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Actualités et débats

Fabio Viale et les métamorphoses du marbre. Échanges avec un sculpteur sur marbre à l’occasion de son exposition Truly (Pietrasanta, juin-octobre 2020)

Tiphaine Annabelle Besnard et Giuseppe Indino
p. 215-226

Résumés

Cet article se propose de revenir sur l’exposition Truly de l’artiste Fabio Viale, présentée de juin à octobre 2020 à Pietrasanta en Toscane. La présentation des œuvres suit le parcours de visite effectué en août par les deux auteurs et est accompagnée des propos de l’artiste, lesquels ont été recueillis lors d’un entretien par courriel en octobre 2020.

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Texte intégral

1Du 27 juillet au 4 octobre 2020, la ville toscane de Pietrasanta a accueilli Truly, une exposition personnelle du sculpteur italien Fabio Viale. Réunies sous le commissariat d’Enrico Mattei et présentées sur la piazza del Duomo, dans l’église et le cloître de Sant’Agostino de Pietrasanta, ainsi que sur la jetée de la Marina de Pietrasanta, la vingtaine de sculptures de marbre témoignent d’un véritable savoir-faire technique. Il ne s’agit pas simplement de marbres de Carrare finement sculptés : l’artiste réinvestit des chefs-d’œuvre de l’Antiquité classique et de la Renaissance italienne en les couvrant en partie de tatouages, lorsqu’il ne dupe pas le visiteur par l’imitation de matériaux pauvres tels que le bois, le caoutchouc ou bien encore le polystyrène. En ce sens, certains visiteurs et critiques pourront voir en ces créations une référence lointaine à l’Arte Povera.

  • 1 Voir Fabio Viale. Truly, cat. exp., Pietrasanta, 27 juillet-4 octobre 2020, Galerie Poggiali, 202 (...)
  • 2 Voir Besnard 2020.

2Un catalogue «  classique  » a été édité pour l’occasion. Il réunit deux textes (également traduits en anglais), le premier d’Enrico Mattei et le second de Sergio Risaliti, historien de l’art et directeur du Museo del Novecento de Florence. Truly présente l’exposition alors que Fabio Viale a Pietrasanta. La Muta eloquenza del marmo. Un grido articolato, un grido trattenuto évoque le rapport de l’artiste avec le marbre et cette ville. Les textes sont accompagnés de très belles photographies en couleur des œuvres exposées, réalisées par Nicola Gnesi. Elles sont présentées en pleine page et en double-page1. Alors que le catalogue en tant qu’ «  objet-artistique  » se révélait essentiel dans une exposition comme celle de Damien Hirst à Venise2, dans le cas de Truly, il n’est qu’un «  objet-souvenir  », un album renfermant de belles photographies pour le visiteur qui s’est rendu à l’événement.

  • 3 Voir le référencement des expositions dans l’ouvrage Fabio Viale. Fifteen, Sienne, Gagliardi Coll (...)
  • 4 Pour ce qui a trait à la sculpture hyperréaliste en général, voir Hyperrealism Sculpture. Ceci n’ (...)

3Si c’est la première fois que Fabio Viale présente ses créations à Pietrasanta, il comptabilise en revanche depuis 2002 de nombreuses expositions personnelles et collectives en Europe, aux États-Unis et en Chine3. Il a également participé à la 58e édition de la Biennale de Venise en 2019. Il fait indéniablement partie de cette nouvelle génération d’artistes qui n’hésite pas à recourir à des matériaux «  classiques  » (comme le marbre) pour produire des œuvres à la fois empreintes de l’Antiquité et à l’esthétique hyperréaliste. Nous songeons, pour ne citer que quelques exemples, aux sculptures sur marbre de Léo Caillard, de Wim Delvoye, d’Ai WeiWei, de Jago, ou bien encore de Jan Fabre4. Pour autant, théoriciens et historiens de l’art ne se sont jusqu’à présent que peu intéressés à ce type de productions.

4C’est pourquoi nous proposons de revenir sur son travail en prenant pour point de départ l’exposition Truly à laquelle nous nous sommes rendus en août 2020. Le compte rendu de cette exposition est également nourri d’un échange avec l’artiste que nous avons eu le privilège de recueillir en octobre 2020. Les propos de l’artiste en langue italienne ont par la suite été dûment traduits en français par nos soins. Toutes les citations de l’artiste contenues dans ce compte rendu d’exposition sont extraites de notre entretien.

Des chefs-d’œuvre modernisés

  • 5 Rai Cultura dédie une vidéo au travail de Fabio Viale intitulée « Colpi di scena nel marmo » [Cou (...)

5L’exposition débute à Pietrasanta, ville surnommée la «  piccola Atene  » pour sa vivacité culturelle liée au marbre : des expositions dédiées à la sculpture y sont régulièrement organisées et de nombreux artistes y ont installé leurs ateliers. C’est aussi la destination privilégiée des stages des sculpteurs sur marbre du monde entier. Si le nom de la ville fait en premier lieu référence au podestà qui la fonda en 1255, il renvoie aussi indéniablement au marbre, cette «  pierre sainte  » extraite à proximité, dans les carrières de Carrare, et que Fabio Viale met à l’honneur5.

6D’emblée sur la piazza del Duomo, le spectateur est surpris par ce contraste entre les édifices, majoritairement de style romano-renaissant, et les sculptures de l’artiste, parmi lesquelles figurent entre autres la Vénus de Milo, le Torse du Belvédère, le Laocoon, ainsi qu’une tête géante couchée du David de Michel Ange (fig. 1). Il est irrémédiablement attiré par ces sculptures posées sur d’énormes blocs de marbre brut et se demande s’il s’agit de «  vrais  » marbres sculptés. Le titre de l’exposition, Truly, que nous traduisons par «  vraiment  », prend dès lors tout son sens.

J’ai pensé Truly telle une exposition à ciel ouvert dans laquelle des sculptures antiques sont intégrées à l’environnement Renaissance de la ville qu’est Pietrasanta. Sur la place principale, mes sculptures dialoguent non pas avec une, mais deux églises. Le contraste est fort. Le soir, lorsque le prêtre ouvre les portes principales del Duomo de Pietrasanta, le crucifix apparaît, mais ce sont pourtant mes sculptures qui attirent en premier lieu les regards. Les visiteurs les prennent en photo et les filment à l’aide de leurs smartphones, tandis que les églises sont reléguées au second plan.

  • 6 Tommaso Laureti, Le Triomphe du Christianisme, 1585, fresque, Musée du Vatican.

7Contrairement au Torse du Belvédère et à la Vénus de Milo qui conservent leurs caractéristiques intrinsèques, le Laocoon est représenté seul, sans ses fils (fig. 2), tandis que du David, l’artiste ne conserve que la tête posée sur le côté, et ce dans un format surdimensionné. Cet aspect fragmentaire de la sculpture trouve son origine dans Le Triomphe du Christianisme6, une fresque de Tommaso Laureti conservée dans la salle dite de Constantin, au Vatican : une sculpture grecque brisée gisant à même le sol devant un crucifix doré y est représentée. Lorsque Fabio Viale l’a vue, «  ça a été l’élément déclencheur  ».

8Les œuvres présentées sur la piazza del Duomo témoignent d’un intérêt certain pour les chefs-d’œuvre de l’Antiquité classique et de la Renaissance. En effet, l’artiste qui «  utilise la sculpture comme un ready-made  » atteste aussi être «  attiré par l’aspect symbolique et iconographique, plus que par l’artiste qui a réalisé l’œuvre  ». Pour autant, Fabio Viale reste très sensible à l’œuvre sculpturale de Michel-Ange, pour sa manière de traiter le marbre, mais aussi pour les sujets représentés. Il en va de même pour les sculpteurs de l’Antiquité classique. À ce titre, il dit volontiers qu’«  il y a des sculpteurs qui m’ont beaucoup impressionné durant mes études. Michel-Ange était l’un d’entre eux, mais si je pouvais renaître, j’aimerais être un apprenti dans l’atelier de Phidias  ».

  • 7 René Magritte, Les Menottes de cuivre, 1931, huile sur plâtre, H : 37 cm, Musées Royaux des Beaux (...)

9Parmi les sculptures présentées sur la piazza, la Vénus de Milo retient l’attention. Il faut dire qu’elle revient en force ces dernières années, et n’est plus simplement l’objet de transformations d’artistes tels que René Magritte ou Salvador Dalí, comme le montrent les dernières œuvres produites par Yinka Shonibare, Daniel Arsham ou bien encore Laurent Perbos7.

Les images qui nous viennent du passé ne sont pas de simples sculptures : ce sont des icônes, des symboles, qui ont su résister à l’épreuve du temps. Je ne crois pas que ce soit une question d’esthétique ou de forme, mais plutôt une question de survivance à travers le temps. J’ai toujours été attiré par les mystères, comme la Joconde ou la Pietà [de Michel Ange]. Leur étude, dans le cadre de mes reproductions, m’a permis d’analyser et de comprendre la personnalité des artistes qui ont produit ces œuvres.

  • 8 Voir André 2018.

10Ces «  icônes  » sculptées ont de quoi surprendre le visiteur non initié puisqu’elles sont en partie recouvertes de tatouages. Ce détail anachronique est caractéristique de la pratique plastique de l’artiste. Alors même que nombreux sont ceux à se faire tatouer des antiques8, c’est l’inverse que Fabio Viale propose. Et il explique sa démarche en ces termes :

Mon objectif et celui de créer une double identité : tatouer des chefs-d’œuvre inspirés de l’art antique signifie leur donner une nouvelle vie et en même temps créer un imaginaire collectif. Les tatouages de nos jours peuvent être considérés comme un vêtement que tout le monde porte, même les statues antiques ! Changer la vie de la statuaire antique permet de construire un pont temporel vers la beauté universelle.

11Les tatouages apposés par l’artiste sur les sculptures ont la particularité de renvoyer à l’univers des Yakuza (fig. 2, 3 et 3 bis), lorsqu’ils ne sont pas issus du répertoire de la mafia russe (fig. 1).

Je ne me suis jamais intéressé au tatouage décoratif. J’ai toujours cherché dans mes sujets la représentation d’un extrême, ce qui explique mon intérêt pour le tatouage porté par des criminels. Il traite du thème de la vie et de la mort tout en utilisant souvent une symbolique d’origine très ancienne. C’est pour cela que j’ai commencé à les reproduire sur des statues en marbre afin de pouvoir fusionner deux mondes apparemment éloignés l’un de l’autre et pourtant en réalité connectés.

12Son amitié avec un tatoueur russe, puis l’opportunité d’exposer et de voyager en Russie lui ont permis d’approfondir la technique du tatouage traditionnel. C’est pourquoi il conçoit la surface du marbre comme s’il s’agissait d’un épiderme. Il «  ancre  » les couleurs : les pigments ne sont pas seulement appliqués sur la pierre, ils la pénètrent en profondeur, permettant ainsi des rendus extrêmement réalistes.

Des spectateurs dupés et émerveillés

  • 9 Fabio Viale, Arrivederci e grazie, marbre blanc et pigments, 110x105x180 cm, Galerie Poggiali.
  • 10 Fabio Viale, Stargate, 2017, marbre blanc, 190x210x124 cm, Galerie Poggiali.
  • 11 Voir, par exemple en sculpture, Antonio Canova, Les Trois Grâces, 1814-1817, marbre, H : 173 cm, (...)
  • 12 Fabio Viale, Le Tre Grazie, 2020, marbre blanc, 125x89x61 cm ; 124x86x88 cm ; 137x77x75 cm, Galer (...)

13La visite se poursuit vers l’église, le couvent et le cloître de Sant’Agostino, édifiés entre le xive et le xvie siècle. Un groupe sculpté surprenant est exposé sur le seuil d’entrée. Il permet de faire la transition entre les marbres exposés en plein air et ceux présentés en intérieur. Arrivederci e grazie9 consiste en une imitation surdimensionnée de sachets en papier kraft (à usage unique) troués. Ces «  pauvres  » objets du quotidien contrastent indéniablement avec les antiques de la piazza del Duomo. Dans l’église, Fabio Viale poursuit son intention en présentant au visiteur une nouvelle œuvre, intitulée non sans humour Stargate10, et qui laisse entr’apercevoir, par l’intermédiaire des percées semblables à celles d’un moucharabieh, trois Grâces. Contrairement aux représentations que nous connaissons d’elles11, l’artiste figure les divinités séparées, assises et intégralement recouvertes d’un tissu épais semblable aux pallae que portaient les femmes romaines12. Au-delà même des sujets représentés, ce sont les traitements des drapés avec leurs plis et leurs contre-plis, qui sont en jeu.

14Le sculpteur de marbre n’imite pas simplement avec brio le tissu, car dans la suite de l’exposition se trouvent des créations plus anciennes qui mettent à l’honneur le papier, le bois, le caoutchouc ou bien encore le polystyrène. Par exemple, l’installation Aerei (fig. 4) consiste en la représentation de plu­sieurs dizaines d’avions en origami suspendus et volants vers toutes les directions. «  J’essaie d’exalter les qualités de la pierre par une juxtaposition surprenante de ses diverses matérialités, mais aussi par une dissimulation de ses fonctions. J’adapte toujours tout à mon imagination  », nous informe-t-il.

15La Suprema (fig. 5), est un autre exemple particulièrement représentatif de la capacité de l’artiste à reproduire, à partir d’un seul bloc de marbre, le bois et les agrafes utilisés dans la confection de cagettes. Le rendu hyperréaliste est accentué par l’application de couleurs sur la pierre (teinte du bois et nom du distributeur). L’artiste parvient ainsi à transformer un simple objet de la vie quotidienne en une œuvre d’art qui suscite l’émerveillement :

L’attraction et le plaisir, la surprise et l’émerveillement, l’évocation et la dissimulation sont la finalité de mes créations. Je tente de célébrer les propriétés formelles de la pierre […]. La beauté engendre l’émerveillement et la transcendance. C’est autant une nécessité pour l’homme que la nourriture et l’eau.

  • 13 Fabio Viale, Door Realise, 2018, marbre blanc, 198x100x55 cm, Galerie Poggiali.

16L’ensemble des œuvres présentées dans le cloître ainsi que Door Realise13 (unique sculpture installée sur la jetée de la Marina, consistant en un index levé vers le ciel dont l’aspect rappelle le polystyrène) finiraient presque par convaincre le visiteur que le marbre n’est pas un matériau si difficile à façonner. Sur cette remarque relative à la taille du marbre, Fabio Viale nous dévoile une anecdote :

À l’origine, je pensais que le marbre était une matière difficile à travailler. Pourtant, il y a de nombreuses années, j’ai sculpté un bateau en marbre blanc, capable de flotter, de naviguer, et plus encore. J’ai découvert qu’il était capable de transporter des personnes : Ahgalla (2002) m’a fait comprendre qu’il était possible d’aller au-delà des idées préconçues que nous avons des choses.

17L’artiste nomme ses représentations de la matière des «  métamorphoses  », lesquelles génèrent un enchantement qui est «  l’une des clés qui conduisent le spectateur vers l’œuvre  ». Les métamorphoses du marbre sont le résultat d’un long apprentissage technique effectué auprès de marbriers et des artisans de la région de Carrare.

Fabio Viale, un sculpteur du contemporain

18«  Ceux qui produisent des œuvres présentant des qualités esthétiques n’ont pas la vie facile dans l’art contemporain  ». Par ces mots, Fabio Viale dénonce l’une des dérives de l’art contemporain : pour être considérées de la sorte, les œuvres produites devraient être dissociées de la «  beauté  » et du «  finement exécuté  ». C’est notamment pour cette raison qu’il se considère comme sculpteur et non artiste. Son intérêt pour le marbre remonte à l’adolescence :

  • 14 En Italie, le lycée artistique est un établissement secondaire qui a pour visée l’enseignement de (...)

J’ai fréquenté le Lycée Artistique14 et mon professeur de l’époque s’est rendu compte que j’avais de grandes facilités à modeler l’argile et à percevoir les formes en trois dimensions. J’avais un don. Ainsi il [le professeur] m’a envoyé dans une salle dans laquelle se trouvaient divers matériaux. J’y ai pris un fragment de marbre. Il m’a donné un petit marteau et un burin, puis j’ai immédiatement fait sauter un éclat de marbre. J’ai vu sous cette croûte sombre un cristal éclatant de blancheur. Depuis ce jour, j’ai compris que j’allais être sculpteur.

  • 15 Par exemple, Barry X Ball a utilisé la découpe au laser pour créer son Hermaphrodite endormi en 2 (...)

19Bien qu’il possède la technique pour façonner les marbres, il recourt également aux nouvelles technologies. En effet, des machines numériques aident aujourd’hui de très nombreux artistes à façonner leurs œuvres15. Fabio Viale procède de la sorte :

Le processus de production débute dans les carrières de Carrare, lieu où le choix du marbre représente le premier pas fondamental vers la réalisation de l’idée. Mon processus de création est instinctif, il n’est pas déterminé à l’avance. L’utilisation de la technologie de dernières générations, à l’aide des robots à commandes numériques, permet déjà dans un premier temps de matérialiser virtuellement la forme. Dans un deuxième temps, le bloc de marbre taillé est amené à l’atelier où, une fois travaillé et peaufiné, il atteint sa forme finale.

20L’apport des nouvelles technologies facilite grandement le travail du sculpteur. Il lui permet aussi de produire davantage d’œuvres.

  • 16 Ai Weiwei at Cycladic, cat. exp., Athènes, Musée d’Art Cycladique, 20 mai-30 octobre 2016, Athène (...)

21Alors que nous pensions la sculpture de marbre passé de mode, force est de reconnaître qu’elle revient sur le devant de la scène ces dernières années. Pensons aux créations d’Ai Weiwei exposées au Musée d’art cycladique à Athènes en 2016, de Damien Hirst à Venise en 2017, ou bien à celles de Wim Delvoye aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles en 201916. À ce sujet, si Fabio Viale ne croit pas à une véritable tendance, il reconnaît tout de même l’apport du public et des collectionneurs dans la visibilité et le succès de ses œuvres. En effet, «  beaucoup d’autres [sculpteurs] travaillent dans l’ombre et ils le font depuis des années  » sans rencontrer la notoriété. La reconnaissance institutionnelle de Fabio Viale en tant qu’artiste n’a pas été immédiate, car s’il expose pour la première fois en 2007, ce n’est que dix années plus tard qu’il obtient le 52e Premio Internazionale Le Muse décerné au Palazzo Vecchio à Florence. C’est pourquoi le sculpteur juge assez sévèrement ces artistes : «  Les grands noms, lorsqu’ils utilisent le marbre, le font d’une manière superficielle parce qu’ils ne connaissent pas la matière. Les expériences les plus intéressantes sont toujours réalisées par ceux qui sont derrière les projecteurs  ». Et nous pouvons le comprendre. En effet, contrairement à Fabio Viale et d’autres artistes tels que Léo Caillard, Andreas Lolis, Håkon Anton Fagerås ou Barbara Ségal qui façonnent les marbres de leur propre main, les artistes cités plus haut délèguent la réalisation à des artisans de confiance.

  • 17 L’exposition personnelle de l’artiste, intitulée Aqua Alta-High tide, a été présentée du 22 févri (...)
  • 18 Ce terme, n’ayant pas de traduction en français, désigne un tas en pente de débris et de déchets (...)
  • 19 Peuvent-être identifiés les trois Grâces, un Apollon, une danseuse, un chien de garde, la tête d’ (...)

22La formation artistique de Fabio Viale l’a amené à faire d’un sculpteur comme Michel-Ange un idéal à suivre. Pour autant, cela ne l’empêche pas de s’intéresser à la performance et aux dispositifs d’installation si caractéristiques de l’art contemporain. En ce sens, il nous confie : «  J’ai toujours pensé la performance comme une base fondamentale pour concrétiser un projet où la sculpture devient un des éléments  ». Dans ses créations, le marbre conserve une place prépondérante. Tel est le cas de l’acte performatif Root’la, réalisé en février 2020, et présenté sous la forme d’une installation se développant sur les quatre mètres de hauteur sous plafond de la Galerie Poggiali à Florence17. Il s’agit d’une installation colossale composée d’un ravaneto18 constitué de quinze tonnes de débris (issus de la coopérative Cave di Gioia) et d’environ dix tonnes de sculptures brisées que l’artiste avait achetées dans un magasin de souvenirs. Il nous explique son intention : «  La performance avait consisté en un éboulement du ravaneto et de ses sculptures19. Elles étaient volontairement variées et avaient été sélectionnées au hasard : en effet, ce qui importait était la vue d’ensemble et non leurs caractéristiques individuelles  ». Il nous informe que l’installation résultant de la performance apparait comme «  un tableau tridimensionnel dans lequel les sculptures se distinguent des pierres seulement à une certaine distance, sans quoi elles retournent à leur qualité originelle : le marbre  ».

23Les sculptures en marbre réalisées par ses prédécesseurs – de Michel-Ange à Arturo Martini – sont tributaires de l’installation Root’la : «  on a toujours imaginé la sculpture emprisonnée dans son bloc de marbre tout juste extrait de la carrière, puis délivrée dans l’atelier sous l’action du marteau et du burin de l’artiste  ». Fabio Viale nous confie son émerveillement durant sa promenade sur le ravaneto, et son ressenti de l’énergie se dégageant du marbre : «  les éclats, les débris de marbre, conservent des énergies qui ne peuvent pas être sous-estimées et ne peuvent au final pas être considérées comme de simples déchets  ». C’est pourquoi la performance puis l’installation visent à réhabiliter la matière «  marbre  » dans son ensemble.

  • 20 En date du 2 mai 2021, l’artiste comptabilise 153 000 abonnés sur son compte Instagram (@vialfabi (...)

24Enfin, soulignons que Fabio Viale s’inscrit pleinement dans notre temps, faisant de lui un «  sculpteur du contemporain  ». Adepte des réseaux sociaux, il n’hésite à partager ses créations aux 153 000 abonnés (followers) de son compte Instagram20. Ses posts, likés plusieurs milliers de fois, puis repartagés, contribuent à la diffusion massive de ses œuvres. Et a fortiori en temps de pandémie, l’écran sous ses multiples formes (de l’ordinateur au smartphone, en passant par les tablettes) devient un outil majeur dans la communication des artistes : il permet une diffusion en temps réel et de manière gratuite des œuvres faites ou en cours de réalisation.

En guise de conclusion

25En 1988, les historiens de l’art britanniques Francis Haskell et Nicholas Penny envisageaient l’avenir des sculptures antiques dans la préface à l’ouvrage Pour l’amour de l’antique. La statuaire gréco-romaine et le goût européen (1500-1900) :

  • 21 Haskell et Penny 1988, 10.

Bien que l’on parle beaucoup de nos jours d’un retour des valeurs classiques, nous ne croyons pas que l’Apollon du Belvédère ait la moindre chance de retrouver sa prééminence passée. […] Il est cependant probable – et souhaitable – que nombre de statues […] seront bientôt regardées avec des yeux neufs et un enthousiasme renouvelé21.

26En 2020, il semble que Fabio Viale soit un digne représentant de ce nouvel élan, en faisant découvrir au grand public d’une part la statuaire antique, et d’autre part cette matière noble qu’est le marbre.

  • 22 Voir «Arte: in 42 mila per le sculture tatuate di Fabio Viale, rush finale per Truly », dans La (...)

27En dépit de la crise sanitaire, plus de 45 000 visiteurs se sont rendus à Pietrasanta pour découvrir les œuvres de l’artiste22. Il s’agit d’un grand succès : en 2012, l’exposition consacrée à Fernando Botero avait accueilli environ 54 000 visiteurs, et celle d’Igor Mitoraj en 2015, plus de 50 000. Fabio Viale nous a donné rendez-vous en 2021 dans le cadre de la 5e édition d’Un Été au Havre. Ce sera l’occasion de découvrir, pour la première fois en France, ses marbres métamorphosés.

Fig. 1. Fabio Viale, Souvenir David, 2020, marbre blanc et pigments, 196x114x115 cm, Galerie Poggiali

©Tiphaine Annabelle Besnard

Fig. 2  : Fabio Viale, Laocoonte, 2020, marbre blanc et pigments, 198.5x138x91 cm, Galerie Poggiali

©Tiphaine Annabelle Besnard

Fig. 3 et 3 bis. Fabio Viale, Venus, 2020, marbres et pigments, 214x68x65 cm, Galerie Poggiali

©Tiphaine Annabelle Besnard

Fig. 4  : Fabio Viale, Aerei, 2004, marbre blanc et miroirs en acier, 500x320x30 cm, Collection de l’artiste

©Tiphaine Annabelle Besnard

Fig. 5  : Fabio Viale, La Suprema, 2014, marbre blanc et pigments, 81x91x56 cm, Galerie Poggiali

©Tiphaine Annabelle Besnard

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Bibliographie

Bibliographie

André 2018 : Laury-Nuria André, «  Eïkones contemporaines. Galerie de portraits de tatoués d’antique  », in Fabien Bièvre-Perrin et Élise Pampanay (dir.), Antiquipop. La référence à l’Antiquité dans la culture populaire contemporaine, Lyon, MOM Éditions, 2018 [en ligne  : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/momeditions/3365], consulté le 24/12/2020.

Besnard 2020 : Tiphaine A. Besnard, «  L’Incroyable trésor de Damien Hirst présenté à Venise en 2017  », Anabases. Traditions et Réceptions de l’Antiquité, n° 31, 2020, 159-174.

Fabio Viale. Truly, cat. exp., Pietrasanta, 27 juillet-4 octobre 2020, Galerie Poggiali.

Haskell et Penny 1988 : Francis Haskell et Nicholas Penny, Pour l’amour de l’antique. La statuaire gréco-romaine et le goût européen (1500-1900), réédition et traduction de François Lissarague, Paris, Hachette, 1988.

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Notes

1 Voir Fabio Viale. Truly, cat. exp., Pietrasanta, 27 juillet-4 octobre 2020, Galerie Poggiali, 2020, 143 p. Les photographies sont également consultables sur le site internet de l’artiste : www.fabioviale.it

2 Voir Besnard 2020.

3 Voir le référencement des expositions dans l’ouvrage Fabio Viale. Fifteen, Sienne, Gagliardi Collection, 2018, 110-112.

4 Pour ce qui a trait à la sculpture hyperréaliste en général, voir Hyperrealism Sculpture. Ceci n’est pas un corps, qui s’est tenue à La Boverie (Liège), du 22 novembre 2019 au 3 mai 2020.

5 Rai Cultura dédie une vidéo au travail de Fabio Viale intitulée « Colpi di scena nel marmo » [Coup de théâtre dans le marbre], [En ligne : https://www.raicultura.it/arte/articoli/2019/03/ESL-Article-Item-e7b996cb-e500-419f-8737-7c11b89ae95e.html], consultée le 29/11/2020.

6 Tommaso Laureti, Le Triomphe du Christianisme, 1585, fresque, Musée du Vatican.

7 René Magritte, Les Menottes de cuivre, 1931, huile sur plâtre, H : 37 cm, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique ; Salvador Dalí, Vénus aux tiroirs, 1964, bronze, 98.5x32.5x34 cm, Théâtre-Musée Dalí, Figueras ; Yinka Shonibare, Venus de Milo (after Alexandros), 2016, fibre de verre, peinture, globe terrestre, 138.2x48x39 cm, Stephen Friedman Gallery, Londres ; Daniel Arsham, Rose Quartz Eroded Venus of Milo, 2019, sélénite rose, ciment, 216x60x65 cm, Galerie Perrotin, Paris ; Laurent Perbos, La beauté et le geste, 2020, résine polyester, marbre, raquette de tennis, H : 220 cm, lieu de conservation non renseigné.

8 Voir André 2018.

9 Fabio Viale, Arrivederci e grazie, marbre blanc et pigments, 110x105x180 cm, Galerie Poggiali.

10 Fabio Viale, Stargate, 2017, marbre blanc, 190x210x124 cm, Galerie Poggiali.

11 Voir, par exemple en sculpture, Antonio Canova, Les Trois Grâces, 1814-1817, marbre, H : 173 cm, Victoria and Albert Museum, Londres (inv. A.4-1994), et en peinture Raffaello Sanzio, Les Trois Grâces, huile sur bois, 17.8x17.6 cm, Musée Condé, Chantilly (inv. PE 38).

12 Fabio Viale, Le Tre Grazie, 2020, marbre blanc, 125x89x61 cm ; 124x86x88 cm ; 137x77x75 cm, Galerie Poggiali.

13 Fabio Viale, Door Realise, 2018, marbre blanc, 198x100x55 cm, Galerie Poggiali.

14 En Italie, le lycée artistique est un établissement secondaire qui a pour visée l’enseignement des matières classiques (littérature, histoire, philosophie, mathé­matiques, physique, etc.) lié aux arts appliqués et visuels (peinture, sculpture, architecture, design, arts graphiques, scénographie, audiovisuel, histoire de l’art). Il offre, durant cinq années (de 13 à 18 ans), une formation culturelle complète, laquelle est couronnée par l’obtention d’un baccalauréat.

15 Par exemple, Barry X Ball a utilisé la découpe au laser pour créer son Hermaphrodite endormi en 2010. Barry X Ball, Sleeping Hermaphrodite, 2010, marbre et acier, 174x91x80.3 cm, lieu de conservation non renseigné.

16 Ai Weiwei at Cycladic, cat. exp., Athènes, Musée d’Art Cycladique, 20 mai-30 octobre 2016, Athènes, 2016 ; Treasures from the Wreck of the Unbelievable. Damien Hirst, cat. exp., Venise, Punta della Dogana-Palazzo Grassi, 9 avril-2 décembre 2017, Other Criteria, 2017 ; Wim Delvoye, cat. exp., Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 22 mars-21 juillet 2019, Heule, Snoeck, 2019.

17 L’exposition personnelle de l’artiste, intitulée Aqua Alta-High tide, a été présentée du 22 février au 4 octobre 2020 à la galerie Poggiali de Florence.

18 Ce terme, n’ayant pas de traduction en français, désigne un tas en pente de débris et de déchets produits dans les carrières de marbre.

19 Peuvent-être identifiés les trois Grâces, un Apollon, une danseuse, un chien de garde, la tête d’un Maure, ainsi qu’un vase du xixe siècle.

20 En date du 2 mai 2021, l’artiste comptabilise 153 000 abonnés sur son compte Instagram (@vialfabio). À l’aide du hashtag #fabioviale (mentionné sous les posts), nous pouvons dénombrer à ce jour plus de 6,5 millions de partages sur la plateforme.

21 Haskell et Penny 1988, 10.

22 Voir «Arte: in 42 mila per le sculture tatuate di Fabio Viale, rush finale per Truly », dans La Gazzetta di Viareggio, 28/09/2020 [en ligne : https://www.lagazzettadiviareggio.it/pietrasanta/2020/09/arte-in-42-mila-per-le-sculture-tatuate-di-fabio-viale-rush-finale-per-trulyla-mostra-chiude-domenica-4-ottobre/], consulté le 29/11/2020. L’article, par la suite mis à jour, informe non plus de 42 000, mais de 45 000 visiteurs.

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Pour citer cet article

Référence papier

Tiphaine Annabelle Besnard et Giuseppe Indino, « Fabio Viale et les métamorphoses du marbre. Échanges avec un sculpteur sur marbre à l’occasion de son exposition Truly (Pietrasanta, juin-octobre 2020) »Anabases, 34 | 2021, 215-226.

Référence électronique

Tiphaine Annabelle Besnard et Giuseppe Indino, « Fabio Viale et les métamorphoses du marbre. Échanges avec un sculpteur sur marbre à l’occasion de son exposition Truly (Pietrasanta, juin-octobre 2020) »Anabases [En ligne], 34 | 2021, mis en ligne le 29 octobre 2023, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/12999 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.12999

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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