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Lire, relire la bibliothèque des sciences de l’Antiquité

Une retraite au flambeau des savoirs et des traditions de l’Antiquité

Anthony Andurand et Clément Bertau
p. 275-278

Texte intégral

  • 1 Celle-ci s’appelait, au moment où elle fit son apparition dans le numéro 16 d’Anabases, « Relire (...)
  • 2 Payen 2012a, 235.

1En dépit du caractère si spécial de ce numéro, nous avons pensé qu’il serait approprié de maintenir une contribution dans la rubrique « Lire, relire la bibliothèque des sciences de l’Antiquité », dont les lecteurs d’Anabases sont maintenant familiers depuis près de dix ans. En 2012, pour présenter cette nouvelle rubrique1, Pascal Payen rappelait que « la revue a porté, depuis ses débuts, un regard réflexif sur l’histoire des disciplines et des savoirs consacrés à l’Antiquité2 ». C’est dans cet esprit et afin de rendre hommage, devons-nous le préciser, à notre maître, que nous avons choisi de proposer dans cette section la traduction inédite d’un texte de Wilamowitz, relativement méconnu, mais dont nous pensons qu’il pourra opportunément résonner avec les thèmes et les questionnements qui traversent l’œuvre de celui auquel ce volume est dédié.

  • 3 Wilamowitz 1908.
  • 4 Wilamowitz 1926, 216-246. La pagination originale du texte apparaît entre crochets dans la traduc (...)
  • 5 Wilamowitz 1926, 243.

2Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff (1848-1931) a prononcé cette conférence à l’université d’Oxford, en 1908. Elle a d’abord été publiée en anglais à partir d’une traduction de Gilbert Murray, sous le titre Greek Historical Writing3. Le texte de la conférence a été ensuite repris et augmenté par le philologue allemand pour figurer dans la quatrième édition de ses Reden und Vorträge4. Dans un ample parcours placé sous l’égide de l’« hermès double5 » (Doppelherme) d’Hérodote et de Thucydide, Wilamowitz évoque le destin de l’historiographie à travers l’Antiquité, de l’« invention » (Erfindung) grecque aux historiens chrétiens de la période impériale. Il dépeint ainsi les voies empruntées par les savoirs et les héritages grecs dans la longue durée des traditions culturelles, pour construire une lecture magistrale de l’histoire de la discipline, jalonnée de jugements vifs, lumineux et parfois mordants.

  • 6 Wilamowitz 1926, 221.
  • 7 Wilamowitz 1926, 221.
  • 8 Notamment chez Pohlenz 1920, Regenbogen 1933 ou Jaeger 1973 [1934-1944], I 479-513 (chapitre « Th (...)

3L’auteur admire la Grèce antique, où il estime, comme bien d’autres avant lui en Allemagne et ailleurs, que se produisent des événements décisifs dans l’histoire humaine. Avant Wilamowitz, de nombreux savants ont évoqué le « miracle grec », à propos des évolutions inédites concernant la politique, l’individu, la liberté ou les savoirs. Wilamowitz rend naturellement hommage à cette période singulière de l’histoire, en attribuant d’immenses mérites à Hérodote et Thucydide. Il reprend la formule de « père de l’histoire » à propos du premier, et ajoute qu’il a élevé cette science au rang d’« œuvre d’art6 ». Quant à Thucydide, il est tout simplement le seul et véritable « ancêtre de l’historiographie7 » – ici au sens premier d’écriture de l’histoire (Geschichtsschreibung). Tout au long du xxe siècle, la majeure partie des spécialistes de l’Antiquité ont adopté, après lui, le point de vue du philologue allemand. Il salue en Thucydide, selon une tradition déjà bien établie dans la science d’outre-Rhin et appelée à prendre de l’ampleur durant l’entre-deux-guerres8, le « penseur politique » et le froid théoricien de la volonté de puissance (Machtwille), comme il souligne le rôle de l’exil dans la construction du regard historien, ce décentrement qui offre au regard d’atteindre à une plus grande objectivité. Hérodote et Thucydide sont tous les deux passés par là, et sont ainsi doués d’une lucidité supérieure dans les travaux qu’ils soumettent à leurs contemporains, de même que la captivité, selon Wilamowitz, a fait de Polybe un historien. Ce parcours dans la Méditerranée antique et les traditions de l’hellénisme brasse de près ou de loin tout ce qu’elles comptaient d’historiens, de chroniqueurs, de biographes et de compilateurs. On lira avec plaisir ce panorama de l’historiographie hellénique, de la préhistoire de la discipline jusqu’à l’Antiquité tardive, que seul un maître allemand, alors au faîte de sa renommée, était en mesure de tracer d’un geste sûr.

  • 9 Wilamowitz 1926, 224.
  • 10 Il suffit de mentionner ici son implication dans le volume Grecs et romains en parallèle (1999), (...)

4Si Wilamowitz s’est toujours défini comme un philologue, tandis que Pascal Payen se décrit plus volontiers, dans son approche et sa sensibilité, comme un historien, tous deux, sans doute, ont entretenu un rapport érudit à l’Antiquité et à ses auteurs, mais également des liens intimes, comme lorsque Wilamowitz loue les derniers discours de Thucydide et confesse – non sans superbe – qu’ils « touchent particulièrement le cœur de celui qui est en mesure d’éprouver les mêmes sentiments9 ». Chez l’un comme chez l’autre, cet attachement à la Grèce ne se déplace vers Rome que dans la mesure où celle-ci est indissociable de l’hellénisme et d’un héritage proprement « gréco-romain », approche qui se traduit, pour Pascal Payen, dans l’intérêt porté à un auteur comme Plutarque10.

  • 11 Payen 1997.
  • 12 Payen 2012b.
  • 13 Payen 2005.
  • 14 Au volume intitulé Retrouver, imaginer, utiliser l’Antiquité (2001), très varié dans son contenu (...)
  • 15 Wilamowitz 1926, 242.

5Comme objet d’analyse de prédilection, mais aussi comme source de questionnement et d’étonnement sans cesse réactivée, l’historiographie ancienne, à l’honneur dans la conférence de Wilamowitz, traverse une large part de l’œuvre de Pascal Payen, des Îles nomades11 à son étude sur les Revers de la guerre en Grèce ancienne12. Dans cet ample parcours, les grands noms et les monuments de l’Altertumswissenschaft – à commencer, naturellement, par l’imposante Histoire de l’Hellénisme de Droysen13 –, fréquemment sollicités, constituent autant de références et de repères. À l’instar du philologue allemand, soucieux de porter un regard rétrospectif sur la discipline qu’il désigne comme « la recherche et la critique historiques », Pascal Payen n’a cessé d’arpenter et d’explorer, dans ses recherches comme dans ses cours, le devenir des savoirs et les traditions venus de l’Antiquité. Développée dans une multitude de contributions ou d’ouvrages collectifs14, cette approche, sans cesse remise sur le métier, a aussi pris corps, à partir de 2005, dans le projet éditorial et l’aventure d’Anabases, première grande revue scientifique francophone à se consacrer spécifiquement à l’historiographie et à la réception de l’Antiquité. C’est par une question, que l’on peut aussi assimiler à un programme scientifique, que Pascal Payen a pris l’habitude de résumer l’ambition de cette démarche volontiers réflexive, riche d’aller-retour : « Que reste-t-il de l’Antiquité après l’Antiquité ? » Des 34 volumes d’Anabases aujourd’hui parus, cérémonieusement assis dans son fauteuil Chesterfield, Wilamowitz se serait emparé avec gourmandise, lui qui professait que « la critique historique fait ses preuves au contact de la tradition du passé15 ».

  • 16 Wilamowitz 1926, 216-217.
  • 17 Wilamowitz 1926, 243.
  • 18 Payen 2009, 14-15.

6À la question de savoir où et quand débute véritablement l’historiographie critique telle que nous la pratiquons aujourd’hui, Wilamowitz répond certes que « l’historiographie est elle aussi une invention des Hellènes ». Il observe cependant que l’Antiquité « ne connaît pas ce que nous appelons la recherche et la critique historiques ». « Ce n’est donc que par Niebuhr, ajoute-t-il plus loin, que la critique historique, à la suite de tentatives isolées, a été fondée16. » Déroulant le fil de cette idée, le philologue affirme dans cette étude « qu’aucun historien, ni même aucun biographe de l’Antiquité n’a conçu l’idée de se placer dans l’âme d’un homme du passé. Ils ne pressentirent pas même que cette âme devait être faite tout autrement, qu’elle devait être liée à certaines connaissances, croyances et coutumes et ne pouvait donc être comprise que dans la mesure où l’observateur reconnaît et respecte tous ces liens17. » Sur ce point, Pascal Payen ne serait sans doute pas en complet désaccord avec son collègue et prédécesseur. Dans un « Éditorial » en forme de bilan d’étape, écrit pour le 10e numéro d’Anabases, Pascal Payen précise que « nous sommes les héritiers directs, les imitateurs, parfois, et les utilisateurs, presque toujours, de la science de l’Antiquité (Altertumswissenschaft) qui se met alors en place et qui impressionne toute l’Europe, avant que la Grande Guerre ne sape ses idéaux et ses assises sociales.18 »

  • 19 Ricœur 1985, 399-400.
  • 20 Payen 2009, 21.

7À la fin de sa conférence, Wilamowitz emploie l’image du flambeau encore brûlant que le coureur remet au suivant pour dépeindre cette tradition vive de l’Antiquité. Ses auditeurs d’Oxford, jeunes et moins jeunes, ont dû percevoir, dans les paroles du célèbre philologue, la saveur particulière de cette évocation. Il y avait là une réelle visée humaniste. Le mot est aujourd’hui largement galvaudé. Pourtant, il a toute sa place dans ce contexte : un humanisme non pas passéiste, mais attentif aux sens et aux enjeux que véhicule la notion de tradition, dans une démarche se proposant de relire les textes anciens au miroir des questions du temps présent et d’interroger en retour le présent au prisme des sources anciennes. On songe aussi à l’analyse de Ricœur dans Temps et récit, que Pascal Payen mobilise en filigrane dans l’« Éditorial » cité précédemment, à l’heure de dresser un premier bilan de l’aventure d’Anabases : « [La tradition] signifie que la distance temporelle qui nous sépare du passé n’est pas un intervalle mort, mais une transmission génératrice de sens. Avant d’être un dépôt inerte, la tradition est une opération qui ne se comprend que dialectiquement dans l’échange entre le passé interprété et le présent interprétant19. » Tel est l’ambitieux programme que se donne Anabases, revue dédiée, selon la formule qu’affectionne Pascal Payen, à « l’Antiquité après l’Antiquité » : « L’étude de la “réception de l’Antiquité” […] explore la diversité des voies qui assurent la transmission des savoirs et des héritages venus de l’Antiquité, toujours replacés dans le contexte du passé et des temps qui, successivement, les ont “reçus” et ont permis leurs divers passages, leurs multiples transformations et reconfigurations20. »

  • 21 Wilamowitz 1926, 245.

8Dans les cours d’histoire grecque qu’il a dispensés, face à des étudiants souvent ignorants de la tradition classique, Pascal Payen s’autorisait régulièrement une évocation de l’Altertumswissenschaft. Certains étudiants devinaient alors, dans un cillement subreptice de son regard, tout ce que cette science allemande, au travers de ses héros et de ses exploits d’érudition, recelait de trésors et de gloires. Nous comprenions à cet instant qu’il y avait là, dans l’héritage gréco-romain ciselé par les savants allemands, le plus précieux des enseignements, « un acquis pour toujours ». Wilamowitz concède finalement qu’avec la grande érudition, l’historien doit recourir à « l’imagination créatrice », car « la tradition est morte [et] n’offre que des décombres ». L’historien allemand proclame que pour « ranimer la vie passée » il faut, comme Ulysse aux Enfers, abreuver « les fantômes du sang de nos cœurs »21. Ce rituel d’historien, dont Pascal Payen aime à transmettre les gestes, est la source d’une grande joie. Lorsqu’il est méthodiquement accompli par des maîtres si inspirés, on y assiste avec un profond bonheur.

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Bibliographie

Butti de Lima 2008 : Paulo Butti de Lima, « Tucidide fra i pensatori della politica », Anabases 8 (2008), 257-270.

Jaeger 1973 [1934-1944] : Werner Jaeger, Paideia, Berlin, Walter de Gruyter, 1973 [1934-1944].

Payen 2012a : Pascal Payen, « Une nouvelle rubrique pour Anabases : relire les classiques des Sciences de l’Antiquité », Anabases 16 (2012), 235-236.

Payen 2012b : Pascal Payen, Les revers de la guerre en Grèce ancienne. Histoire et historiographie, Paris, Belin, 2012.

Payen 2009 : Pascal Payen, « Éditorial », Anabases 10 (2009), 9-23.

Payen 2005 : Pascal Payen, « Johann Gustav Droysen et l’Histoire de l’hellénisme : l’époque hellénistique entre Alexandre et la Prusse », in Johann Gustav Droysen, Histoire de l’hellénisme, Grenoble, Jérôme Millon, 2005, 2 vol. , I 5-82.

Payen 1997 : Pascal Payen, Les îles nomades. Conquérir et résister dans l’Enquête d’Hérodote, Paris, EHESS, 1997.

Pohlenz 1920 : Max Pohlenz, « Thukydides und Wir », Neue Jahrbücher für das klassische Altertum 46 (1920), 57-72.

Regenbogen 1933 : Otto Regenbogen, « Thukydides als politischer Denker », Das huma­nistische Gymnasium 44 (1933), 2-25.

Ricœur 1985 : Paul Ricœur, Temps et récit. III : Le temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, 1985.

Wilamowitz 1926 : Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff, « Hellenische Geschichts­schreibung », in Reden und Vorträge4, Berlin, 1926, 216-246.

Wilamowitz 1908 : Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff, Greek Historical Writing and Apollo, trad. Gilbert Murray, Oxford, Clarendon Press, 1908.

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Notes

1 Celle-ci s’appelait, au moment où elle fit son apparition dans le numéro 16 d’Anabases, « Relire les classiques des sciences de l’Antiquité ».

2 Payen 2012a, 235.

3 Wilamowitz 1908.

4 Wilamowitz 1926, 216-246. La pagination originale du texte apparaît entre crochets dans la traduction que nous proposons dans la suite du volume.

5 Wilamowitz 1926, 243.

6 Wilamowitz 1926, 221.

7 Wilamowitz 1926, 221.

8 Notamment chez Pohlenz 1920, Regenbogen 1933 ou Jaeger 1973 [1934-1944], I 479-513 (chapitre « Thukydides als politischer Denker »). Sur ce point d’historiographie, voir notamment Butti de Lima 2008, 257-270.

9 Wilamowitz 1926, 224.

10 Il suffit de mentionner ici son implication dans le volume Grecs et romains en parallèle (1999), ou encore dans le « Dictionnaire Plutarque » joint à l’édition des Vies parallèles coordonnée par François Hartog (2001).

11 Payen 1997.

12 Payen 2012b.

13 Payen 2005.

14 Au volume intitulé Retrouver, imaginer, utiliser l’Antiquité (2001), très varié dans son contenu et tiré d’un colloque qui fut l’occasion d’une première excursion dans le champ de la réception de l’Antiquité, sont ensuite venues s’ajouter d’importantes contributions, plus thématiques dans leur approche, parmi lesquelles nous pouvons citer : Que reste-t-il de l’éducation classique ? Relire « le Marrou », Histoire de l’éducation dans l’Antiquité (2004) ; Les Autorités. Dynamiques et mutations d’une figure de référence à l’Antiquité (2007) ; Ombres de Thucydide. La réception de l’historien depuis l’Antiquité jusqu’au début du xxe siècle (2010) ; Anthropologie de l’Antiquité. Anciens objets, nouvelles approches (2012).

15 Wilamowitz 1926, 242.

16 Wilamowitz 1926, 216-217.

17 Wilamowitz 1926, 243.

18 Payen 2009, 14-15.

19 Ricœur 1985, 399-400.

20 Payen 2009, 21.

21 Wilamowitz 1926, 245.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anthony Andurand et Clément Bertau, « Une retraite au flambeau des savoirs et des traditions de l’Antiquité »Anabases, 35 | 2022, 275-278.

Référence électronique

Anthony Andurand et Clément Bertau, « Une retraite au flambeau des savoirs et des traditions de l’Antiquité »Anabases [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 10 avril 2024, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/13989 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.13989

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