Tim Rood, Carol Atack et Tom Phillips, Anachronism & Antiquity
Tim Rood, Carol Atack et Tom Phillips, Anachronism & Antiquity, Londres et New York, Bloomsbury, 2020, 296 p. / ISBN 9781350115200, £ 75
Texte intégral
1Face à cet ouvrage écrit à trois mains, les antiquisants français auront immédiatement en tête Nicole Loraux et son « Éloge de l’anachronisme en histoire » (1993), contribution paradoxale qui avait été pensée pour prendre à rebours – et de l’intérieur – les méthodes et les visées de l’anthropologie historique de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet. À trop vouloir souligner les ruptures entre les Anciens et nous, à trop insister sur leur altérité, on en perdait de vue – laissait-elle entendre – l’intérêt de l’approche historienne, qui consiste à tisser des liens entre le passé et le présent, se privant alors d’un outil heuristique essentiel dans toute enquête qui prend l’Antiquité comme objet : l’analogie. Nicole Loraux finissait par prôner une « pratique contrôlée de l’anachronisme ». Ces réflexions, Tim Rood (St Hugh’s College/Oxford), Carol Atack (St Hugh’s College/Oxford), Tom Phillips (University of Manchester) ne les ignorent pas, même s’ils attendent la page 30 de leur ouvrage pour les mentionner. Ce livre a donc pour mérite de nous mener à épouser d’autres points de vue que ceux auxquels on s’attend, en maniant d’autres auteurs de référence. Il permet également de découvrir, pour ceux qui ne les connaissaient pas, tout un groupe de chercheurs britanniques qui s’intéressent de près à la réception de l’Antiquité, comme en témoignent divers dossiers parus ici et là, notamment dans le Classical Receptions Journal.
2En réalité, T. Rood, C. Atack et T. Phillips ne limitent pas leur enquête à l’anachronisme pur et simple, notion qui – pour tout dire – n’a pas de réelle consistance dans l’Antiquité. Ils citent à raison les très rares sources anciennes qui font apparaître le verbe anachronizein : un ostrakon égyptien de 199 ap. J.-C. découvert à Narmouthis, qui est une requête adressée à un gouverneur local, requête peut-être incorrectement datée ; une lettre sur papyrus retrouvée à Tebtynis (Fayoum) où l’auteur semble s’excuser de sa réponse tardive ; puis une scholie aux Phéniciennes d’Euripide (854) qui reproche au dramaturge des incohérences dans ses mentions de la guerre entre Eumolpe et Érechthée. Mais c’est surtout à partir de la redécouverte des textes antiques dans l’Europe renaissante que le terme grec anachronismos et son équivalent latin anachronismus commencent leur carrière, par exemple dans les marges du codex Mediceus d’Eschyle arrivé en Italie au début du xve siècle.
3Une fois dressé ce constat, le chapitre 2 intitulé « Anachronistic Histories » s’arrête sur les principaux travaux qui ont été consacrés, dans le cours du xxe siècle, aux types concurrents d’historicité. Une place d’honneur est octroyée à Reinhart Koselleck, dont est réexaminée l’interprétation du tableau d’Altdorfer, Alexanderschlacht (1529). Dans cette curieuse composition, la bataille d’Issos (333 av. J.-C.) est figurée sous des traits partiellement modernisés. Koselleck croyait y percevoir une impossibilité à penser le changement d’époque, comme si le peintre s’imaginait en pur contemporain de l’événement. Par l’intermédiaire de Schlegel, autre observateur aiguisé de ce tableau, Koselleck est révisé. Ce chapitre permet aux auteurs de mieux définir leur propos : « Our concern in this book will not be the anachronism inherent in all historical writing and in all human consciousness but the workings of anachronism in explicit formulations of historical difference across a wide variety of Greek and Roman genres » (p. 56). Sans tarder, ils passent alors en revue (3. Anachronism & Philology) divers textes antiques qui jonglent sciemment avec la chronologie, puis réservent un sort particulier à Virgile, dont on sait qu’il est invité à réécrire la « légende » romaine pour mieux servir le retour à l’ordre moral voulu par Auguste. L’épisode de Didon, au chant IV de l’Énéide, fait l’objet d’un aparté, car il a provoqué un déchaînement de commentaires « chrono-centrés » dès l’Antiquité et dans la République des Lettres des xvie-xixe siècles : pour nombre d’interprètes, la fondation de Carthage aurait été bien postérieure à la destruction de Troie.
4Le chapitre suivant (4. Anachronism & Chronology) est essentiellement dévolu à l’ample travail entrepris par l’humaniste Scaliger (1540-1609) en matière de datation des événements antiques. Après la biographie intellectuelle en deux tomes d’Anthony Grafton (Joseph Scaliger : a study in the history of classical scholarship, 1983-1993), hommage est rendu une nouvelle fois à Scaliger. Sa méticulosité et la confiance en son propre savoir dont témoignent le De emendatione temporum (1583) et le Thesaurus temporum (1606) en font l’un des patrons des positivistes. Il a cru détecter, chez les Anciens, des « prochronismes » (des datations trop précoces) et des « métachronismes » (des post-datations). Il a proposé une lecture critique de son grand prédécesseur, Eusèbe de Césarée, et affronté notamment le problème de la datation des vies d’Homère et d’Hésiode.
5L’anachronisme est ensuite envisagé à partir des considérations de nature ethnographique ou anthropologique formulées depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine (5. Anachronistic Survivals). La notion d’allochronisme due à Johannes Fabian entre alors en scène. Il s’agit de voir comment les Anciens pensaient leur propre passé. Parfois pour mieux en comprendre les vestiges : qu’on songe à Vitruve et aux souvenirs des modes de construction primitifs qu’il retrouve dans l’architecture de son temps. Parfois pour améliorer la perception du présent et même du futur : dans son travail d’onirocritique, Artémidore de Daldis affirmait que les rêves ne possédaient pas la même signification selon les époques et les cadres de vie. Il apparaît dans ce chapitre que les prises en compte de toute forme d’altérité se doublent souvent d’une accusation de ne pas appartenir à la « bonne » époque : l’implantation territoriale de Sparte en unités fragmentées fait dire ainsi à Thucydide que les Spartiates sont arriérés puisqu’ils n’ont pas connu de synœcisme à l’athénienne.
6Par la suite, les auteurs cherchent à voir comment l’exemplum joue sur plusieurs registres temporels (6. Anachronism & Exemplarity) qui désynchronisent sans cesse les événements et leurs acteurs. Sans être négligé par les Grecs, ce type de rapport au passé, où l’on va chercher des modèles à imiter, a été particulièrement prisé à Rome. C’est le retour du même souhaité à l’infini, la réapparition de la vertu dans les mêmes oripeaux. Quintilien dit ainsi que les Romains étaient aussi forts en exempla que les Grecs en préceptes, mais rajoute aussitôt que les « exemples » comptent davantage (Institution oratoire, 12, 2, 30). L’exemplum est un agent puissant d’historicité : il sert à raviver les hauts faits de jadis, tout en corrigeant le présent et tout en poussant à l’action. L’exemplarité crée des ressassements dynamiques : « Old exempla could become salient again with new twists in the order of things, sometimes at the very moment they were dismissed as antiquated » (p. 168).
7Les deux derniers chapitres (7. Anachronism Now : Multitemporal Moments et 8. Anachronistic Dialogues) continuent de tirer les fils de l’histoire des conceptions gréco-romaines du temps. Il est question cette fois, entre autres, de « rétrojections » et de « multitemporalités ». Des œuvres d’art fameuses – L’École d’Athènes de Raphaël au premier chef – sont convoquées pour l’occasion. Puis survient l’épilogue en forme d’échappée fondée sur une analyse d’un cycle de peintures édifiantes de James Barry (1741-1806), intitulé The Progress of Human Cultures. Celles-ci ornent la salle d’apparat de la Royal Society of Arts à Londres. Comme chez Raphaël, les grands hommes s’y rencontrent au mépris de la chronologie : parmi d’autres, Shaftesbury et Locke s’entretiennent tranquillement avec Platon et Aristote.
8Ce livre propose par conséquent de très libres cheminements dans une matière aux contours difficilement saisissables. Au long de l’enquête, le terme « anachronisme » est utilisé de manière extensive. Les auteurs de l’ouvrage étant principalement hellénistes, les exemples sont tirés davantage des sources grecques que latines. Mais les antiquisants que préoccupe la question de l’historicité et de la temporalité trouveront dans cet ouvrage des éléments qui aident à cerner, dans ses contradictions et ses confusions, le rapport des Anciens à tous « leurs » passés.
Pour citer cet article
Référence papier
Sarah Rey, « Tim Rood, Carol Atack et Tom Phillips, Anachronism & Antiquity », Anabases, 35 | 2022, 359-361.
Référence électronique
Sarah Rey, « Tim Rood, Carol Atack et Tom Phillips, Anachronism & Antiquity », Anabases [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 10 avril 2022, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/14240 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.14240
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