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Archéologie des savoirs
Dossier Antiquaires & archéologues d’antan

Introduction

Vivien Barrière et Véronique Krings
p. 73-78

Texte intégral

  • 1 C. Jullian, « Préface », in A. Grenier, Manuel d’archéologie gallo-romaine. Première partie  : gé (...)
  • 2 A. Grenier, Manuel d’archéologie gallo-romaine (n. 1), p. 17, 20.

1Quand Camille Jullian (1859-1933), dans la préface qu’il donne au premier volume du Manuel d’archéologie gallo-romaine d’Albert Grenier, considère les Peiresc, Montfaucon et autres Caylus comme « les grands Argonautes du xviie et du xviiie siècle, ceux qui ont fondé notre science et l’ont acheminée dans les voies où ma génération, puis la vôtre, l’ont rencontrée1 », c’est un hommage qui tranche avec la défiance généralisée du milieu scientifique à l’encontre de la science antiquaire. Albert Grenier (1878-1961), lui-même, se montre suspicieux à l’égard de ces amateurs dont le travail, selon lui, « ne vaut ni plus ni moins que la prétendue tradition populaire à laquelle on recourt parfois encore de nos jours ». Selon lui, les érudits de la Renaissance, comme ceux du Moyen Âge, relèvent de « l’âge du mythe archéologique », c’est-à-dire d’une époque où l’humanité n’était pas capable de distinguer le vrai du faux, ni soucieuse de découvrir la vérité2.

2L’intérêt porté aux vestiges matériels du passé est le principal critère pour distinguer historiens et antiquaires : là où les premiers privilégient le témoignage des auteurs antiques, les antiquaires partent quant à eux des objets, des monnaies, des inscriptions, des représentations iconographiques ou des édifices. En revanche, la distinction entre l’archéologue et l’antiquaire semble plus délicate. Elle se fait souvent sur des critères chronologiques et, d’une manière ou d’une autre, c’est le xixe siècle qui finit par servir de juge de paix selon que le discours se caractérise par une forme d’amateurisme et d’émotion face aux vestiges antiques, la passion antiquaire, ou qu’il revendique une méthode qui se veut nouvelle et rigoureuse, la science archéologique. La confrontation à des cas précis de savants du xixe siècle, voire du siècle suivant, révèle rapidement les limites de cette distinction peu opérante. De fait, la figure et l’activité de l’antiquaire évoluent depuis la Renaissance jusqu’au xixe siècle et il serait probablement vain de chercher à établir comment on passe des premiers antiquaires dénigrés par A. Grenier à ceux des xviie et xviiie siècles dont C. Jullian célèbre la contribution.

3Dans l’ensemble, leurs témoignages sont largement méconnus, quand ils ne sont pas sciemment ignorés, pour de multiples raisons dont aucune n’est au fond valable pour justifier qu’on les néglige : ces ouvrages peuvent être écrits en latin, l’écriture manuscrite requiert des notions de paléographie ainsi que de bons yeux, la consultation des manuscrits ne peut se faire que sur leur lieu de conservation et, même lorsque l’on a affaire à des imprimés, le très faible nombre d’exemplaires conservés ne facilite pas toujours leur consultation. Outre ces raisons d’ordre purement pratique, la cause la plus profonde de ce désintérêt réside dans la défiance que les archéologues et les historiens manifestent à l’encontre de ces premiers amateurs d’antiquités, semblant considérer que les travaux sérieux n’apparaissent pas avant la fin du xviie siècle, pour ne pas dire au xviiie siècle. Cette défiance s’explique toutefois aisément : les antiquaires ne peuvent étudier le passé qu’à l’aune du présent dans lequel ils vivent et des idées de leur temps. Aussi leur discours est-il fréquemment imprégné de ce que les époques ultérieures ont rejeté comme des lubies surannées, le rattachement de l’histoire gauloise locale à l’épopée homérique par référence à des ancêtres troyens ou au récit biblique par référence à la chronologie du déluge.

  • 3 J.-S.-A. Devoucoux, « Introduction », in E. Thomas, Histoire de l’antique cité d’Autun, Autun, De (...)

4Mais, lorsque l’on oppose cet amateurisme antiquaire où discours historique et mythologie souffrent d’une certaine forme d’indistinction à la rationalité méthodique des historiens des siècles suivants, on oublie que bien d’autres amateurs, plus ou moins érudits, en particulier au sein des sociétés savantes locales, n’ont pas agi différemment en plein xixe siècle : plutôt que de revenir sur le cas du président d’une éminente société savante autunoise qui entend établir en une soixantaine de pages les rapports kabbalistiques entre les proportions architecturales d’un édifice (antique ou chrétien) et la valeur numérique de tel ou tel nom biblique obtenue en additionnant la somme des valeurs de ses lettres, rappelons que les modèles de Bouvard et Pécuchet antiquaires étaient légion3.

  • 4 Le présent dossier rassemble plusieurs contributions issues de la 1e édition, « Antiquaires & arc (...)

5En réaction au mépris que pouvait témoigner la communauté historique et archéologique vis-à-vis des témoignages laissés par les antiquaires, un courant historiographique encore récent, porté par les travaux de Frédérique Lemerle, Odile Parsis-Barubé, Pierre Pinon, Alain Schnapp, Catherine Valenti ou Véronique Krings, tend à réhabiliter l’antiquarisme et la nébuleuse de ces curieux amateurs. C’est dans ce mouvement de recherche que s’inscrivent les journées d’étude « Antiquaires & archéologues d’antan » qui sont organisées tous les deux ans à Cergy depuis 2015 et qui sont à l’origine de ce dossier4. Ces rencontres pluridisciplinaires ont pour ambition de rassembler des spécialistes de philologie, de littérature, d’histoire, d’archéologie et d’histoire de l’art afin que ces regards complémentaires éclairent différentes facettes du phénomène antiquaire. De même, il est intéressant de faire dialoguer ensemble antiquisants et spécialistes des périodes plus récentes à propos de ces antiquaires qui produisent un discours sur le passé révélateur des perceptions contemporaines de l’Antiquité.

  • 5 Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 13 (1950), p. 285-315, reproduit dans Contributo (...)

6En 1950, le copieux article « Ancient History and the Antiquarian5 », a marqué l’entrée de l’antiquaire dans le champ historiographique du xxe siècle. Arnaldo Momigliano (1908-1987) s’y penche sur le rôle des antiquaires dans la construction du savoir historique, invitant à considérer leur apport sous un jour positif. Né à Turin, élève et successeur de Gaetano De Sanctis à Turin et à Rome, Momigliano s’est exilé d’Italie à la fin de l’année 1938 et installé en Angleterre. Impliqué à Londres au Warburg Institute, il y propose en janvier 1949 une première version de l’article qui paraît à la fin de l’année suivante. C’est du reste en Italie et dans le monde anglo-saxon que son œuvre a trouvé l’écho le plus profond et a fait ces dernières années l’objet d’études réflexives. En 1983 seulement, l’article paraît dans une traduction française, avec d’autres contributions, dans les Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, rejoignant la « Bibliothèque des histoires » de Gallimard à Paris. Dans cette contribution – plutôt un essai dans lequel l’historien regrette de ne pouvoir renvoyer le lecteur à une « Histoire des études antiquaires », puisqu’il n’en existe pas –, Momigliano balaie un vaste espace-temps, au départ de l’Athènes classique. Pour l’époque moderne, les exemples italiens et anglais sont privilégiés, avec un focus sur Thomas Dempster, Écossais exilé à Bologne, et les antiquités étrusques avec la découverte de l’Italie préromaine. Davantage que son itinéraire personnel, l’ancrage ancien de l’antiquarisme dans la péninsule italienne et le respect des Anglais pour les grands érudits du passé peuvent expliquer les choix opérés, mais la France n’est pas en reste. Momigliano évoque ainsi entre autres avec les Miscellanea eruditae antiquitatis (1685) de Jacob Spon et L’Antiquité expliquée (L’Antiquité explorée [sic] dans la traduction française) de Bernard de Montfaucon (1719-1724) une « histoire des tentatives faites pour créer une iconographie scientifique [qui] reste à écrire » (p. 272). Par l’angle d’approche qu’il a choisi, Momigliano cherche néanmoins surtout à mettre en exergue la « controverse » autour des sources, textuelles et matérielles, et le « conflit » entre antiquaires, historiens et philosophes aux xviiie et xixe siècles.

7Quel statut épistémologique pour les objets et les images, dès lors que l’histoire ne se fonde pas seulement sur les sources textuelles ? quelle place donner à la science antiquaire et à sa tradition ? Depuis Momigliano, leur étude a étendu son spectre au-delà des mondes grecs et romains anciens, jusqu’aux débuts de l’histoire en Mésopotamie et en Égypte. Leur champ s’est aussi élargi à l’espace-monde, intégrant l’Asie du Sud-Est et plus récemment les sociétés mélanésiennes et polynésiennes sans tradition littéraire. Quant aux sources, elles se sont démultipliées. L’objet est la corde vibrante de la curiosité de l’antiquaire, parfois découvert par lui, mais pas nécessairement, collectionné par lui, mais pas toujours. Outre l’objet, lorsqu’il est parvenu jusqu’à nous et a pu être identifié, diverses sources, qu’a générées l’attention qui lui a été portée au fil du temps, peuvent être sollicitées. On considère habituellement que les livres et les manuscrits, fruits de jours et de veilles, souvent largement diffusés dans le monde des érudits amateurs, constituent la voix royale d’accès aux savoirs antiquaires. La place qu’y tiennent le texte et l’image, de même que le rapport de l’un avec l’autre, préoccupent depuis longtemps la recherche, en histoire de l’art en particulier. Mais d’autres écrits offrent une porte d’entrée aux études antiquaires : carnets de voyages, registres de visiteurs, fiches de notes, inventaires… et, parmi eux, les correspondances, dont le xixe siècle a lancé le vaste mouvement de publication – l’étude pionnière d’Emmanuel de Broglie sur Montfaucon et l’Académie des Bernardins (1891) se fonde sur les lettres conservées à la Bibliothèque nationale de France –, bénéficient ces dernières années d’approches novatrices. Leur mise à disposition à plus vaste échelle permet aujourd’hui d’étudier autant les pratiques antiquaires que la sociabilité de ce monde ainsi que sa place dans les sociétés contemporaines. L’écriture épistolaire permet de toucher à la science vécue des antiquaires, dont le souvenir s’était construit et brouillé avec le temps. On songe ainsi à l’antiquaire représenté sur les tableaux (qui n’a pas souri à la vue du portrait de Montfaucon gravé par Tardieu d’après une peinture exécutée deux ans avant la mort du bénédictin ?), à celui des romans de Flaubert, Mérimée ou Stendhal le mettant en scène, ou, plus prosaïquement dans le cadre d’une recherche, à celui des notices nécrologiques ou des dictionnaires, bien souvent construites davantage sur l’idée que l’on veut donner ou que l’on se fait d’un parcours-type (ce qui pour l’historien n’est du reste pas sans intérêt). L’image de certaines personnalités est aussi le miroir de critiques autour de la réception de l’œuvre et de la personne de l’antiquaire, tel le comte de Caylus croqué de façon peu amène par Denis Diderot sur une pseudo-épitaphe souvent citée. Le démontage de ces constructions autour d’un homme ou d’une œuvre s’avère alors un passage obligé par la nécessité de mettre en contexte tous ces témoignages.

8Lors des journées de Cergy, un riche panel de sources, imprimés et manuscrits, textes et images, objets a été mobilisé. L’indispensable contextualisation de la documentation pour son apport à notre connaissance de l’antiquarisme et de l’antiquaire en constitue peut-être le point de rencontre majeur ainsi que celui des cinq contributions qui sont proposées ici. C’est une « mémoire vive » qui est à portée des historiens et des archéologues d’aujourd’hui. Les histoires vécues de ces antiquaires, curieux amateurs, érudits et collectionneurs, les inscrivent dans une longue chaîne de transmission de l’apport de laquelle il serait regrettable de se passer dans un monde qui ne cesse d’interroger son rapport aux objets du passé, au cœur même de la démarche antiquaire.

9Que ce dossier soit l’occasion de remercier l’ensemble des intervenantes et intervenants de ces journées « Antiquaires & archéologues d’antan » de Cergy : Florian Barrière, Fabien Bièvre-Perrin, Olivier de Cazanove, Julien Cosnuau, Nicolas Delferrière, Pauline Ducret, Arianna Esposito, Anne-Julie Etter, Marianne Freyssinet, Charles Guittard, Marie-Laurence Haack, Houcine Jaïdi, Martine Joly, Véronique Krings, Christian Mazet, Charline Meyer-Vasseur, Nicolas Monteix, Sophie Montel, Pierre Nouvel, Sandra Péré-Noguès, Aurélie Rodes, Adriana Sénard-Kiernan, Didier Vermeersch, Alessia Zambon et Sandra Zanella. Plusieurs figures d’antiquaires, de collectionneurs, de savants, voire d’archéologues ont ainsi pu être évoquées (le vicomte Beugnot, Joseph Déchelette, Louis-François-Sébastien Fauvel, Pierre Gusman, Amedeo Maiuri, Etienne Martellange, Emile Masqueray, Bernard Roy, Anne de Rulman, Jean-François Séguier, Jules Toutain). Parallèlement à ces communications centrées sur les méthodes des antiquaires, sur leurs réseaux et sur leur conception de l’Antiquité, d’autres intervenants ont proposé des études régionales (sur l’archéologie de la Gaule de l’Est, du Vexin français, de la Lucanie et des Indes) ou thématiques (sur la redécouverte des textes latins classiques, la naissance des Antiquités nationales, le regard des voyageurs sur les vestiges, la contribution des sociétés savantes). Enfin, les regards plus contemporains sur le passé n’ont pas été oubliés, qu’il s’agisse du regard porté sur la civilisation étrusque sous le nazisme et le fascisme, celui d’une mangaka Mari Yamazaki sur l’Antiquité romaine ou encore celui de la culture populaire contemporaine sur les reines d’Égypte.

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Notes

1 C. Jullian, « Préface », in A. Grenier, Manuel d’archéologie gallo-romaine. Première partie  : généralités – travaux militaires, Paris, Picard, 1931, p. III.

2 A. Grenier, Manuel d’archéologie gallo-romaine (n. 1), p. 17, 20.

3 J.-S.-A. Devoucoux, « Introduction », in E. Thomas, Histoire de l’antique cité d’Autun, Autun, Dejussieu, 1846, p. X-LXIX.

4 Le présent dossier rassemble plusieurs contributions issues de la 1e édition, « Antiquaires & archéologues d’antan. Une histoire de l’intérêt pour le passé antique », qui a eu lieu le 25 mars 2015 à l’université de Cergy-Pontoise et de la 2e édition, « Antiquaires & archéologues d’antan et d’aujourd’hui. Une histoire de l’intérêt pour le passé antique » qui se déroula le 23 mars 2017 aux Archives départementales du Val d’Oise. Une 3e édition, intitulée « Antiquaires & archéologues à la croisée des savoirs. Antiquités en Bourgogne et Franche-Comté », s’est tenue le 19 mars 2019 à l’université de Cergy-Pontoise et fera l’objet d’une publication spécifique sous la responsabilité de Vivien Barrière et d’Arianna Esposito.

5 Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 13 (1950), p. 285-315, reproduit dans Contributo alla storia degli studi classici, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1955, p. 67-106 et dans Studies in Historiography, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1966, p. 1-39. « L’histoire ancienne et l’Antiquaire » est paru dans Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Gallimard, 1983, p. 244-293.

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Pour citer cet article

Référence papier

Vivien Barrière et Véronique Krings, « Introduction »Anabases, 32 | 2020, 73-78.

Référence électronique

Vivien Barrière et Véronique Krings, « Introduction »Anabases [En ligne], 32 | 2020, mis en ligne le 20 octobre 2022, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/11287 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.11287

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Auteurs

Vivien Barrière

Maître de conférences en histoire-archéologie à CY Cergy Paris Université
33, boulevard du Port – Site des Chênes – 95011 Cergy-Pontoise cedex
vivien.barriere@cyu.fr

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Véronique Krings

Maître de conférences en histoire ancienne à l’université de Toulouse-Jean Jaurès
5, allée Antonio Machado
31058 Toulouse cedex 9
vkrings@orange.fr

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