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Historiographie et identités culturelles

Une Promenade italienne de Charles Maurras (1929) : le couple franco-italien au cœur du projet d’« Union latine »

Catherine Valenti
p. 51-62

Résumés

Depuis la seconde moitié du xixe siècle s’est développée en Europe une défense de la « civilisation latine », en réaction contre l’hégémonie économique et culturelle des pays anglo-saxons et de l’Allemagne. Pour ses promoteurs, la latinité ne se limite pas aux seuls pays riverains de la Méditerranée, ni même au seul continent européen, puisqu’elle englobe aussi les pays de l’Amérique du sud que l’on qualifie désormais de « latine ».

Ayant forgé sa conscience politique auprès du Félibrige et du mouvement fédéraliste provençal, Charles Maurras adhère au projet d’« Union latine » dès la fin du xixe siècle. Dans son ouvrage Promenade italienne paru en 1929, le leader de l’Action française voit dans l’avènement du régime fasciste en Italie l’occasion de mettre enfin ce projet à exécution, autour du couple franco-italien.

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Texte intégral

1Paru en 1929 aux éditions Flammarion, Promenade italienne de Charles Maurras rassemble des articles rédigés à différentes époques par le chef de file de l’Action française. Ainsi le texte qui ouvre le recueil, «  Le génie toscan  », avait-il été d’abord été publié en 1897 avant d’être repris en 1901 dans le volume Anthinéa. D’Athènes à Florence. Dans cet ouvrage, Maurras conviait ses lecteurs à le suivre dans un voyage circulaire, depuis sa Provence natale jusqu’à la Grèce, l’Italie et la Corse, avant un retour dans ses terres provençales que, par la pensée au moins, il n’avait jamais réellement quittées  : la Provence est en effet omniprésente dans Anthinéa, puisque Maurras ne cesse d’y comparer les paysages, les mœurs, l’architecture et les habitants des pays qu’il visite à ceux de sa «  petite patrie  ».

2Si deux autres des textes du recueil sont aussi des reprises d’articles déjà parus, racontant pour l’un une visite au duc d’Orléans en exil à Gênes en 1902, pour l’autre une rencontre à la même époque avec l’homme politique et médecin italien Paolo Mantegazza, cinq sont en revanche plus récents et inédits, abordant la question nouvelle du fascisme qui s’est entre-temps hissé au pouvoir dans la péninsule italienne. S’intéressant à «  L’Italie nouvelle  », aux rapports du régime fasciste avec la monarchie italienne ou avec la papauté, Maurras se livre également à une comparaison entre l’Italie et la France  : mettant en balance les Italiens et les Français, mais aussi les systèmes politiques des deux pays, le leader de l’Action française trace les contours d’une future «  Union latine  » qu’il appelle de ses vœux.

Renaissance latine

  • 1 Cité dans Guedj et Meazzi 2017, 9.
  • 2 Certains la font même remonter à l’ouvrage De l’Allemagne paru en 1810, dans lequel Mme de Staël (...)
  • 3 Poupault 2017, 1.
  • 4 Holloway 2011, 7.
  • 5 Poupault 2017, 33.

3D’après Georges Valois, fondateur du premier parti fasciste français, le fascisme est «  la grande renaissance du monde latin  »1. Cette renaissance, si renaissance il y a, s’est toutefois amorcée bien avant la prise de pouvoir par Mussolini en 1922. La notion de latinité est présente dans la pensée européenne au moins depuis la seconde moitié du xixe siècle2, à une époque où les pays du sud de l’Europe commencent à éprouver une forme de déclassement par rapport au dynamisme des pays anglo-saxons et de l’Allemagne  : une réflexion s’engage alors «  sur la culture et l’identité des pays latins  », remettant à l’honneur le thème de la latinité3, et ce bien au-delà des frontières de l’Europe méditerranéenne. L’ingénieur Michel Chevalier, adepte du saint-simonisme, est le premier à introduire en France le concept de panlatinisme, qui vise à favoriser l’unification de tous les peuples latins  : dans ses Lettres sur l’Amérique du Nord parues en 1836, Chevalier oppose les peuples «  latins  » aux peuples anglo-saxons du continent américain4. Paradoxalement, c’est un auteur d’abord spécialisé dans les études panslavistes, Cyprien Robert, qui reprend quelques années plus tard le flambeau du panlatinisme. Fondateur des études slaves en France, créateur en 1848 de la Société pour l’émancipation des peuples slaves de Paris, Cyprien Robert abandonne pourtant quelques années plus tard le panslavisme pour se consacrer au panlatinisme, terme qu’il a lui-même inventé en 1860  : dans son ouvrage intitulé Le panlatinisme, confédération gallo-latine et celto-gauloise, contre-testament de Pierre le Grand et contre-panslavisme, ou Projet d’union fédérative des peuples gallo-latins, Robert établit un classement des différentes «  races  » européennes et défend «  le rapprochement entre les peuples latins dans un esprit républicain et démocratique, seul remède à ses yeux contre le panslavisme  »5.

  • 6 Petit 1985, 95.
  • 7 Berjoan 2011, 121.
  • 8 Revue du monde latin, 1883, I, 1.

4En 1883 voit le jour la Revue du monde latin, calquée pour la forme sur la revue de référence qu’est alors sa brillante aînée, la Revue des Deux Mondes  ; son fondateur, le baron Charles de Tourtoulon, est un philologue occitaniste, membre de différentes académies et sociétés, élu en 1876 Majoral du Félibrige6. Du mouvement fondé en 1854 par Frédéric Mistral et quelques poètes provençaux, on ne retient souvent que le caractère folklorique, lié à la volonté de faire renaître la langue et la culture d’Oc  ; on oublie qu’«  il y a pourtant une idée originale que promeuvent ces hommes pendant le dernier quart du xixe siècle, et qui peuple leurs discours plus que les prières doloristes, l’idée latine  »7. À travers sa Revue du monde latin, le baron de Tourtoulon se fixe ainsi pour objet «  l’étude à tous les points de vue des nations d’origine latine, en Europe et en Amérique, auxquelles une communauté d’intérêts vraie ou supposée a fait adjoindre la Grèce actuelle  »8.

  • 9 Romero 1998, 57.

5Ainsi les frontières de la latinité ne se limitent-elles pas à la seule alliance entre la France et l’Italie, ni même aux seuls pays de l’Europe du Sud  : n’oublions pas que l’expression d’«  Amérique latine  » a été forgée en 1856 à Paris par le Chilien Francisco Bilbao et le Colombien José Maria Torres Caicedo9, avant d’être reprise ensuite dans les années 1860 par les propagandistes du Second Empire – notamment pour justifier l’expédition du Mexique. Maurras est d’ailleurs tout à fait favorable à cette conception de la latinité qui transcende largement les frontières méditerranéennes, comme il le dira encore à la fin de sa vie, dans un texte rédigé en 1950-1951 à la Maison Centrale de Clairvaux où il purge alors une peine de détention à perpétuité  :

  • 10 Maurras 2010, 24-25.

Ma Méditerranée ne finit pas à Gibraltar, elle reçoit le Guadalquivir et le Tage, elle baigne Cadix, Lisbonne et s’étend, bleue et chaude, jusqu’à Rio de Janeiro. Elle atteint le Cap Horn, salue Montevideo, Buenos Aires et, sans oublier Valparaiso ni Callao, elle s’en va, grossie de l’Amazone et de l’Orénoque, rouler dans la mer des Caraïbes, caresser amoureusement nos Antilles puis Cuba et Haïti, ayant reçu le Meschacebé du grand enchanteur de Bretagne  ; elle court au Saint-Laurent et, sauf de menues variations de température, va se jeter dans la baie d’Hudson où elle entend parler français10.

La définition de la latinité

  • 11 Ce qui ne l’empêche pas d’utiliser l’expression à plusieurs reprises dans sa Promenade italienne.
  • 12 Fabre 2000, 7.
  • 13 Poupault 2017, 33.
  • 14 Maurras 1929, 67.

6La latinité selon Charles Maurras est donc une notion moins géographique que culturelle. Reste à définir ce qui constitue selon lui les éléments de cette essence latine. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Maurras ne croit pas à l’existence d’une «  race latine  »11, bien que son maître Frédéric Mistral, fondateur du Félibrige et acteur de la renaissance provençale, ait composé en 1878 une Ode à la race latine à l’occasion des Jeux Floraux de la Sainte-Estelle de Montpellier12. Le vieux poète provençal concluait son poème «  en appelant les peuples de langues romanes, réputés décadents, à s’unir en souvenir de leur passé glorieux  : “Relève-toi, race latine, sous le manteau de ton soleil”  »13. Dans sa Promenade italienne, le leader de l’Action française, citant une interview de Mussolini, se félicite que le «  Duce  » ne soit pas dupe «  de la doctrine de la fraternité de nos races  », car «  il n’y a pas de races latines. Mais il y a un esprit latin. Il y a une culture latine. Il y a une civilisation latine, et qui institue, dans nos rapports d’homme à homme, une rapidité et une aisance incomparables (…)14  ». Au-delà des différences de langage et d’origine ethnique, les peuples latins partagent donc une communauté de culture et d’esprit qui leur permet de se comprendre par-delà les frontières politiques.

  • 15 Mesa Gonzalez 2016, 125.
  • 16 Ibid.

7Une cérémonie officielle organisée à Paris en 1921, et dont le journal L’Action française se fait largement l’écho, permet de préciser ce que recouvre le concept de latinité pour le leader de l’Action française. Le 12 juillet 1921 a lieu dans les jardins du Palais-Royal l’inauguration du monument du Génie latin, offert à la France par les nations latines. À l’origine de cette initiative, on trouve la Ligue de la Fraternité intellectuelle latine, association fondée à Paris en 1916, en pleine guerre mondiale, par quelques intellectuels et hommes politiques de renom, parmi lesquels le dramaturge espagnol Ramón María del Valle-Inclán, l’écrivain belge Maurice Maeterlinck et le poète franco-uruguayen Jules Supervielle15. Les principales finalités de la Ligue sont d’établir la solidarité morale et intellectuelle de la culture latine, mais aussi une entente économique entre les pays latins, et enfin d’assurer la conservation et le perfectionnement de la culture latine16. Compte tenu de son contexte de création, la Ligue se veut aussi profondément pacifiste, même si l’objectif de rétablissement de la paix en Europe paraît alors particulièrement utopique.

  • 17 L’Action française, 13 juillet 1921.
  • 18 Ibid.
  • 19 Cité dans L’Action française, 13 juillet 1921.

8Après 1918, la Ligue poursuit son action en faveur de la promotion de la latinité, comme en témoigne la cérémonie organisée à Paris le 12 juillet 1921. La statue du «  Génie latin  » représente un jeune dieu «  aux formes gracieuses et puissantes à la fois  »17 qui tient dans sa main droite une statue de la victoire, tandis qu’il s’appuie de la main gauche sur un faisceau de licteurs. L’œuvre «  qui symbolisera ainsi la force et la noblesse du génie latin  »18 a été réalisée par Jean Magrou, sculpteur français né en 1869, qui a obtenu le prix de Rome en 1907. L’inauguration se fait en grande pompe, devant un public nombreux, sous le haut patronage du président de la République Alexandre Millerand, en présence du ministre français de la Guerre Louis Barthou, de l’ambassadeur d’Italie et des représentants de toutes les républiques latines, y compris celles du continent américain. Également présent, l’ancien président du Mexique Francisco Leon de La Barra célèbre la formidable vitalité du génie latin  : «  Dans une admirable envolée, depuis sa naissance sur les rives ensoleillées de la Méditerranée et après s’être épanoui sur la noble terre de France, le génie [latin] s’élança à travers l’océan, réunissant ainsi nos républiques à leurs sœurs d’Europe, en les faisant toutes communier dans un même et magnifique idéal19.  »

  • 20 Maurras 1929, 70.
  • 21 L’Action française, 13 juillet 1921.
  • 22 Ibid.

9Si Maurras approuve cette célébration du «  génie latin  », il n’apprécie guère toutefois que la cérémonie soit organisée par un régime républicain qu’il voue aux gémonies. Comme il l’affirmait déjà en 1916 dans Quand les Français ne s’aimaient pas, comme il le répète dans sa Promenade italienne de 1929, «  de tout temps, nous avons considéré le libéralisme et la démocratie comme des erreurs indignes de l’esprit latin  »20. Le chef de l’Action française déplore en particulier que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ait été gravée sur le socle de la statue inaugurée au Palais-Royal, car les idées de 1789 n’ont selon lui rien à voir avec le génie latin  : elles ne sont qu’«  un décalque d’originaux anglo-saxons, eux-mêmes de souche germanique  »21. Or le protestantisme est intrinsèquement étranger à la latinité – tout comme il est d’ailleurs incompatible avec l’essence française. Seul le catholicisme est une forme renouvelée «  de l’antique civilisation latine  »22.

  • 23 Maurras 1929, 70.
  • 24 Mattiato 2017, 149.
  • 25 Prévotat 2004, 79-80.

10Ce n’est donc pas autour de l’axe Londres-Berlin que doit se bâtir l’Europe, mais bien autour de l’alliance entre Rome et Paris, «  double pôle du monde classique qu’il est nécessaire de fédérer  : il n’y a rien de plus urgent  ! Là, il y a près d’un tiers de siècle que nous nous attachons à l’examen des conditions propices à la formation de ce que l’on nomme, assez gauchement, le Bloc latin  »23. Si Maurras juge la formule maladroite, le «  Bloc latin  », dont la campagne a été lancée en 1926 par Georges Valois, n’en est pas moins de pure inspiration maurrassienne. Il s’agit pour Valois d’opposer la «  civilisation latine  » à la «  barbarie  » qui, pour Maurras comme pour lui, revêt deux visages principaux  : «  celui du Nord (l’Allemagne) et de l’Orient (l’Union soviétique)  »24. L’antigermanisme de l’Action française est une constante depuis la création de ce mouvement25  ; s’y mêle depuis 1917 le rejet de l’URSS et du communisme. Le rapprochement avec l’Italie, et en particulier l’Italie fasciste, n’en paraît ainsi que plus indispensable.

L’Italie fasciste, pièce maîtresse de l’«  Union latine  »  ?

  • 26 Poupault 2012, 2.
  • 27 Poupault 2014, 19.
  • 28 Ibid, 20.

11En effet, de même que la Méditerranée n’est pas l’élément central de la latinité mais en est cependant l’un des éléments constitutifs, de même, si la latinité ne se limite pas à la France et à l’Italie, elle possède malgré tout «  pour ces deux nations voisines une tonalité particulière  »26. À cet égard, le rapprochement franco-italien pourrait constituer le noyau de la future «  Union latine  » que Maurras et d’autres auteurs souhaitent voir se mettre en place. Le tropisme italien toutefois n’est pas uniquement le fait des nationalistes ou des tenants de la latinité  : le voyage en Italie, terre d’art et de culture, est depuis l’époque moderne l’une des étapes obligées du Grand Tour des élites européennes cultivées, en particulier des jeunes gens qui viennent y parfaire leur connaissance du passé27. Au fil du temps, la visite de la Péninsule s’est démocratisée, s’ouvrant désormais «  à un public plus diversifié en raison des progrès dans les transports et du développement progressif du tourisme  »28.

  • 29 Dard 2017, 52.

12La tradition séculaire du voyage en Italie est réactivée dans l’entre-deux-guerres, quand le changement politique qui se produit à Rome renouvelle l’intérêt ancien pour ce pays frontalier. L’avènement d’un pouvoir fasciste dans la Péninsule à partir de 1922 suscite la curiosité des nationalistes français en général, et de ceux de l’Action française en particulier. Très présente dans la Promenade italienne en 1929, l’idéologie fasciste ne semble cependant pas séduire totalement Maurras. Il est vrai que la pensée politique du leader nationaliste s’est élaborée à partir du début des années 1890, avant même la création de l’Action française  : «  Lorsque le fascisme fait ses premiers pas, Maurras a dépassé la cinquantaine et son cadre d’analyse (ses détracteurs ont parlé de son “système”) est définitivement en place29  ».

  • 30 Maurras 1929, 58.

13Le chapitre «  L’Italie nouvelle  », texte écrit en 1926, compare l’Italie fasciste à l’Italie démocratique et parlementaire qui l’a précédée, et conclut toutefois sans ambiguïté à la supériorité de la première sur la seconde. Maurras fait en particulier l’éloge du progrès impulsé dans toute la Péninsule par le pouvoir fasciste  : «  L’admirable vitalité du pays ne nous en avait jamais dissimulé le désordre. Les bienfaits de la discipline s’imposent partout au regard. Jadis, la royauté et l’armée semblaient parfois les seules à maintenir un sentiment national  ; la papauté, à faire sentir un esprit de désintéressement et de moralité. Mais, de Modane à Palerme, un vigoureux sursaut général publie l’enthousiasme des passions nationales, la fermeté de la foi civique. Chemins de fer, bateaux, voitures, guichets postaux, bureaux de police, voirie, tout se ressent du coup de baguette de l’Enchanteur30  ».

  • 31 Dard 2017, 54.
  • 32 Maurras 1929, 59.
  • 33 Al-Matary 2017, 12.

14Cette vitalité, Maurras l’attribue au génie latin, revivifié par un pouvoir autoritaire  : pourvu qu’il bénéficie de l’impulsion conférée par un homme à poigne, un peuple latin est donc tout à fait capable d’accomplir de grandes choses, contrairement à ce qu’affirment les tenants de la supériorité des peuples nordiques. Pour Maurras, l’ordre et la latinité sont au contraire indissociables31, comme le prouve l’expérience du fascisme italien. Et le chef de l’Action française d’ironiser sur ceux qui, quelques décennies auparavant, prédisaient «  la mort des races latines  »32. Maurras vise particulièrement ici Joséphin Péladan, auteur à partir de 1884 d’une série de vingt et un romans regroupés sous le titre La décadence latine. Éthopée, et Maurice Barrès, qui a progressivement orienté sa trilogie du Culte du moi (1888-1891) «  vers l’exaltation de la Lorraine, symbole de la résistance de la latinité à ses marges  »33.

  • 34 Cité dans Maurras 1929, 65.

15Contre ce Nord qui clame sa supériorité, le Sud doit s’unir autour du couple franco-italien, comme le souhaite d’ailleurs Mussolini lui-même. Dans sa Promenade italienne, Maurras cite abondamment une interview accordée en 1927 par le «  Duce  » à Pierre Grivel, journaliste parisien correspondant de la Dépêche de Tunisie  : «  Non seulement les nations ibériques, mais les républiques de l’Amérique latine, ont les regards tournés vers Rome et vers Paris. Fédérer ces forces multiples et ces peuples qu’anime une même foi, pour qui la même civilisation est un héritage commun, c’est assurer le sort du monde et se prémunir contre la menace de la barbarie. Ce que je vous dis là, je le répète à tous les Français qui viennent me voir. Tout ce qui sera tenté dans le sens d’une plus étroite entente entre nous, entre les nations latines en général, mérite d’être encouragé et loué. Nous y arriverons, c’est la nature même des choses qui l’exige34  ».

  • 35 « L’Union latine », L’Action française, 29 août 1923.

16Quelles formes pourrait prendre cette «  Union latine  » fondée sur le couple franco-italien  ? S’agirait-il d’une entité politique  ? Le leader nationaliste de l’Action française serait-il prêt à abdiquer tout ou partie de la souveraineté française, à adhérer en tout cas à une forme d’internationale fasciste  ? Il n’en est évidemment pas question, comme l’a clairement stipulé une mise au point parue dès 1923 dans L’Action française. Dans un article intitulé «  L’Union latine  » paru le 29 août 1923, le quotidien commence par se réjouir de l’avènement du fascisme en Italie, rappelant que Charles Maurras lui-même avait souvent décrit, depuis le succès de Mussolini, «  les sentiments qui partagent le cœur des nationalistes français devant la renaissance italienne  : sympathie d’abord, et joie de voir l’épreuve confirmer des principes qui, en grande partie, viennent de France, et de l’Action française  ; tristesse aussi de voir la France devancée, et non seulement dans le mouvement intérieur de réaction, mais surtout dans l’action extérieure que ce mouvement rend possible  »35.

  • 36 Ibid.
  • 37 Maurras 1929, 71.

17Mais cette sympathie envers le régime du «  Duce  », et le désir de réunir les nations latines autour du couple franco-italien, ne se traduisent nullement pour Maurras par la promotion d’une internationale latine  : «  Chaque nation latine doit garder son entière autonomie, mais elles ont assez d’intérêts communs, matériels et moraux dans le monde pour former un “bloc” comparable – et opposable dans les discussions politiques et économiques – au bloc anglo-saxon36.  » Maurras récuse pour sa part le terme même de «  bloc  », auquel, fidèle à l’engagement fédéraliste de sa jeunesse, il préfère, comme Mussolini d’ailleurs, celui de «  fédération  »  : «  Un pareil “bloc” ressemblerait aux pâtés de poudingue, appelés nougat par nos paysans, et dont la fermeté n’est pas à toute épreuve. La fédération dont parle Mussolini répond bien mieux aux exigences de l’amitié humaine  : chose souple et complexe, comme la vie, différenciée dans ses profondeurs, accordée et harmonisée vers ses sommets37  ».

  • 38 Renouvin et Duroselle 2007, 147.
  • 39 Maurras 1929, 69.
  • 40 Poupault 2013, 51.
  • 41 Pane 2019, 3.

18Le rapprochement entre la France et l’Italie fasciste, s’il est désiré par Mussolini lui-même, se heurte à l’hostilité des gouvernements français successifs38, ce que déplore Maurras. Alors que les intérêts français voudraient «  la bonne entente avec l’Italie  », le chef de l’Action française regrette qu’en France, les démocrates dénoncent les supposés dangers de l’idéologie fasciste  : «  L’Italie nouvelle se plaint. Il ne sera que juste d’ajouter nos plaintes aux siennes39  ». Il est vrai que depuis la fin du premier conflit mondial, les relations franco-italiennes ont longtemps été «  changeantes et incertaines  »40, la diplomatie française adoptant à partir de 1922 une certaine réserve à l’égard du régime mussolinien. Au milieu des années 1930, la politique extérieure française semble toutefois changer de cap et amorcer ce rapprochement franco-italien que Maurras appelait de ses vœux quelques années plus tôt. Avec la montée en puissance du danger hitlérien, la France et la Grande-Bretagne estiment même que l’Italie fasciste pourrait constituer un allié de poids face à l’Allemagne nazie  ; en janvier 1935, les accords de Rome, signés entre Mussolini et le ministre français des Affaires étrangères Pierre Laval, paraissent fonder une amitié franco-italienne durable41.

  • 42 Poupault 2009, 70.
  • 43 L’Action française, 11 septembre 1935.
  • 44 Ibid.
  • 45 Ibid.
  • 46 Poupault 2009, 70.

19En septembre 1935, L’Action française rend compte d’une séance du Comité France-Italie qui s’est tenue salle Wagram à Paris. Créé au début des années 1930 afin d’encourager l’amitié entre Paris et Rome, le Comité compte dans ses rangs nombre d’écrivains français, qui ne sont pas tous d’extrême droite, mais souhaitent tous «  ranimer la flamme latine entre les deux nations-sœurs et consolider la paix en Europe42  ». L’accord diplomatique du début de l’année 1935 entre Laval et Mussolini suscite chez eux un grand espoir, partagé par l’Action française de Maurras. Le 10 septembre 1935, les orateurs du Comité France-Italie se succèdent à la tribune salle Wagram pour défendre la poursuite du rapprochement franco-italien, au cours de ce que L’Action française du lendemain qualifie d’«  émouvante cérémonie43  ». Le journal rapporte notamment l’intervention du représentant italien, M. Soulioti, qui annonce sous les acclamations que «  l’Italie et la France marcheront la main dans la main sur les routes ensoleillées de la paix latine44  ». La réunion se termine par l’adoption d’une motion qui ressemble à une profession de foi tout autant qu’à une mise en garde adressée au gouvernement français quant à sa politique diplomatique envers l’Italie  : «  Repoussant toute proposition qui tendrait à humilier la nation italienne, [les signataires] entendent rester étroitement unis avec la nation-sœur pour la défense de notre commune civilisation45  ». Des deux côtés des Alpes, la latinité était donc perçue «  comme un véritable principe de ralliement46  ».

  • 47 Poupault 2013, 56-57.

20La perspective d’une alliance franco-italienne servant de moteur à une «  Union latine  », qui paraissait si proche en 1935, fait pourtant rapidement long feu. Le rapprochement entre la France et l’Italie est remis en cause dès 1936, éteignant les espoirs soulevés au milieu des années 1930  : la proclamation par Mussolini de l’Axe Rome-Berlin le 1er novembre 1936 à Milan sonne le glas d’une possible «  entente latine  » entre les deux nations riveraines de la Méditerranée47. Trois ans plus tard, c’en est fini de la paix elle-même, qui succombe sous les coups de l’expansionnisme hitlérien  : l’Union latine et son message de paix ont vécu.

  • 48 Le Petit Marseillais, « La divine surprise », 9 février 1941.

21Quelques mois plus tard, Charles Maurras pouvait néanmoins se consoler avec l’une des conséquences de la guerre et de la défaite française du printemps 1940  : l’instauration du régime de Vichy à l’été 1940 constitue en effet «  la divine surprise  » à laquelle il ne s’attendait pas. Le 8 septembre 1940, Maurras rencontre à Vichy le maréchal Pétain, qui lui fait part de son admiration pour Mistral, qu’il a personnellement connu et qualifie d’«  évocateur sublime de la France nouvelle que nous voulons instaurer, en même temps que de la France traditionnelle que nous voulons redresser48  ». À défaut d’Union latine, le leader de l’Action française pouvait ainsi trouver quelque réconfort dans l’avènement d’un régime réactionnaire conforme à sa doctrine politique.

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Bibliographie

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Berjoan 2011  : Nicolas Berjoan, «  L’idée latine du Félibrige  : Enjeux, boires et déboires d’une politique étrangère régionaliste (1870-1890)  », Revue d’histoire du xixe siècle, n° 42, 2011, 121-136.

Dard 2017  : Olivier Dard, «  Charles Maurras, le fascisme, la latinité et la Méditerranée  », Cahiers de la Méditerranée, n° 95, 2017, 59-70.

Fabre 2000  : Thierry Fabre, «  Les territoires de l’appartenance Provence-Méditerranée  », La Pensée de midi, 2000/I, n° 1, 6-11.

Gonzalez 2016  : Omar Mesa Gonzalez, «  Les chemins de l’Union latine  : une approche historique  », Hermès, La Revue, n° 75, 2016/2, 123-130.

Guedj et Meazzi 2017  : Jérémy Guedj et Barbara Meazzi, «  Introduction. Pour une lecture latine et méditerranéenne de la culture fasciste  », Cahiers de la Méditerranée, n° 95, 2017, 9-12.

Holloway 2011: Thomas H. Holloway, A Companion to Latin American History, Blackwell Publishing, 2011.

Mattiato 2017  : Emmanuel Mattiato, «  L’axe Rome-Paris et la campagne pour le “Blocco latino” dans Le Nouveau Siècle  : l’action géopolitique de Georges Valois et du Faisceau (1926-1927)  », Cahiers de la Méditerranée, n° 95, 2017, 151-171.

Maurras 1929  : Charles Maurras, Promenade italienne, Paris, Flammarion, 1929.

Maurras 2010  : Charles Maurras, Soliloque du prisonnier, Paris, Éditions de l’Herne, 2010.

Pane 2019  : Caroline Pane, «  Les “Italiens de Paris” du fascisme à l’après-guerre  : artistes et expositions au service du rapprochement franco-italien  », Cahiers d’études italiennes, n° 28, 2019, 1-14.

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Poupault 2009  : Christophe Poupault, «  Les voyages d’hommes de lettres en Italie fasciste. Espoir du rapprochement franco-italien et culture de la latinité  », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2009/4, n° 104, 67-79.

Poupault 2012  : Christophe Poupault, «  L’esprit latin à l’épreuve des relations inter­nationales. Renaissance latine et espoir d’alliance franco-italienne (1915-1940)  », Silène, 2012, 1-10.

Poupault 2013  : Christophe Poupault, «  Amitié “latine” et pragmatisme diplomatique. Les relations franco-italiennes de 1936 à 1938  », Relations internationales n° 154, 2013/2, 51-62.

Poupault 2014  : Christophe Poupault, À l’ombre des faisceaux. Les voyages français dans l’Italie des chemises noires (1922-1943), Rome, École française de Rome, 2014.

Poupault 2017  : Christophe Poupault, «  La latinité au service du rapprochement franco-italien (fin du xixe siècle - 1940)  : un grand récit culturel entre grandeurs et rivalités nationales  », Cahiers de la Méditerranée, n° 95, 2017, 31-45.

Prévotat 2004  : Jacques Prévotat, L’Action française, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2004.

Renouvin et Duroselle 2007 [1964]  : Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, Introduction à l’histoire des relations internationales, Paris, Pocket, 2007 [1964].

Romero 1998  : Vincente Romero, «  Du nominal “latin” pour l’autre Amérique  : notes sur la naissance et le sens du nom “Amérique latine” autour des années 1850  », Histoire et Sociétés de l’Amérique latine, no 7, 1998, 57-86.

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Notes

1 Cité dans Guedj et Meazzi 2017, 9.

2 Certains la font même remonter à l’ouvrage De l’Allemagne paru en 1810, dans lequel Mme de Staël évoque pour la première fois des « langues latines ». Cf. Pommier 2004, 20.

3 Poupault 2017, 1.

4 Holloway 2011, 7.

5 Poupault 2017, 33.

6 Petit 1985, 95.

7 Berjoan 2011, 121.

8 Revue du monde latin, 1883, I, 1.

9 Romero 1998, 57.

10 Maurras 2010, 24-25.

11 Ce qui ne l’empêche pas d’utiliser l’expression à plusieurs reprises dans sa Promenade italienne.

12 Fabre 2000, 7.

13 Poupault 2017, 33.

14 Maurras 1929, 67.

15 Mesa Gonzalez 2016, 125.

16 Ibid.

17 L’Action française, 13 juillet 1921.

18 Ibid.

19 Cité dans L’Action française, 13 juillet 1921.

20 Maurras 1929, 70.

21 L’Action française, 13 juillet 1921.

22 Ibid.

23 Maurras 1929, 70.

24 Mattiato 2017, 149.

25 Prévotat 2004, 79-80.

26 Poupault 2012, 2.

27 Poupault 2014, 19.

28 Ibid, 20.

29 Dard 2017, 52.

30 Maurras 1929, 58.

31 Dard 2017, 54.

32 Maurras 1929, 59.

33 Al-Matary 2017, 12.

34 Cité dans Maurras 1929, 65.

35 « L’Union latine », L’Action française, 29 août 1923.

36 Ibid.

37 Maurras 1929, 71.

38 Renouvin et Duroselle 2007, 147.

39 Maurras 1929, 69.

40 Poupault 2013, 51.

41 Pane 2019, 3.

42 Poupault 2009, 70.

43 L’Action française, 11 septembre 1935.

44 Ibid.

45 Ibid.

46 Poupault 2009, 70.

47 Poupault 2013, 56-57.

48 Le Petit Marseillais, « La divine surprise », 9 février 1941.

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Pour citer cet article

Référence papier

Catherine Valenti, « Une Promenade italienne de Charles Maurras (1929) : le couple franco-italien au cœur du projet d’« Union latine » »Anabases, 35 | 2022, 51-62.

Référence électronique

Catherine Valenti, « Une Promenade italienne de Charles Maurras (1929) : le couple franco-italien au cœur du projet d’« Union latine » »Anabases [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 10 avril 2024, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/13388 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.13388

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