Franz Cumont, Comment la Belgique fut romanisée, éd. Xavier Deru et Germaine Leman-Delerive
Franz Cumont, Comment la Belgique fut romanisée, éd. Xavier Deru et Germaine Leman-Delerive, Rome, Brepols, Bibliotheca Cumontiana. Scripta Maiora V, 2017, 141 p., 65 € / ISBN 9789074461863.
Texte intégral
1Le volume édité par Xavier Deru (XD) et Germaine Leman-Delerive (GLM) s’inscrit dans l’entreprise de réédition complète des œuvres de Franz Cumont (1868-1947) sous le patronage de l’Academia Belgica et de l’Institut historique belge de Rome. Si l’ouvrage de Franz Cumont (FC), publié pour la première fois en 1914 dans les Annales de la Société Royale d’Archéologie de Bruxelles, est fondateur dans la genèse de l’archéologie nationale belge, ce texte rédigé par celui qui fut plutôt un grand historien des religions est le dernier qu’il consacra à son pays natal.
2Fallait-il rééditer un texte écrit il y a plus d’un siècle, à une époque où ni Tongres, ni Arlon, ni Tournai, ni aucune autre ville romaine n’étaient alors connues archéologiquement ? Par sa qualité, sa grande précision et son approche critique, l’introduction rédigée par XD et GLM justifie à elle seule tout l’intérêt de cette entreprise. Les éditeurs parviennent à brosser un portrait vivant de l’historien : un savant belge en lien avec les sommités européennes, soucieux de ne pas s’en tenir aux sources littéraires, ouvert aux découvertes archéologiques récentes, quoique peu intéressé par les balbutiements de l’archéologie protohistorique en Belgique.
3Le volume comporte une très riche introduction de 45 pages qui fait le point sur les sources historiques et archéologiques utilisées par FC, sur le degré de connaissance qu’il avait de l’archéologie locale, sur ses réseaux intellectuels, sur le contexte général dans lequel l’ouvrage de FC a été composé et sur la réception de son texte. Les éditeurs soulignent avec justesse toute l’influence du contexte contemporain dans cet essai que FC consacre à l’antiquité de son pays d’origine : la Belgique connaît alors un dynamisme économique et culturel qui l’incite à se pencher sur ses origines. De plus, la colonisation des puissances européennes et la germanisation de l’Alsace annexée lui fournissent des modèles contemporains pour penser la romanisation.
4L’essai historique de FC (117 p.) est ensuite édité en indiquant la numérotation originelle des pages et des notes infrapaginales. Plutôt que de reprendre les clichés photographiques utilisés pour la première édition, les éditeurs fournissent un dossier entièrement renouvelé des figures prévues par FC : les lecteurs apprécieront cette plus-value bienvenue.
5Une rubrique appelée « L’atelier de Franz Cumont » fait enfin l’inventaire exhaustif des annotations manuscrites apportées par FC sur son exemplaire personnel : si en l’occurrence ces commentaires ne bouleversent pas ici l’éclairage du texte, cet appendice, commun à l’ensemble des titres de la Bibliotheca Cumontiana, est précieux pour cerner au plus près le regard que l’auteur portait sur son travail.
6Les éditeurs soulignent la vision aujourd’hui datée de la romanisation portée par un FC qui n’en retient que les aspects positifs (l’œuvre civilisatrice de Rome face à la barbarie) et surtout qui tend à l’expliquer avant tout par ses aspects économiques. XD et GLM soulignent avec finesse l’influence du libéralisme caractérisant les élites belges de la Belle Époque quand FC écrit que les negotiatores sont les « premiers citoyens et les pionniers de la romanisation » (p. 22) ou que ce sont la prospérité économique et le confort apportés par Rome qui ont détourné les Belges « des aventures guerrières » (p. 41). Ils ont raison également de souligner les liens entre la vision de FC et celle de son contemporain M. Rostovtzeff. Les éditeurs s’étonnent qu’à la différence de T. Mommsen ou F. Haverfield, FC ait été un « oublié sur le banc des accusés de l’historiographie contemporaine » (p. xlv) ayant reproché au concept de romanisation de reposer sur « la suprématie et l’excellence de la civilisation romaine et la minoration ou la négation des peuples qui la reçoivent ou la subissent, ainsi que l’on concevait la domination des empires coloniaux du début du xxe s. » (p. xlvii). Ce reproche ne nous paraît pas complètement s’appliquer à FC qui s’attache à distinguer la romanisation de la Belgique des pratiques contemporaines, non sans mépris pour les populations colonisées toutefois : « Rome n’a pas pratiqué sous l’Empire la colonisation en masse ; elle n’a pas, comme l’Europe moderne, envoyé au-delà des mers des millions de prolétaires qui ont occupé des continents. Elle n’a pas non plus, comme nous le faisons dans les régions tropicales, soumis à une infime minorité de fonctionnaires et d’agents une multitude inassimilable d’indigènes d’autres races » (p. 21). Les éditeurs prolongent leur critique en déplorant la persistance de l’usage du concept de romanisation justement critiqué dans le monde anglo-saxon et, en France, notamment par P. Le Roux. Ils lui préfèrent les termes supposés plus neutres d’acculturation, hybridation, métissage ou créolisation (non moins dénués de biais idéologiques, à notre sens). Pourtant, ce terme commode nous semble pouvoir être conservé à partir du moment où on se contente de considérer la romanisation comme « un simple moment du temps, celui de la transformation à la fois lente, hétérogène et inégale des sociétés protohistoriques au contact des nouvelles réalités induites par la conquête italienne » (M. Reddé). Ce faisant, on se départit du souci d’évaluer le degré d’avancement de telle civilisation par rapport à telle autre, entreprise périlleuse et moralisante de dénigrement/réhabilitation (p. xxix), de surévaluer le caractère prémédité et « messianique » du « projet romain » (p. xlvii) ou de raisonner en termes de « résistance » (p. xlv) comme si la romanisation était une occupation.
7Bien que cet essai historique demeure tout à fait marginal au regard du reste de la production ultérieure de FC, sa réédition par XD et GLM rappelle à quel point la production scientifique de l’historien, y compris pour les plus renommés et pour les spécialistes des périodes anciennes, ne peut se détacher de l’influence du contexte intellectuel, politique et économique contemporain dans lequel il évolue. En cela, le volume V des Scripta Maiora de la Bibliotheca Cumontiana intéresse autant l’historiographie des provinces occidentales de l’Empire romain que l’histoire culturelle du début du xxe siècle et la genèse de l’archéologie nationale belge.
Pour citer cet article
Référence papier
Vivien Barrière, « Franz Cumont, Comment la Belgique fut romanisée, éd. Xavier Deru et Germaine Leman-Delerive », Anabases, 30 | 2019, 234-235.
Référence électronique
Vivien Barrière, « Franz Cumont, Comment la Belgique fut romanisée, éd. Xavier Deru et Germaine Leman-Delerive », Anabases [En ligne], 30 | 2019, mis en ligne le 21 octobre 2019, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/10156 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.10156
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page