Navigation – Plan du site

AccueilNuméros36Historiographie et identités cult...Dossier – Antiquité-MondeLes centres culturels régionaux e...

Historiographie et identités culturelles
Dossier – Antiquité-Monde

Les centres culturels régionaux en Asie Mineure : circulation et modélisation des pratiques

Madalina Dana
p. 23-33

Résumés

Cet article se propose de lancer une réflexion méthodologique sur ce qu’est un centre culturel dans l’Antiquité et sur les critères qui participent à la définition d’un tel centre de culture quand il est régional. Puisque seuls les grands centres ont généralement bénéficié de l’attention des spécialistes, cette contribution s’intéresse aux centres de moindre envergure, notamment d’Asie Mineure sur les traces de Strabon, à leur influence dans une zone circonscrite, à l’attraction qu’ils pouvaient exercer sur ceux qui n’avaient pas les moyens ou l’ambition de se rendre dans des centres plus renommés, et à la constitution de leurs réseaux.

Haut de page

Dédicace

« Nicolas disait que la culture, prise dans sa totalité, est comme un voyage ».
(Ἔφη δὲ Νικόλαος ὁμοίαν εἶναι τὴν ὅλην παιδείαν ἀποδημίᾳ)
Nicolas de Damas, Autobiographie (BNJ 90 F 132)

Texte intégral

  • 1 Dana 2011.
  • 2 Voir Dana 2016b ; Dana 2020.
  • 3 L’ouvrage le plus récent est celui de Fron 2021, avec des études de cas consacrées à Alexandrie, (...)

1Après une enquête consacrée à la vie et à la mobilité culturelle des cités grecques de la mer Noire1, les espaces qui prolongeaient la région du Pont-Euxin, à savoir les Détroits, la Propontide et la Bithynie2 ont représenté pour moi la porte d’entrée, au sens propre comme figuré, vers un terrain de recherche beaucoup plus vaste et vers un sujet qui tout en restant dans la perspective du localisme doit être nourri par celle de la circulation et des réseaux. C’est ainsi qu’est née l’idée de travailler sur les centres de culture régionaux, motivée par le fait que, jusqu’ici, l’analyse des centres culturels a naturellement privilégié les grandes villes, en raison tout d’abord de la richesse de la documentation et de l’attraction qu’elles exerçaient sur les jeunes Grecs intéressés à parfaire leur éducation ou à suivre une carrière intellectuelle3. Mais point n’était besoin de toujours se diriger vers ces grands centres – un cadre plus approprié, car plus familier, leur était offert par les cités de moindre envergure, dans la région ou dans des régions voisines. Si leur statut de « centre culturel » n’est pas conforme à l’image traditionnelle que nous avons des centres, construite précisément sur les exemples athénien ou alexandrin, il n’en mérite pas moins d’être analysé de plus près, dans l’idée de remettre également en question le modèle centre-périphérie.

1. Qu’est-ce qu’un centre de culture régional ?

2Une différence notable réside dans le type de documentation, littéraire pour les centres traditionnels, majoritairement épigraphique pour ceux qui nous intéressent : l’image qui en ressort est modifiée. Si la renommée des grands maîtres parvient dans les endroits les plus reculés du monde habité, les petits centres doivent leur réputation non tant aux grands noms connus de tous mais bien aux réseaux locaux, aux bienfaiteurs qui auraient embelli les édifices réservés aux manifestations culturelles, enfin à leur proximité. Ces petits centres d’échelle régionale, plus proches et plus accessibles, jouent un rôle essentiel dans la mobilité culturelle, l’autre aspect à prendre en considération étant les conditions favorables à l’épanouissement d’un tel centre : la prospérité de la cité, la souplesse des institutions, les facilités fiscales, le cadre intellectuel (par exemple, la présence d’une bibliothèque ou l’existence d’écoles). La façon dont la cité accueillait les étrangers, en particulier les étrangers cultivés qui pouvaient participer à son rayonnement, à travers l’octroi d’honneurs ou l’érection de statues, est elle-aussi révélatrice de l’attractivité qu’un centre pouvait exercer.

  • 4 Galien, De ordine librorum suorum, I, 3 (Kühn, Claudii Galeni opera omnia, Leipzig, 1821-1833, t. (...)

3La polarisation se faisait autour des écoles (rhétoriques, mathématiques, médicales), des institutions ou bien des personnalités remarquables, les fameux ἄνδρες ἀξιόλογοι κατὰ παιδείαν (« les hommes célèbres pour leur culture ») mentionnés par Strabon (12.3.11). Un passage de Galien éclaire l’importance des réseaux familiaux ou de proximité avec le représentant d’une école : « Les gens admirent tel ou tel médecin ou philosophe sans avoir étudié leurs préceptes ni avoir été formés à la démonstration scientifique, grâce à laquelle ils pourraient être capables de distinguer les vrais et les faux arguments ; certains agissent ainsi à cause d’un père, d’autres d’un maître, d’autres encore d’un ami, parce qu’ils étaient empiriques, dogmatiques, ou méthodiques, ou simplement parce qu’un représentant d’une école donnée était admiré dans leur cité d’origine. La même chose vaut pour les écoles philosophiques : des gens différents ont des raisons différentes de devenir platoniciens, aristotéliciens, stoïciens ou épicuriens »4.

  • 5 Engels 2005, 133.

4La géographie intellectuelle de Strabon représente par ailleurs l’un des critères essentiels d’organisation de cette recherche et la raison pour laquelle l’Asie Mineure est un terrain privilégié pour appréhender ce phénomène de régionalisme culturel. Si Strabon laisse de côté les grands centres comme Athènes, Alexandrie ou Rome, c’est notamment pour concentrer son attention sur l’Asie Mineure en tant que « his own cultural patria », comme le remarque Johannes Engels5. En passant en revue leurs hommes célèbres, Strabon fait l’éloge de plusieurs cités majoritairement micrasiatiques, par exemple Lampsaque, Tralles, Halicarnasse, Tarse ou encore Nysa, son propre centre de formation, ville-phare pour son entreprise de « décentralisation » et de mise en avant des centres régionaux d’Asie Mineure.

  • 6 Pour trois figures intellectuelles remarquables, voir Engels 2008.

5Strabon s’étonnait devant le grand nombre de lettrés issus de la cité micrasiatique de Tarse, qui surpassait, selon lui, même Athènes et Alexandrie (14.5.13). De la même cité, il affirme que ses habitants se dévouaient non seulement à la philosophie, dont il cite un nombre impressionnant de représentants dans toutes les écoles, mais aussi au cycle général de la paideia, à savoir la poésie, la rhétorique et la grammaire. Il est pourtant surprenant que la plupart de ces figures intellectuelles marquantes ne soient pas devenues célèbres dans leur cité d’origine mais bien dans d’autres centres culturels méditerranéens, ce qui nous amène à nous interroger sur l’impact de la mobilité sur l’éclat de la vie culturelle locale, mais aussi sur la façon dont une cité en particulier, en l’occurrence Tarse, mettait à contribution ses réseaux culturels afin de bâtir sa réputation6. Nœud de commerce, située dans une plaine fertile, la cité joua également le rôle d’un centre régional « exportant » des hommes de culture mais sachant en même temps se rendre attirante par la réputation de ses écoles et de ses maîtres. Le paradoxe sur lequel je m’attarderai est précisément le fait que la « publicité » locale est brillamment assurée par les personnalités souvent affirmées à l’étranger : plus le rayonnement « international » de ces intellectuels était vaste, plus la gloire locale s’en trouvait consolidée. Le globalisme n’exclut pas le localisme ; au contraire, les différents visages du local, et tout particulièrement intellectuel, émergent et sont nourris par la large diffusion des pratiques et des savoirs qui caractérise les époques hellénistique et impériale.

2. Peut-on contourner la question de la globalisation ?

  • 7 Pitts et Versluys 2015.
  • 8 Whithmarch 2010.
  • 9 Vlassopoulos 2013 ; voir aussi Vlassopoulos 2007 et Vlassopoulos 2011.
  • 10 Müller 2016.
  • 11 Müller 2019.

6La globalisation est, de notre temps, un phénomène bien connu, parfois décrié, favorisé par l’accélération de la communication et l’homogénéisation, notamment économique, mais aussi technologique et culturelle au sens large. Peut-on toutefois employer cet anachronisme, qui plus est un buzz-word, pour interroger le passé, sans risquer de traiter des réalités complètement différentes ? La question de la globalisation dans le monde antique reste certes un sujet difficile, mais ce n’est pas parce qu’il est difficile qu’il ne faut pas l’aborder. Ainsi, un livre relativement récent s’y essaie pour le monde romain7, sans doute parce que le fait que ce dernier se constitue assez tôt en empire renvoie implicitement à une unification géographique et politique consciente et intentionnelle. En réalité, l’espace romain n’est pas moins fragmenté que l’espace grec, la différence étant qu’une autorité politique unique fait illusion : la globalisation serait-elle alors, avant tout, un phénomène politique ? C’est ce qui semble ressortir d’un autre ouvrage, qui traite du monde grec à l’époque impériale8. Il faut toutefois noter l’exception notable pour l’histoire grecque, représentée par le livre de Kostas Vlassopoulos, qui fut amorcé par deux articles9. Ce dernier montre, d’abord, que la globalisation est un processus réversible, caractérisé par des transformations et par des discontinuités. Par ailleurs, mettre en avant la globalisation ne mène pas à l’extinction des cultures locales : la globalisation – à savoir, la manière dont les contacts économiques et culturels avec une culture dominante modifient le faciès d’une partie du monde – est inévitablement liée à la glocalisation, à savoir la façon dont les communautés locales adoptent et adaptent la koinè globale. Il est rejoint par Christel Müller, selon laquelle les cités grecques étaient interconnectées par divers réseaux, le localisme et la notion de « local » n’étant que des byproducts (ou « produits dérivés ») du globalisme10. Celle-ci attire opportunément l’attention sur le fait que de tels concepts doivent être utilisés comme des outils heuristiques plutôt qu’en tant que modèles théoriques11.

  • 12 Bourdieu 1984, 37.

7Le meilleur moyen d’introduire la globalisation parmi nos moyens de penser l’Antiquité est finalement de passer par les outils déjà légitimes car entrés dans le vocabulaire et dans les pratiques savantes : mobilité, connections, réseaux, autrement dit les interactions. Je les ai déjà appliqués pour mon travail antérieur. Il ne s’agit pas de bouleverser la façon de faire des Antiquisants, qui continueront d’appliquer des méthodes traditionnelles, telles que l’analyse prosopographique et l’analyse des sources, mais de la mener plus loin, afin de comprendre les enjeux majeurs par le prisme des concepts modernes que nous avons intégrés à nos méthodes. Pour citer Pierre Bourdieu, « les sciences sociales doivent conquérir tout ce qu’elles disent contre les idées reçues que véhicule le langage ordinaire et dire ce qu’elles ont conquis dans un langage qui est prédisposé à dire tout à fait autre chose. Casser les automatismes verbaux (…) c’est rompre avec la philosophie sociale qui est inscrite dans le discours spontané »12.

3. Les mobilités comme vecteurs culturels

  • 13 Renfrew et Cherry 1986.
  • 14 Ma 2003.

8Dans cette même logique de décloisonnement des sciences sociales, le concept de peer polity interaction mis en œuvre par les archéologues Colin Renfrew et John F. Cherry afin de dépasser la logique simpliste des rapports centre-périphérie sous l’angle de la dépendance et afin de repenser cette relation s’est avéré13, depuis l’étude programmatique de John Ma14, un outil théorique parfaitement adapté à notre domaine. Cette adaptation se justifie pleinement si l’on considère le polycentrisme du monde grec et surtout, après l’avènement des nouveaux royaumes hellénistiques, l’apparition des « centres » à la périphérie, grâce à la volonté des héritiers d’Alexandre de diffuser la culture grecque. Dans ce monde dont les contours ne sont jamais figés car résultant des échanges multiformes et variables, la distance n’est pas un concept opératoire. La peer polity interaction met en lumière des relations égalitaires entre les communautés autonomes qu’étaient les cités, reliées en réseau, connectées à travers une culture civique qui favorise les interactions. Il s’agit, en fin de compte, d’un phénomène culturel, qui trouve son expression dans le partage des pratiques communes, dans la diplomatie et les échanges aussi bien que dans la glocalisation de la production littéraire, artistique ou savante.

  • 15 Sa définition des savoirs est particulièrement éclairante : « un champ de l’expérience humaine, i (...)
  • 16 Engberg-Pedersen 1993.

9Selon Christian Jacob, les savoirs ne sont pas abstraits mais sont propagés par des acteurs et notamment par l’interaction entre ces différents acteurs, à différentes échelles15. L’aspect dynamique de la propagation des savoirs, tout comme l’aspect réticulaire des interactions, sont essentiels pour comprendre l’avènement de ce que j’appelle des « centres culturels ». Les savoirs sont situés non seulement dans une époque, dans une culture et dans une société, mais aussi dans des lieux particuliers, qui peuvent leur être dédiés temporairement ou de manière durable, dans certaines cités qui deviennent alors des centres de culture. Ce statut peut parfois accompagner une certaine prééminence économique ou politique mais sans que cette dernière condition soit indispensable, un centre politique n’étant pas toujours un centre culturel16. Un centre de culture est institué comme tel par les acteurs, les moyens et les formes d’activité. Ainsi, les centres peuvent être des lieux de production, d’archivage et de conservation – un musée, une bibliothèque –, ou de transmission – une école, un lieu d’apprentissage en général. Ils sont notamment caractérisés par les échanges entre acteurs et par la performativité, par ce qu’ils permettent de réaliser. Trois aspects essentiels sont à étudier : leur émergence, leur spécialisation et leur connectivité. En effet, les centres culturels doivent être considérés comme des pôles connectés dans des réseaux, institutionnalisés ou non, entre lesquels pouvaient circuler les acteurs des savoirs, les livres et les innovations intellectuelles.

  • 17 Samama 2003, n° 306 (ier- iie siècles ap. J.-C.).

10Il s’agit ainsi d’un volet essentiel de notre recherche, où il est question de comprendre la façon, à première vue paradoxale, dont les mobilités des hommes de culture itinérants participent – et représentent même le principal critère – à la constitution, au rayonnement et parfois à la pérennisation des centres de culture. Cette interrogation prend son point de départ dans la mobilité qui régissait la vie des professionnels du savoir, notamment des médecins, jusqu’à l’époque impériale tardive : « Le feu a consumé ses chairs, et ses os gisent ci-dessous ; Hédys, le médecin, a vu bien des pays, le cours de l’Océan et les confins des terres : l’Europe, la Libye et cette grande Asie. Tout s’achève ainsi misérablement et, en aucun lieu, Hédys n’eut d’enfant. Hédys senior, âgé de 55 ans, Dikaiosynè, âgée de 50 ans17 ».

  • 18 Voir, par exemple, le médecin Asklépiadès de Pergè (Samama 2003, n° 341, l. 7-8, 34-36 ; iie sièc (...)
  • 19 Dana 2007, 198-201.
  • 20 Épitaphe métrique (Samama 2003, n° 28 ; iie-ier siècles av. J.-C.).
  • 21 Samama 2003, n° 321 (iie-iiie siècles ap. J.-C.).
  • 22 Samama 2003, n° 194 (ier siècle ap. J.-C.).
  • 23 Samama 2003, n° 334 (iiie-ive siècles ap. J.-C.). D’autres médecins sont attestés comme philosoph (...)

11Cette épitaphe métrique du médecin Hédys, retrouvée à Nicée en Bithynie, éclaire parfaitement l’exercice de la pratique médicale, qui se fait dans l’itinérance. Une première catégorie qui voyage est donc celle des médecins, pour exercer leurs activités professionnelles, mais aussi pour donner des conférences dans le cadre de leur métier. Il s’agit d’akroaseis, accompagnées d’epideixeis, dans le but de convaincre leurs auditeurs, en particulier les dirigeants de la cité, de la nécessité de les embaucher ; le contenu de ces conférences tourne généralement autour des questions d’hygiène et de ce que, de nos jours, on appelle des politiques de santé publique18. Au iie siècle av. J.-C., les akroaseis du médecin Dioklès de Cyzique, qui allait être par la suite engagé comme médecin public par la cité d’Istros, rassemblaient sans doute un public nombreux et curieux19. Ainsi, la médecine étant une branche de la paideia, le médecin est lui-aussi un pepaideumenos, un représentant de la culture lettrée, invité à parler devant les jeunes ou moins jeunes dans le but de les instruire. Il n’est pas seulement praticien, mais aussi philosophe, poète (par exemple, Thrasippos de Corinthe20), écrivain et auteur de traités médicaux. Cette tradition est prolongée à l’époque impériale, comme on peut le constater dans le cas de Barbas de Gangra-Germanicopolis, en Paphlagonie, qui n’était, « pour la culture et l’art médical, le second de personne, au point qu’il était renommé jusqu’à Rome21 ». On peut également remarquer Hermogénès de Smyrne, auteur de 77 ouvrages, chiffre qui correspond au nombre d’années qu’il a vécues, auteur, en plus de 72 traités médicaux, d’histoires locales de sa cité, de traités sur Homère, d’ouvrages sur les fondations d’Asie et d’Europe, etc.22 Calpurnius Collega Macedon, d’Antioche, archiatros, fut « l’un des Dix premiers orateurs attiques (…), philosophe disciple de Platon et de Socrate23 ».

  • 24 Érétrie : IG. XII 9 235, l. 11-13 (116 av. J.-C.) ; IG. XII 9 234, l. 8-12 (ier siècle av. J.-C.) (...)
  • 25 Aristothéos : Syll.3 702 ; F. Delphes III 3 124 ; Syriskos : IOSPE I2 344 ; Myrinos : I. Cret. I (...)
  • 26 IG. IX 2 62 (Lamia) et IG. IX 1² 740 (Chaleion).
  • 27 Helly 2006.

12La sphère des compétences des conférenciers est cependant plus étendue, notamment dans les domaines de la philologie, la rhétorique, les mathématiques, la philosophie et l’histoire. Le terrain de prédilection des conférenciers le mieux attesté est celui des études homériques. Ainsi, à Érétrie, un gymnasiarque avait invité dans la ville, à ses frais, un spécialiste d’Homère (homérikos), Dionysios d’Athènes, qui avait enseigné son art devant les éphèbes, les néoi (plus probablement que devant les paides) et devant tous ceux qui étaient intéressés par l’instruction ; sous un autre gymnasiarque, les trois groupes recevaient des leçons de rhétorique. À Priène, les éphèbes se trouvaient sous la direction de leur professeur de philologia ; enfin, à Sestos, les éphèbes, auxquels se sont joints les paides, les néoi, mais aussi les autres paideutai (dont on ne connaît pas la spécialité), ont honoré le professeur de géométrie24. Les mieux attestés sont néanmoins les poètes épiques, chargés d’écrire ou, le cas échéant, de réécrire, l’histoire mythique de la polis, la leur ou celle de la cité qui les invite à donner des conférences en les honorant à la hauteur de leur dévouement. Il convient de s’arrêter sur la manière dont ils sont désignés, car la seule mention des lectures qu’ils ont données nous permet de les identifier comme conférenciers. Appelés parfois historiographoi, comme Aristothéos de Trézène, attesté à Delphes, parfois syngrapheis, tels Syriskos de Chersonèse, ils sont souvent désignés comme poiètai, à l’instar de Myrinos d’Amisos, poète épique et mélique chargé par son maître, Dioskoridès de Tarse, de lire ses œuvres à Cnossos25. Les cas de la poétesse Aristodama de Smyrne, honorée au iiie siècle av. J.-C. par deux cités de la Ligue étolienne pour avoir exalté les traditions locales26, ainsi que celui de Bombos d’Alexandrie de Troade, qui avait par ses conférences participé à la consolidation des liens entre sa cité et Larissa27, sont exemplaires de la pratique et du rôle des conférenciers. Cse derniers ont non seulement une contribution d’ordre culturel, mais aussi politique, leur savoir étant un instrument diplomatique pour resserrer les liens entre leur communauté d’origine et celle qui les accueille.

4. L’espace civique et ses valeurs

13C’est autour de cette catégorie que je souhaite approfondir mes recherches, à savoir les détenteurs et transmetteurs de savoirs acquis lors d’une formation de longue durée auprès d’un ou de plusieurs maîtres, validée par la fréquentation du maître et reconnue par des pairs. Ces savoirs sont par la suite diffusés dans des cités ou des centres panhelléniques, où les conférenciers trouvent un auditoire familier de ce type de connaissances et disposé à s’en imprégner, en lui accordant une valeur sociale et culturelle. Il s’agit de savoirs multiformes ‒ philosophiques, historiques, scientifiques, littéraires ‒ dont les points communs sont leur universalité, leur validité et la mobilité de leurs porteurs.

  • 28 Guarducci 1927-1929 ; Tod 1957 ; Montiglio 2005 ; Hunter et Rutherford 2009.
  • 29 Dana et Savalli-Lestrade 2019.

14Pour ce type de recherche, l’étude de la mobilité28, qui s’inscrit dans la direction qui a déjà orienté les travaux que j’ai menés ces dernières années, est indispensable. On conçoit généralement le thème de la mobilité pour les études « supérieures » au sein du parcours qui menait le jeune étudiant depuis sa cité, où il avait acquis quelques bribes de culture, jusque dans des centres culturels réputés et attractifs, afin d’atteindre l’enseignement des rhéteurs et des philosophes célèbres. Pourtant, la véritable formation commence dans la cité d’origine, auprès des érudits locaux et en contact avec les voisins, les amis et les proches cultivés. Par la suite, il était possible de quitter sa cité afin de s’instruire à l’étranger, pour devenir un homme politique, un homme de culture ou un professionnel, un maître, voire un scholarque. La mobilité, grâce à laquelle l’ouverture vers d’autres espaces devient le moteur de la richesse culturelle du monde grec, doit être comprise et évaluée à ses multiples échelles, dont la première est la cité. Au cœur de mon approche se situe par conséquent la cité29, les centres culturels les plus importants n’étant eux-mêmes que de grandes cités (ou plutôt des cités dont l’importance est accrue en raison précisément de ce statut), y compris ce qu’on appelle les capitales hellénistiques. Le travail sur les mobilités implique avant tout une réflexion sur cet espace civique et ses valeurs, la cité étant multipliée grâce à ses réseaux sans cesse renouvelés. Un travail sur la mobilité et l’itinérance exige également un exercice de géographie historique, afin d’identifier les cités et les régions concernées par les déplacements de ce type d’acteurs. Enfin, il faut examiner la pratique de la conférence et la contribution des conférenciers à la circulation des idées, des valeurs et des idéaux partagés.

  • 30 Je pense aux études de cas qui ont amorcé cette réflexion : Dana 2013 ; Dana 2014 ; Dana 2016a ; (...)

15Si les études de cas30 permettent d’approcher le sujet par le biais le plus sûr, celui des sources et de leur contextualisation, l’étude générale de ces centres ne se résume pas à des monographies de cités prises individuellement, sous la simple forme d’un « inventaire des faits culturels », mais suppose une analyse plus vaste, à la fois sociale et culturelle, des conditions de production intellectuelle qui font qu’une cité se remarque dans le paysage si hétérogène de l’Asie Mineure hellénistique et impériale. Cette démarche se situe ainsi au carrefour de la sociologie intellectuelle, qui prend notamment en compte l’interaction des acteurs, leurs rivalités et leurs convergences, de l’histoire sociale, de l’histoire intellectuelle qui met l’accent sur la formation et la persistance des traditions intellectuelles, et de la géographie culturelle.

Haut de page

Bibliographie

Bourdieu 1994 : Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Édition de Minuit, 1984.

Dana 2007 : Madalina Dana, « Éducation et culture à Istros. Nouvelles considérations », Dacia NS 51 (2007), 185-209.

Dana 2011 : Madalina Dana, Culture et mobilité dans le Pont-Euxin. Approche régionale de la vie culturelle des cités grecques, Bordeaux, Ausonius, 2011 (Studia Antiqua 37).

Dana 2013 : Madalina Dana, « La cité de Byzance aux époques hellénistique et
impériale : un centre culturel avant Constantinople », in Gocha R. Tsetskhladze et alii (ed.), Proceedings of the Fourth International Congress on Black Sea Antiquities Istanbul, 14th–18th September 2009, Oxford, Archeopress, 2013 (BAR International Series 2517), 29-38.

Dana 2014 : Madalina Dana, « Cyzique, une cité au carrefour des réseaux culturels du monde grec », in Michel Sève et Patrick Schlosser (éd.), Cyzique, cité majeure et méconnue de la Propontide antique, Metz, Centre de Recherche Universitaire Lorrain d’Histoire, 2014, 195-224.

Dana 2016a : Madalina Dana, « Nysa et ses hommes célèbres : le destin culturel d’une cité d’Asie Mineure », REG 129 (2016), 267-304.

Dana 2016b : Madalina Dana, « Histoire et historiens de Propontide et de Bithynie : mythes, récits et identités », in Madalina Dana et Franck Prêteux (éd.), Identité régionale, identités civiques autour des Détroits des Dardanelles et du Bosphore : ve siècle av. J.-C. – iie siècle apr. J.-C., Besançon, PUFC, 2016 (DHA Suppl. 15), 171-240.

Dana 2020: Madalina Dana, « Local culture and regional cultures in the Propontis and Bithynia », in María-Paz de Hoz, Juan Louis García Alonso et Louis Arturo Guichard Romero (ed.), Greek Paideia and Local Tradition in the Graeco-Roman East, Louvain, Peeters, 2020 (Colloquia Antiqua 29), 39-71.

Dana à paraître : Madalina Dana, « Nicée et Nicomédie comme centres de culture régionaux », in Madalina Dana et Matthias Haake (ed.), Experts of Knowledge on the Move. Networks, Connectivity, Mobility and Nodes in the Ancient Mediterranean World from the Early Archaic Period to Late Antiquity, Stuttgart, F. Steiner, à paraître.

Dana et Savalli-Lestrade 2019 : Madalina Dana et Ivana Savalli-Lestrade (éd.), La cité interconnectée dans le monde gréco-romain (ive s. a.C.-ive s. p.C.). Transferts et réseaux institutionnels, religieux et culturels aux époques hellénistique et impériale, Bordeaux, Ausonius, 2019 (Scripta Antiqua 118).

Engberg-Pedersen 1993: Troels Engberg-Pedersen, « The Relationship between Cultural and Political Centres in the Hellenistic World », in Per Bilde et alii (ed.), Centre and Periphery in the Hellenistic World, Aarhus, Aarhus University Press, 1993, 284-315.

Engels 2005: Johannes Engels, « Ἄνδρες ἔνδοξοι or “Men of High Reputation” in Strabo’s Geography », in Daniela Dueck, Hugh Lindsay et Sarah Pothecary (ed.), Strabo’s Cultural Geography. The Making of a Kolossourgia, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, 129-143.

Engels 2008: Johannes Engels, « Athenodoros, Boethos und Nestor: “Vorsteher der Regierung” in Tarsos und Freunde führender Römer », in Altay Coşkun (ed.), Freundschaft und Gefolgschaft in den auswärtigen Beziehungen der Römer (2. Jh. v.Chr. – 1. Jh. n.Chr.), Francfort/M., Peter Lang, 2008, 109-132.

Fron 2021: Christian Fron, Bildung und Reisen in der römischen Kaiserzeit. Pepaideumenoi und Mobilität zwischen dem 1. und 4. Jh. n. Chr., Berlin, De Gruyter, 2021.

Guarducci 1927-1929: Margherita Guarducci, « Poeti vaganti e conferenzieri dell’età ellenistica », Memorie. Accademia Nazionale dei Lincei. Classe di scienze morali, storiche e filologiche ser. VI.2 (1927-1929), 629-665.

Helly 2006 : Bruno Helly, « Décret de Larisa pour Bombos, fils d’Alcaios, et pour Leukios, fils de Nikasias, citoyens d’Alexandrie de Troade (ca. 150 av. J.-C.) », Chiron 36 (2006), 171-203.

Hunter et Rutherford 2009: Richard Hunter et Ian Rutherford (ed.), Wandering Poets in Ancient Greek Culture. Travel, Locality and Pan-Hellenism, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.

Jacob 2014 : Christian Jacob, « Savoir et savoirs », dans Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ?, en ligne sur OpenEdition Press, 2014, consulté le 28 mars 2021.

Ma 2003: John Ma, « Peer Polity Interaction in the Hellenistic Age », Past & Present 180 (2003), 9-39.

Montiglio 2005: Silvia Montiglio, Wandering in Ancient Greek Culture, Chicago-Londres, University of Chicago Press, 2005.

Müller 2016: Christel Müller, « Globalization, Transnationalism, and the Local in Ancient Greece », Oxford Handbooks Online. Apr 2016. DOI : 10.1093/oxfordhb/9780199935390.013.42, consulté le 23 mars 2021.

Müller 2019 : Christel Müller, « Les réseaux des cités grecques : archéologie d’un concept », in Madalina Dana et Ivana Savalli-Lestrade (éd.), La cité interconnectée dans le monde gréco-romain (ive s. a.C.-ive s. p.C.). Transferts et réseaux institutionnels, religieux et culturels aux époques hellénistique et impériale, Bordeaux, Ausonius, 2019 (Scripta Antiqua 118), 26-43.

Perrin 2007 : Michel-Yves Perrin, « De quelques homologies entre ralliements confes­sionnels en régime chrétien et adhésions au christianisme dans l’Antiquité tardive », Mediterranea 4 (2007), 263-280.

Pitts et Versluys 2015: Martin Pitts et Miguel John Versluys (ed.), Globalisation and Roman World. World History, Connectivity and Material Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.

Renfrew et Cherry 1986: Colin Renfrew et John F. Cherry (ed.), Peer Polity Interaction and Socio-Political Change, Cambridge, 1986.

Samama 2003 : Evelyne Samama, Les médecins dans le monde grec. Sources épigraphiques sur la naissance d’un corps médical, Genève, Droz, 2003.

Tod 1957: Marcus N. Tod, « Sidelights on Greek Philosophers », JHS 77/1 (1957), 132-141.

Vlassopoulos 2007: Kostas Vlassopoulos, « Between East and West », AWE 6 (2007), 91- 111.

Vlassopoulos 2011: Kostas Vlassopoulos, « Regional Perspectives and the Study of Greek History », Incidenzza dell’Antico 9 (2011), 9-31.

Vlassopoulos 2013: Kostas Vlassopoulos, Greeks and Barbarians, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.

Whitmarsh 2010: Tim Whitmarsh (ed.), Local Knowledge and Microidentities in the Imperial Greek World, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.

Haut de page

Notes

1 Dana 2011.

2 Voir Dana 2016b ; Dana 2020.

3 L’ouvrage le plus récent est celui de Fron 2021, avec des études de cas consacrées à Alexandrie, Antioche, Athènes, Bérytos, Éphèse, Pergame, Rome et Smyrne.

4 Galien, De ordine librorum suorum, I, 3 (Kühn, Claudii Galeni opera omnia, Leipzig, 1821-1833, t. XIX, p. 50, l. 4-13 = Boudon-Millot, Galien. Tome I, Paris, CUF, p. 88, l.  13- p. 89, l. 4). Trad. chez Perrin 2007, 277-278.

5 Engels 2005, 133.

6 Pour trois figures intellectuelles remarquables, voir Engels 2008.

7 Pitts et Versluys 2015.

8 Whithmarch 2010.

9 Vlassopoulos 2013 ; voir aussi Vlassopoulos 2007 et Vlassopoulos 2011.

10 Müller 2016.

11 Müller 2019.

12 Bourdieu 1984, 37.

13 Renfrew et Cherry 1986.

14 Ma 2003.

15 Sa définition des savoirs est particulièrement éclairante : « un champ de l’expérience humaine, individuelle et collective, plus précisément [comme] l’ensemble des procédures mentales, discursives, techniques et sociales par lesquelles une société, les groupes et les individus qui la composent, donnent sens au monde qui les entoure et se donnent les moyens d’agir sur lui ou d’interagir avec lui » (Jacob 2014).

16 Engberg-Pedersen 1993.

17 Samama 2003, n° 306 (ier- iie siècles ap. J.-C.).

18 Voir, par exemple, le médecin Asklépiadès de Pergè (Samama 2003, n° 341, l. 7-8, 34-36 ; iie siècle av. J.-C).

19 Dana 2007, 198-201.

20 Épitaphe métrique (Samama 2003, n° 28 ; iie-ier siècles av. J.-C.).

21 Samama 2003, n° 321 (iie-iiie siècles ap. J.-C.).

22 Samama 2003, n° 194 (ier siècle ap. J.-C.).

23 Samama 2003, n° 334 (iiie-ive siècles ap. J.-C.). D’autres médecins sont attestés comme philosophes : Horte(n)sinus, décédé à Rome (Samama 2003, n° 478 ; fin du iie siècle ap. J.-C.) ; Ménécratès de Maionia, honoré à Mermere (Samama 2003, n° 231 ; ier siècle ap. J.-C.) ; Asklépiadès, décédé à Rome, pythagoricien, sur la tombe duquel on a érigé un autel orné de bas-reliefs représentant Uranie, Melpomène, Thalie et Clio en compagnie de leur « patron » Apollon (Samama 2003, n° 481 ; ca. 180-250).

24 Érétrie : IG. XII 9 235, l. 11-13 (116 av. J.-C.) ; IG. XII 9 234, l. 8-12 (ier siècle av. J.-C.). Priène : I. Priene 112, l. 73-74 (après 84 av. J.-C.) ; Sestos : I. Sestos 5.

25 Aristothéos : Syll.3 702 ; F. Delphes III 3 124 ; Syriskos : IOSPE I2 344 ; Myrinos : I. Cret. I VIII 12.

26 IG. IX 2 62 (Lamia) et IG. IX 1² 740 (Chaleion).

27 Helly 2006.

28 Guarducci 1927-1929 ; Tod 1957 ; Montiglio 2005 ; Hunter et Rutherford 2009.

29 Dana et Savalli-Lestrade 2019.

30 Je pense aux études de cas qui ont amorcé cette réflexion : Dana 2013 ; Dana 2014 ; Dana 2016a ; Dana à paraître.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Madalina Dana, « Les centres culturels régionaux en Asie Mineure : circulation et modélisation des pratiques »Anabases, 36 | 2022, 23-33.

Référence électronique

Madalina Dana, « Les centres culturels régionaux en Asie Mineure : circulation et modélisation des pratiques »Anabases [En ligne], 36 | 2022, mis en ligne le 02 novembre 2024, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/14343 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.14343

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search