- 1 C’est une telle injonction que les trois auteures de cet essai ont régulièrement l’occasion de fo (...)
- 2 La première partie du titre fait écho au poème de Schiller de 1788.
- 3 Bill 1929 [1932], 191.
1C’est en 1929 que paraît à Bonn la première édition du livre de Walter Friedrich Otto Die Götter Griechenlands. Das Bild des Göttlichen im Spiegel griechischen Geistes2. Sa réception dans le monde francophone n’est pas des plus enthousiastes ; Auguste Bill, par exemple, commence son bref compte rendu dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuses en ces termes3 : « Les thèses de cet ouvrage ne méritent souvent pas d’être retenues. » Mais il précise quand même : « C’est plutôt la méthode qui en est intéressante. En effet l’auteur s’est efforcé non pas à suivre l’évolution des idées religieuses chez les Grecs, mais à décrire leurs pensées religieuses. » Il n’empêche que, selon lui, « chez Walter F. Otto l’exactitude fait certes souvent défaut. Mais au moins a-t-il compris que les données de la religion grecque ont besoin d’être saisies en elles-mêmes, avant d’être utilisées pour un tableau de l’évolution de la pensée religieuse grecque ». En dépit de ces réserves, le livre connut assez rapidement une deuxième édition en 1934 ; la courte préface de l’auteur avertit le lecteur que seules « de légères modifications et additions » ont été apportées et qu’un index a été ajouté. Otto précise aussi que, dans l’intervalle, en 1933, son Dionysos. Mythos und Kultus a vu le jour « qui constitue une sorte de complément » à la synthèse sur les dieux grecs. La troisième édition voit le jour en 1947 et l’avertissement signale, une fois encore, que l’auteur n’a pas modifié son texte « afin que l’unité du tout ne soit pas dérangée par des bouleversements de détails ». Et il ajoute :
L’idée fondamentale – à laquelle le livre doit d’exister et dont tout dépend – s’est confirmée, non seulement pour l’auteur, mais au jugement de maints lecteurs qui comptent et pour qui le monde grec est plus qu’un champ propice à recherches érudites. Les manifestations de la religion grecque sont soutenues par une idée dont la signification demeure jusqu’à présent incomprise, quoiqu’elle ait été souvent pressentie. Il convient d’affirmer cette idée au même rang que les plus hautes idées religieuses de l’humanité : voilà ce qu’on est amené à admettre peu à peu. Comme tout ce qui est grec, l’idée grecque du divin nous est à la fois proche et presque infiniment lointaine. Surmonter les préjugés qui font obstacle à sa compréhension, et laisser parler comme il convient ses témoins authentiques, cela était et demeure la tâche de ce livre.
- 4 La Nuova Italia fut fondée à Venise en 1926 par Elda Bossi, une écrivaine, et son mari Giuseppe M (...)
- 5 Cette expression fait référence au titre de Detienne 2005 et à l’orientation de l’ensemble de son (...)
2Signée du printemps 1947, cette préface précède de onze ans le décès de Walter Otto à Tübingen en 1958. Deux ans plus tôt, en 1956, paraissait une 4e édition de son ouvrage parvenu en 2013 à la 10e édition allemande. Pour ce qui est de la traduction française, elle paraît chez Payot en 1981, avec des rééditions en 1984, 1993 et 2004. Une traduction anglaise a été publiée dès 1954 sous le titre The Homeric Gods : Spiritual Significance of Greek Religion, qui met l’accent sur la place qu’Homère prend dans l’approche d’Otto. Une version italienne, intitulée Gli dèi della Grecia. L’immagine del divino nello specchio dello spirito greco, paraît dès 1941 chez l’éditeur La Nuova Italia4, à Florence, traduction réalisée sur la 2e édition de 1934. Ces premiers éléments d’un tableau relativement complexe vont nous aider à mieux cerner le texte qui sera au cœur de notre contribution, à savoir la Préface intitulée « Au commencement était le corps des dieux », que Marcel Detienne écrit pour la traduction française de 1981. Elle cristallise une relation intellectuelle qui n’a pas encore fait l’objet d’une analyse. Notre propos est donc d’explorer dans un premier temps le versant biographique de cette relation en cernant le parcours des deux protagonistes et ce qui peut les avoir rapprochés. Dans un deuxième temps, nous nous attacherons à faire émerger la structure, la méthode et les enjeux du livre d’Otto avant de revenir à la Préface de Detienne pour y puiser les notions-clés qui en forment l’armature. Le double jeu de miroir et de diffraction que ces textes esquissent – entre la religion et l’esprit des Grecs ; entre la pensée d’Otto et celle de Detienne – permettront divers va-et-vient entre l’Antiquité et sa réception, entre « les Grecs et nous5 », en écho à une approche dont Pascal Payen a si bien posé les fondements méthodologiques.
- 6 Cancik 1999, 713-714. Voir aussi Kerényi 1959, 1-10 et surtout Cancik 1998, 139-163.
3Walter Friedrich Otto a 55 ans lorsqu’il publie Die Götter Griechenlands6. Son parcours de formation commence, après le Lycée à Stuttgart, au Séminaire protestant de Tübingen ; il bifurque assez rapidement vers la philologie classique et se rend à Bonn pour terminer ses études en 1897 sous la direction d’Hermann Usener et Franz Bücheler. Otto travaille alors comme assistant de Bücheler dans le cadre du Thesaurus Linguae Latinae, puis se rend à Munich et assume les fonctions de rédacteur de l’Onomasticum Latinum. Les deux premières décennies de la carrière scientifique d’Otto sont celles d’un latiniste. Habilité en 1911, il décroche une chaire à Vienne, puis Bâle et enfin Francfort à partir de 1914 et jusqu’en 1934. Il s’épanouit à Francfort en participant à un cercle intellectuel comprenant des personnalités fortes comme Kurt Riezler, Karl Reinhardt, Max Kommerell, Ernst Kantorowicz, un cercle qui affichait des sympathies pour Stefan George, décédé en 1933, poète et prophète d’un nouveau lyrisme, opposant du nazisme. C’est à Francfort aussi qu’à partir de 1925, il a la possibilité de fréquenter l’ethnologue Leo Frobenius, à la tête de l’Institut für Kulturmorphologie, qui lança le concept de paideuma dans le but de saisir les traits spécifiques d’une culture, sa « morphologie » et ses évolutions analogues à celles d’un organisme vivant. Chaque culture se déploie selon des lois qui lui sont propres, indépendamment des hommes qui n’en produisent que des représentations. Or, c’est, selon Frobenius, l’art in primis, en tant que source d’émotion, qui exprime cette âme profonde des cultures et cette force primordiale qui les anime, le paideuma. Pour la percevoir, il faut mobiliser l’intuition bien plus que les ressorts rationnels. On perçoit aisément les convergences avec la pensée d’Otto qui identifie dans l’art poétique d’Homère un moment épiphanique de première importance pour ressaisir le principe même du divin grec.
- 7 Stavru 2002, 309-325 ; Stavru 2019, 117-129.
- 8 Peu appréciée des nazis, la revue disparut après deux numéros en 1940 et 1942.
- 9 Cf. Lauxerois 2009.
4En 1934, cependant, pour revenir au parcours professionnel d’Otto, le régime nazi le contraint à assurer la relève de Paul Maas (chassé de sa chaire en tant que juif) à Königsberg, d’où il signe la préface à la 2e édition des Dieux de la Grèce. Il dirige à partir de 1935 le comité des Nietzsche-Archiv. Il lance, avec Karl Reinhardt, son collègue à Francfort, lui aussi passé par le Bonner Kreis, spécialiste renommé d’Homère, des tragiques et de philosophie grecque, et Ernesto Grassi, un philosophe italien, spécialiste de l’humanisme et proche de Heidegger7, la revue Geistige Überlieferung, dans laquelle il est question de renouer avec la tradition antique et le Geist, une fois encore, qui l’obsède comme angle d’approche des réalités du passé8. Face à l’avancée des armées russes, Otto quitte Königsberg en 1944 en abandonnant sur place ses livres et ses archives. Il se réfugie en Bavière et finit par retrouver un poste à Tübingen après la fin de la guerre. Il décède en 1958, à l’âge de 84 ans, laissant un essai inédit Die Bahn der Götter (La Voie des dieux) qui parut à titre posthume en 1963. Une idée maîtresse qui parcourt toute l’œuvre d’Otto est en effet que la relation des Grecs aux dieux se fonde sur la connaissance qu’ils avaient du monde et sur les expériences qu’ils en faisaient au quotidien ; le divin, en d’autres termes, loin de toute forme de transcendance, se niche dans l’environnement des hommes9.
- 10 Traduction française parue en 1995 : Theophania. L’esprit de la religion grecque ancienne.
5L’œuvre qu’il laisse est considérable mais il n’y a guère que Les dieux de la Grèce et le Dionysos qui ont connu une véritable postérité. On y relèvera pourtant le recours lancinant à la notion de Geist, comme dans Der europäische Geist und die Weisheit des Ostens (1931) ou Theophania. Der Geist der altgriechischen Religion (1956)10, ainsi qu’un intérêt récurrent pour les dieux grecs, y compris dans la dimension de leur réception : Der griechische Göttermythos bei Goethe und Hölderlin (1939) ; Der Dichter und die alten Götter (1942) ; Die Musen und der göttliche Ursprung des Singens und Sagens (1954), sans oublier la notion de Bild (« figure ») et ses déclinaisons : Das Vorbild der Griechen (1949) ; Gesetz, Urbild und Mythos (1951).
6Au moment de sa publication, l’ouvrage d’Otto suscite diverses réactions. Nous avons cité ci-dessus quelques phrases d’Auguste Bill, mais d’autres auteurs s’imposent, in primis Martin P. Nilsson, le contemporain d’Otto et sa nemesis, pour reprendre l’expression frappante de Renaud Gagné11 qui l’explique ainsi :
The iconoclastic Otto was the prime representative of the new intuitive, existential history of Greek religion that generated such an immense amount of enthusiasm in German scholarship in the 1920s and 1930s, and he came to exemplify everything that Nilsson fought against in his work. The Ottonian instrumentalisation of myth is one of the foils against which Nilsson’s prioritising of Kult is conceived12.
- 13 Nilsson, 1929, 1334-1337.
- 14 Cancik 1998, 141.
- 15 Ibidem, 17 et 166 (édition allemande). Pour Cancik 1998, 144, il s’agit du dogme central de son l (...)
- 16 Ibidem, 166.
- 17 Dans cette perspective, sur le rapprochement entre Otto et le « Troisième Humanisme », voir Canci (...)
7Dès 1929, Nilsson publie un compte rendu sévère de Die Götter Griechenlands et dénonce le mirage mystique qui l’habite13. Il est vrai que, comme l’a noté H. Cancik, Otto pratique une écriture proche de celle de Winckelmann : un style qui procède par proclamation, révélation, qui s’efforce d’épouser les mouvements de l’âme14. Un peu platonicien, un peu romantique, vaguement adepte du vitalisme, il projette devant ses lecteurs une Grèce idéale et éternelle, au sein de laquelle les dieux sont l’expression de la vie elle-même. Il écrit sans détour : « Die Götter sind, und sie werden bleiben15. » Il met donc l’accent sur leur Gestalt, conçue comme le sous-bassement immuable de leur être, la structure ou la forme qu’ils possèdent, indépendamment des multiples représentations dont ils font l’objet dans la littérature ou l’art : « Die Gottheit ist die Gestalt, die in allen Bildungen (sc. der Natur) wiederkehrt, der Sinn, der alle zusammenhält und in der menschlichen, als der sublimsten, seine Geistigkeit zu erkennen gibt16. » On rejoindra donc H. Cancik qui reconnaît dans ce discours une « théologie », une défense et illustration de la religion grecque à visée apologétique17.
8Loin de l’historicisme d’U. von Wilamowitz Moellendorff et de C. Robert, à distance aussi de la Religionsgeschichtliche Schule d’Usener, de Dieterich et de Rohde, Otto a un positionnement singulier ; c’est un électron libre. Nilsson, adepte d’une vision évolutive de la religion grecque, étudiée à travers la variété des cultes, se dresse contre la lecture essentialiste, ontologique d’Otto qui, en se centrant délibérément sur Homère, évacue toute perspective d’évolution ; il s’agit pour lui de révéler ce qu’est la religion grecque, ce que sont les dieux, et en aucun cas de tracer leur développement dans l’histoire. Cet attachement à une réalité sublime sonne aussi comme une critique du présent, celui de la République de Weimar et d’une modernité sans souffle18.
- 19 Nilsson 1935, 177-181.
- 20 Nilsson 1941, 10-11, 794.
9Lorsque paraît le Dionysos d’Otto, Nilsson assène plus fortement encore sa critique : « Dieses Buch ist nicht Wissenschaft, wie ich Wissenschaft begreife und begreifen muss, sondern Prophetentum19. » Des années plus tard, dans le premier tome de sa synthèse de 1941, Geschichte der griechischen Religion, il marque à nouveau la distance par rapport à Otto20. Il est vrai qu’Otto proposait une voie radicalement nouvelle pour atteindre et comprendre les dieux grecs, celle qui passe avant tout par la poésie et l’expérience, et non par l’érudition sèche et dévitalisée. Comme l’écrit à nouveau R. Gagné :
Greek reason is not a mere precursor in this view, nor an antithesis of the Irrational, but a superior mode of being in the world. Like Wilamowitz, Otto is after an ‘Offenbarung des Göttlichen.’ But the battle-cry of Wilamowitz, ‘die Götter sind da’, rings hollow for that pursuit. For Otto, ‘die Götter sind’, out of time and out of place, an ontological alternative to Wilamowitz’s dictum21.
10En définitive, on peut caractériser Otto comme un conservateur anti-establishment, un activiste engagé dans le renouveau spirituel de l’Europe. En se plongeant dans les vers d’Homère, il voulait renouer avec la religion des origines, la vérité primordiale des mythes et de la conception grecque du divin, une approche qui n’est pas sans évoquer Nietzsche ou Frobenius, le romantisme et l’idéalisme allemand. Car, loin d’être des produits historiques, liés à un contexte socio-culturel donné, les dieux sont éternels, en lien avec une nature dont ils reflètent l’ordonnancement et le fonctionnement. En cela, certains ont cru voir chez Otto des traits précurseurs du structuralisme, mais c’est sans doute aller un peu vite en besogne. Les épiphanies, comme les sculptures, sont appréhendées comme la manifestation (Offenbarung) de l’être divin qu’Otto conceptualise aussi comme une figure (Gestalt ou Bild). Une fois la traduction anglaise parue, en 1956, Herbert J. Rose épingla, quant à lui, la proportion excessive de windy rhetoric22, et il faut bien avouer que c’est une impression que le lecteur du xxie siècle ne peut que ressentir à son tour.
- 23 Genin 2021 ; Borgeaud 2019, 9-17.
- 24 Polignac 2020, §3.
11Lorsqu’il accepte de préfacer la traduction française, à la fin des années 1970, Marcel Detienne est déjà bien engagé dans un itinéraire scientifique productif23. Né à Liège en 1935, il a alors la quarantaine. Après des études en philologie classique à l’université de Liège, Marcel Detienne soutient sa thèse, en 1965, après avoir déjà publié deux ouvrages : Homère, Hésiode et Pythagore. Poésie et philosophie dans le pythagorisme ancien (1962) et De la pensée religieuse à la pensée philosophique. La notion de daimôn dans le pythagorisme ancien (1963), préfacé par Jean-Pierre Vernant. En 1967, c’est la publication de sa thèse liégeoise, sous le titre Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, qui le fait remarquer, tandis qu’au séminaire de Louis Gernet, à l’EPHE, à Paris, il noue des liens féconds avec Vernant, Vidal-Naquet, etc. et qu’il se plonge dans l’atmosphère comparatiste du Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes (fondé en 1964, il deviendra plus tard le Centre Louis Gernet)24.
12Le retentissement de son ouvrage intitulé Les Jardins d’Adonis, paru en 1972 et porteur d’une lecture englobante des énoncés, codes et pratiques, inspirée par les Mythologiques de Lévi-Strauss, n’est pas moindre. Le caractère exploratoire et expérimental de ses analyses éclate au grand jour. 1974 est l’année de publication de l’ouvrage Les ruses de l’intelligence qui regroupe les études de Detienne et de Vernant sur La mètis des Grecs. Ensemble, ils bousculent les distinctions entre technè et logos, donnant à voir des formes de rationalité complexes et imbriquées. On commence à mieux comprendre l’altérité de la Grèce ancienne, la nécessité d’une mise à distance, d’une prise de conscience de l’écart entre « les Grecs et nous », qui résonne comme un défi. En 1975, Detienne est nommé directeur d’études en « Religions de la Grèce ancienne » à l’EPHE, Ve section (Sciences religieuses). Quatre ans plus tard, en 1979, l’œuvre de déconstruction se poursuit avec La Cuisine du sacrifice en pays grec, ouvrage collectif dirigé avec Jean-Pierre Vernant. Dans son introduction au livre, comme on le verra plus avant25, Detienne tourne résolument le dos aux grilles de lecture judéo-chrétiennes, une posture également adoptée par Otto dans son approche des données grecques.
- 26 Detienne 1986, 102. « Il s’agit d’un très grand livre, mais insolite », dit Detienne à propos du (...)
- 27 Cf. infra, 177.
- 28 Page 7 de la Préface.
- 29 Ibidem, 8 : « cet historien de la religion grecque qui professait sa foi en Zeus Olympien. Walter (...)
13On peut faire l’hypothèse que c’est en travaillant sur Dionysos que Marcel Detienne se familiarise avec la pensée d’Otto. Il publie en effet Dionysos mis à mort en 1977, dans lequel, cependant, le Dionysos d’Otto n’est pas mentionné ; Dionysos à ciel ouvert arrive en 1986, et la note 12 de l’ouvrage souligne le caractère « décisif » des analyses de son devancier sur la perception du caractère épidémique du dieu26. Entre les deux, en 1981, il reconstitue de main de maître L’Invention de la mythologie, ouvrage riche et complexe qui parcourt tout l’arc qui va de l’Antiquité aux historiens des religions du xxe siècle et propose une réflexion critique, érudite et volontiers polémique, sur la notion de mythe et son historiographie. On y reviendra plus loin27. La préface au livre d’Otto fait évidemment partie de cet ambitieux parcours historiographique. Il n’est sans doute pas fortuit que Detienne y trace le portrait d’un Otto dissident du régime nazi au nom des dieux grecs, et différent des « héritiers du monde gréco-romain (qui) ont souvent une certaine inclination au conformisme social »28, le portrait d’un « égaré »29. Telle est la lumière que la Préface, sans doute écrite vers la fin des années 1970, jette d’emblée sur le personnage d’Otto et sur son œuvre, comme dans un jeu de miroirs où l’on voit simultanément s’esquisser la tension anticonformiste de Detienne et ses ambitions programmatiques.
- 30 Ibidem, 8 : « Et c’est ici que l’étrangeté du projet commence à se nouer. »
14Avant de pénétrer plus avant dans cette Préface, il est utile de revenir d’abord sur le projet d’Otto. En quoi consiste cette synthèse sur Les dieux de la Grèce dont Marcel Detienne identifie si bien les ressorts tout en en soulignant l’étrangeté30 ?
- 31 Le parcours est effectué à partir de la traduction de 1981 préfacée par M. Detienne. – Sur le con (...)
15Dans l’avertissement à la troisième édition de son livre, dix ans après la première, Otto circonscrit le public dont il valorise le jugement : « … maints lecteurs … pour qui le monde grec est plus qu’un champ propice à recherches érudites ». Bien sûr, la décennie écoulée imposerait de revoir l’ouvrage, mais l’auteur s’y refuse – et la raison de ce choix est éclairante, on l’a vu – « afin que l’unité du tout ne soit pas dérangée par des bouleversements de détail ». Le souffle qui porte la reconstitution de « l’idée grecque du divin » prime dès lors sur les arguties de l’érudition.
- 32 Otto 1981, 25.
- 33 Derrière cette évocation de l’« Orient », on retrouve le terreau qui a donné naissance, chez Cumo (...)
- 34 Quant au constat fait par Otto que les mystères et l’orphisme seraient plus proches de la sensibi (...)
- 35 Ibid., 27. Sur la matrice grecque de la conception moderne de la « nature », voir Descola 2005, 9 (...)
- 36 Otto 1981, 30.
- 37 Les italiques sont d’Otto (p. 31).
- 38 Ibid., 29-30. Cf. p. 31 : « Ces figures [celles des dieux grecs] demeureront tant que l’esprit eu (...)
16Une des lignes de force de cette « idée du divin » s’ancre dans le constat liminaire de son altérité. Elle se distingue de la sensibilité religieuse moderne nourrie de christianisme et des « religions apparentées32 ». Cette religiosité est, selon Otto, « de type oriental », en référence à un « Orient » qui n’est jamais défini33. Il y voit le lieu du « monstrueux » face à la « majesté » et la « splendeur » de la Grèce. Cette dernière ne verse pas dans le « merveilleux » qui est une rupture de l’ordre naturel, mais porte à la nature une attention qui se déploie en intuition de l’éternel et de l’infini34. Pour Otto, les dieux font partie d’une telle intuition et leur proximité, leur présence au monde et aux hommes, s’inscrit dans une manière proprement grecque d’appréhender la nature. Or, c’est précisément cette idée de la nature « qui nous est devenue si familière aujourd’hui35 ». Si la magie et le merveilleux – « empire des vibrations de la terreur et de la joie » – ne sont pas totalement étrangers à la Grèce, cette dernière a privilégié « l’être qui se manifeste dans la figure » sur la force monstrueuse et démesurément puissante qui vient rompre la vision claire du monde. Le « temple36 » de la religion de la Grèce ancienne est précisément ce monde « dont la plénitude, la vie et le mouvement lui inspirent sa connaissance des dieux ». Otto y voit « l’une des plus hautes idées religieuses de l’humanité » et plus précisément encore « l’idée religieuse de l’esprit européen37 ». En bref, il s’agit de la capacité de voir le monde à la lumière du divin, loin de toute mystique fusionnelle ou de toute eschatologie, – une manière d’accentuer encore la distance avec un christianisme hérité de « l’Orient »38.
- 39 Ibid., 257.
- 40 Cf. la réflexion de la page 159 à ce sujet.
- 41 Ibid., 24.
17Pour appréhender cette « idée du divin », la poésie homérique, « expression de l’esprit authentiquement grec », est le plus sûr des ancrages car il ne s’agit pas seulement de poèmes, mais bien de la pensée grecque du monde39. Toutefois, regrette Otto, alors que les modernes valorisent fortement l’art et la pensée d’Homère, les dieux qu’il met en scène suscitent au pire un procès en amoralité, au mieux une indulgence condescendante. Certains, moins moralisateurs, y cherchent la trace de reliquats primitifs, en regard d’une maturité spirituelle à laquelle ces dieux resteraient étrangers. Ainsi Otto identifie-t-il d’emblée la difficulté à laquelle se heurte, aujourd’hui encore, tout interprète du polythéisme grec : convaincre qu’il faut prendre les dieux grecs au sérieux. Car c’est bien dans tous les registres où les Grecs les ont représentés et fait agir que s’affirment leur consistance, leur importance, et pas seulement dans les cultes prétendument ancrés dans les robustes certitudes paysannes chères à Martin Nilsson. Face à ce que l’on conçoit encore trop souvent comme le paradoxe d’un monde grec écartelé entre une religion « primitive » ou « esthétique40 », et une culture philosophique et politique à laquelle notre modernité devrait tant, « ne faut-il pas [y] chercher l’erreur que contiennent les préventions des interprètes eux-mêmes41 ? » La question comme telle rend Otto particulièrement moderne (et explique pour partie la lecture qu’en fait Detienne), même si les éléments constitutifs de la réponse qu’il lui donne affichent des déterminismes qui en font aussi un homme de son temps.
18Une tension du même type entre une intuition très actuelle et un ancrage dans son propre temps se fait jour dans la relation qu’Otto entretient avec la question des origines. Face au monument que constituent les vers d’Homère, il préconise de renoncer à toute tentative de ranger la pensée dont ils témoignent dans une succession de périodes de civilisations. Comme Wilamowitz, mais autrement que lui, Otto voit dans la poésie homérique un point de départ qu’aucune remontée vers un passé plus ancien ne permettra de mieux connaître et de mieux comprendre. Si l’on veut néanmoins placer cette vision du monde en regard de ce qui l’a précédée, ce sont les traces qu’Homère lui-même a conservées de la religion et du mythe « archaïques » – le titre du premier chapitre du livre – qu’il convient de déceler, en convoquant également le témoignage des auteurs tragiques. Preuve s’il en fallait de l’irrésistible attraction de ce qui est prétendument « archaïque » sur la réflexion de cette époque, même chez un chercheur qui s’en défend vigoureusement.
- 42 Ibid., 37.
- 43 Ibid., 38. Cf. p. 41 sur le masculin.
- 44 Ibid., 49.
19Sans grande surprise, Les Euménides et le Prométhée d’Eschyle sont appelés à la barre pour témoigner du fait que « l’ancienne croyance est liée au terrestre42 », avec ses Érinyes vengeresses assoiffées de sang face à un Apollon tout spirituel. Le terrestre est féminin face à un Olympe où triomphe la tendance masculine, avec en ligne de mire « l’ancienne religion chthonienne43 », où le maternel et le féminin tiennent la première place. Replaçant dans un processus évolutif qui reste très vague les représentations que les Grecs eux-mêmes se donnaient du passé, Otto assume la rupture entre un registre chthonien primordial et les élévations d’une conception olympienne du monde. De tels jeux d’oppositions constituent un ensemble de présupposés et de lieux communs qu’Otto, par ailleurs si sensible à la nécessité de « se faire grec », reprend pourtant à son compte. Bien dans l’esprit de son temps, la vision évolutive d’Otto – dont divers succédanés encombrent encore parfois le bagage érudit de notre époque –, se double d’intuitions particulièrement modernes sur la complexité du prétendu « primitif » auquel on aurait tort de prêter des concepts simples44.
20Parmi les dieux olympiens dont il entend esquisser les contours, Otto opère des choix. Ils seront cinq, Athéna, Apollon, Artémis, puis Aphrodite et Hermès, « les plus grands et les plus représentatifs ». À l’aune de tels critères, Zeus devrait être du nombre, mais en lui « toutes les lignes convergent » et « toute question ne peut que le concerner45 », un constat qui justifie du même coup son absence de la galerie de portraits. Sans nous appesantir sur les raisons d’une telle élection, c’est la méthode d’analyse de ces figures particulières qui nous retiendra brièvement.
- 46 Ibid., 60-61.
- 47 Ibid., 79.
- 48 Ibid., 101.
- 49 Ibid., 110. Cf. 112 : « Nous pouvons cependant laisser ouverte la question des origines historiqu (...)
- 50 Ibid., 126.
21Tout d’abord, la question de l’origine est à nouveau balayée : Athéna est sans doute déjà présente à Mycènes, mais il n’y a pas grand-chose à tirer de ce constat46 ; quant à Apollon, « [il] est, à côté de Zeus, le plus important des dieux grecs47 » et, si sa patrie pourrait être la Lycie, le dieu d’Homère est bel et bien le dieu de Delphes ; Artémis pourrait elle aussi avoir des accointances primordiales avec « l’Asie mineure barbare, d’où son nom semble provenir », mais la chose n’est pas sûre et, chez Homère, elle est « tout entière et authentiquement grecque48 » ; quant à Aphrodite, Otto assume son statut de « grande déesse de la fécondité et de l’amour » chez les peuples d’Asie et son arrivée d’Orient en Grèce, mais elle s’est si rapidement et si parfaitement acclimatée qu’elle est « foncièrement grecque depuis les temps pré-homériques49 » ; sur Hermès, « authentique olympien50 », il ne souffle le moindre mot de ce qui fut éventuellement l’« avant ». C’est la grécité des dieux que font vivre les vers d’Homère qui est à chaque fois soulignée, voire exaltée. Ce parti-pris synchronique sonne très moderne. Ne l’est pas moins la manière dont Otto tente de comprendre, au fond, « l’être » des divinités qu’il étudie, en les observant de manière différentielle. En revanche, le vocabulaire utilisé est passablement daté pour une oreille d’aujourd’hui. En effet, c’est « la nature », « l’essence » de chaque divinité considérée que l’auteur s’attache à saisir en une approche qui procède par touches successives. Mais quand il en vient à parler de « la manière d’être » des dieux, la tonalité redevient audible.
- 51 Otto 1981, 96.
- 52 Cf. Monbrun 2007; Konaris 2016, 290-291.
- 53 Otto 1981, 82. Cf. infra.
- 54 Ibid., 88.
- 55 Ibid., 98.
- 56 Tout comme est éloignée des Figures d’Aphrodite de G. Pironti, la « modalité éternelle d’être pro (...)
- 57 Infra, p. 179-180.
22Prenons l’exemple d’Apollon. Pour Otto, la spécificité du dieu d’Homère réside dans son éloignement, sa distance (vue comme « l’attitude de la connaissance51 ») et la hauteur de son esprit. L’arc et la lyre témoignent de cette qualité apollinienne fondamentale qu’est la distance52, en regard d’une Athéna « toujours-proche »53. Que faire alors des relations étroites qu’Apollon entretient avec les purifications, « nourries de la pesante respiration de la terre » héritée d’un autre temps mais toujours présente dans le nouveau monde des Olympiens ? Otto n’y repère pas le dieu au couteau cher à Detienne, mais celui qui fournit à l’homme un idéal « de tenue intérieure et extérieure54 » conçu comme la pureté par excellence. En contrepoint d’un divin fait de miracles, d’une justice sévère et absolue, ou d’un amour tout aussi absolu – la référence aux monothéismes révélés est claire –, Apollon est présent au monde « dans le rayonnement vainqueur de [sa] clarté, dans le règne plein de sens de l’ordre et de la juste mesure55 ». L’Apollon de Detienne56 est étranger à ce portrait, on le redira57.
23Par-delà l’image de chacune d’elle, Otto opère d’intéressants contrastes entre les figures divines, à la recherche de ce qui confère à chacune une sorte de spécificité. Une telle exigence prend sérieusement en charge la pluralité des dieux, même si les portraits ainsi composés forment des sortes de « types divins » passablement simplifiés et nourris d’un idéalisme que l’on retrouve à l’œuvre dans la question qui ouvre la réflexion globale amorcée ensuite.
- 58 Ibid., 151.
- 59 Otto 1981, 154.
- 60 Ibid., 156.
- 61 Chapitre VI, 259-289.
- 62 Cité à la page 264.
- 63 Vernant 1986, 19-58, spéc. 34 : l’idée s’y trouve à défaut du mot lui-même.
- 64 Préface, 16.
- 65 Voir, sur ce point, Touchard 2016, 57-72.
- 66 Préface, 17.
24En effet, Otto pose alors la question de savoir ce qu’est « l’essence » commune à toutes ces figures et qui justifie de leur attribuer « le petit mot de ‘dieu’58 ». L’interrogation sur ce qu’est un dieu grec est en elle-même très actuelle en ce début de xxie siècle et nombre de chercheurs l’ont formulée depuis plusieurs décennies. Pour déterminer la commune nature des dieux, Otto part de l’immortalité et des « délices de la jeunesse, de la beauté et de la grandeur impérissable59 » activés dans la jubilation de la fête. En dépit d’une telle distance avec les limites de l’existence humaine, « l’essence » des dieux est proche de celle des hommes. Et c’est bien ainsi qu’Otto comprend les premiers vers de la vie Néméenne de Pindare : « Une est la race des hommes, une autre celle des dieux ; une mère leur a donné la vie à toutes deux ; mais elles sont si différentes dans la totalité de leurs forces, que l’une n’est rien, mais qu’éternellement stable se maintient la forteresse du ciel d’airain60. » Même s’il n’en dit rien à ce stade, et que cette intuition interviendra plus loin dans l’ouvrage sous le titre « Le dieu et l’homme »61, on peut se demander si le « théomorphisme » des hommes auquel Otto fait référence et qui se substitue à la vision plus commune de l’anthropomorphisme des dieux, avec Goethe62 et avant Vernant63, ne se trouve pas en germe dans cette proximité paradoxale. En outre, il n’est pas innocent de voir Detienne intituler sa Préface : « Au commencement était le corps des dieux. » Il souligne ainsi la conviction que l’épopée homérique livre « le regard sur le monde de la Grèce du commencement64 », où le corps des hommes donne à voir la forme des dieux eux-mêmes. Tout en signalant le lien avec la fiction hégélienne et la place qu’y reçoit la grande statuaire en tant que lieu privilégie de l’expérience religieuse des Grecs dont les poèmes épiques exprimeraient la forme intellectuelle65, Detienne n’en attribue pas moins à Otto le mérite « d’avoir reconnu la primauté du corps dans la perception grecque du divin66 ».
- 67 Otto 1981, 181.
- 68 Sur l’historiographie de cette opposition qui remonte à Friedrich Creuzer et Karl Otfried Müller, (...)
- 69 Ibid., 187.
- 70 Ibid., 188-190.
- 71 Chapitre V : Être et advenir à la lumière de la manifestation des dieux.
25Le questionnement sur la place relative des hommes et des dieux n’est pas, loin sans faut, le seul contraste opéré par Otto. Le monde des dieux anciens – la terre-mère primitive67 – et la question de la mort sont extensivement abordés dans la réflexion sur l’essence des divinités brillantes et claires de l’hellénisme car – on peut le supposer – le chthonien, dans son opposition à l’olympien68, exige qu’on s’occupe de lui. Pour Otto, les « grands personnages divins » du nouveau monde sont « dégagés du terrestre et [néanmoins] présents dans toutes ses figurations69 », car leur complétude et leur perfection les conduisent à ne faire qu’un « avec tous les phénomènes du cercle de la vie ». L’éther lumineux où se meuvent les dieux de l’hellénisme le plus brillant n’est pas détaché du « fondement secret de la vie », ce qui est « la signature d’un monde parfaitement accompli en soi »70. Et le divin s’ancre dans l’expérience que le Grec en fait dans tous les aspects de son existence et du monde71.
- 72 Ibid., 317-318.
- 73 Ibid., 318.
- 74 Ibid., 317.
26Selon Otto, la représentation grecque du divin est vaste comme l’est le monde lui-même, s’offrant à découvert, sans qu’il soit nécessaire de formuler une croyance ou une profession de foi. L’existence des dieux relève ainsi de l’évidence et de l’immanence, tout en dissimulant l’énigme la plus profonde qui soit, celle de l’être lui-même. La boucle est ainsi bouclée en une remarque finale72 qui martèle la spécificité de la religion grecque, voire son irréductibilité à toute autre religion qu’elle-même, donnant à « voir l’éclat du vivant plus clairement que jamais œil humain ne le vit73 ». L’irréductibilité du polythéisme grec à tout autre que lui-même le soustrait dès lors à toute investigation scientifique et l’interprète se fait prophète. C’était assurément le reproche le plus lourd adressé par Martin Nilsson à l’œuvre d’Otto. Detienne n’en souffle mot dans sa Préface, mais l’auteur de ce qui allait devenir l’injonction à Comparer l’incomparable (2000) ne souscrivait sans doute pas à l’idée d’une Grèce « unique en son genre74 », en dépit des réels effets de miroir avec l’œuvre d’Otto, qu’il s’agit à présent d’investiguer.
- 75 Detienne, 1978, 1043-1056. Genin 2021, 92-98, évoque la période où Detienne écrit ce texte et sou (...)
27Avant même que la traduction française de l’ouvrage d’Otto ne paraisse en 1981, Marcel Detienne avait déjà engagé un dialogue avec « Les dieux de la Grèce », dont témoigne la publication, en 1978, du texte qui en deviendra la préface, sous le titre déjà évoqué : « Au commencement était le corps des dieux75. » Il est important de reconstruire un tant soit peu cette chronologie pour mieux cerner les enjeux du texte lui-même à travers le rapport qu’il entretient avec les recherches menées par Detienne avant, pendant et après son élaboration.
- 76 Otto 1981, 9. Otto, et Detienne avec lui, reconnaît cette façon de penser dans l’idée que la reli (...)
- 77 Ibid., 8.
- 78 « Pratiques culinaire et esprit de sacrifice » (citation : 35) : la participation de Detienne à c (...)
28Depuis les années 20 du siècle dernier, Walter Otto entreprend son voyage vers la Grèce antique à partir d’une mise à distance : on a vu que le premier mouvement de sa démarche consistait à reconnaître l’obstacle épistémologique constitué par le christianisme, « qui fait écran » – précise Detienne – « entre les dieux grecs et nous, et qui nous a imposé de manière insidieuse une certaine façon de penser la religion76. » De l’écart nécessaire surgit la possibilité d’un rapprochement qui permette de « voir le monde avec les yeux d’un Grec, et non plus avec les nôtres77 ». Il suffit de repenser à la lucidité avec laquelle Detienne dénonce, à la fin de son chapitre introductif de la Cuisine du sacrifice, « l’étonnant empire que le christianisme englobant n’a cessé d’exercer secrètement sur la pensée de ces historiens et sociologues convaincus qu’ils inventaient une science nouvelle78 », pour saisir l’intérêt qu’il pouvait porter à la position hétérodoxe d’Otto face aux interprétations de la religion grecque qui étaient courantes à son époque.
- 79 Comme le montre le résumé de conférence consigné dans l’Annuaire de l’EPHE, Section des sciences (...)
- 80 « Il y avait donc l’idée simple et forte que chacun savait ce qu’était un mythe… J’ai voulu décon (...)
- 81 Detienne 1981, 61, n. 49.
- 82 Ibid., 27, où il renvoie en note à sa Préface.
- 83 Préface, 19.
29L’écriture de l’introduction à l’ouvrage d’Otto procède en parallèle aux recherches que Detienne consacre à « repenser la mythologie79 », thème de sa conférence de 1977-1978 à la Ve section de l’EPHE, mais également partie intégrante d’une vaste fresque historiographique et d’une redoutable remise à plat méthodologique qui seront publiées en 1981 sous le titre L’Invention de la mythologie80. Ces deux volets de ses recherches trouvent un point d’intersection dans la conscience qu’il est tout aussi essentiel de soumettre à un examen rigoureux les catégories en usage dans le présent, quitte à aller à contre-courant, que de déjouer les pièges, et les préjugées, hérités d’une longue tradition – la science des mythes, d’un côté, et le rêve grec in primis, de l’autre. Otto n’est cité qu’incidemment dans l’ouvrage de 1981, au détour d’une note81 mais, dans la critique que Detienne y adresse au romantisme allemand et à la philosophie hégélienne, celle d’avoir reconnu à la Grèce le privilège de terre natale, berceau de l’homme cultivé d’Europe82, on perçoit aisément la distance qui le sépare de l’auteur du livre Les dieux de la Grèce, malgré l’intérêt qu’il porte à certains aspects de sa démarche. Autant l’ouvrage d’Otto est un mélange surprenant de fulgurances d’avant-garde, surtout dans l’analyse ponctuelle des dieux, et de présupposés de son temps, quant à la toile de fond (hégélienne) de son projet, autant la curiosité de Detienne à son égard ne va pas sans un regard lucide sur les limites de son cheminement. Cependant, dans la Préface, ce sont plutôt Schiller et Hegel qu’il choisit comme cible de son réquisitoire, et le rêve grec qu’ils ont si bien alimenté. Quant à Otto, habité lui aussi par le même rêve, Detienne finit par lui trouver une issue de secours, car le « fou des dieux grecs » s’était lancé sans filet à leur poursuite, et cela même si une telle « entreprise du retour » était contraire à l’esprit hégélien83.
- 84 Detienne 2008, 106.
- 85 Publiée d’abord dans une revue (Raison Critique, 1966), l’étude de Vernant trouvera ensuite une p (...)
- 86 Elle fait l’objet d’une première publication dans L’Homme 3 (1963), 12-50, et sera reprise ensuit (...)
30Il est symptomatique que la sympathie de Detienne envers ce « voyageur nostalgique » se concentre dans le regard pénétrant que porte Otto sur les dieux de la Grèce et les analyses, parfois fines et judicieuses, qu’il livre à leur propos sur la base d’une excellente connaissance des textes anciens. C’est qu’en cela, jusqu’à un certain point, ils sont compagnons de route. Et le point certain est que les dieux, c’est du sérieux. Dans un entretien publié en 2008, Detienne retrace lui-même le parcours qui l’a conduit à s’intéresser aux divinités et à faire du polythéisme grec son objet d’étude84. Dans son souvenir, il associe le point de départ de ce parcours à une conférence tenue par Vernant à la Sorbonne, au milieu des années 1960, sans doute en prélude à l’essai de ce dernier sur « La société des dieux »85. En outre, la célèbre étude que Vernant avait livrée sur le couple Hestia-Hermès86 était apparue à Detienne comme le début d’une analyse expérimentale sur un aspect du polythéisme grec. Les recherches sur les dieux en société deviennent à ses yeux un sujet digne de la plus grande attention, dans le sillage de Dumézil et bientôt au-delà.
- 87 Detienne 1970, 133-177.
- 88 Sur la longue gestation de cet ouvrage à quatre mains, voir Genin 2021, 53-58.
- 89 Préface, 13.
31C’est à ce moment de son parcours que Detienne entreprend lui aussi une analyse différentielle d’un couple de divinités, Athéna et Poséidon, qu’il met en regard autour de la navigation et de l’art équestre, étude87 qui va confluer ensuite dans l’enquête conduite avec Vernant autour de la mètis et publiée en 197488. Il n’est donc pas surprenant de constater que, lorsqu’il se penche quelques années plus tard sur la présentation de l’ouvrage d’Otto, pour illustrer ses analyses des dieux homériques, ce sont l’exemple d’Athéna et le rapport de la déesse avec la mètis que Detienne choisit de mettre en avant. Or, le savant allemand avait lui-même choisi ce rapport avec la mètis comme clé de lecture de son Athéna et qui plus est, pour comprendre la déesse, il avait aussi procédé à une sorte d’analyse différentielle, mais avec une autre divinité, Apollon : ces aspects de son œuvre ne pouvaient qu’attirer l’attention de Detienne et susciter un mouvement de sympathie envers ce fin connaisseur des dieux grecs. Toutefois, dans le dialogue vivant que Detienne établit avec lui, ce premier mouvement devient rapidement l’occasion de mettre aussi en avant les limites du raisonnement d’Otto, ses impasses et ses préjugés. La sympathie ne se double pas de condescendance. Les dieux, c’est du sérieux. Dans la mise en regard entre Athéna et Apollon, il lui objecte le jeu du masculin et du féminin dont Otto se sert pour opposer la déesse, figure de la proximité, et le dieu, forme de l’éloigné. Il lui objecte aussi que ce n’est pas autour de la mètis qu’Otto convoque Apollon face à Athéna : la confrontation est inégale, car du côté d’Apollon c’est la connaissance qui prime et qui l’opposerait à Athéna, dont la mètis est ainsi circonscrite à l’« esprit de l’action89 ».
- 90 Otto 1981, 79.
- 91 Préface, 14.
- 92 Detienne 2008, 107.
32Autour de la figure d’Apollon, l’enjeu est capital. Nous devions y revenir : c’est le lieu de le faire. Pour Otto, il est « le plus important des dieux grecs90 » et le fait de préciser qu’il l’est « à coté de Zeus » n’enlève rien à la place centrale qu’occupe le dieu de la connaissance et de l’éloigné, « l’idéal de l’idéal91 », dans Les dieux de la Grèce et dans la démarche même de son auteur. La phrase de Winckelmann citée par Otto en exergue du chapitre qu’il consacre au dieu (« Décrire Apollon exige le style le plus haut : une élévation au-dessus de tout ce qui est humain ») relie de manière évidente l’Apollon d’Otto à l’image la plus stéréotypée qui soit de l’hellénisme. Autour de cette image, et du dieu grec qu’elle recouvre, le chemin du Detienne de L’Invention de la mythologie, dont le regard perçant démasque les mythes historiographiques, croise celui d’un Detienne de plus en plus attentif au polythéisme grec et aux enjeux épistémologiques de son étude. Autour d’Apollon, les chemins de Detienne et d’Otto se découvrent dans toute leur divergence, avec sans doute l’intuition de la part du premier que le rêve apollinien du second constitue en lui-même un objet d’enquête qu’il est essentiel de passer au crible. Detienne reviendra plus tard sur le lien entre l’image figée de l’Apollon citharède, tout à sa lyre, silhouette de service dans plusieurs académies, et l’image bien différente qu’il dessinera lui-même du dieu dans les recherches qui aboutiront à l’ouvrage publié en 1998 sous le titre emblématique d’Apollon, le couteau à la main : « J’ai voulu mettre l’accent sur tout ce qui me paraissait ignoré, méconnu, méprisé, et qui dévoilait donc un Apollon méconnu, ‘en noir’92. »
- 93 Voir l’étude « Expérimenter dans le champ des polythéismes » Kernos 10 (1997), 57- 72, et les rec (...)
33Entre 1975 et 1998, Detienne occupe la chaire de « Religions de la Grèce ancienne » à la Ve section de l’EPHE, et les recherches sur les polythéismes qu’il y poursuit dans un cadre comparatiste lui ouvrent de nouveaux horizons. Tout comme il n’avait pas hésité à remettre en cause la catégorie de pensée mythique, il n’hésitera pas longtemps à pointer du doigt les failles du modèle dumézilien en ce qui concerne l’étude des divinités antiques93. La quête du mode d’action, noyau central où s’enracineraient et feraient système les compétences diverses d’une divinité, lui semble impliquer le danger d’une dérive essentialiste. Quelques décennies auparavant, face à l’analyse qu’Otto proposait d’Apollon, il avait bien reconnu la justesse de l’intuition qui logeait entre l’arc et la lyre le principe d’organisation de la configuration apollinienne, mais le passage suivant consistait déjà à questionner la construction parfaite et unifiée d’Otto où le dieu se retrouvait identifié, en bonne orthodoxie hégélienne, à la lumière de la connaissance. Il n’est donc pas surprenant que Detienne ait pris un chemin qui, au cours des décennies à venir, l’a conduit à mettre l’accent à la fois sur le côté sombre d’Apollon et sur l’aspect pluriel qui est inhérent à chaque divinité.
- 94 Voir à ce propos, Koch Piettre 2008, 345-376, qui retrace admirablement cet itinéraire. Voir auss (...)
- 95 Les Actes de cette table ronde sont publiés dans un dossier de la Revue de l’histoire des religio (...)
- 96 Revue de l’histoire des religions, 200/1 [1983], 102-103.
34Ce chemin est indissociable des entreprises comparatistes que Detienne a menées pendant sa direction d’études à l’EPHE94 (et au-delà), à partir d’une Action Thématique Programmée du CNRS (Maurice Godelier y était devenu directeur des Sciences humaines) « Les polythéismes. Pour une anthropologie des sociétés anciennes et traditionnelles ». Quelques années après son lancement se tient, en 1987, une table ronde autour d’une question cruciale, « Qu’est-ce qu’un dieu ? », où les divinités de la Grèce ancienne sont enfin arrachées aux musées pour être comparées aux puissances divines des « autres »95. Si Detienne a pu rejoindre Otto dans le choix obstiné, et raisonné, de prendre les dieux grecs comme objet d’étude, il ne pouvait s’en éloigner davantage qu’en faisant voler en éclat le rêve d’une Grèce incomparable. Certes, Otto avait su mettre la distance nécessaire entre « les Grecs et nous » pour s’en rapprocher ensuite et se faire grec autant que possible. Mais comme l’avait signalé Françoise Frontisi96, au lendemain de la traduction française de Les dieux de la Grèce, « W. Otto s’est donc fait Grec, comme l’ethnologue qui s’immerge totalement dans une société étrangère et devient Dogon, Bambara ou Pueblo. Comme cela arrive parfois à l’ethnologue, fasciné, il a sombré, se laissant prendre ‘au miroir de l’esprit grec’« . Son écriture passionnée, servie par un style souvent obscur et parfois poétique, qui a tendance à suggérer plutôt qu’à décrire, peut rappeler à certains égards celle que Detienne lui-même choisit pour parler des dieux. Mais à la ferveur d’Otto, qui reste enfermé dans la religion de la religion homérique, s’oppose chez Detienne la liberté par rapport à son objet d’étude, qui dépasse largement la religion homérique, et la critique de tout hellénocentrisme.
35Même si Otto n’avait pas su se soustraire à d’autres emprises idéologiques de son temps, Detienne lui reconnaît la lucidité d’avoir dénoncé l’influence du christianisme, d’avoir nagé à contre-courant de l’évolutionnisme et du positivisme, et d’avoir pointé un regard aussi libre que possible sur ce qui, dans la religion grecque, était le plus éloigné des conceptions de son temps et le moins bien compris : la pleine divinité des dieux, à partir de leurs figures homériques, source depuis toujours de scandale et d’embarras. Cet effort qu’il salue dans la préface sera aussi celui de Detienne lui-même, avec d’autres présupposés et d’autres résultats. Il n’en reste pas moins que cette approche par les dieux, pour nécessaire et pertinente qu’elle soit, ne semble pas être destinée à devenir un ktêma es aiei. Ainsi, la place des dieux dans la biographie intellectuelle de Detienne, pourtant fondamentale, n’est pas non plus à l’abri d’une méconnaissance qui tient à la fois de l’anticonformisme de l’objet d’étude et des conformismes divers de ses lecteurs, plus enclins à mettre en avant d’autres aspects de son œuvre.
Aujourd’hui encore, et sans doute demain, quand l’histoire officielle préfère se tenir à l’écart des problèmes posés par le polythéisme, les intuitions raisonnées venant d’un parfait connaisseur des textes anciens gardent dans Les dieux de la Grèce leur vertu stimulante et leur fraîcheur97.