d’un destin vaticiné avant même la naissance du sujet : il appartient donc au psychanalyste de déchiffrer les annonces oraculaires qui peuvent lui apparaître sur le chemin thérapeutique. Dans la vingt-et-unième des Conférences d’introduction, la figure de l’oracle réapparaît ; le processus de démystification, si cher à Freud, y est alors perpétré. Partant du spectateur de la pièce, « tant la volonté des dieux comme l’oracle » (den Götterwillen sowie das Orakel) sont alors interprétés « comme un déguisement de son propre inconscient » (als Verkleidungen seines eigenen Unbewußten)14. L’inconscient : l’oracle profane et dépersonnalisé. Le divan de l’analyste : la scène sans public sur laquelle la tragédie personnelle du sujet est revécue, racontée et interprétée.
13Ainsi synthétise Jean-Pierre Vernant la région esthétique et éthique de la tragédie grecque :
Le domaine propre de la tragédie se situe à cette zone frontière où les actes humains viennent s’articuler avec les puissances divines, où ils révèlent leur sens véritable, ignoré de ceux-là même qui en ont pris l’initiative et en portent la responsabilité, en s’insérant dans un ordre qui dépasse l’homme et lui échappe15.
14Or, remplaçons l’ordre des déités par l’ordre de l’inconscient, et l’on aura décrite avec mainte précision la conception tragique de l’homme qui traverse l’œuvre de Freud.
15Mais il ne suffit pas de nommer tragique la conception freudienne de l’homme. Quoiqu’on puisse parler du domaine esthétique plus large de la « tragédie grecque », les manières dont chaque dramaturge tragique composa ses pièces et y mit en scène certains des mythes légués par la tradition orale furent idiosyncrasiques. Il ne nous reste que des œuvres de trois noms parmi les divers auteurs dramatiques de l’Athènes du ve siècle av. J.-C., et Freud ne se réfère, en parlant d’Œdipe, qu’à l’un d’eux :
C’est de l’Œdipe de Sophocle que Freud parle et non de l’Œdipe mythique. La mutation que le mythe subit par la représentation du tragique, reprise par un sujet singulier d’une fiction issue de la subjectivité groupale, est la transformation décisive que traverse la légende pour aller à la rencontre de la psychanalyse16.
16Comme déjà indiqué ci-dessus, Freud ne s’appuie que sur une seule version du mythe d’Œdipe : il ne fait aucune mention du passage d’Homère sur le sujet, ni ne fait référence à des versions ultérieures du récit. Nous pensons que Sophocle est l’auteur du plus grand intérêt pour comprendre le statut de la tragédie dans la conception freudienne de l’homme. Afin de le rendre plus clair, il est fondamental de comparer Euripide et Sophocle. Freud lui-même connaissait les différences frappantes entre les deux auteurs, comme le montre l’extrait de la vingt-et-unième conférence, mentionné ci-dessus. Euripide y est décrit comme « critique » (kritisch) et « indisposé envers les dieux » (mit den Göttern zerfallen), tandis que Sophocle y est dit « croyant » (gläubig)17. Bien que Freud nie toute relation entre l’effet de l’œuvre et la « piété » et la « moralité » de Sophocle, le rapport entre oracle, vérité et destin dans l’esthétique sophocléenne nous semble d’une grande importance pour la théorie freudienne elle-même. Bref, il s’agit de l’accès du sujet à la vérité, qui prend chez Sophocle une forme très particulière.
- 18 Vieira 2009, 16.
- 19 Vieira 2014a, 148.
- 20 Vieira 2015, 145.
- 21 Vieira 2015, 146.
- 22 Vieira 2014a, 149.
17L’oracle est au cœur de l’esthétique sophocléenne, et sa puissance vaticinatrice (et mystérieuse) s’incruste fermement dans la trame de la narration. À la conclusion de l’Electra d’Euripide, Castor dit que l’oracle de Delphes manquait de sagesse. De tels mots, avec lesquels le dioscure « blâme Apollon pour le crime », seraient difficilement trouvables « chez un auteur aussi lié à la tradition delphique que Sophocle »18. Chez Euripide il y a déjà un arbitre indisposé envers les dieux, parfois aussi révolté et indigné ; chez Sophocle l’inadéquation entre la dimension divine (qui connaît le destin) et la dimension humaine (qui l’ignore) se manifeste dans l’impossibilité de dévoiler de manière suffisante les signaux oraculaires qu’offrent les dieux aux sujets concernés. Comme l’avance Trajano Vieira, la question réitérée dans les sept tragédies survivantes de Sophocle « concerne la limite de la connaissance humaine » ; de plus, « il ne s’agit pas d’incapacité intellective, mais d’impossibilité ontologique »19. Ce n’est qu’en rencontrant sa propre vérité en acte, et trop tard, que le héros sophocléen accède au véritable sens des paroles de l’oracle. « Pour Sophocle, les hommes ignorent le sens du monde où ils se trouvent. Les dieux savent comment se configure le destin, tandis que les hommes cherchent à le dévoiler »20. À partir des dits oraculaires, « l’opacité du monde réel est maintes fois présentée sous la forme d’énigme »21. Le caractère énigmatique du destin, issu de la différence ontologique entre les dieux et les hommes, finit par faire du sujet lui-même qui poursuit sa propre vérité une énigme : « incapable de résoudre l’alerte oraculaire, le personnage sophocléen reste inconnu de soi-même, se définissant comme énigme »22.
18C’est ainsi que se déroule, dans le schéma tragique sophocléen, un « mouvement de révélation progressive » : les oracles y « représentent un aperçu de la vérité qu’on ne peut comprendre de façon appropriée que lorsque les événements prophétisés par eux se produisent »23. Que soient comparés les accès à la vérité dont disposent les personnages centraux d’Euripide et de Sophocle. La Médée d’Euripide est savante : elle a conscience de la part d’irrationalité qui est enchâssée dans l’exercice de sa raison. Elle sait à quel point son infanticide est effrayant, mais elle agit quand même, consciente de soi et de ce qu’elle fait. L’aporie éthique euripidienne est celle du sujet individuel, du héros lucide de sa propre vérité : voilà ce que je suis, et comment dois-je l’affronter et, pis encore, comment dois-je m’affronter ? Le sujet y est déchiré car il connaît sa vérité et doit y faire face, non parce qu’il l’ignore.
19Or, ce schéma n’est pas le schéma freudien de l’accès à la vérité. Celui-ci est décidément sophocléen. Il ne faut pas recourir à l’exemple ressassé d’Œdipe : le Héraclès de Sophocle suit, du point de vue de l’intellection de l’oracle, un parcours formellement très semblable à celui du célèbre incestueux. Le héros invincible, réalisateur des douze travaux, avait entendu de l’oracle qu’un mort le tuerait. Après avoir visité le Hadès et s’y être échappé vivant, Héraclès pense avoir échappé à la prophétie. Mais c’est le présent confectionné par le centaure Nessos (déjà mort et tué par Héraclès, d’ailleurs) et envoyé par Déjanire qui finit par lui ôter la vie : la tunique, imbibée des sangs venimeux de l’Hydre de Lerne et de Nessos lui-même, commence à brûler irréversiblement la chair du héros quand il la porte. L’oracle alors s’accomplit, et le héros dégringole, tragiquement, dans sa propre vérité, dont il entrevoyait des aperçus, mais des aperçus limités et trompeurs. C’est précisément ainsi que le sujet, chez Freud, accède à sa propre vérité : il ignore son destin, se dirigeant pourtant inexorablement vers lui. La vérité est là, mais son accessibilité est trompeuse, car son sens ne se révèle qu’en acte – et de façon essentiellement tragique. Le sujet tombe dans la vérité qui le guidait depuis toujours vers le but prédestiné, et c’est dans cette chute que le sujet se rencontre avec soi-même. Le sujet sophocléen, tout comme le freudien, est le sujet déchiré par la distance entre la vérité qu’il poursuit et son interprétabilité : entre l’ordre divin du destin (inaccessible, dont l’individu est immanquablement inconscient) et l’ordre humain, l’oracle parsème des aperçus de la vérité qui finissent à la fois par guider et tromper le sujet.
20Non seulement dans Œdipe roi s’accomplit, d’après Freud, la trame par laquelle nous devons tous passer. C’est comme si, en exposant la manière dont le poète nous force à faire face à la vérité qui nous habite, Freud exposait aussi que notre vie elle-même est peut-être quasi una fantasia, une trame tragique écrite par la plume athénienne de Sophocle. Ayant la psychanalyse comme méthode, le sens de la référence doit être inversé : ce n’est pas la vie qui lit la tragédie, mais plutôt la tragédie qui lit la vie ; ce n’est pas l’individu qui est représenté par le personnage – nous, sur la scène de la vie, sommes les personnages d’une tragédie personnelle qui se répète encore et encore.
- 24 Freud 1900, 268. « L’intrigue de la pièce ne consiste en rien de plus que le dévoilement graduell (...)
21Freud cependant ne compare pas le déroulement d’une tragédie à la vie en soi, mais plutôt au processus thérapeutique et investigatif d’une psychanalyse. Dans le passage de la Traumdeutung à cet égard, on lit : Die Handlung des Stückes besteht nun in nichts anderem als in der schrittweise gesteigerten und kunstvoll verzögerten Enthüllung — der Arbeit einer Psychoanalyse vergleichbar24. Le diagnostic de Freud implique que le sujet dans sa vie quotidienne tombe à plusieurs reprises dans la vérité, ne réussissant pas, toutefois, à y accéder ni à la détenir avec autonomie. C’est dans la cure analytique que le sujet rencontrera sa propre vérité et devra l’affronter, comme le fait le héros sophocléen tout au long de la tragédie dont il est le personnage principal.
22Cette révélation est lente, tortueuse et le plus souvent douloureuse, et elle requiert une méthode spécifique : chez Freud, il s’agit de la Deutung, de l’interprétation analytique. Une fois le matériel associatif collecté, il appartient à l’analyste de l’analyser, c’est-à-dire de le décomposer en ses éléments le plus basiques. Comment cela se rapporte-t-il à la trame de la tragédie ? On en trouve une piste dans une différenciation schématique proposée par Jaa Torrano. Dans une rapide opposition entre « pensée mythique » et « discours philosophique », l’helléniste affirme que
La philosophie surgit avec et par l’élaboration du langage théorique et conceptuel, avec la création de nouvelles paroles et l’exploration de nouvelles ressources morphosyntaxiques, notamment la syntaxe hypotaxique, tandis que la pensée mythique, héritage de la tradition épique, marquée par une syntaxe principalement parataxique, pense et dit l’être et le monde en se servant exclusivement d’images sensorielles25.
- 26 Cf. Trevise 2003, p. 51-68.
23Ce contraste entre les syntaxes hypotaxique et parataxique est fondamental. Une parataxe consiste, grosso modo, en une séquence de phrases juxtaposées, dont la possible relation syntaxique ne se trouve pas explicitée ; dans une hypotaxe, en revanche, il y a l’utilisation de conjonctions coordinatrices ou subordonnées dans l’enchaînement syntaxique entre les phrases. Il existe une complexité dans la différenciation et dans le rapport entre les deux formes syntaxiques26, à laquelle nous ne pourrons nous attarder, mais gardons à l’esprit leur différence essentielle : le préfixe παρα (au côté de) indique des juxtapositions, des simples successions d’éléments, cependant que ὑπο (sous, au-dessous de) indique une hiérarchisation syntaxique explicite entre les propositions.
24Dans un article court et intéressant, Éric Buyssens défend une différenciation plus rigoureuse entre parataxe et juxtaposition. Dans la deuxième, deux phrases complètes (ou plus) seraient juxtaposées, mais sans relation syntaxique entre elles. Dans une parataxe, en revanche, il y aurait une certaine « désunion » syntaxique antécédente :
« Bref, la parataxe se définit comme un procédé consistant à enfreindre une règle syntaxique de sorte que la proposition subordonnée soit transformée en une phrase syntaxiquement indépendante, ce qui donne bien souvent au reste l’aspect d’une phrase incomplète27. »
25L’exemple donné par l’auteur est « Vous viendrez, j’espère ». Dans sa forme hypotaxique, la phrase s’écrirait « J’espère que vous viendrez » ; avec la parataxe, pour autant, l’objet du verbe « espérer » est omis, ce qui rend l’énoncé boiteux, pour ainsi dire. Sous cette perspective, dans une parataxe le rapport syntaxique entre deux phrases existe, il se trouve cependant omis. Hypotaxe n’est pas synonyme d’absence d’ambiguïté, mais implique, en gros, l’explicitation des rapports syntaxiques entre les phrases ; dans la parataxe, leur omission confère de l’interprétabilité et de l’ambiguïté aux propositions.
26En ce sens, l’élaboration philosophique consisterait en l’explicitation hypotaxique des relations syntaxiques de phénomènes que le mythe avait déjà exposées auparavant de façon éminemment parataxique. Or si nous transposions un tel schéma au rapport entre tragédie et psychanalyse, nous découvririons que la méthode herméneutique freudienne se constituerait d’une hypotaxisation des énoncés généralement parataxiques du sujet analysé. Démythologisation du destin, démystification de l’oracle : voilà la méthode freudienne. Par le discours du patient, une série d’événements est relatée dans des associations libres, mais leur relation formelle est omise pour des raisons psychiques (pour Freud, grâce au refoulement). La tâche du psychanalyste serait donc de les recueillir et de les restituer, par le moyen de l’interprétation, avec leurs relations syntaxiques explicitées. Le sujet dit A, puis B, enfin C, et apparemment ces phrases, juxtaposées, n’ont aucun rapport entre elles. Ce rapport, pourtant, est de l’ordre de l’inconscient et de l’irréductible pour le sujet, qui ne saurait l’appréhender solitairement. Il a besoin du lecteur d’oracles pour le comprendre.
27Prenons l’exemple de la jeune fille homosexuelle. Avec la renaissance pubère de l’Œdipe, elle se sentit délaissée par son père : ce fut sa mère, et non elle, qui tomba enceinte de lui. C’est cette frustration, dit Freud, qui déclenche toute la série d’actes et attitudes homosexuels, clairement provocants envers la figure paternelle. Le plus important de ces actes fut sa tentative (infructueuse) de suicide : elle se jette d’un pont sur une gare inactive de Vienne. Mais quelle est la relation entre la grossesse de la mère et cette tentative de suicide ? Ainsi juxtaposés, ces deux événements semblent n’avoir aucune relation directe l’un avec l’autre : la mère est enceinte – la fille essaye de se suicider. Mais Freud hypotaxise la parataxe tragique de la jeune fille : se jeter à terre, dit l’herméneute, c’est niederkommen, littéralement « venir au-dessous » ; toutefois le verbe allemand signifie aussi accoucher, enfanter28, et voici explicitée le rapport entre les deux phrases. Die Mutter wird niederkommen, aber ihre Tochter ist vor ihr niedergekommen (« la mère enfantera, mais sa fille a enfanté avant elle »).
28Une psychanalyse : transformation de parataxes tragiques en hypotaxes conscientes. C’est ainsi que le sujet pourrait passer de passif à actif face à son propre destin. La jeune fille littéralement tomba dans sa propre vérité, et sans l’intervention interprétative elle continuerait probablement d’y tomber réitérément. Ce schéma devient cependant plus complexe, dans la mesure où cette transmutation herméneutique n’est pas totalement idéationnelle, mais aussi réalisée en chair et en os, et se déroule nécessairement sur le chemin de ce que Freud appelle le transfert.
29Le transfert, concept central dans la technique interprétative freudienne, est en gros la réactivation et la reviviscence, durant la cure, des rapports fantasmatiques qu’entretient le sujet avec des figures centrales au cours de sa vie. Ce sont littéralement des figures, des imagos, dont la relation ressurgit, car il ne s’agit pas de personnes matérielles (stricto sensu), mais plutôt de leur mise-en-scène dans des trames tantaliques des fantasmes inconscients. Il est fondamental de noter deux facteurs importants dans cette résurrection fantasmatique thérapeutique : la réactivation des fantasmes inconscients se fait, par l’acte d’associer librement, non seulement au moyen de remémorations idéationnelles du contenu refoulé, mais aussi par ses répétitions comportementales ; et c’est sur la personne de l’analyste que se transfèrent les représentations inconscientes du sujet, c’est-à-dire, c’est l’analyste qui se trouve investi de libido et est traité par le patient comme il traiterait ses objets libidineux fantasmatiques. Ceci fait en sorte que le transfert du contenu refoulé vers la personne de l’analyste ait lieu à deux niveaux : celui du récit, où la mémoire est le facteur le plus important, et celui de la répétition par la mise-en-scène, quasiment théâtrale, de ce qui réside dans l’oubli. Répéter des manières anciennes de satisfaction pulsionnelles, en les mettant à nouveau en scène, est la façon dont certaines personnes réussissent à s’en rappeler, dit Freud29. Le but analytique est que le sujet, au lieu de répéter le passé, puisse d’abord s’en souvenir pour enfin parvenir à l’élaborer.
30Au sein de cet amalgame composé de narration et de mise-en-scène, la fonction de l’analyste dans le discours de l’analysant n’est plus univoque. Todorov résume très bien cette ambiguïté constituant le procès analytique : « Le transfert désigne, grossièrement, l’introduction de l’analyste dans le discours du malade » ; cette introduction finit par engendrer une situation qui investit la personne de l’analyste d’une double fonction : « C’est une introduction de l’énonciation dans l’énoncé, une scission du tu (allocutaire) en il (objet de l’énoncé) et tu (allocutaire) »30. Le patient parle, et il parle à l’analyste ; celui-ci est ainsi l’allocutaire de son message (la deuxième personne du discours). Mais en même temps qu’il parle à l’analyste, le sujet parle aussi sur l’analyste, ce qui fait également de lui l’objet de l’énoncé (la troisième personne du discours). Le sens du transfert est précisément le suivant : quand le sujet parle d’un tiers, il parle de l’analyste, mais quand il parle de l’analyste, il parle d’un tiers. En répétant avec la personne du thérapeute, en acte, une série de relations qu’il avait établies avec les imagos parentaux pendant l’enfance, le sujet fait de l’analyste un personnage d’une tragédie personnelle, tandis que la personne de l’analyste est alors divisée, et assume la fonction concomitante de spectateur de cette trame répétitive. C’est sa parole, son intervention herméneutique, qui le permettra se retirer de ces deux fonctions.
31Si Freud tissa de nouveaux liens « entre fiction et réalité, structure et histoire, passé et présent »31, on ne peut les trouver en premier lieu que dans les interstices de sa méthode, c’est-à-dire, au cours d’une analyse conduite sur la scène du transfert.
Ce qui, au cours d’une cure psychanalytique, apparaît comme des balbutiements dépourvus de sens est une série d’images et de scènes insistantes, qui dominent l’individu pendant son quotidien, et c’est pourquoi un névrotique peut aussi très bien être compris en tant que protagoniste d’un drame de destin (Protagonist eines Schicksalsdramas)32.
- 33 Pour m’emparer de la comparaison d’Otto Neurath.
32La difficulté consiste donc en ce qui suit : du point de vue de l’analyste, entreprendre une analyse est devenir forcément un personnage d’une tragédie en cours, en même temps qu’on en devient aussi le spectateur privilégié. La complexité réside dans les deux dangers extrêmes et complémentaires : devenir pur personnage ou devenir pur spectateur. L’analyste marche toujours sur cette corde de double falaise. Si la philosophie est un bateau de langage qu’il faut restaurer durant une navigation en cours33, on peut alors dire qu’une psychanalyse est une tragédie dont la roue torturante et répétitive doit être réorientée durant l’une de ses nombreuses mises-en-scène.
- 34 Freud 1910b, p. 117-125
- 35 Vieira 2014b, 130.
33Mais le temps de l’interprétation analytique est extrêmement important : dire la vérité au sujet en dehors du moment précis peut lui être inutile, voire nuisible34. Il faut que le sujet remette sa tragédie en scène, et il faut qu’au cours de cette réinterprétation il fasse face aux fantômes qui le hantent à son insu. Il est nécessaire qu’il détienne avec autonomie la vérité qui l’avait fait tomber plusieurs fois précédemment. Et ici nous revenons à Sophocle. « Le temps occupe une place centrale dans la dramaturgie sophocléenne et est fréquemment associé au processus de révélation du sens véritable de l’expérience »35. À propos du temps juste d’entreprendre l’action (en ce cas, herméneutique), dénommé καιρός par les Grecs anciens, nous devons apprendre non seulement de Freud, mais surtout de son maître divin, Sophocle.