- 1 Né à Bucarest en 1933, Pierre Hassner arrive en France lors de l’installation du régime communist (...)
- 2 Aron 1983, 345-346.
- 3 Baverez 2006, 659.
- 4 Le principal biographe de Raymond Aron est Nicolas Baverez. Celui-ci a publié une première biogra (...)
1« Dans je ne sais quelle circonstance, Pierre Hassner1, qui fréquentait parfois mes cours, fit un exposé brillant, étourdissant sur Thucydide. Je le comblai d’éloges qui ne dépassaient pas ses mérites (…) La semaine suivante, je dissertai, moi aussi, de Thucydide, avec la prétention de ne pas rester trop en-dessous de Pierre2. » C’est ainsi que dans ses Mémoires, publiés quelques semaines avant sa mort, Raymond Aron indique son intérêt pour Thucydide. Biographe de Aron, Nicolas Baverez note que « Raymond Aron a dialogué sa vie durant : Thucydide, Machiavel, Montesquieu, Clausewitz, Tocqueville, Weber, Pareto oscillent entre la pensée et l’action et s’insèrent naturellement dans la méthode aronienne3. » Le xxe siècle a eu plusieurs observateurs et analystes qui tentèrent de comprendre ce siècle qui connut tant de bouleversements et de tragédies. Raymond Aron en a été un des plus lucides et perspicaces. Né le 14 mars 1905 dans une famille de la bourgeoisie juive parisienne, mais détachée de la pratique religieuse il obtient la première place au concours de l’agrégation de Philosophie en 19274. Parlant l’allemand, il est lecteur à l’université de Cologne et à l’Institut français de Berlin de 1930 à 1933, moment au cours duquel il assiste à l’affaissement de la démocratie de Weimar, à la montée en puissance du parti national-socialiste qui aboutit à la nomination d’Hitler comme chancelier et à l’installation de la dictature nazie. De 1934 et jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Raymond Aron enseigne à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Nommé à l’université de Toulouse, il ne rejoint pas son poste à la suite de sa mobilisation en septembre 1939. Il rejoint Londres en juin 1940 et s’engage dans la France Libre. Le général de Gaulle lui-même lui demande d’être un des animateurs d’une revue scientifique, La France libre, destinée à représenter la culture et l’intelligence de la France qui a choisi de ne pas déposer les armes. Après un court passage au cabinet d’André Malraux avec lequel il lie des liens d’amitiés qui perdurent jusqu’à la mort de l’écrivain-ministre, Aron entame une carrière d’enseignant : professeur à l’ENA en 1945, à l’IEP de Paris en 1948, à la Sorbonne en 1955, au Collège de France en 1970. D’autre part, il est directeur de recherches à l’École Pratique des Hautes Études de 1960 à 1983. Fondateur des Temps modernes avec Sartre, avec lequel les divergences politiques mettent fin à des liens amicaux tissés au temps de l’époque de l’École Normale en 1945, Raymond Aron mène en parallèle une carrière de journaliste, d’abord au Figaro de 1947 à 1977, puis à L’Express de 1977 à 1983. Aron a fréquenté l’œuvre et la pensée de Thucydide à plusieurs occasions. Il lui a consacré deux travaux spécifiques, d’abord dans une chronique de La France Libre, ensuite dans un chapitre de Dimensions de la conscience historique. Ce sera l’objet de la première partie de la présente contribution. Mais c’est également dans bien des ouvrages d’analyse politique que Raymond Aron met à contribution l’historien de La Guerre du Péloponnèse. Aussi, dans un second temps, essayerons-nous d’en montrer quelques aspects sans aucunement ambitionner à l’exhaustivité que le cadre de la présente contribution ne permet d’atteindre.
- 5 Aron 1990, 505-518. Cet ouvrage rassemble les chroniques publiées par Raymond Aron au cours de la (...)
- 6 Aron 1990, 505.
- 7 Ibid.
- 8 Aron 1990, 506.
- 9 Aron 1990, 507.
- 10 Aron 1990, 509.
- 11 Aron 1990, 511.
- 12 Aron 1990, 515.
2En juin 1941, mois au cours duquel l’Allemagne nazie enclenche l’opération Barbarossa, destinée à terrasser l’Union soviétique, Aron publie dans La France Libre une chronique intitulée « Naissance des tyrannies »5. Il commence par noter combien les régimes totalitaires de son époque « présentent à coup sûr une originalité unique » car « jamais l’histoire mondiale n’offrit le spectacle d’une telle rationalité technique, dans l’administration des choses, dans le maniement des foules, dans les conquêtes impériales, jointe à une telle irrationalité dans les passions des masses, les idéologies officielles, la personne des chefs6. » Mais la réflexion aronienne s’élargit à la période antique afin d’éclairer le présent, appelant Aristote, Platon et Thucydide à l’aide afin de mieux comprendre l’histoire immédiate. La tyrannie antique est « le contraire de la monarchie et de l’aristocratie » car « selon l’expression même d’Aristote, c’était une forme extrême de démocratie, jointe à la toute puissance d’un petit nombre, d’un homme et de son équipe7. » Aron est cependant conscient (en a-t-on jamais douté ?) des limites de la comparaison. « Notre intention n’est pas de retrouver, à tout prix, des similitudes. Les comparaisons historiques sont toujours partielles, et chaque civilisation doit comprendre et résoudre ses propres problèmes. Mais les rapprochements peuvent être instructifs, s’ils dégagent les différences autant que les analogies, s’ils révèlent les périls, éternels en leur essence, auxquels sont exposés les régimes qui tendent à maintenir simultanément les libertés individuelles, la souveraineté populaire et le règne de la loi8. » Les tyrannies contemporaines sont, selon Aron, nées des dégénérescences des libertés démocratiques elles-mêmes car « c’est l’homme démocratique, nous dit Platon, qui devient tyrannique à mesure que, sous prétexte de liberté, il ne connait plus d’autres loi que celle de son bon plaisir pour devenir finalement esclave de ses désirs ». Aussi, « les régimes politiques sont ce que sont les hommes qui les font vivre, ceux qui gouvernent, ceux qui sont gouvernés.9 » L’auteur de La Guerre du Péloponnèse permet d’affiner encore plus l’analyse. « Thucydide écrit que le développement des richesses est la cause fondamentale des tyrannies. Et, en effet, le développement de l’industrie et du négoce brise les vieux cadres, multiplie les revendications des roturiers enrichis ou des pauvres contre les nobles, et le tyran profite de ces luttes pour s’emparer du pouvoir10. » Or, ces diverses causes de l’instauration d’une tyrannie sont réunies dans l’Allemagne du début des années 1930 et de l’installation du régime nazi. Dans le monde grec, « la condition de cette expérience historique est le caractère particulier, dans nos sociétés, des masses dans lesquelles les partis totalitaires recrutent leurs adhérents, la réapparition, sous une autre forme, de ce que les auteurs anciens appelaient masses sans ressources, composées de citoyens plus ou moins complètement ruinés, souvent sans occupation, sinon un travail inférieur et méprisé, qui s’assemblaient dans les cités grecques et se dressaient à la voix du démagogue ». Quant à l’Allemagne de Weimar, « d’autres multitudes s’offraient, qui présentaient, à un degré ou à l’autre, le même caractère : les jeunes, beaucoup sans emploi, presque tous sans avenir dans une société cristallisée qui paraissait à l’époque surpeuplée, tous les demi-soldes de la Grande Guerre, c’est-à-dire tous les combattants qui se sentaient moralement dépaysés dans une société vaincue, ayant accepté les institutions du vainqueur, enfin tous les bourgeois menacés de ce qui était pour eux la pire catastrophe, la déchéance par la prolétarisation.11 » Pour Raymond Aron, les causes du conflit mondial ont des fondements idéologiques qui portent les vaincus à adopter les institutions et les méthodes, plus ou moins copiées, du vainqueur. Lecteur de La Guerre du Péloponnèse, Aron souligne qu’entre Sparte et Athènes, l’opposition n’était pas seulement matérielle : « deux formes d’existence, deux climats sociaux et intellectuels s’opposaient. Et la conséquence provisoire de la défaite athénienne fut la tyrannie des Trente, oligarchie contrainte de rechercher l’accommodement avec la cité oligarchique victorieuse.12 » Il semble y avoir comme une analogie historique entre les Trente soumis à la victoire spartiate et l’État Français face au Reich provisoirement victorieux.
- 13 Cf. Aron 1985. L’étude « Thucydide et le récit historique » est d’abord publiée dans Theory and H (...)
- 14 Aron 1985.
- 15 Aron 1985, 112-113.
- 16 Ibid, 112.
- 17 Aron 1991, 132 : « Qu’est-ce que l’Histoire ? ».
3Raymond Aron a réfléchi dans un autre de ses écrits sur l’œuvre de Thucydide. Il s’agit de « Thucydide et le récit historique » dans Dimensions de la conscience historique, recueil de contributions écrites de 1946 à 196013 au cours desquelles Aron désire mettre en lumière les liens entre les problèmes du savoir historique et ceux de l’existence dans l’histoire14. Il n’est pas question, dans le cadre de la présente contribution d’analyser toutes les réflexions développées par Aron dans son étude sur Thucydide. Nous n’en mettons en avant que deux. Tout d’abord, la place de commentateur que se donne l’historien grec. Aron observe que le récit de la Guerre du Péloponnèse n’est quasiment jamais interrompu par des réflexions personnelles de l’auteur, celles-ci n’apparaissant qu’au travers des discours des acteurs du conflit. Tout au plus signale-t-il celle faite au sujet de l’épitaphe de la tombe de Nicias. « Rarement l’historien rompt la continuité du récit pour prendre lui-même la parole. Quand il le fait, c’est presque toujours pour un commentaire de spectateur, auquel le détachement permet l’équité. Ainsi, à la fin du livre VII, cette épitaphe sur la tombe de Nicias : “Il était, des Grecs de mon temps, l’homme qui, par son application au bien dans une entière conformité avec les règles, eût le moins mérité d’en venir à cet excès d’infortune.” D’ordinaire, les discours des acteurs permettent à Thucydide de formuler des propositions générales sans avoir à intervenir personnellement15. » Ensuite, Thucydide est avant tout, voire uniquement, l’historien de la guerre du Péloponnèse et ne dévie pas de cette option. Il ne veut pas sortir de son sujet pour avoir une vision historique globale de la période. Mais ce qu’il fait est fait avec superbe. « Thucydide racontait, en détail, les expéditions, les manœuvres, le choc des hoplites et des trières, sur terre et sur mer. Ce qui l’intéressait, c’était la guerre du Péloponnèse ; rien d’autre. Il en analysait les causes lointaines dans la formation des cités, en un rapide survol des siècles. Le récit détaillé était réservé aux délibérations des assemblées, aux discours des hommes d’État et des stratèges, à la tactique des commandants en campagne, à la valeur des soldats. L’action humaine en tant que telle, et j’entends par là l’action d’un ou de quelques hommes aux prises avec un autre ou d’autres hommes, voilà le centre d’intérêt de Thucydide, l’objet d’une œuvre qui reste, à nos yeux, un chef d’œuvre, le chef d’œuvre de l’historiographie antique16. » Aron réitère cet avis dans Leçons sur l’Histoire, livre qui regroupe des cours donnés au Collège de France entre 1972 et 1974. « À travers Thucydide, on peut donc essayer de saisir la conception qu’au moins certains Grecs se faisaient de la constance humaine, de la nature des conflits entre les cités, et l’interprétation qu’ils donnaient de ce qui sortirait de la guerre du Péloponnèse17. » Mais l’œuvre de Thucydide se trouve, régulièrement, dans les grands ouvrages de réflexions politiques et sur l’histoire qu’a entrepris Raymond Aron. Nous allons en observer quelques exemples.
- 18 Aron 2017.
- 19 Aron 2017, 33.
- 20 Historien allemand, Hans Delbrück (1848-1929) a publié une étude comparée, en 1890, des stratégie (...)
- 21 Aron 2017, 282-283.
4Là encore, nous ne prétendons pas à l’exhaustivité. Nous avons opté pour un des principaux travaux de Raymond Aron en matière de pensée politique et stratégique. Il s’agit de l’étude entreprise par Raymond Aron au sujet de Clausewitz. C’est au cours de son séjour en Allemagne que Aron s’intéressa directement pour la première fois à l’œuvre du théoricien prussien mais il ne lut qu’en 1955 le maître livre de Clausewitz Vom Kriege et ce n’est qu’après son élection au Collège de France qu’il décida de lui consacrer un séminaire entier qui fut à l’origine d’une publication en deux volumes18. Dans le premier de ceux-ci, Aron avance une comparaison entre Clausewitz et Thucydide, entre Vom Kriege et La Guerre du Péloponnèse. Mais c’est pour mieux opposer les deux œuvres. « Thucydide a raconté la grande guerre et inséré, à même le récit, les leçons qu’il en tirait : l’interprétation des hommes et des évènements constitue l’articulation du récit lui-même. Clausewitz a raconté plusieurs des campagnes de Napoléon : le Traité utilise les récits pour élever un édifice conceptuel, une théorie de la stratégie. Dans la mesure même où cette théorie se fonde sur une expérience historique et tend à la dépasser pour formuler des propositions éternellement vraies et valables, l’interprète se doit d’évoquer l’expérience vécue par le théoricien et les données matérielles que celui-ci ne rappelait pas à chaque occasion parce qu’il les tenait pour connues19. » La leçon de Thucydide et de la guerre du Péloponnèse est mise à contribution à propos de l’échec allemand au cours de la Première Guerre mondiale. « Aujourd’hui encore, rétrospectivement, c’est, à mes yeux, H. Delbrück qui parlait le langage de la sagesse et répétait vainement les conseils que Périclès adressait aux Athéniens au moment où éclata le conflit20. L’Allemagne, empire du milieu, devait résister à la coalition de ses ennemis, non l’abattre. Mais Thucydide et Clausewitz nous expliquent tous deux pourquoi ce langage ne fut pas entendu. L’un et l’autre laissent l’esprit en suspens et ne tranchent pas entre la logique passionnelle de ce qui s’est passé et la logique raisonnable de ce qui aurait pu se passer21. » On trouve, en la circonstance, un des aspects importants de la réflexion politique et militaire de Raymond Aron, puisé à la lecture de Thucydide et Clausewitz : le danger de l’hubris, de la démesure que Napoléon, l’Allemagne impériale entre 1914 et 1918, puis l’Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale n’ont su éviter.
- 22 Aron 1973.
- 23 Aron 1983, 642.
5D’autre part, il arriva dans les ouvrages et les échanges provoqués par les analyses « aroniennes » que Thucydide fut appelé en renfort par-delà les siècles. En 1973, est édité un essai de Raymond Aron sur la politique étrangère des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale22. Un compte rendu en est publié dans The Observer par David Watt. Celui-ci écrit à propos de la manière dont Aron rend compte de la guerre du Vietnam : « Il est bon pour les historiens d’éviter un moralisme excessif mais, si Thucydide avait rendu compte de l’expédition de Sicile sur le ton adopté par Aron pour décrire l’expédition américaine de Saigon, nous ne pourrions pas tenir son livre pour une œuvre pour toujours ». Le journaliste américain semble reprocher à l’intellectuel français de ne pas tenir compte des aspects moraux de l’affaire et de rester froid vis-à-vis de l’objet étudié. Ce reproche valut une réponse, une dizaine d’années plus tard, dans les Mémoires de Raymond Aron. « Watt a bien raison de m’écraser sous l’ombre de Thucydide, mais il se trompe sur la différence entre le ton adopté par le Grec pour raconter l’expédition de Sicile et le mien pour raconter l’expédition américaine au Vietnam. Bien plus encore moi, Thucydide méprise la dimension morale dont Watt déplore l’absence dans mon récit. Je n’ai pas encore prêté au président Kennedy les propos des ambassadeurs athéniens s’adressant aux magistrats et aux notables de Mélos : il est conforme à la nature que la puissance règne et que le plus fort impose sa loi. Ce qui fait précisément l’insurpassable grandeur de l’Athénien, c’est son impitoyable regard qui pénètre au-delà des apparences et des subterfuges, atteint la réalité humaine dans sa nudité. J’aurais scandalisé Watt si j’avais rivalisé d’amoralisme avec Thucydide ; ce qui me manquait, en dehors du talent bien entendu, c’était la dimension, non pas morale mais tragique. La mort de Nicias, avec pour seul commentaire, « l’homme qui moins que tout autre méritait sa fin ignominieuse », prend à la gorge le lecteur23.
6Infatigable observateur, analyste, parfois acteur de xxe siècle, Raymond Aron avait acquis, par sa formation philosophique et la lecture de quelques grands historiens grecs et latins, une véritable connaissance de la période antique. Lui qui s’est toujours estimé comme non-historien, affirmation dont on peut douter, s’était constitué une solide culture historique à côté de sa culture philosophique, économique et de sociologie (ainsi, a-t-il été peut-être le meilleur antimarxiste et anticommuniste le mieux au fait de la pensée de Marx qu’il avait énormément travaillée). Il décède brutalement le 17 octobre 1983 et n’a pu voir les bouleversements que l’effondrement de l’Union soviétique et du bloc communiste en Europe de l’Est ont précipité. Gageons qu’il n’aurait pas manqué d’analyser cet évènement qui l’aurait réjoui. Il a bien été un intellectuel dans le siècle et Thucydide fut une de ses références.