Sophie Basch, Souvenir des Dardanelles. Les céramiques de Çanakkale, des fouilles de Schliemann au japonisme
Sophie Basch, Souvenir des Dardanelles. Les céramiques de Çanakkale, des fouilles de Schliemann au japonisme, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2020, 137 p. / ISBN 9782803107421, 15 €
Texte intégral
1Le voyage auquel nous invite Sophie Basch commence en Turquie ; la petite ville de Çanakkale, dans le détroit des Dardanelles, est connue, depuis le xviiie siècle, pour sa production de céramiques destinées au marché local, mais aussi à l’exportation. « Lointaines descendantes des idoles anatoliennes primitives, du bestiaire assyrien, des céramiques seldjoukides et de l’orientalisme hellénistique » (p. 11), ces artefacts constituent un cas bien singulier de réception de l’Antiquité. En effet, lancée sur leurs traces, Sophie Basch croise Schliemann, Flaubert, Gauguin et même Picasso ! En onze brefs chapitres, écrits d’une plume alerte qui embarque le lecteur, Sophie Basch parcourt les méandres d’un voyage, entre Turquie et Japon, céramique et peinture, Homère et les Demoiselles d’Avignon. On part donc de l’histoire connectée de la céramique et du succès des poteries des Dardanelles : icones d’une région, voire d’une identité (la turcité) d’un style et d’une époque, vendues, échangées, photographies, commentées, collectionnées, elles suscitent une passion peu banale. Devenue un « lieu de mémoire », elles n’en sont pas moins l’objet d’appropriations multiples, y compris en Grèce, suscitant alors, de part et d’autre, des discours embarrassés qui visent à nationaliser les productions de Çanakkale, quitte à convoquer le passé lointain, les traditions populaires, les potiers homériques ou ceux de Troie ! Le face à face entre Ottomans et Grecs ne suffit cependant pas à rendre compte du destin international des pittoresques céramiques de l’Hellespont. Voyageurs, explorateurs, scientifiques d’Europe et d’Amérique, férus de curiosités locales et de porcelaine, s’emparent du sujet et comparent avec ce qu’ils connaissent, comme la faïence de Delft ou celle du Japon. La poterie de Çanakkale fait alors son entrée au musée ; elle intéresse, mais suscite aussi un certain dégoût car grossière, voire hideuse, mais fascinante. Mais les goûts évoluent et ce qui semblait kitsch hier devient élégant ; Flaubert, en 1851, qualifie de « fantastiques » les monstres qui les ornent, tandis que Nerval n’hésite pas à parler de chef-d’œuvre. N’y a-t-il pas quelque souvenir du cheval de Troie capturé dans ces objets décorés d’animaux ? Pendant ce temps, les expositions universelles de la fin du xixe siècle acclimatent l’œil occidental à la céramique, à la faïence, des objets traditionnels qui semblent exprimer une résistance à l’industrialisation et même conserver un savoir-faire qui remonte à l’Antiquité. Prétendument immuable, le travail de la céramique fait figure d’antidote à la modernité galopante. Face à l’Occident triomphant, l’Orient joue la carte de la tradition, comme en témoigne le japonisme. Ni Mallarmé ni Proust ne restèrent indifférents à cet engouement pour la glaise, tandis qu’en 1870, le renouveau national passe par un retour à la nature, y compris dans les arts. Sophie Basch revient sur l’exposition universelle de 1878 et l’accueil enthousiaste réservé aux arts du Japon : c’est une véritable révélation, dont bénéficient collatéralement les poteries des Dardanelles, perçues comme l’expression vivante d’un art millénaire qui plonge ses racines dans les strates d’Hissarlik. Schliemann lui-même n’hésite pas à jeter un pont entre les céramiques des boutiques de l’Hellespont et les débris dégagés dans ses fouilles de Troie. De la chouette d’Athéna aux vases zoocéphales « post-homériques » de Çanakkale, il n’y avait qu’un pas. L’ouvrage se termine sur d’étranges Demoiselles d’Avignon, qui ne sont pas celles que l’on croit. L’Épilogue du livre retisse brillamment les fils d’un itinéraire aussi étonnant qu’amusant et instructif. Tissée de malentendus, transferts, rapprochements, coups de cœur et poussées nationalistes, cette histoire qui fourmille d’acteurs (potiers, artistes, savants, marchands d’art, photographes, écrivains, hommes politiques, critiques d’art, responsables de musée, journalistes, voyageurs, diplomates…) éclaire singulièrement l’histoire du goût, qui est bien une histoire connectée, « par ricochet », dans le temps long qui va de l’Antiquité au xxe siècle.
Pour citer cet article
Référence papier
Corinne Bonnet, « Sophie Basch, Souvenir des Dardanelles. Les céramiques de Çanakkale, des fouilles de Schliemann au japonisme », Anabases, 34 | 2021, 273-274.
Référence électronique
Corinne Bonnet, « Sophie Basch, Souvenir des Dardanelles. Les céramiques de Çanakkale, des fouilles de Schliemann au japonisme », Anabases [En ligne], 34 | 2021, mis en ligne le 29 octobre 2021, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/13083 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.13083
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