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L'atelier de l'histoire : chantiers historiograhiques
Antiquité et fictions contemporaines (8)

César l’Américain. À propos de C.J. Cherryh, Legions of Hell

Olivier Devillers
p. 201-207

Texte intégral

  • 1 Les Légions de l’Enfer, trad. de l’américain par F.-M. Watkins, « J’ai Lu 2814 », Paris, 1990 (ci-d (...)
  • 2 Cf. E. Carmien (éd.), The Cherryh Odyssey, San Bernardino, Borgo Press, 2004. C.J.  Cherryh est suf (...)
  • 3 Cet intérêt pour l’enseignement du latin ne l’a pas quittée, puisqu’une méthode de latin (« … look (...)
  • 4 Des parties de Legions of Hell ont été d’ailleurs publiées dans diverses anthologies appartenant à (...)
  • 5 Selon le principe des shared-world anthologies, en vogue à la fin des années ’70 et au début des an (...)
  • 6 D’après J.K. Bangs (1862-1922).

1Legions of Hell est paru en 19871. L’auteur en est l’Américaine C.J. Cherryh (1942-), écrivain reconnu de science-fiction et de fantasy2, diplômée en Classics de la Johns Hopkins University, qui enseigna pendant plus de dix ans le latin et l’histoire dans le secondaire3. Originellement, l’ouvrage s’insérait dans une série de 12 volumes (7 anthologies et 5 romans), intitulée Heroes of Hell4, dirigée par J. Morris et C.J. Cherryh (publ. 1986-1989, Baen Books). L’ensemble des histoires de cette série5 se situent dans un enfer où se côtoient les grands personnages du passé, toutes époques confondues. Elles relèvent à ce titre de la Bangsian fantasy6, romans qui se passent totalement ou partiellement dans l’au-delà.

  • 7 lle, p. 3 : « Petits fonctionnaires et gratte-papier dans la vie, ils hantaient ces lieux et allaie (...)

2L’Enfer de Heroes of Hell est gouverné par une administration, appelée Pentagramme, dont le rôle est d’arbitrer voire dans une certaine mesure d’orchestrer les conflits que se livrent différentes factions. On peut d’ailleurs y mourir ; les défunts sont ensuite soit « gardés », soit réaffectés, que ce soit à l’endroit qu’ils viennent de quitter ou ailleurs. La géographie du lieu est passablement confuse : la ville de New Hell, avec ses gratte-ciel et son métro, prolongée par Decentral Park, n’est guère éloignée de la Villa de Tibère, sur les bords d’un Lac qui pourrait être une métaphore de la Méditerranée, près de courts de tennis et de la chasse gardée de Louis XIV et Marie-Thérèse, pour ne rien dire des pistes cyclables de la ceinture verte… Enfin, à côté des résidents les plus éminents, Anciens et Nouveaux Morts, s’empressent les Ombres, domesticité pratiquement invisible constituée par ceux dont la personnalité terrestre a été trop terne pour qu’ils s’incarnent aux Enfers7.

  • 8 lle, p. 24 : « un homme en battle-dress du xxe siècle. Chaussé d’une paire de bottillons militaires (...)

3Au centre du récit se trouve un groupe, une famille presque, gravitant autour de César, incarnation du général-soldat8, chargé à la tête de ses légions de diverses opérations militaires. À ses côtés, outre sa volcanique épouse, Cléopâtre, on trouve : le rigide Auguste, qui s’occupe des questions logistiques ; Sargon le Lion, force de la nature et loyal guerrier ; l’inquiétante Hatchepsout, mangeuse d’hommes adepte des armes futuristes ; le lunatique Dante, spécialiste des ordinateurs, qui « pirate » celui du Pentagramme pour que les légionnaires soient réaffectés à la Villa ; l’ambigu Machiavel, l’homme des « coups tordus », agent double, peut-être triple ; l’impassible Decius Mus, garde du corps et chauffeur de César – une légende dans les Enfers, puisqu’il passe pour être le seul à s’y trouver de sa propre volonté.

  • 9 Cela n’est pas le cas pour les autres, qui, quel que soit leur âge en Enfer (César, par ex., a une (...)

4Leur quotidien est troublé par l’arrivée de M. Iunius Brutus, le césaricide : un Brutus un peu particulier toutefois, puisqu’il est connu de la totalité des habitants de la Villa comme étant le fils naturel de César et qu’il arrive aux Enfers âgé de dix-sept ans, sans souvenir de ce qui lui est arrivé au-delà de cet âge9. Immédiatement tous soupçonnent – à raison – un piège du Pentagramme, manipulé par le grand rival de César, Mithridate. César n’en tombe pas moins sous le charme de l’ingénuité, de la pureté presque, de ce fils dont le désir de bien faire devient le moteur de plusieurs péripéties. Il se lance en particulier à la recherche de son demi-frère, Césarion, qui s’est rallié aux ennemis de l’ordre et du Pentragramme, ceux que l’on appelle les Dissidents. Au cours de leur fugue commune, les deux adolescents (Brutus, rappelons-le, a dix-sept ans) tombent aux mains des agents de Mithridate et sont conduits dans le palais d’Assurbanipal. L’équipée de César, aidé à des degrés divers par Napoléon, Lawrence d’Arabie et Attila, pour les délivrer constitue le point d’orgue du récit. Au final, Brutus reste dans l’ignorance de ce que fut sa destinée terrestre – même si César promet de la lui révéler quand les circonstances le permettront – et la Villa retrouve un rythme de vie coutumier.

  • 10 Par ex. Francher, « The Cherryh Legacy », p. 44.

5Construit selon une succession de courtes scènes privilégiant chacune le point de vue d’un personnage, conformément à la technique propre à son auteur10, ce roman n’est ni le mieux réussi, ni le plus abouti de l’abondante production de C.J. Cherryh. Certes, le postulat de départ engendre des scènes savoureuses – Charles VII en tenancier d’un hôtel louche ; Machiavel avec parapluie-épée et chapeau melon dans une Londres d’époque victorienne ; Cléopâtre traversant en Ferrari un champ de bataille, César accroché fermement au porte-bagage ; Dante jouant le baba cool défoncé en vue de simuler ses activités de pirate informatique… – et on pourra toujours rêver aux tenues suggestives de la minuscule Cléopâtre (« ses talons aiguillons claquant sur le marbre, ondulant des hanches sous le lamé plissé » [p. 40], son « déshabillé de satin rose dragée orné de volants, son bras droit soutenu par une élégante écharpe de soie beige » [p. 54], « une jupe plissée noire et un chemisier de soie crème, à la mode des années 1930, et des escarpins à hauts talons » [p. 143]…). Il n’empêche que le scénario manque de cohérence et que certaines péripéties paraissent gratuites par rapport à l’intrigue principale. L’ouvrage nous retiendra toutefois par la conception de l’Antiquité qu’il véhicule (1) ainsi que par la perception de César qui s’en dégage (2), perception elle-même révélatrice du rapport qu’y entretiennent Histoire et fiction (3).

  • 11 Les Adieux du Soleil, trad. de l’américain par I. Tate, « J’ai Lu 1354 », Paris, 1982.
  • 12 Les Adieux du Soleil, p. 205-207. D’autres trios sont évoqués (certains étranges) : Achille, Patroc (...)
  • 13 Les Adieux du Soleil, p. 61 : « D’un autre côté, il y a le vrai courage, l’exemple. Exemplum. La ma (...)

6(1) Si l’Enfer représenté dans ce roman mêle des personnages de toutes les époques, les figures de l’Antiquité y dominent sans conteste par le prestige dont elles jouissent. La préséance de César, et même finalement de tout officier romain, par rapport à Napoléon (cf. p. 145-150), en est l’exemple. Ceci pourrait refléter une forme de conception cyclique du temps : selon C.J. Cherryh, l’histoire ne serait qu’un éternel recommencement et les grands événements ne seraient qu’autant de déclinaisons d’un schéma appelé à se reproduire jusqu’à la fin des temps. Cette vision apparaît en particulier dans une nouvelle qui est insérée dans le recueil Sunfall (1981)11 et intitulée The General (Peking). Au moment de mourir, le conquérant des temps futurs, Yilan, sorte de condensé d’Attila et de Gengis Khan, se remémore avec son épouse et son principal lieutenant, qui est aussi l’amant de cette dernière, toutes ses vies précédentes : dans l’une, il était César, eux s’appelaient Cléopâtre et Antoine12. Dans ce sens, les hommes de l’Antiquité constituant pour ainsi dire les versions les plus anciennes, on comprend que ce soient eux qui, dans un Enfer où est aboli le temps, prennent l’ascendant et deviennent des figures de référence. Dans une autre nouvelle de Sunfall, qui a pour titre The Haunted Tower (London) et qui est partiellement rattachable à la Bangsian fantasy, c’est d’ailleurs à un descendant d’Atilius Regulus qu’il revient d’éclairer l’héroïne sur la valeur de l’exemplum13. Comme le dit Machiavel dans Les Légions de l’Enfer : « qui serait en sécurité, je vous le demande, si ses antécédents ne remontaient pas au Tibre ? » (p. 261).

  • 14 lle, p. 13 : « Jules se créait ses propres légendes. Même en Enfer ». Selon Francher, « The Cherryh (...)
  • 15 lle, p. 13 : « Il y avait de l’amitié, de l’amour dans cette maison que l’ennemi menaçait » ; p. 12 (...)
  • 16 lle, p. 174-175 : « Ces hommes de la dixième légion qui avaient bravé pour lui la profondeur des en (...)
  • 17 lle, p. 161-162 : « Te lier avec une telle racaille, un connard comme Guevara ! Tu es trop intellig (...)
  • 18 Il est aussi question d’un agent qui veut « passer de l’Est à l’Ouest » (p. 148 ; aussi p. 291, à p (...)
  • 19 Simplement trois allusions non significatives, p. 71, 282 et 318 (dans cette dernière mention, il a (...)
  • 20 C’est dans cet esprit que Mithridate, bien qu’il n’ait pas « le poids historique nécessaire pour pr (...)
  • 21 L’adjectif « machiavélique » est utilisé pour désigner les intrigues politiques de C.J. Cherryh par (...)
  • 22 H. Stark, « C.J. Cherryh – Is there really only one of her ? », Carmien (éd.), The Cherryh Odyssey, (...)

7(2) Dans la nouvelle tirée de Sunfall mettant en scène Yilan que nous avons citée, César constitue une figure de référence en tant que conquérant. Cela n’est pas tout à fait le cas dans Legions of Hell. Certes, il y campe une figure extraordinaire14, considérée principalement dans sa dimension militaire, mais son intense activité guerrière paraît fondamentalement destinée à défendre plus qu’à conquérir. Il tient davantage le rôle d’assiégé que d’assiégeant, comme le montre une des scènes de la première partie, qui voit sa Villa soumise aux tirs et aux attaques de l’ennemi (p. 46-54) ; de même, ses expéditions soit revêtent une portée punitive, soit sont des opérations de secours. « Casanier au fond du cœur » (p. 69), il revient toujours à sa Villa, qui est non seulement son point d’ancrage15, mais pour ainsi dire un « Capitole » (p. 165), symbole du monde qu’il tente de protéger16. Ce monde se définit par opposition à ses ennemis, lesquels sont de deux sortes. Les premiers sont révolutionnaires : ceux qui arrosent de tirs la Villa sont les Viêt-congs, le chef des Dissidents, présenté négativement, est le Che17, et dans ce sens il est indéniable que César a une dimension anti-communiste. Les seconds, sur lesquels il est davantage insisté, sont les Orientaux, et même plus spécialement l’« Orient persique » (p. 283), dont le bras armé est Mithridate, un homme qui hait les Romains. Les uns et les autres ne sont d’ailleurs pas sans lien, comme l’indique l’allusion à Staline dans un entretien entre le roi du Pont et Ramsès (p. 115-116)18. Cette méfiance envers l’Orient, qui devient un thème majeur à partir du tiers environ de l’ouvrage, expliquerait du reste l’absence d’une figure comme Alexandre le Grand19, que son attrait pour les mœurs perses aurait disqualifié, aux yeux de C.J. Cherryh, pour incarner le rôle de pilier des valeurs traditionnelles20. Quoi qu’il en soit, c’est bien sur fond d’opposition entre Occident et Orient qu’est mis en intrigue, dans ce roman, le goût, souvent relevé, de son auteur pour les manœuvres politiques (l’intérêt porté à la figure de Machiavel en est une expression21) ainsi que pour les notions de pouvoir et d’empire. Cette inclination elle-même n’est sans doute pas étrangère à sa prédilection pour l’histoire antique ; on songe à une expression de H. Stark, « Caesar in Space », c’est-à-dire « César dans l’Espace », pour qualifier l’univers de science-fiction habituel de C.J. Cherryh22.

  • 23 lle, p. 86 : « Il est la cheville ouvrière de l’Occident romain, ancien et moderne. Sans lui… le ch (...)
  • 24 lle, p. 89 : « Et Jules… Le roc sur lequel reposait toute leur sécurité ». Un aspect en est l’activ (...)
  • 25 Sur C.J. Cherryh comme politiquement conservatrice, cf., à propos de ses personnages féminins, L.F. (...)
  • 26 La même opposition se retrouve entre les légions (républicaines : hardies, loyales, heureuses dans (...)

8En somme, César revêt l’habit de rempart d’un ordre assimilé à l’Occident23 – on relève aussi à cet égard la présence de GI à côté de légionnaires dans la Villa (p. 163). Il est en ce sens un héros typique de C.J. Cherryh, à savoir qu’il est à l’intersection de l’ordre et du chaos : bien qu’il soit sans doute subversif et marginal dans ses modes opératoires (il n’est guère à cheval sur le règlement), son action tend fondamentalement à préserver un ordre établi et à lui garantir la sécurité24. Cette transformation de César en figure « conservatrice25 » entraîne encore que, tout en étant une figure-pivot de l’Histoire, il soit bien davantage tourné vers la République que vers le Principat : ceux sur lesquels il s’appuie sont des grandes figures républicaines (Mucius Scaevola, Horatius Cocles, Mettius Curtius, Decius Mus, Atilius Regulus, Paul Émile voire Agrippa…), tandis que, à l’exception d’Auguste, il entretient des relations conflictuelles avec la plupart des futurs empereurs romains (Tibère le débauché, dont la villa est la « base la plus occidentale pour les sympathisants de Mithridate » [p. 177], Caligula réincarné en babouin, Hadrien bureaucrate hellénisé…)26.

  • 27 lle, p. 211 : « César est un sage […]. Et il n’est pas du tout ambitieux […]. Il n’éprouve pas le m (...)
  • 28 lle, p. 30 : « Peux-tu croire que la vie et la mort m’ont rendu plus sagace et meilleur ? »
  • 29 lle, p. 18 : « Il se révèle le seul fils romain que j’aie jamais désiré » (l’italique dans l’éditio (...)
  • 30 Plut., Brut., 5 (aussi Cato Mi., 24) ; App., BC, II, 112 ; Suet., Caes., 50 ; aussi Cic., Att., II, (...)
  • 31 J. Paterson, « Caesar the Man », M.T. Griffin (éd.), A Companion to Julius Caesar, Blackwell, 2009, (...)
  • 32 On trouve un indice d’une réflexion épistémologique sur la valeur historique de ce qui se produit a (...)
  • 33 Par ex. lle, p. 33 : « Je t’offre ce que je ne pouvais pas t’offrir dans la vie. » Quant à Brutus, (...)

9(3) Au total, le César des Enfers constitue, pour ce qui est du sens de son action, une inversion du César historique, lequel était mû par l’ambition personnelle et conquérant27. Le paradoxe qui en découle – le César des Enfers est plus « sain(t) » que le César terrestre28 – s’explique notamment du fait qu’il dispose aux Enfers d’une éternité dont il a été privé sur terre. C’est dans ce contexte que se comprend l’arrivée de M. Brutus : un fils, ou du moins, ce qui compte aux yeux du défenseur de l’Occident qu’il est devenu, un fils romain29. Historiquement, le fait que César soit son père se laisse à peine discerner de quelques témoignages épars et empreints de confusion30 et est, à dire vrai, réfuté par grand nombre d’historiens modernes, à commencer par les historiens anglo-saxons31. C.J. Cherryh le prend ici comme un fait avéré. Le retournement qui s’opère aux Enfers est donc aussi épistémologique : ce qui n’a pu, sur terre, acquérir le rang de vérité reconnue, y est accepté comme telle par tous32. Simultanément, ce qui, sur terre, se serait terminé en parricide devient au fil des pages des Légions de l’Enfers, une histoire d’amour père-fils33.

  • 34 lle, p. 86 : « L’empire repose sur la république. Et César est le tournant. »
  • 35 lle, p. 18 : « Toi, en Grèce, tu étais ma police d’assurance. »
  • 36 lle, p. 138 : « Je savais que Rome ne pourrait survivre avec Césarion et que Césarion ne pourrait s (...)
  • 37 Une telle vision, véhiculant en l’occurrence une évaluation positive de l’action politique de César (...)

10Dans cette mesure, la fiction du César aux Enfers fonctionne comme un futurible, un futur possible pour Rome si César n’avait pas été assassiné. Le postulat est que le conquérant des Gaules se serait alors consacré à la défense de l’Vrbs et aurait jeté les bases d’un Occident pacifié, sans pour autant renier totalement son héritage républicain34. Certains fils de son histoire que les circonstances ont brisés auraient pu se renouer, et c’est tout particulièrement le cas pour sa relation avec M. Brutus. La faveur dont, dans les Enfers, celui-ci jouit comme authentique fils de César, aux dépens d’Auguste (choix de la sécurité)35 et de Césarion (trop oriental)36, sonnerait alors comme le symbole d’une hypothèse historique, celle d’un César qui, sans les Ides de mars, ne serait certes pas devenu républicain, mais se serait fait le défenseur de valeurs de la République, selon un principe repris par Auguste, mais dévoyé par les successeurs de celui-ci en une dérive tyrannique37. Le moindre paradoxe n’est pas que celui qui, dans le roman, fonctionne comme le symbole de ce « possible » fut précisément, dans la vie, un césaricide.

  • 38 Cf. M. Wyke, « A Twenty-First-Century Caesar », Griffin (éd.), A Companion to Julius Caesar, p. 441 (...)
  • 39 Pour les parallèles historiques récents (avec Saddam Hussein, Ben Laden…) auxquels a été soumise la (...)
  • 40 Ainsi dans un interview de St. Gaghan, réalisateur et scénariste du film Syriana (www.aintitcool.co (...)

11La reconstruction romancée de C.J. Cherryh montre donc, sur fond de la conception de l’Histoire comme perpétuel recommencement (1), un César lancé dans un combat contre l’Orient pour la sauvegarde de l’Occident (2), extrapolation de ce qu’il aurait pu devenir sans les Ides de mars (3). Ces ingrédients, même s’ils correspondent globalement à l’« univers » de C.J. Cherryh, ont aussi été favorisés par le contexte de rédaction de l’ouvrage. En effet, durant la dernière décennie, la Guerre du Golfe et les événements qui l’ont précédée et suivie ont vu se multiplier les parallèles entre Rome et les États-Unis, entre pax Romana et pax Americana, certains de ces rapprochements incluant César38, ou même, pour représenter l’« ennemi », Mithridate39, voire – au prix de quelque distorsion chronologique – l’opposition entre les deux40. Le livre de C.J. Cherryh, écrit en 1987, en offre un exemple pour une période quelque peu antérieure, celle de la Présidence Reagan et de la Guerre Iran-Irak.

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Notes

1 Les Légions de l’Enfer, trad. de l’américain par F.-M. Watkins, « J’ai Lu 2814 », Paris, 1990 (ci-dessous lle).

2 Cf. E. Carmien (éd.), The Cherryh Odyssey, San Bernardino, Borgo Press, 2004. C.J.  Cherryh est suffisamment connue pour qu’un astéroïde ait été baptisé à son nom : « 77185 Cherryh ».

3 Cet intérêt pour l’enseignement du latin ne l’a pas quittée, puisqu’une méthode de latin (« … look at Latin the way Romans learned it… ») figure sur son site ; www.cherryh.com/www/latin1.htm. Sur le rôle du latin et de l’histoire ancienne dans sa formation, aussi J. Francher, « The Cherryh Legacy… An Author’s Perspective », Carmien (éd.), The Cherryh Odyssey, p. 28-30 (plus brièvement, dans le même volume : B. Raffel, p. 76 et J.G. Stinson, p. 146). Du reste, à plusieurs reprises, de la même façon que, dans ses écrits de science-fiction, certaines répliques figurent en langage extraterrestre, il arrive dans lle que de courtes sections de dialogues soient en latin – non sans quelques approximations (p. 85, le vocatif Marcus Iuni [mais Marce Iuni, p. 92] ; p. 183 Valesme ? pour Valesne ? ; p. 221, fellimus pour fefellimus ; p. 262 praeteritos pour praetereuntes ou qui praeterierunt ; p. 361 quoniam pour ubi…).

4 Des parties de Legions of Hell ont été d’ailleurs publiées dans diverses anthologies appartenant à cette série : Heroes of Hell, The Gates of Hell, Rebels in Hell, Kings in Hell et Crusaders in Hell.

5 Selon le principe des shared-world anthologies, en vogue à la fin des années ’70 et au début des années ’80, qui voit plusieurs contributeurs utiliser un même monde pour leurs histoires, entremêlant parfois personnages et intrigues. C.J. Cherryh a elle-même initié un projet de ce type : Merovingen Nights.

6 D’après J.K. Bangs (1862-1922).

7 lle, p. 3 : « Petits fonctionnaires et gratte-papier dans la vie, ils hantaient ces lieux et allaient et venaient dans un perpétuel anonymat » ; p. 79 : « on devait se servir des Ombres qu’on ne pouvait jamais regarder et à qui on ne parlait pas ».

8 lle, p. 24 : « un homme en battle-dress du xxe siècle. Chaussé d’une paire de bottillons militaires qui maculaient de boue son [= de Dante] tapis persan, muni d’un gros pistolet glissé dans la ceinture et d’une bandoulière ornée de cuivre et d’une tunique elle aussi ornée de cuivre, et coiffé d’une masse de cheveux noirs et d’un profil de médaille. – César » (description proche p. 127).

9 Cela n’est pas le cas pour les autres, qui, quel que soit leur âge en Enfer (César, par ex., a une trentaine d’années), ont connaissance de la totalité de leur vie sur terre.

10 Par ex. Francher, « The Cherryh Legacy », p. 44.

11 Les Adieux du Soleil, trad. de l’américain par I. Tate, « J’ai Lu 1354 », Paris, 1982.

12 Les Adieux du Soleil, p. 205-207. D’autres trios sont évoqués (certains étranges) : Achille, Patrocle et Hélène ; Alexandre, Héphaistion et Roxane ; Arthur, Lancelot et Guenièvre.

13 Les Adieux du Soleil, p. 61 : « D’un autre côté, il y a le vrai courage, l’exemple. Exemplum. La marque du héros, celui qui sert réellement ses semblables. Le héros est l’étincelant jouet de la postérité et l’exemple témoignera jusqu’à la fin de son passage éphémère, comme une borne. Souvenez-vous de Marcus Regulus. C’est tout. »

14 lle, p. 13 : « Jules se créait ses propres légendes. Même en Enfer ». Selon Francher, « The Cherryh Legacy », p. 29, Jules César est à l’origine de l’intérêt de C.J. Cherryh pour l’histoire romaine.

15 lle, p. 13 : « Il y avait de l’amitié, de l’amour dans cette maison que l’ennemi menaçait » ; p. 121 : « Mais tu ferais mieux de n’accorder ta confiance qu’à ceux de cette maison » ; p. 169 : « Nos vies sont réellement en danger et pas seulement nos vies. Notre existence en tant que Maison ».

16 lle, p. 174-175 : « Ces hommes de la dixième légion qui avaient bravé pour lui la profondeur des enfers, qui avaient combattu sur les rives du Scamandre, pour la Ville qui n’existait pas en Enfer, mais qui y conservait une citadelle puissante, la Villa […]. Les légionnaires avaient tous trop conscience de la fragilité de la Pax Romana à cette extrémité de l’Enfer ». Voir aussi p. 191, pour une autre description du rôle de César en rempart de l’Occident.

17 lle, p. 161-162 : « Te lier avec une telle racaille, un connard comme Guevara ! Tu es trop intelligent pour croire aux âneries qu’ils débitent ! » ; p. 302 : « Tout ce foutu mouvement n’est qu’une putain de façade… ».

18 Il est aussi question d’un agent qui veut « passer de l’Est à l’Ouest » (p. 148 ; aussi p. 291, à propos de Lawrence).

19 Simplement trois allusions non significatives, p. 71, 282 et 318 (dans cette dernière mention, il apparaît plutôt du côté de l’Orient).

20 C’est dans cet esprit que Mithridate, bien qu’il n’ait pas « le poids historique nécessaire pour prendre lui-même le pouvoir » (p. 215), serait préféré à Hannibal, trop Occidental (au moins au sens géographique), pour incarner l’ennemi de Rome. De même, dans le roman, l’Égypte apparaît comme se trouvant « entre » Orient et Occident (spéc. l’échange entre Hatchepsout et Ramsès, p. 281-283).

21 L’adjectif « machiavélique » est utilisé pour désigner les intrigues politiques de C.J. Cherryh par Francher, « The Cherryh Legacy », p. 24 (aussi p. 49, pour une anecdote sur Machiavel durant ses études).

22 H. Stark, « C.J. Cherryh – Is there really only one of her ? », Carmien (éd.), The Cherryh Odyssey, p. 101 : « In much of her science fiction, Cherryh explores variations on the shenanigans that the Roman Empire did so well. She puts themes of conquest, culture, conflict, and power in a new context, by setting them in the new material culture, practicalities, and constraints of life in space, and on planets that are linked by space travel. »

23 lle, p. 86 : « Il est la cheville ouvrière de l’Occident romain, ancien et moderne. Sans lui… le chaos. L’Orient en ascendance ».

24 lle, p. 89 : « Et Jules… Le roc sur lequel reposait toute leur sécurité ». Un aspect en est l’activité sexuelle ; généralement les héros de C.J. Cherryh sont accaparés par des responsabilités trop considérables pour avoir le temps de batifoler (par ex. Stark, « C.J. Cherryh », p. 103) ; c’est le cas du César de lle qui, dans tout le roman, n’a pas une seule scène intime avec Cléopâtre.

25 Sur C.J. Cherryh comme politiquement conservatrice, cf., à propos de ses personnages féminins, L.F. Williams, « Women and Power in C.J. Cherryh’s Novels », Extrapolations 27 (2) (1986), p. 85-92 (spéc. p. 91 : « In Cherryh’s politically conservative view, aristocratic power is not in itself evil as long as it is used well, and preservation of the status quo is preferble to violent change », cité par S. Bernardo, in Carmien [éd.], The Cherryh Odyssey, p. 170) ; aussi, de façon générale, E. Carmien, « The Literary Odyssey of C.J. Cherryh », Carmien (éd.), The Cherryh Odyssey, p. 207-208.

26 La même opposition se retrouve entre les légions (républicaines : hardies, loyales, heureuses dans leurs entreprises) et les prétoriens (impériaux : prompts à reculer, se vendant au plus offrant…). Il y a des exceptions : Agricola commande une des légions, tandis que le chef des prétoriens est Mummius Achaïcus.

27 lle, p. 211 : « César est un sage […]. Et il n’est pas du tout ambitieux […]. Il n’éprouve pas le moindre désir de régner ».

28 lle, p. 30 : « Peux-tu croire que la vie et la mort m’ont rendu plus sagace et meilleur ? »

29 lle, p. 18 : « Il se révèle le seul fils romain que j’aie jamais désiré » (l’italique dans l’édition française du roman).

30 Plut., Brut., 5 (aussi Cato Mi., 24) ; App., BC, II, 112 ; Suet., Caes., 50 ; aussi Cic., Att., II, 24, 3.

31 J. Paterson, « Caesar the Man », M.T. Griffin (éd.), A Companion to Julius Caesar, Blackwell, 2009, p. 137-138 [p. 126-140], renvoyant à R. Syme, « No Son for Caesar ? », Historia 29 (1980), p. 422-437. La paternité de César est néanmoins affirmée par D. Porte, « La perle de Servilia (note sur la naissance de Marcus Iunius Brutus) », REA 96 (1994), p. 465-484 ; R. Étienne, Jules César, Paris, 1997, p. 62.

32 On trouve un indice d’une réflexion épistémologique sur la valeur historique de ce qui se produit aux Enfers dans un propos de Césarion à Brutus, lle, p. 331 : « Quoi qu’ils te disent, tout ce que tu sais en Enfer est tout aussi vrai. Tout aussi réel. Ne l’oublie pas ! »

33 Par ex. lle, p. 33 : « Je t’offre ce que je ne pouvais pas t’offrir dans la vie. » Quant à Brutus, il est « non pas l’homme qu’il était à sa mort mais l’enfant qu’il avait été » (p. 67). Aussi p. 142 : « Dieux ! c’était trop bon d’avoir un fils, un fils qui l’aimait, après cette éternité ! » Cette inversion de l’histoire est un ressort du roman ; on en trouve une illustration dans la scène qui voit Antoine mourant trouver un réconfort auprès d’Auguste dont il tient la main en le prenant pour Cléopâtre (p. 298-299 et 325-326).

34 lle, p. 86 : « L’empire repose sur la république. Et César est le tournant. »

35 lle, p. 18 : « Toi, en Grèce, tu étais ma police d’assurance. »

36 lle, p. 138 : « Je savais que Rome ne pourrait survivre avec Césarion et que Césarion ne pourrait survivre, enfant imposé comme héritier d’une Rome récalcitrante. »

37 Une telle vision, véhiculant en l’occurrence une évaluation positive de l’action politique de César n’est d’ailleurs pas sans parallèle dans la littérature historique (cf. mutatis mutandis Th. Mommsen). On songe aussi à un républicanisme « à l’américaine » pour lequel l’image de César a pu servir de référence, en particulier aux xviiie et xixe s. ; N. Cole, « Republicanism, Caesarism, and Political Change », Griffin (éd.), A Companion to Julius Caesar, p. 418-430. Pour une évaluation de ce qu’auraient été les intentions du César historique, à la lumière de ce que fut sa propagande, par ex. G. Dobesch, « Caesars Monarchische Ideologie », G. Urso (éd.), L’ultimo Cesare. Scritti riforme progetti poteri congiure, Rome, 2000, p. 89-123.

38 Cf. M. Wyke, « A Twenty-First-Century Caesar », Griffin (éd.), A Companion to Julius Caesar, p. 441-455, dont l’article débute par une référence à la question posée par Il Messagero du 27 mars 2003, quelques jours après l’invasion de l’Irak : « Le Président des Etats-Unis est-il le César du xxie s. ? ».

39 Pour les parallèles historiques récents (avec Saddam Hussein, Ben Laden…) auxquels a été soumise la figure de Mithridate, A. Mayor, The Poison King : the Life and Legend of Mithradates, Rome’s Deadliest Enemy, Princeton UP, 2009, p. 8-9.

40 Ainsi dans un interview de St. Gaghan, réalisateur et scénariste du film Syriana (www.aintitcool.com/node/21859, mis en ligne le 17 novembre 2005) : « King Mithridates could be Saddam Hussein. In 80 B.C., Caesar is Bush, and Mithridate is Hussein. It’s exactly the same paradigm, and it’s been going on for over 2000 years ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Olivier Devillers, « César l’Américain. À propos de C.J. Cherryh, Legions of Hell »Anabases, 12 | 2010, 201-207.

Référence électronique

Olivier Devillers, « César l’Américain. À propos de C.J. Cherryh, Legions of Hell »Anabases [En ligne], 12 | 2010, mis en ligne le 01 octobre 2013, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/1233 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.1233

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