1Peut-on rapprocher de l’Antiquité le tableau de Delacroix intitulé La Liberté guidant le peuple, mais aussi Scène(s) de barricade(s), La Barricade ou La Liberté, et présenté au Salon de peinture de Paris du printemps 1831, le premier à se tenir après la révolution de Juillet ? Ce tableau a longtemps figuré, comme signe d’une actualité toujours renouvelée de la France et de ses révolutions, sur des billets de banque et des timbres-poste, documents émanant d’une République française née en 1792 d’un 1789 émancipateur et point de départ, pour les historiens, de l’époque contemporaine.
2Sur le billet de banque, le tableau figurait dans une version réduite à l’essentiel, l’allégorie féminine de la liberté et le jeune garçon aux pistolets, modèle possible du Gavroche de Hugo. La figure féminine devenait ainsi un des symboles, à la fois, de la liberté politique et de la démocratie, alors que celle-ci et la liberté, avec le libéralisme qui en découle, sont loin d’être des synonymes.
- 1 Voir par exemple Bordes 1996 ; Boutry, Chiarini et al. 1991 ; Calvié 1999 ; Dousset-Seiden 2005 ; (...)
- 2 Clemenceau 1926.
3Certes, comme la Révolution américaine avant elle, fondant la première de ce que les Américains appellent les sister republics, la Révolution française, à la suite des Lumières – cela a été balisé par la recherche1 –, a revendiqué, dans ses institutions, ses notions, son langage et son décor « néo-classique », sa filiation antique, plus spartiate et romaine qu’athénienne. Athènes, en effet, n’est venue au premier plan que relativement tard, sous la Troisième République, parfois appelée « la république athénienne », avec un Clemenceau se faisant, en 1926 encore, le biographe de Démosthène, modèle d’un patriotisme lucide2.
- 3 Voir Agulhon 1980a et b.
4La révolution de Juillet est souvent perçue comme une « petite » révolution, par comparaison avec un 1848 plus général en Europe et plus ouvert sur un avenir prolétarien, voire communiste, et avec la seule vraie « grande » Révolution, celle de 17893. Même les dirigeants soviétiques et leurs alliés, pourtant fiers de 1917, ont appelé 1789 « la Grande Révolution », modèle de toutes les suivantes, Fidel Castro précisant en 1995, lors de son ultime déplacement à l’étranger, réservé à la France, que s’il était devenu révolutionnaire, ce n’était pas à cause de Marx et de Lénine, mais de Robespierre.
51830 a chassé la monarchie « légitime », revenue en 1815, selon la formule dépréciative des républicains de l’époque, « dans les fourgons de l’étranger », et installé comme « roi des Français », et non plus « roi de France », Louis-Philippe d’Orléans, fils de Phlippe d’Orléans, dit Philippe Égalité, cousin de Louis XVI, mais Conventionnel régicide. 1830 a rétabli le drapeau bleu-blanc-rouge à la place du blanc à fleurs de lys, ainsi que La Marseillaise comme hymne national, dont les « enfants de la patrie » et les « fils et compagnes » reprennent le chant des Athéniens avant Salamine : « Allez, fils de la Grèce, libérez votre patrie, vos enfants et vos femmes »4.
61830 confirme une avancée accomplie dès 1789, puis remise en question en 1815 par l’Ancien régime européen victorieux. Mais cette confirmation de 1789 – la Constitution de 1791 établissant une monarchie constitutionnelle dans laquelle « la nation » et « la loi » l’emportent sur « le roi » –, mais non de la république de 1792, se produit sur un mode mineur, la majorité des révolutionnaires de Juillet, ceux, en particulier, qui figurent sur la barricade représentée par Delacroix – le jeune bourgeois ou intellectuel, l’ouvrier ou petit artisan, le paysan pauvre, le gamin parisien déluré et l’étudiant de l’École polytechnique – étant massivement favorables à un retour à la république de 1792, voire de 1793-1794.
7Au printemps de 1831, Heine (1797-1856), contemporain presque parfait de Delacroix (1798-1863), quitte une Confédération germanique devenue insupportable aux yeux du juif laïcisé qu’il est : impossibilité, malgré le baptême luthérien et un doctorat en droit à Göttingen, d’y trouver un emploi d’avocat, de fonctionnaire ou d’universitaire ; antisémitisme parfois virulent depuis les pogroms de 1819 au cri de « Hep ! » (Hyerosolyma est perdita !), couplé avec une persistante « gallophagie » (Franzosenfresserei) ; répression et censure organisées par les décrets confédéraux adoptés, en 1819 également, à Carlsbad, contrastant avec les perspectives séduisantes ouvertes par la révolution parisienne de Juillet. Cédant à un désir exprimé dès l’orée des années 1820, Heine s’installe à Paris comme correspondant de presse du grand éditeur allemand Cotta. Connu en Allemagne depuis une dizaine d’années pour ses poésies et récits de voyages, il parvient rapidement, en réponse à certaines attentes du public français, à l’être presque autant en France.
8Heine et Delacroix sont proches l’un de l’autre par leur sensibilité « au passage des idées, des événements et des passions de [leur] temps », et Théophile Gautier, ami fidèle de Heine, qui décrivait ainsi Delacroix, un an après sa mort, dans Le Moniteur universel du 18 novembre 1864, ajoutait, toujours à propos du peintre, que « malgré une apparence sceptique, il […] partageait les fièvres [et] traversait les flammes »5 de son époque, description qui aurait pu être celle de Heine.
9Le peintre français et le poète allemand sont en effet de vigoureux et conscients novateurs. Adolphe Thiers, lui aussi né en 1797 et ambitieux journaliste libéral, pensa découvrir du « génie » chez Delacroix dès 1822, à la vue de La Barque de Dante, tableau exposé au Salon de peinture annuel et considéré – contre Ingres (1780-1867), perçu comme « le dernier des néo-classiques »6, même si ce néo-classicisme n’est qu’un instrument de pouvoir – comme fondateur du romantisme français en peinture. Delacroix prenait ainsi le relais de son condisciple et initiateur Théodore Géricault, mort prématurément dès 1824 et lui aussi « génial », avec son corrosif Radeau de La Méduse de 1819, fondé sur un fait divers politiquement significatif, le capitaine incompétent du bateau naufragé étant un noble émigré de retour en France, comme Louis XVIII, en 1815.
10En fait de « génie », Thiers aurait pu dire la même chose au même moment de Heine, à qui il fit attribuer par le gouvernement français, à partir de 1836, en tant qu’écrivain en exil victime de la censure dans sa patrie, une pension correspondant au traitement d’un professeur d’université : les écrits de Heine, en effet, en même temps que ceux des écrivains du groupe de la Jeune Allemagne, avaient été interdits à la fin 1835 en Prusse, puis dans toute la Confédération germanique. Et ce fut aussi une sorte de pension que Thiers fit attribuer à Delacroix en soutenant efficacement, dès 1833, ses candidatures à de lucratives commandes de décoration intérieure de prestigieux bâtiments publics parisiens relevant de la Ville ou de l’État.
11Heine et Delacroix font tous deux partie de cette brillante et fiévreuse génération d’écrivains et d’artistes nés entre les années 1790 et la première décennie du xixe siècle, avec entre autres Balzac, Hugo – en 1802, « Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte », formule antiquisante très connue vers 1960 par les lycéens français –, Dumas (le père), Berlioz, Sand, Nerval, Musset, Gautier, et même Chopin et Liszt, nés en Pologne et Hongrie. Ces « enfants du siècle », selon la formule de Musset en 1836, ont ressenti la frustration de la gloire de la période révolutionnaire et napoléonienne, celle de leurs pères et, parfois, de leurs frères aînés.
- 7 Voir Calvié 2001 (« L’Antiquité ») et 2006, 246-258.
12En matière de bonapartisme, précisément, Heine et Delacroix sont proches l’un de l’autre. Le premier a vu en Napoléon le dernier héros à l’antique, avec son visage marmoréen et son regard « grec » et olympien, par contraste avec le prosaïsme « négociant » des Anglais, ses ennemis les plus tenaces7. Il s’attacha très tôt au côté émancipateur de la Révolution, puis de l’Empire en Rhénanie – rive gauche intégrée à la France comme départements de droit commun et rive droite, avec Dusseldorf, sa ville natale, plus souplement intégrée au système français jusqu’en 1814 –, en faveur de la population juive, certes, mais aussi de l’égalité civile en général, cet attachement se reportant, après 1848, sur le neveu de l’Empereur, Louis-Napoléon Bonaparte devenu Napoléon III.
- 8 Sérullaz et Pomarède 2012, 7.
13Delacroix, lui, demeura sa vie durant un « farouche bonapartiste »8, en lien avec le souvenir d’un père admiré, Charles Delacroix (1741-1805) – d’abord émule du ministre réformateur Turgot, puis député régicide de la Marne, agent de la Terreur, mais, semble-t-il, de façon « modérée », ministre des Affaires étrangères du Directoire rallié à Bonaparte en 1799 et préfet à Marseille, puis à Bordeaux en 1800 et 1803 – et de son frère Henri, mort à la bataille de Friedland en 1807. Signe du patriotisme de Delacroix, autre nom de son bonapartisme, un immense drapeau tricolore domine La liberté guidant le peuple et lui donne son plein sens en unifiant politiquement les personnages humainement et socialement divers qui se trouvent placés sous son égide : la patrie unificatrice n’est-elle pas l’essentiel de la France nouvelle née d’un 1789 repris en 1830, de même que la cité (polis) était l’essentiel, supérieur aux destins individuels, pour les citoyens de l’Antiquité, du moins tels que les avait conçus Benjamin Constant, en 1819, dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ?
14L’année 1830, ce fut aussi, avant et après la révolution de Juillet, une série d’événements décisifs pour la constitution du romantisme français : la « bataille » politico-littéraire d’Hernani autour de la pièce de Hugo, les Contes d’Espagne et d’Italie du jeune Musset, Le Rouge et le Noir de Stendhal et la Symphonie fantastique de Berlioz, jugée « assommante » par un Delacroix qui refusait systématiquement tout embrigadement, y compris comme romantique, et déclarait être un « pur classique » à un admirateur trop zélé qui le félicitait d’être le « Victor Hugo de la peinture »9.
15Sans doute voulait-il dire, en dehors d’une provocation bien dans son style, un artiste vraiment grand, « classique » au sens le plus large et exprimant son temps dans sa totalité, même si ses thèmes et ses motifs ne sont pas toujours d’une actualité immédiate, comme les grands créateurs de la Grèce antique et de la Renaissance italienne, qu’il évoque souvent comme d’inépuisables modèles. Position que confirme subtilement son article « Des critiques en matière d’art », paru en mai 1829 dans la Revue de Paris, où il ironise sur « ce beau immuable qui change tous les vingt ou trente ans […], comme ce couteau dont la lame et le manche avaient été renouvelés cent fois, et qui était toujours le même couteau »10.
- 11 Heine 1970 sq., t. XVI, 138.
16Position proche de celle souvent exprimée par Heine, en particulier dans De l’Allemagne. Insistant sur une série d’artistes et d’écrivains « vraiment grands », de l’Antiquité au xixe siècle, d’Homère et Phidias à Goethe, en passant par Michel-Ange, Cervantès et Shakespeare – ce dernier étant une référence centrale du romantisme français, du Racine et Shakespeare de Stendhal en 1823 à la Préface de Cromwell de Hugo en 1827 –, il avait estimé que ce qui les réunissait comme de « purs classiques », selon l’expression de Delacroix, c’était le souci de la perfection jusque dans les détails incongrus et les personnages secondaires11. Mais n’était-ce pas là une des caractéristiques de la peinture de Delacroix, par exemple avec l’étrange chaussette verte roulée au pied d’un cadavre largement dénudé, au premier plan de La Liberté guidant le peuple ?
17La « petite » révolution de Juillet, malgré sa conclusion décevante pour les républicains et les milieux populaires français, actifs sur les barricades et dans les combats de rue, a pourtant éveillé un large écho en Europe, où la France a paru renouer avec son rôle de « phare » éclairant l’avenir des nations et de leur liberté, et donc aussi avec l’héritage toujours vivant et productif de 1789.
18Cette vision de la France de 1830 comme « phare », on la trouve dans plusieurs États italiens et de la Confédération germanique, dans une Belgique se séparant des Pays-Bas, voire en Espagne et au Portugal, où les conflits dynastiques se doublent d’une lutte entre absolutisme et libéralisme. Et surtout, sous la forme d’une insurrection militaire, dans le « royaume de Pologne », vaste zone d’occupation russe, distincte des zones d’occupation prussienne (Posnanie) et autrichienne (Galicie). L’Europe libérale entière s’enflamme alors pour la cause polonaise12, en particulier en France – refuge de la plupart des Polonais vaincus –, avec, surtout, les catholiques libéraux groupés autour de Lamennais, de Montalembert et de leur journal L’Avenir.
- 13 Voir Espagne et Pécout 2005 ; Maufroy 2011 ; Mazurel 2012.
19Quant à la Grèce, son indépendance – acquise en février 1830 après une longue guerre contre l’Empire ottoman au cours de laquelle les réminiscences de l’antique liberté des cités grecques plus ou moins idéalisées ont beaucoup joué dans le soutien des « philhellènes »13 – est internationalement reconnue en 1832. On pense bien sûr d’abord à Byron, mort en 1824 à Missolonghi et qui avait publié dès 1813 Le Giaour, long poème philhellène et anti-ottoman, dont Delacroix a d’ailleurs repris le sujet dans une aquarelle et deux tableaux en 1826 et 1835.
- 14 Lamartine 1925, 93.
- 15 Lamartine 1825, 39.
- 16 Voir Banasević 1954.
20On pense aussi à Lamartine, avec, en 1825, Le dernier chant du pèlerinage d’Harold inspiré du Pèlerinage de Childe Harold de Byron de 1812-1818, que le Français prolonge par un « dernier chant » sur la fin du poète anglais dans la Grèce luttant pour son indépendance. Malgré les Ottomans enchaînant les peuples balkaniques, dont le grec, l’amour et la liberté sont « des dieux qui ne mourront pas […], deux sentiments divins, plus forts que le trépas »14. C’est cette même « Liberté ! [majuscules et point d’exclamation sont de Lamartine] dont la Grèce a salué l’aurore » que le poète chante, en 1825 également, dans Le Chant du sacre15. Et en 1833-1835, dans son Voyage en Orient, visitant à Niš, en Serbie, la sinistre Tour des Crânes édifiée avec ceux des Serbes massacrés par les Ottomans en 1809, Lamartine fit graver cette inscription : « Qu’ils [les Serbes] laissent subsister ce monument ! Il apprendra à leurs enfants ce qu’est l’indépendance d’un peuple », allusion aux insurrections serbes contre les Ottomans à partir de 1804 – avec appel vain à la France –, inspirant celle de la Grèce et aboutissant en 1830 à l’autonomie d’une petite principauté de Serbie à l’intérieur de l’Empire ottoman, étape vers une indépendance en 187816.
21On pense enfin au poème « L’Enfant » des Orientales de Hugo en 1828, sur les massacres des Grecs de Chio par les Ottomans en 1822, avec sa conclusion rompant, au nom de la lutte pour la liberté, avec l’idylle trop mièvre déjà esquissée : « Ami, dit l’enfant grec […], je veux de la poudre et des balles ».
22Mais le plus prestigieux animateur du philhellénisme européen, en dehors de Byron, fut Chateaubriand. Sa Note sur la Grèce date de 1825 seulement, car, ministre des Affaires étrangères à partir de 1822, il ne put rompre avec la nécessaire discrétion diplomatique qu’à partir de 1824, après avoir été « chassé », selon son expression, du gouvernement. Traduite en plusieurs langues, dont le grec moderne, cette Note réfute les arguments en faveur de la non-intervention et envisage ce que l’on appelle parfois aujourd’hui une « guerre des civilisations » :
- 17 Note sur la Grèce par M. le Vicomte de Chateaubriand, Paris, Le Normant Père, libraire, 1825, 8.
Notre siècle verra-t-il des hordes de sauvages étouffer la civilisation renaissante dans le tombeau d’un peuple [le peuple grec] qui a civilisé la terre ? La chrétienté laissera-t-elle tranquillement des Turcs égorger des chrétiens ?17
- 18 Chateaubriand 1998, 119.
- 19 Voir Calvié 2005.
23Le philhellénisme de Chateaubriand s’était déjà exprimé en 1811 dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Il y avait dénoncé avec précision l’inhumanité des occupants turcs, monstres à visage « bonhomme »18, depuis 1770 et un premier soulèvement grec joint à une guerre russo-turque, cet épisode formant la trame du roman Hypérion de Hölderlin en 1797-179919. Dans ce même Itinéraire, Chateaubriand avait souligné le prolongement, dans la Grèce moderne, des formes diverses de la vie politique de la Grèce antique, développant en particulier un parallèle en quelque sorte « obligé » entre Sparte et Athènes :
- 20 Chateaubriand 1998, 129.
Sparte et Athènes ont conservé jusque dans les ruines leurs différents caractères : celles de la première sont tristes, graves et solitaires ; celles de la seconde sont riantes, légères, habitées […] ; en passant des ruines de Lacédémone aux ruines d’Athènes, je sentis que j’aurais voulu mourir avec Léonidas, et vivre avec Périclès.20
24Quittant la pauvre et petite Athènes moderne, il rêve tout éveillé à la splendeur de l’Athènes antique et s’imagine en souverain de l’Attique moderne, faisant d’elle un havre de paix et de prospérité, ouvrant des routes, relevant des remparts, encourageant l’agriculture et le commerce maritime, reboisant les montagnes pour irriguer la plaine et fondant une université accueillant ceux qui souhaitent savoir distinguer « le grec littéral [ou « pur », proche du grec ancien] du grec vulgaire [ou « démotique »] ». Il se voit comme un Périclès modernisé ou un monarque « éclairé » du siècle précédent, important « une foule de Suisses et d’Allemands », gens très sérieux, pour mettre en œuvre son projet. Conclusion : « Athènes sortait du tombeau »21 et de la stérilisante prison ottomane.
25C’est à l’intérieur de ce philhellénisme que se situe Delacroix. Appuyé sur les Mémoires sur la guerre actuelle des Grecs, ouvrage publié en 1823 par le colonel Louis Voutier, dont l’avertissement au lecteur vantait la « guerre mémorable où les Hellènes se sont montrés les dignes fils de Sparte et d’Athènes »22, donc de la liberté antique sous ses diverses modalités, Delacroix avait peint en 1824 les Scènes des massacres de Scio [Chio ou Chios] de 1822, dénonçant ainsi, avant Hugo lui-même, l’insupportable oppression ottomane.
- 23 Sérullaz et Pomarède 2012, 20 et 60-65.
- 24 Voir Castelnau 2018.
- 25 Heine 1976, t. XI, 184.
26La fraternité entre le 1830 français et la lutte pour l’indépendance grecque est sensible dans la parenté formelle entre les figures féminines allégoriques de deux tableaux de Delacroix, La Grèce sur les ruines de Missolonghi de 1826, présenté dans une galerie de peinture parisienne à l’occasion d’une exposition en soutien à la cause grecque, et La Liberté guidant le peuple de 1831, et, plus encore, entre leurs esquisses dessinées23. Certes, la figure grecque vaincue de 1826 est en deuil, hiératique et vêtue de bleu et de blanc, dans la tradition de l’Immaculée Conception, alors que la figure française n’a certainement rien à voir avec la Vierge Marie : vigoureuse, avec son bonnet phrygien, donc grec, son profil bien dessiné, lui aussi grec, de même que sont grecs le drapé de sa tunique et l’énergique mouvement de son buste dénudé, sans doute inspirés de la Vénus de Milo hellénistique, découverte en 1820 sur l’île des Cyclades et offerte en 1821 par le roi Louis XVIII au Louvre, dont Delacroix était un visiteur très assidu24. Tout comme Heine, du reste, qui, en mai 1848, ainsi qu’il le rapporte en 1851, s’écroula sur le sol au cours de son ultime visite à la « déesse de la beauté »25, foudroyé par la maladie nerveuse qui devait l’emporter huit ans plus tard, presque entièrement paralysé et toujours persuadé, à tort, de l’origine vénérienne de son mal.
- 26 Heine 1970 sq., t. XVII, 27.
27Heine a exprimé dans ses « Lettres de Helgoland » l’exaltation polonophile et libérale du début des années 1830 en Europe et, plus encore, celle qu’il décrit comme la sienne à la nouvelle des Trois Glorieuses à Paris, alors qu’il se trouvait encore en Allemagne : « La Fayette, le drapeau tricolore, la Marseillaise. Je suis comme enivré […] Moi aussi, je suis le fils de la révolution, et de nouveau je tends les mains vers les armes sacrées »26.
28Ces sentiments, il les a retrouvés à Paris, mais augmentés, concentrés et potentialisés, dans La Liberté guidant le peuple de Delacroix au Salon de peinture de 1831, premier événement parisien dont il a rendu compte dans la presse allemande. Ses comptes rendus, publiés à l’automne 1831 dans la Feuille du matin à l’usage des gens cultivés (Morgenblatt für gebildete Stände) du grand éditeur Cotta à Stuttgart, avec censure des passages les plus politiques, sont ensuite parus, avec ces passages, dans le premier tome du Salon en décembre 1833.
- 27 Heine 1833, 322-328, ici 326-327.
- 28 Ibid., 327.
29Ce texte allemand est plus de deux fois plus long que le texte français correspondant, politiquement plus en retrait, en particulier au sujet de la monarchie de Juillet, en raison de la nécessaire retenue de l’exilé allemand à Paris. Quelques extraits traduits avaient paru en janvier 1832 à Paris dans Le Globe, journal saint-simonien qui avait noté avec sympathie la présence d’éléments de saint-simonisme dans les commentaires de Heine sur le Salon de 1831. Son commentaire du tableau « Les Moissonneurs » de Léopold Robert mentionne en effet, sans le nommer, le saint-simonisme comme cette « doctrine […] qui ne veut pas entendre parler d’un combat de l’esprit contre la matière […] et regarde le monde sensible comme aussi sacré que le monde spirituel, car Dieu est tout ce qui est »27. Dans ce tableau, ce panthéisme moderne et antichrétien qu’est le saint-simonisme s’exprime, du moins dans l’interprétation qu’en propose Heine, à travers la chaude sensualité de l’été italien et la beauté active ou alanguie de corps féminins et masculins mêlés qui, non seulement sont « purs de tout péché », mais encore « ne savent même [pas] ce que c’est qu’un péché »28.
- 29 Voir Calvié 1999.
- 30 Voir Calvié 2013 et 2018.
30À travers ce tableau saint-simonien, du moins selon le commentaire qu’en donne Heine, de l’été italien, qui plus est dans la campagne romaine, c’est tout le panthéisme antique qui paraît renaître, avec son heureuse unité ou consubstantialité de l’âme et du corps, opposée à la malheureuse scission chrétienne et moderne autour de la notion de péché, thème déjà largement développé dans les lettres et la pensée allemandes de la seconde moitié du xviiie siècle et du début du xixe, de Winckelmann à Hölderlin et Hegel, en passant par le roman Ardinghello de Heinse, Schiller et Goethe29. Thème repris dans une perspective nouvelle par Heine dans ses textes des années 1830, réunis en français dans De l’Allemagne. Cette perspective, que l’on retrouve, en partie sous l’influence plus ou moins directe de Heine, dans la Gauche hégélienne et chez le jeune Marx, c’est celle d’une révolution à venir, parfois définie comme « universellement humaine », mais aussi comme « philosophique » ou « allemande », révolution d’un type nouveau, allant au-delà d’un 1789 français perçu comme étroitement bourgeois et politique, par opposition à ce qui serait philosophique, mais aussi et surtout prolétarien et social, voire communiste : question très ramifiée et qui excède le cadre de cet article30.
- 31 Sérullaz et Pomarède 2012, 13.
- 32 Cité ibid., 14.
- 33 Voir ibid.
31La Liberté guidant le peuple paraît impliquer un engagement politique de Delacroix du côté des insurgés de juillet 1830, mais ce n’est pas vraiment le cas. Engagé de façon nette, lui, dans le mouvement révolutionnaire, Alexandre Dumas (père) nie que Delacroix ait été un « républicain furieux ». Selon lui, c’est un sentiment de crainte qui prédominait chez son ami, « nature aristocratique » et « homme le moins partisan des révolutions que j’aie jamais connu »31. Affirmation confirmée par Delacroix lui-même, écrivant en août 1830 à un neveu qu’il espère qu’avec la solution Louis-Philippe « les faiseurs de république consentiront à se tenir au repos »32. Quant au sculpteur républicain Antoine Etex (1808-1888), chargé de la protection des collections du Louvre et qui avait mobilisé pour ce faire, entre autres sommités, Ingres et Delacroix, il affirme que celui-ci était tout sauf un révolutionnaire militant33.
- 34 « Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie / Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et (...)
32Aux craintes physiques et politiques de Delacroix en 1830, malgré son fidèle patriotisme bonapartiste, correspond, sur fond d’une commune napoléonophilie, la distance sceptique et ironique que l’on perçoit bien souvent chez Heine. Chez Delacroix, la prise de distance par rapport à l’événement et à l’idéologie révolutionnaires s’exprime, dans le tableau de 1831, à travers les morts aussi bien civils, du côté de la révolution, que militaires, du côté de sa répression – tous les morts de Juillet, donc, célébrés par Hugo en 183134 –, amoncelés au premier plan et figurant le sacrifice de trop de vies à la réalisation de la liberté dans l’histoire.
- 35 Heine 1970 sq., t. XVIII, 120.
- 36 Castelnau 2018, 104.
- 37 Sur la notion de « devenir-peuple de la liberté » (Volkwerdung der Freiheit) chez Heine et son or (...)
33Heine, lui, dans son compte rendu du tableau de Delacroix, évoque une « grande pensée [qui] ennoblissait même la lie de ce peuple, cette crapule, et réveillait dans son âme la dignité endormie »35. Cette « grande pensée » réveillant « la crapule » populaire, c’est celle de la liberté se réalisant dans l’histoire par un lent progrès, parfois accéléré par des révolutions comme en 1789 et 1830. Cette idée, héritée des Lumières et de la récente mémoire de 1789 – « idée abstraite et positive »36 représentée par la figure allégorique de la liberté –, n’est-ce pas ce que Heine a plusieurs fois appelé le « devenir-peuple de la liberté » (Volkwerdung der Freiheit) ? En appui sur la philosophie de l’histoire et du droit reçue directement de la bouche de Hegel, à l’université de Berlin, au début des années 1820, philosophie dont il a parfois pensé trouver un répondant assez proche chez l’historien et homme politique libéral français François Guizot (1787-1874), Heine concevait en effet la liberté comme consubstantielle, dans la marche de l’histoire, à la raison et à l’esprit37.
34Le « devenir-peuple de la liberté » : voilà certainement une formule qui aurait pu servir de titre à La Liberté guidant le peuple. La liberté ne peut en effet être un « guide » pour le peuple que parce que celui-ci s’identifie à elle dans l’acte révolutionnaire, et parce que la liberté ou l’idée de liberté, en retour, se fait peuple ou « devient peuple », selon la formule parfaitement hégélienne de Heine.
35Autre chose encore pour conclure : l’étymologie indo-européenne reconstituée, d’où l’astérisque antéposé, du mot idée serait *weid, en grec ancien éïdos, en latin idea, lié à videre / video (voir), à rapprocher du celtique ou gaulois wid, qui, avec l’augmentatif tr- ou dr-, donne le druide, celui qui y voit plus clair, plus loin et plus en profondeur que les autres, le savant, le médecin, le philosophe, le prêtre ou le devin, ou un peu de tout cela à la fois, ce qu’étaient peut-être, du moins dans leurs meilleurs moments, les druides. L’idée serait donc ce qui est vu et bien vu, une vision à la fois objectivement exacte et parfaitement subjective, donc le fondement de tout art pictural, par où l’on retrouverait Delacroix et son inépuisable tableau.
- 38 Heine 1976, t. III, 21.
- 39 Heine 1970 sq., t. XIV, 114.
- 40 Ibid., 83.
- 41 Heine 1970 sq., t. XVI, 142.
36Par où l’on retrouverait aussi Heine et son éloge répété de qu’il a appelé le « clair œil grec »38, celui de deux « grands hommes » – expression également hégélienne –, le « classique » Goethe en littérature et le « classique » Napoléon en politique, qui, entrant à Dusseldorf en 1811 devant un Heine âgé de quatorze ans, montre un « œil clair comme le ciel », qui « voyait rapidement toutes les choses de ce monde »39 et qui, d’un seul de ses regards olympiens, saisissait le double esprit de son temps, à la fois révolutionnaire et contre-révolutionnaire40. Regard du grand stratège militaire et politique, du grand artiste de l’Antiquité ou du monde moderne, comme Delacroix, et du grand écrivain, Goethe, celui-ci ayant en commun avec Napoléon ce regard « divin […] qui ne vacille pas »41 et saisit intuitivement et synthétiquement un personnage, un phénomène naturel ou une situation politique.
37Cette clarté « grecque » et ensoleillée s’oppose aux brumes imprécises du romantisme allemand, chronologiquement et idéologiquement différent du romantisme français, comme à l’obscurantisme de la réaction politique, redoublée par la trop répandue teutomanie, conjointement antinapoléonienne, antifrançaise et antijuive, si souvent critiquée par Heine dont c’est certainement la position politique la plus stable.
38Et par où, aussi, on pourrait essayer de comprendre ce que Delacroix avait plusieurs fois suggéré à l’occasion de son voyage improvisé, mais si important dans la genèse de son œuvre, au Maroc en 1832, peu après la révolution de Juillet – ce long voyage marocain étant pour lui ce qu’était pour d’autres peintres le voyage « classique » à Rome, où, étrangement, il n’alla jamais –, lorsqu’il avait affirmé que c’était l’Antiquité classique tout entière, mais concrète, sensuelle, tangible et vivante, et non pas abstraite, érudite, livresque et mise dans un musée, qu’il y avait trouvée dans la lumière éclatante du soleil et massivement saisie et archivée dans ses esquisses dessinées et ses petites aquarelles, ensuite réutilisées dans ses grands tableaux jusqu’aux années 1850 et 1860.
- 42 Cité dans Daguerre de Hureaux et Guégan 1994, 26.
- 43 Delacroix 1996, 96.
39Delacroix écrivait ainsi en juin 1832 à un critique, depuis son logement dans la ville marocaine de Tanger, que « les Romains et les Grecs » étaient vraiment « là à [sa] porte » et que, s’il avait autrefois « bien ri des Grecs de David » – il s’agit de Jacques-Louis David (1748-1825), le chef de file de l’école « néo-classique », le peintre quasiment officiel de la Révolution, puis de l’Empire, le membre éminent du club des Jacobins, le député à la Convention et le metteur en scène des festivités révolutionnaires –, il les connaissait « à présent » de façon directe, au Maroc, « les marbres » antiques étant « la vérité même »42. Et, dès février 1832, il avait noté dans son journal de voyage au Maroc, de façon plus concrète encore, à propos du vêtement bien connu appelé djellaba, qu’il écrivait gélabia : « costume exactement antique […] Le bonnet est le bonnet phrygien »43. Saurait-on être plus explicite en moins de mots ?