Mika Kajava, Tua Korhonen et Jamie Vesterinen (éds.), Meilicha Dôra. Poems and Prose in Greek from Renaissance and Early Modern Europe
Mika Kajava, Tua Korhonen et Jamie Vesterinen (éds.), Meilicha Dôra. Poems and Prose in Greek from Renaissance and Early Modern Europe, Helsinki, Societas Scientarum Fennica, 2020, 356 p. / ISBN 9789516534414, 30 €
Texte intégral
1Alors que la littérature néo-latine est un domaine bien étudié, la composition de textes en grec ancien dans l’Europe moderne est un phénomène plus discret et moins connu que le présent ouvrage permet d’aborder.
2Dans une première partie, une étude de Gregory Vorobyev (pp. 1-27) porte sur la traduction en grec par Théodore Gaza d’une lettre du pape Nicolas V au dernier empereur de Byzance (fin septembre-début octobre 1451). L’auteur n’envisage qu’un court passage donnant la liste des pays témoins pour l’union des églises stipulée au Concile de Ferrare-Florence (1438-1439) et révélant l’ignorance de la géographie de l’Europe occidentale chez les Byzantins. Mais le texte latin montre que pour le pape lui-même l’Ecosse (Scotia) est une île au même titre que l’Irlande (Hibernia) ! À mon sens toute la lettre mérite d’être lue (Migne, Patrologia Graeca, vol. 160, coll. 1201-1212, en ligne) car outre son importance historique elle offre le plaisir de lire un grec élégant et fluide. Une deuxième étude (Angelo de Patto, pp. 29-41) concerne une épitaphe en l’honneur d’Uberto Decembrio (1350-1427), un des premiers humanistes italiens à pouvoir apprendre le grec grâce à Manuel Chrysoloras, gravée sur la façade de la Basilique Saint Ambroise à Milan. Elle est composée de huit vers latins rimés, mentionnant sa traduction en latin de la République de Platon (en collaboration, sans doute, avec son maître Chrysoloras), et suivis de cinq passages des Psaumes en grec, ce qui en fait la première inscription grecque en Europe occidentale.
3Dans la deuxième partie, une première étude (Luigi Alberto Sanchi, pp. 45-59) traduit et commente quelques passages de deux textes grecs accompagnant les Commentarii linguae graecae de Guillaume Budé (1529), le premier étant une épître au roi François Ier dans laquelle Budé rappelle au souverain sa promesse de financer une institution savante, qui sera fondée en 1530, le futur Collège de France. Le grec de Budé est très difficile, comparable aux pages les plus ardues de la littérature byzantine. Ensuite Martin Steinrück (pp. 61-74) étudie la présence du grec dans le Quart Livre de Rabelais. Certaines affirmations me paraissent contestables. Par exemple, dans une citation des Adages d’Érasme, Rabelais remplace la forme iatros « médecin » par iêtros. L’auteur attribue cela à une réminiscence d’un vers de l’Iliade. Il est à mon sens plus vraisemblable d’y voir une fantaisie de médecin-helléniste sachant que cette forme est propre au dialecte ionien des écrits hippocratiques. Par ailleurs, l’auteur préconise de lire Rabelais avec la prononciation (« restituée », comme l’érasmienne en grec, selon moi) du français au xvie siècle, tout en rappelant que Rabelais prononçait le grec comme ses contemporains grecs et sans doute aussi la plupart des humanistes du xvie siècle car la calamiteuse prononciation érasmienne ne s’est vraiment répandue en Europe qu’au xviie siècle. Il est certes utile d’avoir une idée de la prononciation française au xvie siècle ainsi que de celle du grec classique mais la modernisation de la prononciation de textes vieux de quelques siècles est un processus nécessaire et universel. Ce que l’on ne savait pas à l’époque d’Érasme, c’est que les Grecs contemporains lisaient leurs classiques avec une prononciation qui remontait en fait, pour l’essentiel, à l’époque romaine. Autrement dit, au temps d’un Plutarque par exemple, on faisait déjà comme les Français qui lisent les auteurs du xvie siècle selon une prononciation qui s’est fixée au cours du xviiie siècle. De son côté Johanna Akujärvi (pp. 75-104) envisage deux longs poèmes latins, dédiés au prince qui devait devenir le roi de Suède Erik XIV, combinant histoire suédoise et gréco-latine, dans lesquels les auteurs insèrent quatre poèmes grecs en distiques élégiaques qui, illustrant à leur tour l’inspiration nationaliste des textes latins, suggèrent au prince d’exercer un mécénat littéraire propre à pérenniser sa gloire et témoignent de l’arrivée de la Renaissance en Suède.
4Une troisième partie, consacrée au grec dans l’Allemagne protestante, comporte quatre études. Dans la première Stefan Rhein (pp. 107-147), s’attachant en particulier aux dissertations inaugurales, étudie l’institutionnalisation des études grecques en Allemagne au long du xvie siècle, marquée par la Réforme et l’influence de Mélanchton. Ensuite Joachim Schultheiss (pp. 149-184) présente l’œuvre de Joachim Camerarius l’Ancien en tant que poète, traducteur et éditeur d’épigrammes grecques. Alors que Camerarius marque son indépendance, dans l’organisation de sa collection, par rapport à l’Anthologia Planudea éditée par Alde Manuce et Janos Lascaris, en tant que poète il s’en tient au principe de l’imitation des Anciens. Des poèmes beaucoup plus longs, étudiés par Stefan Weise (pp. 185-215) qui en cite les proèmes, eurent la faveur de Lorenz Rhodoman (1545-1606), qui publia en 1588 des épopées dans le style de l’épopée tardo-antique (par exemple de Quintus de Smyrne édité par Rhodoman en 1604), et à visée pédagogique, portant sur la matière des Argonautiques, des légendes thébaines et troyennes. La quatrième étude (Thomas Gärtner, pp. 217-243) concerne plusieurs œuvres à thème biblique et en hexamètres dactyliques, dont les proèmes, souvent, imitent le début de l’Odyssée. Les auteurs les plus importants sont Lorenz Rhodoman et Martin Crusius, qui est considéré par ailleurs comme le premier philhellène, s’intéressant au grec moderne et au sort de la Grèce asservie.
5Une quatrième section nous conduit à Prague et à Utrecht. En Bohème, nous apprend Marcela Slavikova (pp. 247-267), la période de floraison de la poésie grecque s’étend de 1537, date où débute l’étude du grec à l’Université de Prague, jusqu’en 1622, date de la fermeture de l’Université à la suite de la défaite des protestants de Bohème. L’autrice présente un échantillon de quatre poèmes dans un appendice. À la suite, Pieta van Beek (pp. 269-296) analyse cinq éloges en vers grecs adressés à Anna Maria von Schurmann (1607-1678), illustre au-delà d’Utrecht par sa vaste érudition qui en faisait l’émule des savants de son temps. Le plus remarquable de ces poèmes, publié en 1655, est celui de son ami Gisbertus Voetius, professeur de théologie à l’Université d’Utrecht.
6Une cinquième et dernière partie descend dans la période contemporaine et nous conduit de Brunswick à Saint-Pétersbourg. Ainsi Janika Päll (pp. 299-332) décrit un manuscrit conservé à la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel. Il s’agit d’une collection de poèmes grecs, composés essentiellement aux xvie et xviie siècles dans la région de Brunswick, rassemblés dans un album par Karl Friedrich Arend Scheller (1773-1842), médecin à Brunswick et spécialiste de bas-allemand. En faire un philhellène comme le qualifie l’autrice est à mon sens discutable. Cette désignation s’applique mieux à l’helléniste Friedrich Thiersch (1784-1860), mentionné dans l’article, qui connaissait le grec moderne et prit le parti de la Grèce révoltée contre la domination ottomane. Enfin Elena Ermolaeva (pp. 333-348) commente trois poèmes en grec ancien, publiés à Saint-Pétersbourg en 1912, obscurs du fait de leur caractère personnel et allusif, adressés par le poète russe Vyacheslav Ivanov (1866-1949) à trois amis : l’historien Mikhail Rostovtsev, le philologue Tadeusz Zielinski et le philosophe de la religion Grigory Rachinsky. Ce dernier poème mérite une mention spéciale. Inspiré d’un hymne de Noël composé par Cosmas le Mélode (viiie siècle), il témoigne d’une spiritualité orthodoxe, héritée de Byzance, tradition différente des références culturelles et religieuses communes à tous les autres auteurs étudiés dans le présent ouvrage.
Pour citer cet article
Référence papier
Alain Ballabriga, « Mika Kajava, Tua Korhonen et Jamie Vesterinen (éds.), Meilicha Dôra. Poems and Prose in Greek from Renaissance and Early Modern Europe », Anabases, 35 | 2022, 345-347.
Référence électronique
Alain Ballabriga, « Mika Kajava, Tua Korhonen et Jamie Vesterinen (éds.), Meilicha Dôra. Poems and Prose in Greek from Renaissance and Early Modern Europe », Anabases [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 10 avril 2022, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/14184 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.14184
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