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Historiographie et identités culturelles
Dossier – Antiquité-Monde

La tragédie grecque à l’épreuve du Japon : de l’underground au monde 

Maxime Pierre
p. 63-77

Résumés

Dès la Renaissance, les Européens se sont emparés de la tragédie grecque pour inventer leur propre théâtre. Cependant, d’autres réceptions et d’autres histoires sont toujours possibles. L’usage singulier de ce théâtre au Japon est exemplaire : tandis que la scène underground nippone questionne l’identité du pays dans les années 1960-1970, la tragédie grecque apparaît comme un lieu utopique qui se situe au-delà du clivage entre traditions scéniques locales et réalisme occidental. Tirant parti de cette altérité, les mises en scène de Watanabe Moriaki, Suzuki Tadashi, Ninagawa Yukio brouillent les repères identitaires. L’exportation de leur travail aux États-Unis, en Europe et dans les années 1980-1990 reconfigure les représentations culturelles de l’Est et de l’Ouest : Athènes et la Grèce ne sont plus une référence européenne, mais un point de rencontre entre Orient et Occident. À partir, des années 2000, les metteurs en scène japonais développent des collaborations régionales en Asie tout en intégrant les références culturelles d’Afrique ou des Amériques : dans le sillage de Suzuki, Miyagi Satoshi réinvente encore une fois la tragédie antique qui prend désormais pour scène le monde.

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Texte intégral

No man’s land tragique

  • 1 Baker, Helmrath et Kallendorf 2019 analysent les modalités de cet usage de l’Antiquité et les pro (...)
  • 2 Rappelons que le mot theatron en grec désigne simplement le lieu des spectacles. Il ne constitue (...)
  • 3 Sur cet usage hégémonique d’Aristote, voir Dupont 2007.

1S’il est vrai que les Européens se sont inspirés du théâtre grec pour élaborer leur propre théâtre à la Renaissance, cela ne signifie pas que celui-ci appartienne à l’Occident. De fait, les Occidentaux ne sont ni des Grecs ni des Romains, et l’Antiquité gréco-romaine, même s’ils s’en sont servis selon un processus de transformation et d’appropriation complexes, n’est ni leur propriété ni leur origine1. À vrai dire, tout dans cette Antiquité gréco-romaine est différent de notre Occident moderne. C’est un monde d’avant le christianisme, où l’on pratique les cultes polythéistes, un monde multiple caractérisé par la culture des cités. Le « théâtre » de la Grèce antique, érigé par les Occidentaux en origine, y est bien éloigné de ce que l’on nomme de ce nom aujourd’hui : dans l’Athènes du ve siècle avant notre ère, il s’agit alors de concours de spectacles offerts au dieu Dionysos, des rituels chorégraphiques et musicaux, recourant à des chœurs et à des acteurs masqués2. Si ce théâtre, et plus particulièrement la tragédie, a fait rêver l’Europe, principalement au travers du filtre de l’aristotélisme3, il s’agit, en réalité, d’un monde perdu et lointain, sans grand rapport avec le théâtre occidental moderne. Bien que nous en ayons pris possession pour l’instituer en origine de nos pratiques de la scène, le théâtre de l’Antiquité continue à dresser son altérité. Il faut s’y résoudre : la tragédie ancienne n’appartient pas aux Occidentaux, c’est un no man’s land, et parce qu’elle n’appartient à personne en propre, c’est un bien culturel ouvert à tous. Et de fait, depuis le xxe siècle, d’autres réceptions se multiplient dans le monde, toujours renouvelées par le milieu culturel où elles s’effectuent, multipliant les possibles.

  • 4 Cette révolution est lancée par le metteur en scène Osanai Kaoru. Fondateur du « théâtre libre » (...)
  • 5 Wetmore 2016 ; Zheng 2018.

2La tragédie grecque au Japon, après la période d’occidentalisation de l’ère Meiji, en constitue l’un des meilleurs exemple : au début du siècle dernier, l’Archipel découvre les grands auteurs de théâtre européens – dont Ibsen, Shakespeare ou Racine – et invente un nouveau théâtre « à l’occidentale », le shingeki (« nouveau théâtre ») : contre les arts traditionnels de la performance nippons, représentés par le , le kabuki ou le bunraku, les metteurs en scène japonais adoptent les techniques réalistes du théâtre européen4. Cette bipartition des arts de la scène entre réalisme occidental et traditions japonaises va se maintenir jusqu’aux années 1950-1960, où le réalisme est peu à peu remis en question. Le choc des bombes atomiques, la révision de la constitution qui diminue le rôle de l’empereur, puis l’occupation américaine déstabilisent les repères culturels5. La tragédie grecque, indépendante par son éloignement géographique des arts traditionnels japonais et, simultanément, par son éloignement dans le temps – ce que je serais tenté de nommer son « exotisme temporel » –, tout aussi distante du théâtre occidental moderne, va alors constituer une troisième voie inattendue, qui remet en cause toute identité fixe. Désorientant les notions d’Est et d’Ouest, d’ancien et de moderne, la tragédie grecque au Japon redéfinit nos perceptions de la scène mondiale.

Dionysos underground : la troisième voie de la tragédie grecque (années 1960-1970)

  • 6 Nakamura 1922.
  • 7 Shimamura Hōgetsu (1871-1918) est un écrivain et critique littéraire, professeur au sein de la fa (...)
  • 8 Sophocle : 1941, éd. Risōsha ; Eschyle : 1943, éd. Seikatsusha ; Euripide : 1949, éd. Sekaibunkas (...)
  • 9 Lucken 2019, 75-125.
  • 10 Ori et Hosoi 2019.

3Malgré l’occidentalisation du Japon durant l’ère Meiji, la rencontre de la tragédie grecque avec l’Archipel est plutôt lente : la première traduction d’Œdipe roi de Sophocle par Nakamura Kichizō date seulement de 1907 et il faut attendre 1922 pour que le même traducteur lui associe les traductions de Prométhée enchaîné et Agamemnon d’Eschyle, Antigone de Sophocle, Médée et Électre d’Euripide6. Les mises en scène de tragédies sont encore rarissimes et la production réaliste d’Œdipe roi de Sophocle par Shimamura Hōgetsu7 dans son « Théâtre des arts » (Geijutsu-za) en 1916, première représentation de tragédie grecque officiellement attestée au Japon, fait figure d’exception. En réalité, il faut encore attendre un peu plus d’une vingtaine d’années pour que la totalité des tragédies grecques soit éditée par Tanaka Hidenaka et Uchiyama Keijirō8. Cette longue période de la première partie du xxe siècle est surtout marquée par la progressive intégration de la tragédie aux études universitaires et par leur progressive diffusion auprès du grand public9. Elle connaît son apogée avec les expérimentations du « Société de Recherche sur la Tragédie Grecque de l’Université de Tōkyō » (Tōkyō-daigaku Girisha Kenkyū-kai) entre les années 1958 et 1971. L’activité de cette société savante couvre simultanément la recherche, la traduction et la mise en scène complète de tragédies grecques. En jouant devant plusieurs centaines de personnes, dans le parc de Hibiya, au centre de Tōkyō pendant près de douze ans, la Société contribue, par ses tentatives de reconstitution archéologique, à faire connaître la tragédie grecque à un large public et à le familiariser avec ses caractéristiques : l’usage de chœurs, de masques, de musique tout en banalisant les grandes figures du répertoire tragique tels qu’Agamemnon, Œdipe ou Électre10.

  • 11 Sur ces affinités, nous nous permettons de renvoyer à Pierre 2021.
  • 12 Dès la fin des années 1940, le shingeki s’implante dans le paysage japonais du théâtre et de la t (...)
  • 13 Angura est l’abréviation du terme andāguraundo (undergound) (Eckersall 2006).
  • 14 Fischer-Lichte 2014, 163-165.
  • 15 Watanabe Moriaki (1933-2021) est un metteur en scène, chercheur en théâtre et en littérature fran (...)

4Cependant, la véritable révolution est l’entrée de la tragédie grecque sur la scène de la contestation artistique et politique, dans le sillage des protestations qui culminent en 1968-1969 et qui dénoncent l’emprise américaine sur le Japon, dans le cadre de la guerre du Viêtnam à laquelle le pays est indirectement forcé de participer. Le théâtre grec ancien, par son éloignement temporel, mais aussi par certaines affinités avec les traditions scéniques japonaises – les dieux du polythéisme, la présence de fantômes, les rôles masqués11 – représente alors une scène atypique dont vont s’emparer de jeunes metteurs en scène en rupture avec l’académisme du shingeki12. La tragédie antique, en remettant en cause la dichotomie entre traditions scéniques japonaises et réalisme occidental, répond alors au besoin de renouvellement esthétique et politique qui caractérise la contre-culture du théâtre underground (angura) des années 1960-197013. C’est un acteur de , Kanze Hisao, qui va lancer le mouvement avec son frère Kanze Hideo, l’acteur de kyōgen Nomura Mansaku, suite à une invitation en 1969 par Jean-Louis Barrault au Festival des Nations à Paris. Cette rencontre sera déterminante pour le développement de la tragédie grecque au Japon. Dans le programme d’Œdipe roi, Kanze Hisao affirme : « Si nous avons choisi une pièce grecque, c’est peut-être grâce à Jean-Louis Barrault. Le et la tragédie grecque ont une base commune, parce qu’ils reposent tous deux sur la confrontation entre un homme et son destin. »14 De fait, à leur retour au Japon, les frères Kanze fondent la « Société des ténèbres » (Meinokai) et jouent l’Œdipe roi de Sophocle (1971) puis, en collaboration avec Moriaki Watanabe15, l’Agamemnon d’Eschyle (1972) et la Médée latine de Sénèque (1975). En utilisant les techniques de jeu autochtones, en particulier l’emploi des masques de , la compagnie court-circuite les oppositions accoutumées entre théâtre occidental et arts traditionnels japonais.

5L’entreprise de la Meinokai est poursuivie par Suzuki Tadashi, qui, après les succès de sa troupe du « Petit Théâtre de Waseda » (Waseda shōgekijō) adjoint Kanze Hisao à sa troupe de 1974 à 1978 et poursuit l’intégration des techniques traditionnelles japonaises à ses créations. Dans sa mise en scène des Troyennes d’Euripide en 1974, Suzuki confie le rôle de Ménélas à Kanze Hisao, aux côtés duquel figurent les actrices Shiraishi Kayoko du Petit Théâtre de Waseda dans le rôle d’Hécube et Ichihara Etsuko, issue du shingeki, dans le rôle de Cassandre et d’Andromaque. Le metteur en scène réunit alors deux temporalités fictives : à l’occupation de Troie par les Grecs se superpose l’occupation du Japon par les États-Unis. L’actualité – la guerre du Viêtnam, le renouvellement du traité de paix avec les États-Unis – sert de toile de fond à cette mise en scène, tandis que la musique pop américaine se mêle à des références culturelles japonaises. Tout en introduisant des techniques non-réalistes issues du et du kabuki, telles que les positions statiques, les pas glissés de fantômes, ou les démarches de samouraïs, il rassemble les techniques corporelles hétérogènes suivant une nouvelle forme éclectique qui contraste avec le réalisme du shingeki. De même, en 1978, dans sa mise en scène des Bacchantes, où il superpose à nouveau deux niveaux de fictions – des prisonniers de guerre jouent la pièce d’Euripide – et où il recourt à ses deux acteurs fétiches, l’acteur de Kanze Hisao dans le rôle de Dionysos et l’actrice Shiraishi Kayoko dans le rôle de Penthée et d’Agavé, Suzuki superpose des références esthétiques et culturelles à la fois japonaises et occidentales.

  • 16 Kan 2018, 317.

6La mort de Kanze Hisao en 1978 pendant la représentation des Bacchantes met fin à cette première période de création qui a contribué à faire éclater les anciennes oppositions entre genres théâtraux et à remettre en cause les certitudes identitaires. Comme le remarque le critique Kan Takayuki, les mises en scène des années 1960 et 1970 restent cependant centrées sur le Japon. Si elles questionnent l’identité du pays dans le monde, c’est d’un point de vue strictement insulaire qui n’appelle aucun dialogue : « Le théâtre des années Soixante se mit en scène comme un “étranger monstrueux” dans sa mission consistant à subvertir la modernité japonaise et la trajectoire du Japon dans l’après-guerre mais ne fut jamais capable de représenter les relations entre le Japon et ses autres marginalisés. »16 Une nouvelle période s’ouvre dans les années 1980 avec la consécration mondiale de Suzuki Tadashi et de son émule, Ninagawa Yukio.

Dionysos hors de ses frontières : dialogue Est-Ouest (années 1980-1990)

  • 17 Carruthers et Takahashi 2004, XXIV-XXXI.
  • 18 Fischer-Lichte 2014, 171.
  • 19 Carruthers et Takahashi 2004, 124-153.
  • 20 Ibid., 154-179.

7Dans les années 1980, Suzuki se fait connaître dans le monde entier : ses mises en scène sont présentées en Europe, aux États-Unis et en Australie17. Le metteur en scène internationalise son travail sur le jeu de l’acteur : théorisant son approche corporelle de la scène, inspirée par les arts traditionnels japonais, il met au point une méthode qu’il enseigne en Amérique et en Australie18. Cette collaboration aboutit à une nouvelle mise en scène des Bacchantes en 1981, où une partie des rôles est jouée en langue japonaise par des acteurs japonais et l’autre partie par des acteurs américains : le rôle de Dionysos et Agavé est confié à l’actrice Shiraishi Kayoko tandis que Penthée est joué par l’acteur américain Tom Hewitt. En intégrant des acteurs occidentaux, la pièce, jouée aux États-Unis et au Japon, rapproche explicitement l’Est et l’Ouest d’un point de vue qui n’est plus seulement insulaire mais qui confronte physiquement et linguistiquement deux cultures19. Cette expérience bilingue est renouvelée dans la mise en scène de la pièce en 1990 sous le nouveau nom de Dionysos. La mise en scène présente une secte autour d’un Dionysos joué par l’acteur américain Jim de Vita, portant dread locks et perles hippies, qui partage la scène avec l’actrice de butō Ashikawa Yōko dans le rôle d’Agavé. Aux anciennes tensions politiques entre le Japon et les États-Unis, succède ici une nouvelle actualité mondiale : les sectes New Age qui se développent sur le continent américain avec par exemple Jim Jones ou, au Japon, la secte Aum. Mêlant musiques japonaises tirées du et musique de cour de gagaku avec des musiques mambo du cubain Perez Prado ou électroniques du compositeur grec Vangelis, Suzuki, en mêlant références culturelles occidentales et japonaises, poursuit une voie qui intègre les oppositions pour mieux les dépasser20.

  • 21 Ninagawa Yukio (1935-2016) est réalisateur et metteur en scène. Après ses études secondaires, il (...)
  • 22 Hanratty 2007.
  • 23 Comme en Grèce antique, tous les rôles du et du kabuki sont joués par des hommes. L’onnagata e (...)
  • 24 Smethurst 2002.
  • 25 Cette version symphonique de la sarabande de Haendel a été composée par Leonard Rosenman en 1975 (...)

8Ce brouillage de l’Est et de l’Ouest caractérise également les productions de Ninagawa Yukio21 qui utilise la parole collective du chœur et insère des techniques de kabuki et de . Dans son Œdipe de 1976, Ninagawa, comme Watanabe et Suzuki, subvertit les codes usuels : en introduisant la musique de shō empruntée à l’antique musique de cour du gagaku, le metteur en scène suggère une parenté entre l’empereur du Japon et le roi de Thèbes. L’Antiquité grecque sert alors de miroir à une Antiquité japonaise reconstituée, pour interroger le présent et fusionner les références occidentales et orientales22. Cette technique d’hybridation trouve son apogée dans sa mise en scène de la Médée d’Euripide en 1978. En attribuant le rôle de Médée à un homme, l’acteur Hira Mikijiro, Ninagawa importe la tradition des onnagata venue du kabuki et abandonne ainsi le réalisme du shingeki23. Ce faisant, il ajoute d’autres codes du kabuki, comme par exemple la musique de shamisen, tout en détournant les codes traditionnels : les joueurs de shamisen, normalement isolés sur le côté, sont transformés en choreutes qui évoluent et dessinent des figures géométriques aux côtés des acteurs24. En outre, la musique de shamisen est coupée à intervalles réguliers par de la reprise symphonique de la sarabande de Haendel, suivant une combinaison de musique classique occidentale et de musique japonaise25. Cette Médée japonaise, qui avait été précédée en 1970 par la Médée de Pasolini au cinéma, connaît un succès planétaire dans les années 1980 et sera reprise pendant plus d’une vingtaine d’années tant au Japon que dans les grands théâtres du monde, en France, aux USA, au Canada, à Hong-Kong, ou en Égypte.

  • 26 Carruthers et Takahashi 2004, 56-69.

9L’internationalisation des pièces de Suzuki et de Ninagawa se manifeste également par une revalorisation de la Grèce comme lieu de référence du théâtre antique. Le passage par Athènes, lieu d’origine des tragédies grecques, va constituer une étape indispensable des mises en scène japonaises de tragédies : la Médée de Ninagawa connaît un triomphe dans le théâtre d’Hérode Atticus en 1984, attirant 14000 personnes en seulement deux soirées. Signe de cette relation privilégiée avec la Grèce, Ninagawa fait jouer son Œdipe en 1997 à Tōkyō dans une version bilingue gréco-japonaise avec l’acteur Hira Mikijirō dans le rôle d’Œdipe et l’actrice grecque Aspasia Paspanastasiou dans le rôle de Jocaste. Puis il revient une seconde fois à Athènes en 2004 où son Œdipe est acclamé dans le théâtre d’Hérode Atticus vingt ans après le succès de Médée. Suzuki joue quant à lui les Troyennes à Athènes et Delphes en 1985 et son Dionysos à Athènes en 1995. La Grèce, qui a conservé plusieurs de ses antiques théâtres – à Épidaure, Delphes, Athènes…, – apparaît incontournable et va servir de tremplin pour une initiative de dimension mondiale : les Theatre Olympics, inaugurés en 1993, auxquels participent de nombreux pays, dont le Japon, avec Suzuki Tadashi26. Les premiers Theatre Olympics ont lieu à Delphes sous la direction artistique de Theodoros Terzopoulos. Dans ce nouveau cadre, la Grèce, fréquemment célébrée par l’Occident comme lieu identitaire, perd ce statut pour devenir un lieu international de pèlerinage théâtral et de référence partagée aussi bien par l’Est et par l’Ouest.

La tragédie décentrée : vers un nouvel équilibre mondial (années 2000)

  • 27 Après le succès international de sa Médée, Ninagawa met en scène au Japon une pièce à grand spect (...)
  • 28 Miyagi Satoshi (1959-) étudie l’esthétique puis le théâtre à l’université de Tōkyō où il suit les (...)
  • 29 Fischer-Lichte 2014.

10Après l’apogée des années 1980 et 1990, commence une nouvelle ère : Ninagawa se refocalise sur le marché japonais en proposant dans l’Archipel de nouvelles mises en scène néo-réalistes qui, en recourant à des acteurs de cinéma et en redonnant les rôles de femmes à des actrices et non à des acteurs masculins, revient à une esthétique plus proche du shingeki27. De leur côté, Suzuki et son jeune collaborateur Miyagi Satoshi28, directeur de la troupe Ku Na’uka, donnent une nouvelle impulsion internationale aux expérimentations avant-gardistes des décennies précédentes. Après une collaboration centrée sur l’Europe et l’Amérique du nord, les deux metteurs en scène entament un dialogue avec les autres continents. Tandis que, dans les années 1990, des mises en scène de tragédies grecques apparaissent en Amérique du Sud, en Afrique, en Inde, en Corée, en Chine continentale ou à Taïwan29, les nouvelles réalisations de Suzuki et Miyagi se nourrissent des modifications du monde.

  • 30 Dans la préfecture de Toyama.
  • 31 La compagnie se produit régulièrement en France et le SPAC invite au Japon des metteurs en scène (...)
  • 32 Le Lièvre d’Inaba et des Navajos adapte une étude de Claude Lévi-Strauss qui rapproche une légend (...)

11Le travail de Miyagi, qui succède à Suzuki à la tête du SPAC (Shizuoka Performance Arts Center) en 2007 est en effet emblématique d’un changement d’époque marqué par le décentrement. Au sein du Japon d’abord, par rapport à la capitale de Tōkyō : tandis que Miyagi dirige désormais le SPAC à Shizuoka, Suzuki poursuit ses activités dans le petit village de Toga30. Ensuite, par rapport au monde : sans renier ses collaborations avec les États-Unis et l’Europe, notamment la France avec laquelle il continue d’entretenir une relation privilégiée31, Miyagi développe des interactions avec d’autres continents, attentif non seulement à de nouvelles relations Est-Ouest qui réintègrent le continent asiatique, mais aussi Nord-Sud en se mettant à l’écoute des pays émergents. Il reprend la direction du « Shizuoka Spring Arts Festival » (2000-2010) fondé par Suzuki et le renomme en 2011 « World Theater Festival Shizuoka ». Cette nouvelle ouverture au monde se reflète dans ses productions : on citera en particulier sa mise en scène des mythes indiens du Mahabharata (2006), son adaptation d’une légende amérindienne dans Le Lièvre d’Inaba et des Navajos (2016) ou sa mise en scène de la pièce Révélation de l’écrivaine camerounaise Léonora Miano (2018). Le renouvellement de perspective se traduit notamment, en lieu et place des instruments japonais, par l’usage de percussions musicales africaines ou asiatiques tels que le ching coréen, le djembe, le bongo et le conga d’Afrique qui constituent un invariant de toute les productions de la compagnie. Autre décentrement à retenir dans ces productions : l’attention régulièrement portée aux polythéismes, qu’ils soient africains, indiens, amérindiens et qui font autant écho aux héros et aux dieux du shintoïsme japonais qu’à ceux de la Grèce antique32.

  • 33 Miyagi théorise cette séparation en appelant les acteurs muets et dansants movers (« acteurs en m (...)
  • 34 Anan 2006 ; Smethurst 2014 ; Prost 2019.

12Dans ses mises en scène de tragédie grecque, Miyagi se détache de l’Occident pour mieux se focaliser sur le continent asiatique : alors que dans les années 1980 les relations Est-Ouest étaient centrées sur les relations du Japon et des États-Unis, avec en arrière-plan l’hégémonie américaine dans le Pacifique, désormais la réflexion scénique s’ouvre à la Chine et à la Corée. Ainsi, dans la mise en scène de Médée par la compagnie de la compagnie Ku Na’uka en 1999, la scène se passe durant l’ère Meiji, dans une maison de thé en Corée où des occupants japonais font raconter l’histoire de Médée à des prostituées. Le dispositif théâtral, inspiré de techniques du kabuki et du bunraku, sépare les corps des actrices muettes et la voix des acteurs masculins, qui les instrumentalise en les faisant jouer à la façon de marionnettes mais, à la fin de la pièce, la situation se renverse : les narratrices se révoltent et assassinent les occupants mâles33. Par cette référence au contexte historique d’occupation de la Corée par le Japon au début du xxe siècle, stylisé par des techniques japonaises traditionnelles, Miyagi propose une lecture politique toute moderne : à la critique du nationalisme s’ajoute ici une dénonciation de la domination masculine34. Poursuivant cette thématique, Miyagi collabore en 2005 avec le metteur en scène coréen Yang Jung-Ung pour recréer une nouvelle adaptation des Troyennes : cette production mélange acteurs japonais et coréens et met explicitement en scène, pour le dépasser, le conflit du Japon avec la Corée au début du siècle.

  • 35 Miyagi reprend sa technique favorite de séparation entre acteurs-movers et acteurs-speakers. Le d (...)

13Cette ouverture à l’Asie est également suivie par Suzuki Tadashi : la pièce des Bacchantes d’Euripide, sous le titre Dionysus, est jouée dans une production sino-japonaise en 2017, puis en collaboration avec la troupe indonésienne du Bumi Purnati en 2018. Faut-il y voir un simple recentrage sur l’Asie ? Parlons plutôt de rééquilibrage et de complexification : si indéniablement, le Japon connaît un nouveau tropisme asiatique, les pièces de Miyagi continuent d’être jouées aux États-Unis, en Asie et en Europe, et le metteur en scène se voit confier l’ouverture du prestigieux festival d’Avignon en France en 2017 avec sa nouvelle mise en scène d’Antigone de Sophocle où il renouvelle l’esthétique de la tragédie grecque en séparant le jeu gestuel et vocal de chaque rôle et en insérant des techniques du et des fêtes bouddhiques35.

La tragédie grecque sans frontières

  • 36 Littéralement « le monde entier fait mouvoir/jouer l’acteur ».
  • 37 Quillet 2019 ; Fischer-Lichte 2014.
  • 38 Voir en particulier la mise au point de Fischer-Lichte « Adaptations of Greek Tragedies in Non-We (...)
  • 39 Sur cette notion de « possession imaginaire », voir Lucken 2019.

14Le Musée du Théâtre de l’Université Waseda à Tōkyō, qui témoigne de la complexe histoire du théâtre japonais au xxe et au xxie siècle, porte sur son fronton la devise du théâtre du Globe de Shakespeare : Totus mundus agit histrionem (« le monde entier est une scène de théâtre »36). Cette citation est on ne peut plus adaptée en ce début de xxie siècle : le « théâtre grec », décentré de l’Europe et des États-Unis, se joue désormais non seulement au Japon mais aussi en Inde, en Chine, au Brésil ou au Nigéria37. La tragédie athénienne a désormais pour scène le monde : non parce qu’elle serait universelle au sens où elle diffuserait un même message en tout lieu, mais parce qu’elle prête en chaque culture à une appropriation singulière38. En tant que pays ayant assimilé les influences du continent asiatique aussi bien que de l’Occident européen et américain, le Japon a été pionnier dans ce changement. Des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, la tragédie grecque, par le statut atypique qu’elle doit au mouvement de l’angura, s’y affirme comme un lieu de « possession imaginaire » et de questionnement : non comme un lieu identitaire mais comme une « utopie » se jouant des traditions culturelles, comme un pont entre le Japon et les pays de tous les continents39. L’une des plus anciennes formes théâtrales, âgée de plus de 2500 ans, pourrait bien, finalement, grâce à son éloignement dans le temps et l’espace, être la forme scénique la plus contemporaine, la moins identitaire, la plus apte à favoriser un dialogue interculturel au niveau mondial.

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Quillet 2019: Françoise Quillet (dir.), Médée sur les cinq continents, CIRRAS, 2019.

Salz 2018 [2016]: Jonah Salz, A History of Japanese Theatre, Cambridge, Cambridge University Press, 2018 [2016].

Sieffert et Wasserman 1983: Sieffert René et Wasserman Michel (collaborateur), Arts du Japon. Le théâtre classique, Paris, Publications orientalistes de France, 1983.

Smethurst 2002: Mae Smethurst, « Ninagawa’s production of Euripides’ Medea », The American Journal of Philology, 123/1 (spring 2002),1-34.

Smethurst 2014: Mae Smethurst, « Interview with Miyagi Satoshi », PMLA: Publications of the Modern Language Association of America, 129/4 (2014), 843-846.

Wetmore 2016: Kevin J. Wetmore, « The reception of Greek tragedy in Japan » in van Zyl Smit Betine (dir.), a Handbook to the Reception of Greek Drama, Chichester, Wiley 2016, 97-421.

Zheng [2016]: Zheng Guohe, « Maturing Shingeki theatre », in Salz 2018 [2016], 267-284.

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Annexe

Principales mises en scène de pièce grecques au Japon aux xxe-xxie siècles

On notera, dans ces mises en scène, la place toute particulière de l’Œdipe roi de Sophocle, la tragédie la plus constamment mise en scène dans l’Archipel, en raison de son statut de modèle dans La Poétique d’Aristote, mais aussi pour des raisons culturelles : l’interrogation identitaire d’Œdipe touche tout autant l’intime de l’individu japonais que la collectivité dans son ensemble. De façon générale, on relèvera que les autres pièces les plus jouées posent la question des rapport Est/Ouest, également constitutives des interrogations identitaires du Japon : Les Troyennes, pièce qui questionne les conflits auxquels participe de près ou de loi, le Japon, Médée et Les Bacchantes tragédies souvent reprises dans l’Archipel ainsi que dans de nombreux pays et qui abordent le statut de l’étranger dans la cité. En revanche, d’autres pièces apparaissent plus marginales : L’Orestie d’Eschyle, érigée en mythe fondateur du théâtre et de la démocratie par les Occidentaux, est mise en scène pour rendre compte d’une histoire essentiellement familiale, focalisée sur Électre et Oreste, suivant l’adaptation qu’en donne Mishima dans L’Arbre des tropiques en 1960.

Nous donnerons ci-dessous, par ordre chronologique et par nom de metteur en scène, les principales productions, sans prétendre à l’exhaustivité :

1) Shimamura Hōgetsu (1871-1918)

1913 : Elektra d’Hoffmannstahl avec Kawai Takeo (1877-1942) un onnagata du shinpa dans le rôle du protagoniste.

1916 : Geijutsuza : « Théâtre des arts » : Edibosu ō (sic) : Œdipe roi de Sophocle selon les codes du shingeki (traduction et adaptation de Nakamura Kichizō).

2) Société de Recherche sur la Tragédie Grecque de l’Université de Tōkyō :

- 1958 : Théâtre en plein air de Hibiya (Tōkyō), Oidipūsu ō : Œdipe roi de Sophocle.

- 1959 : Ibidem, Antigonē : Antigone de Sophocle.

- 1960 : Ibidem, Shibarareta Purometeusu : Prométhée enchaîné d’Eschyle.

- 1961 : Ibidem, Agamemunōn : Agamemnon d’Eschyle. 

- 1962 : Ibidem, Pirokutētēsu : Philoctète de Sophocle.

- 1963 : Ibidem, Toroya no onna : Les Troyennes d’Euripide.

- 1964 : Ibidem, Herakurēsu : Héraklès furieux d’Euripide.

- 1965 : Ibidem, Perusai : Les Perses d’Eschyle.

- 1966 : Ibidem, Bakkosu onnatachi : Les Bacchantes d’Euripide.

- 1968 : Denen Coliseum (Tōkyō), Sukui wo motomeru onnatachi : Les Suppliantes d’Eschyle.

- 1970 : Salle de Chiyoda (Tōkyō), Tēbai seme no shichishō : Les Sept contre Thèbes.

3) Kanze Hisao (1925-1978) et la Meinokai (Société des ténèbres) :

- 1971 : Sabō kaikan hall (Tōkyō), Oidipūsu ō : Œdipe roi de Sophocle.

4) Watanabe Moriaki (1933-2021) et la Meinokai :

- 1972 : Kinokuniya Hall (Tōkyō), Agamemunōn : Agamemnon d’Eschyle.

- 1975 : Kinokuniya Hall (Tōkyō), Mēdēa : Médée de Sénèque.

5) Suzuki Tadashi (1939-)

- 1974 : Iwanami Hall (Tōkyō), Toroya no onna : Les Troyennes d’Euripide.

- 1978 : Iwanami Hall (Tōkyō), Bakkosu no shinnyo : Les Bacchantes d’Euripide. Après la mort de Kanze Hisao, reprise en 1981 avec un casting mélangeant acteurs américains et japonais. Reprise à partir de 1990 sous le titre Dionusosu avec un nouveau casting nippo-américain. Reprise en 1995 au théâtre d’Hérode Atticus à Athènes.

- 1983 : Imperial Theater (Tōkyō) Higeki Atereusu ka no hōkai : La Chute de la Maison des Atrides, adaptation de l’Orestie d’Eschyle, d’Electre de Sophocle, et d’Oreste d’Euripide.

- 1995/1996 : Toga, en collaboration avec la compagnie Ku Na’Uka, Erekutora : adaptation de la version de l’Électre de Sophocle par Hofmannsthal (1903).

6) Ninagawa Yukio (1935-2016)

-1976 : Nissei Theater (Tōkyō), Oidipusu : Œdipe roi dans l’adaptation d’Hugo Von Hofmannstahl. Reprise en 1997 à Tōkyō devant le temple bouddhiste Tsukiji Honganji. Puis joué en 2002 au Bukamura Theater Cocoon (Tōkyō) et en 2004 au théâtre d’Hérode Atticus avant un tour de la pièce en Europe et au Japon.

-1978 : Nissei Theater (Tōkyō), Ōjo Media : Médée d’Euripide avec un casting masculin d’acteurs japonais, en tournée pendant 20 ans en Grèce, France, USA, Canada, Hong-Kong, Égypte… reprise en 1985 au temple bouddhiste du Zōjō-ji à Tōkyō et en 1997 au temple bouddhiste de Yakushi-ji à Nara.

- 2000 : Bunkamura Theater Cocoon (Tōkyō), Gurīkusu : The Greeks, d’après la pièce de neuf heures de John Baton et Kenneth Cavender 1980) (Best of tragique composé d’Iphigénie à Aulis d’Euripide, Les Troyennes d’Euripide, Agamemnon d’Eschyle, Électre de Sophocle avec des ajouts d’Homère).

- 2003 : Ibidem (Tōkyō), Erekutora : Électre de Sophocle.

- 2005 : Ibidem (Tōkyō), Ōjo Media : Médée d’Euripide.

- 2006 : Ibidem (Tōkyō), Oresutesu : Oreste d’Euripide.

7) MIYAGI Satoshi (1959-)

- 1999 : Sumix Hall (Fukuoka), Ōjo Media : Médée d’Euripide avec, dans le rôle de Médée, l’actrice Mikari (corps) et l’acteur Abe Kazunori (voix). Reprise au Japon en 2000 et 2001. En tournée en Corée, Russie, Maroc, France en 2001.

- 2000 : Toga Open Air Theatre, Oidipusu ō : Œdipe roi de Sophocle.

- 2004 : Delphes (juillet) puis Kitakyūshū Performing Arts Center (Fukuoka) en octobre : Antigone : Antigone de Sophocle. Repris au Palais des Papes en ouverture du festival d’Avignon en 2017.

- 2005, SPAC (Shizuoka), Toroya no onna : Les Troyennes d’Euripide, par la compagnie Ku Na’Uka en collaboration avec Jung Ung Yang (Yohangza Theatre Company, Corée).

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Notes

1 Baker, Helmrath et Kallendorf 2019 analysent les modalités de cet usage de l’Antiquité et les processus de transformation en jeu à partir de la Renaissance. Concernant cette appropriation de l’Antiquité par les Occidentaux pour en faire « leurs Grecs », en particulier par l’intermédiaire de la science historique, on relira avec profit les réflexions développées par Detienne 2005, 9-25.

2 Rappelons que le mot theatron en grec désigne simplement le lieu des spectacles. Il ne constitue alors ni un genre ni une institution. C’est le mot drama qui désigne alors les pièces représentées.

3 Sur cet usage hégémonique d’Aristote, voir Dupont 2007.

4 Cette révolution est lancée par le metteur en scène Osanai Kaoru. Fondateur du « théâtre libre » (Jiyū gekijō) dans les années 1900, puis du premier théâtre de style occidental, « le Petit Théâtre de Tsukiji » (Tsukiji Shōgekijō) en 1924, Osanai Kaoru (1881-1928), est célèbre pour sa volonté de rupture avec les arts traditionnels. On lui attribue ces paroles adressées aux acteurs : « Éloignez-vous du kabuki : Ignorez la tradition ! Ne dansez pas : déplacez-vous ! Ne chantez pas : Parlez ! » (Powell 2018, 210-212).

5 Wetmore 2016 ; Zheng 2018.

6 Nakamura 1922.

7 Shimamura Hōgetsu (1871-1918) est un écrivain et critique littéraire, professeur au sein de la faculté des Lettres de l’université Waseda, promoteur du shingeki. En 1913, il fonde avec sa compagne, l’actrice Matsui Sumako (1886-1919), le « Théâtre des Arts » (Geijutsu-za) dans le quartier Yūrakuchō à Tōkyō.

8 Sophocle : 1941, éd. Risōsha ; Eschyle : 1943, éd. Seikatsusha ; Euripide : 1949, éd. Sekaibunkasha.

9 Lucken 2019, 75-125.

10 Ori et Hosoi 2019.

11 Sur ces affinités, nous nous permettons de renvoyer à Pierre 2021.

12 Dès la fin des années 1940, le shingeki s’implante dans le paysage japonais du théâtre et de la télévision avec trois compagnies encore puissantes aujourd’hui : le Bungaku-za (« Théâtre de la culture »), le Hayū-za (« Théâtre de l’acteur »), et le Mingei Minshū Geijutsu Gekijō, « Théâtre d’Art Populaire » (Zheng 2018, 270-273).

13 Angura est l’abréviation du terme andāguraundo (undergound) (Eckersall 2006).

14 Fischer-Lichte 2014, 163-165.

15 Watanabe Moriaki (1933-2021) est un metteur en scène, chercheur en théâtre et en littérature française, spécialiste de Racine et Paul Claudel de l’université de Tōkyō. Après des études à l’université Waseda à Tōkyō, Suzuki Tadashi (1939-) dirige le « Petit Théâtre de Waseda » (Waseda Shōgekijō) renommé à partir de 1984 « Suzuki Company of Toga » (SCOT). Il est directeur de l’Actor Company of Mito (ACM) de 1988 à 1995 et du Shizuoka Performing Arts Center (SPAC) de 1995 à 2007 (Carruthers et Takahashi 2004).

16 Kan 2018, 317.

17 Carruthers et Takahashi 2004, XXIV-XXXI.

18 Fischer-Lichte 2014, 171.

19 Carruthers et Takahashi 2004, 124-153.

20 Ibid., 154-179.

21 Ninagawa Yukio (1935-2016) est réalisateur et metteur en scène. Après ses études secondaires, il commence sa carrière comme acteur dans la « Troupe de Théâtre Seihai » (Gekidanseihai). Il fait ses débuts de metteur en scène dans le théâtre angura avant de réaliser de grands succès commerciaux financés à partir des années 1970 par la société Tōhō, notamment les pièces de Shakespeare et les tragédies grecques.
Il enchaîne alors mises en scène de théâtre et d’opéras, réalisations de films et de séries pour la télévision.

22 Hanratty 2007.

23 Comme en Grèce antique, tous les rôles du et du kabuki sont joués par des hommes. L’onnagata est un acteur de kabuki spécialisé dans les rôles de femme.

24 Smethurst 2002.

25 Cette version symphonique de la sarabande de Haendel a été composée par Leonard Rosenman en 1975 pour le film Barry Lindon de Stanley Kubrick.

26 Carruthers et Takahashi 2004, 56-69.

27 Après le succès international de sa Médée, Ninagawa met en scène au Japon une pièce à grand spectacle de neuf heures, The Greeks, qui en reprenant un scénario de John Baton et Kenneth Cavender (1980) met bout à bout Agamemnon d’Eschyle, l’Iphigénie à Aulis d’Euripide, l’Électre de Sophocle et l’Oreste d’Euripide. Puis il met en scène successivement au Bunkamura Theater Cocoon (Tōkyō) Électre de Sophocle (2003), Médée et Oreste d’Euripide (2005 et 2006). Ces dernières mises en scène sont nettement plus réalistes que les premières productions : ainsi, le rôle de Médée joué pendant plus de vingt ans par un homme, l’acteur Hira Mikijirō, dans des costumes somptueux inspirés des rôle d’onnagata du kabuki, est incarné avec une absence délibérée de tout artifice par l’actrice de cinéma Otake Shinobu (à titre de comparaison, Jacques Lassalle, en l’an 2000, met lui aussi en scène la Médée d’Euripide avec une grande artiste de cinéma, Isabelle Huppert, dans le rôle principal, à Avignon).

28 Miyagi Satoshi (1959-) étudie l’esthétique puis le théâtre à l’université de Tōkyō où il suit les cours de Watanabe Moriaki. En 1980 il fonde une première troupe avant de créer la compagnie Ku Na’Uka en 1990 qui multiplie les mises en scènes de pièces japonaises et occidentales. Il succède à Suzuki Tadashi à la tête du Shizuoka Performing Arts Center (SPAC) à partir de 2007.

29 Fischer-Lichte 2014.

30 Dans la préfecture de Toyama.

31 La compagnie se produit régulièrement en France et le SPAC invite au Japon des metteurs en scène français parmi lesquels il faut citer Claude Régy et Olivier Py.

32 Le Lièvre d’Inaba et des Navajos adapte une étude de Claude Lévi-Strauss qui rapproche une légende japonaise de récits amérindiens et suppose un fond mythologique commun (Levi-Strauss 2001).

33 Miyagi théorise cette séparation en appelant les acteurs muets et dansants movers (« acteurs en mouvement ») et les acteurs chantants et inertes speakers (« acteurs parlants ») (Notsu et Scafuro 2018). Il s’agit d’une technique inspirée des arts traditionnels japonais : dans le bunraku, le conteur (tayū), sur le côté de la scène fait parler les marionnettes actionnées par des manipulateurs habillés de noir. De même dans le kabuki, les acteurs illustrent fréquemment les descriptions du conteur par leurs mimiques muettes. On notera qu’une technique spéciale, le ningyō-buri (« jeu de marionnettes »), permet dans des moments exceptionnels de faire jouer les acteurs comme de véritables marionnettes accompagnées de manipulateurs (Sieffert et Wasserman 1983 : 155-157).

34 Anan 2006 ; Smethurst 2014 ; Prost 2019.

35 Miyagi reprend sa technique favorite de séparation entre acteurs-movers et acteurs-speakers. Le dispositif théâtral, qui prend comme cadre la cérémonie funéraire aux morts (obon) utilise les danses et les chants populaires des fêtes bouddhiques (Notsu et Scafuro 2018).

36 Littéralement « le monde entier fait mouvoir/jouer l’acteur ».

37 Quillet 2019 ; Fischer-Lichte 2014.

38 Voir en particulier la mise au point de Fischer-Lichte « Adaptations of Greek Tragedies in Non-Western Performance Cultures » in Liapis et Sidiropoulou 2021, 272-278. L’auteur substitue à la notion d’« universalisme » (universality) celle de « pluri-localité » (pluri-locality).

39 Sur cette notion de « possession imaginaire », voir Lucken 2019.

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Pour citer cet article

Référence papier

Maxime Pierre, « La tragédie grecque à l’épreuve du Japon : de l’underground au monde  »Anabases, 36 | 2022, 63-77.

Référence électronique

Maxime Pierre, « La tragédie grecque à l’épreuve du Japon : de l’underground au monde  »Anabases [En ligne], 36 | 2022, mis en ligne le 02 novembre 2024, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/14457 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.14457

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