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Comptes rendus

Marlène Albert-Llorca et Pierre Rouillard, La Dame d’Elche, un destin singulier. Essai sur les réceptions d’une statue ibérique

Grégory Reimond
p. 271-273
Référence(s) :

Marlène Albert-Llorca et Pierre Rouillard, La Dame d’Elche, un destin singulier. Essai sur les réceptions d’une statue ibérique, Madrid, Casa de Velázquez, 2020, 179 p., 19 € / ISBN 9788490963203

Texte intégral

1Il est des objets hérités du passé qui, en raison de leur signification historique ou de l’imaginaire collectif qu’ils contribuent à nourrir, sont revêtus d’une forme de sacralité. La Dame d’Elche en fait partie. L’enquête de Marlène Albert-Llorca et de Pierre Rouillard consiste précisément à étudier les multiples discours auxquels ce chef-d’œuvre de l’art des Ibères a donné lieu : discours savants, celui des archéologues et des érudits, discours de valorisation identitaire, usages sociaux et politiques dont elle fut – et est toujours – l’objet. Signalons au passage que les premiers résultats de ce travail avaient donné lieu à la publication d’un article : Marlène Albert Llorca, Jesús Moratalla et Pierre Rouillard, « Le singulier destin d’une sculpture ibérique : la Dame d’Elche », Images Re-vues. Histoire, anthropologie et théorie de l’art, 15, 2018 [en ligne].

2Rappelons d’abord quelques faits. Le buste en pierre d’une femme richement parée est découvert par des ouvriers agricoles à La Alcudia, près d’Elche, le 4 août 1897. Pedro Ibarra, un érudit local membre de la famille du docteur Manuel Campello auquel appartient le terrain sur lequel on a découvert la sculpture, est le premier lettré à pouvoir l’admirer et à comprendre qu’il s’agit d’une œuvre exceptionnelle. Quelques jours plus tard, l’archéologue bordelais Pierre Paris arrive dans la ville et engage des négociations pour que le musée du Louvre puisse en faire l’acquisition. Rondement menée, l’affaire est conclue dans les semaines qui suivent. L’œuvre, qui est alors une pièce unique, bien que non isolée, suscite d’emblée le débat : quelle inscription chronologique doit-on lui donner ? Quelle est l’identité du sculpteur qui la façonna ? Qui représente-t-elle ? Quelle était sa forme première : un buste ? une statue en pied ? trônante ? Quelle était sa fonction ? Pourquoi fut-elle enfouie à un moment indéterminé ? Le livre, sans chercher à clore le débat, revient sur sa signification en tant que « pièce majeure de l’archéologie des sociétés de la Méditerranée antique » (p. 6). Mais il s’intéresse surtout à sa trajectoire tout à fait originale lors de sa deuxième vie, celle qui débute en 1897. C’est le « destin singulier » qu’évoque explicitement le titre du livre. Singulier, en effet, d’abord parce que cette Dame de pierre aima les voyages. Découverte dans le Pays valencien, exposée au Louvre jusqu’en 1940, elle regagna alors l’Espagne dans le cadre d’un échange entre les gouvernements de Pétain et de Franco. Entre 1941 et 1972, elle fut exposée au Prado avant de rejoindre le Museo Arqueológico Nacional où elle se trouve toujours. Elle se rendit à deux reprises à Elche dans le cadre d’expositions temporaires et, aujourd’hui encore, sa ville natale ne cesse de demander sa restitution.

3Ces pérégrinations ont contribué à en faire une icône identitaire. Dès 1897, la Dame d’Elche donne lieu à de multiples discours et représentations, parfois contradictoires, et qui coexistent les uns avec les autres. Le livre propose ainsi, dans une perspective qui est à la fois archéologique, historiographique et anthropologique, une histoire de la réception de l’œuvre à l’époque contemporaine à partir d’une approche théorique qui s’inspire du cadre hérité de l’École de Constance. Les auteurs ont toutefois privilégié l’étude des discours érudits qui ont été produits (« les modes de réception de la statue par les lettrés », p. 7) dans la mesure où ce sont eux qui construisent « l’efficacité sociale » (agency) de la statue. De là les multiples sources, de nature très variée, que cette étude mobilise : écrits savants, journaux, textes d’érudits, entretiens, iconographie (sculptures, moulages, peintures, affiches, photographies), sans oublier les fêtes et les commémorations qui mettent en scène la Dame. Les lectures de trois catégories d’acteurs sont privilégiées : celles des archéologues du tournant des xixe et xxe siècles, celles des artistes que la Dame a inspirés, celles des idéologues régionalistes et nationalistes qui se sont emparés de ce symbole.

4Le chapitre 1 revient sur la découverte en fournissant des éléments qui permettent de situer l’œuvre dans son contexte culturel, celui de la Protohistoire de la péninsule Ibérique, et dans le contexte archéologique dans lequel elle fut trouvée. Le chapitre 2 étudie les débats que la Dame a suscités chez les archéologues du début du xxe siècle, tout en rappelant les apports les plus récents de la recherche (confirmation de sa fonction funéraire à un moment de son histoire, de l’origine du calcaire gréseux – provenant des carrières d’El Ferriol – qui a servi à sa réalisation). Avec le chapitre 3, on quitte le terrain strictement archéologique. Les auteurs reviennent sur la réception de l’œuvre par des artistes tels que David Dellepiane ou Georges-Antoine Rochegrosse (lectures hellénisantes et orientalisantes). L’histoire des moulages de l’œuvre est aussi considérée, en particulier les tirages faits à partir de la copie du buste réalisée par Ignacio Pinazo à la demande de l’archéologue espagnol José Ramón Mélida. Le sculpteur espagnol prolonge cette expérience jusque dans l’entre-deux-guerres en trouvant dans la Dame une source d’inspiration pour plusieurs de ses créations. Ces premiers chapitres, tout à fait intéressants, présentent l’intérêt de rassembler de façon commode des informations par ailleurs connues.

5De notre point de vue, les deux derniers chapitres sont les plus stimulants. Le chapitre 4 analyse la récupération de la Dame d’Elche, à partir des années 1920, comme symbole identitaire valencien. Celui-ci est au service d’un discours qui postule l’idée d’une continuité entre les Ibères d’hier et les Valenciens – et les Catalans dans une moindre mesure – d’aujourd’hui. Dans ce schéma essentialiste, la Dame d’Elche incarne le type idéal de la femme ibère, lequel préfigure celui de la Valencienne et, au-delà, de l’Espagnole moderne. Nous signalerons en particulier les pages consacrées à la comparaison des usages symboliques de la Dame d’Elche et de la Vénus d’Arles dans la construction des discours régionalistes provençal et valencien (p. 90-112). De la Festo Vierginenco provençale à la Dama viviente d’Elche, en passant par les Fallas valenciennes, les auteurs mettent en lumière la place capitale que tient une certaine image de la féminité au sein de deux imaginaires qui se répondent à travers des « configurations symboliques et rituelles » proches (p. 104).

6Quant au chapitre 5, il privilégie l’étude de la récupération symbolique de la Dame dans la construction de l’identité nationale espagnole, en particulier sous la dictature de Franco, et ses avatars depuis la restauration de la démocratie. Le rétablissement de la liberté d’expression et la mise en place d’un État très décentralisé dans le cadre des communautés autonomes a en effet favorisé la récupération de la Dame comme symbole local puissant pour la ville d’Elche / Elx. Mentionnons en particulier les pages relatives à la réélaboration du récit de la découverte du buste à l’époque du premier franquisme par Alejandro Ramos Folqués et l’ouvrier qui aurait découvert la Dame, Manuel Campello – qui ne doit pas être confondu avec le docteur Manuel Campello, propriétaire de La Alcudia en 1897 (p. 117-136). Il entre en contradiction, sur plusieurs points, avec d’autres témoignages plus anciens, en particulier ceux de Pedro Ibarra qui, s’il n’assista pas à la découverte, fut l’un des premiers à voir l’œuvre et à examiner le lieu où elle fut trouvée. Le sujet n’a rien d’anecdotique puisque privilégier telle ou telle version du contexte de découverte oriente l’interprétation ultérieure relative aux raisons qui purent conduire à l’enfouissement de la Dame à l’époque ibérique et à la signification qu’elle pouvait revêtir pour les Ibères d’Elche. Ce dossier a récemment fait l’objet d’une relecture par Sonia Gutiérrez Lloret et, de façon plus approfondie, par Ana M.a Ronda Femenia. Ces travaux ont enrichi notre connaissance des sources relatives à cette question, mais les conclusions d’Ana M.a Ronda, en particulier, restaient prudentes. Marlène Albert-Llorca et Pierre Rouillard adoptent, de façon très convaincante, une position plus ferme face à ce récit tardif qui entre en résonnance avec les légendes mariales. Devenu récit officiel, il est imprégné des valeurs et d’un imaginaire qui sont ceux du national-catholicisme. Les auteurs l’affirment avec force : il faut le « récuser formellement » (p. 123). On lira ainsi des pages tout à fait stimulantes sur « les effets sociaux » (p. 135) de ce récit, sur ses conséquences « sur la valeur symbolique conférée à la Dame » (p. 136), ou encore sur le processus de « transfert de sacralité » entre la Dame d’Elche et la Vierge, sans que l’on puisse toutefois parler d’une identification entre la mère de Dieu et une sculpture qui restait (reste ?) une image païenne (p. 136-147).

7Le contenu de cette belle étude, on l’aura compris, est pour nous d’un vif intérêt. Celui-ci est double. D’une part, elle offre, en langue française, ce qui est à souligner, une synthèse concise et précise sur les réceptions de la Dame d’Elche. Mais cet essai accorde aussi une place importante à des aspects moins connus de cette histoire. À ce titre, ce petit livre est bien plus qu’un simple état de l’art. Le propos est par ailleurs servi par deux belles plumes : le discours est clair, très agréable à lire. L’illustration, très riche, est au service du texte. De ce point de vue, il est regrettable que la qualité de l’impression laisse à désirer. Le rejet des notes en fin d’ouvrage, dont nous comprenons l’usage, n’en reste pas moins tout à fait incommode pour le lecteur, d’autant plus que nous ne disposons pas d’une bibliographie finale. Celle-ci aurait pourtant été utile.

8Quoi qu’il en soit, les auteurs nous offrent une enquête passionnante qui est à la fois accessible et précise, ramassée et dense, toujours stimulante. L’essai de Marlène Albert-Llorca et Pierre Rouillard offre ainsi un complément utile à une autre étude récente que nous recommandons aux lecteurs d’Anabases, celle de Carmen Aranegui Gascó (La Dama de Elche. Dónde, cuándo y por qué, Madrid, Marcial Pons, 2018).

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Pour citer cet article

Référence papier

Grégory Reimond, « Marlène Albert-Llorca et Pierre Rouillard, La Dame d’Elche, un destin singulier. Essai sur les réceptions d’une statue ibérique »Anabases, 33 | 2021, 271-273.

Référence électronique

Grégory Reimond, « Marlène Albert-Llorca et Pierre Rouillard, La Dame d’Elche, un destin singulier. Essai sur les réceptions d’une statue ibérique »Anabases [En ligne], 33 | 2021, mis en ligne le 10 avril 2021, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/12183 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.12183

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