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Lire, relire la bibliothèque des sciences de l’Antiquité

Le premier Detienne : une relecture de « La notion mythique d’Ἀλήθεια » (REG, 1960, p. 27-35)

Jean-Pierre Albert
p. 179-184

Texte intégral

  • 1 M. Detienne, Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris, Gallimard, 1972.
  • 2 Id., L’Écriture d’Orphée, Paris, Gallimard, 1989, p. 146-166.
  • 3 Ma thèse était dirigée par Jean-Claude Schmitt, Daniel Fabre était le quatrième membre du jury.

1La rubrique « Relire les classiques » consacrée à Marcel Detienne était déjà programmée lorsque la rédaction d’Anabases a appris son décès en mars dernier. Cette circonstance imprévue me conduira à déborder le cadre de la présentation de son article pour dire quelques mots de son œuvre et aussi des relations personnelles que j’ai eues avec lui au cours des dernières décennies. En effet, Marcel Detienne m’a fait l’honneur d’être membre du jury de ma thèse, en 1986. Celle-ci, consacrée à la mythologie des aromates dans le christianisme médiéval se voulait en quelque façon une suite de son livre Les Jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce1, qui l’avait largement inspirée. L’engagement résolu de son auteur en faveur du comparatisme explique sans doute qu’il ait accepté de participer à mon jury, en dépit de ce qui chez lui m’a toujours paru une totale indifférence au christianisme, voire une distance ironique qu’il manifeste avec brio dans son bref article « Le mythe, en plus ou en moins2 » : un article consacré, écrit-il, à « des savants indigènes, connus sous le nom de théologiens [qui] disputèrent longuement de la nature du mythe et du bon usage de la mythologie. » Notre rencontre le temps d’une soutenance de thèse aurait pu être la première et la dernière, et il en fut bien ainsi avec Françoise Héritier, autre membre éminent du jury3. Detienne m’intimidait assez pour que le professeur de lycée que j’étais encore ne prenne pas l’initiative d’un nouveau contact. Et ce fut lui qui établit une relation, qui se prolongea jusqu’à la fin des années 2000. Il m’envoyait tous les deux ou trois ans une enveloppe pleine des tirés à part de ses derniers travaux assortis de dédicaces dont je peinais à déchiffrer la haute écriture anguleuse, un gribouillage nerveux que ma grand-mère aurait qualifié d’« écriture de médecin ». Nous nous sommes plusieurs fois revus dans des séminaires (il m’avait invité à intervenir dans le sien) qui étaient l’occasion d’un repas en tête à tête au restaurant, où il accompagnait sa parole volubile d’une ample gestuelle en contraste avec un registre vocal proche du chuchotement.

2C’est donc l’objet de ma recherche doctorale qui m’a fait découvrir l’œuvre de Detienne, d’abord à travers son grand livre sur la mythologie grecque des aromates, puis par la lecture de ses travaux des années 1970-80 : ce qu’on pourrait désigner comme sa période structuraliste, et que, dans un entretien avec A. Villani publié par la revue La Métis en 1992, il rapporte à l’intention de « faire de la mythologie en-soi ». Entrent dans cette rubrique, outre les Jardins d’Adonis (1972), sa contribution au recueil Faire de l’histoire (1974) intitulée « Orphée au miel », qui est une véritable leçon d’analyse structurale, l’ouvrage collectif La cuisine du sacrifice en pays grec, la coécriture avec Jean-Pierre Vernant de Les ruses de l’intelligence. La Métis des Grecs et quelques autres textes. Ces années correspondaient aussi, dans l’anthropologie française, à l’extension aux terrains européens de l’analyse structurale des mythes développée par Claude Lévi-Strauss et jusqu’alors réservée, pour l’essentiel, aux sociétés exotiques. Les antiquisants nous avaient précédés de quelques années dans cette démarche, et cela explique la place qu’ils ont tenue dans l’élaboration des méthodes alors mises en œuvre par les chercheurs relevant du courant de « l’anthropologie du symbolique », dont j’étais en ces années un promoteur convaincu. Je voyais en Detienne un anthropologue structuraliste qui, tout en adoptant la rigueur de l’auteur des Mythologiques, n’en reprenait pas le formalisme abstrait. Lévi-Strauss a écrit que « les mythes se pensent les uns les autres », renvoyant au second plan leur contenu sémantique. La « mythologie des aromates en Grèce » de Detienne nous parle d’abord des épices et des parfums, de leurs qualités sensibles, en éclairant à travers les récits fabuleux de leur collecte et leurs usages dans le sacrifice ou les relations érotiques, leur pouvoir médiateur entre les dieux et les hommes et les hommes entre eux. Cette adaptation de la pensée du maître du structuralisme, qui a du reste été peu ou prou celle de tous ses continuateurs, convenait tout à fait aux ethnologues de l’Europe.

3J’ignorais alors l’œuvre d’un autre Detienne qui avait dans ses premiers travaux développé une pratique sensiblement différente de l’anthropologie historique du monde grec. A vrai dire, mon cursus universitaire de philosophie aurait dû me faire découvrir plus tôt cette première époque, dont relèvent l’article ici republié « La notion mythique d’Alétheia », paru en 1960 et, beaucoup plus connu, son livre Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque (1967). Mais, au début des années 1970, la philosophie enseignée à l’Université n’était guère ouverte au renouvellement des sciences de l’Antiquité inauguré en France par Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Marcel Detienne, bien sûr, et quelques autres historiens et philologues. Les candidats au CAPES et à l’agrégation devaient considérer les philosophes grecs comme des acteurs inactuels de la pensée, que nos dissertations faisaient dialoguer non sans anachronisme avec leurs confrères des époques moderne et contemporaine. Les Grecs selon l’Université se pliaient sans regimber à l’exercice. Les présocratiques, qui avaient opéré un come-back remarqué à travers Heidegger, étaient plus rétifs, mais je n’en savais pas grand-chose : je n’ai jamais eu le moindre goût pour les œuvres du philosophe de Fribourg et de ses épigones. Et sans même avoir patienté jusqu’à l’agrégation, je dérivais déjà vers les sciences humaines, préparant sans le savoir ma future conversion à l’anthropologie historique.

  • 4 J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, 2 vol., Paris, M (...)

4Les apprentis philosophes de ma génération étaient cependant familiers d’une question qui permettait de faire dialoguer leur propre tradition disciplinaire avec les études des nouveaux historiens-anthropologues de l’Antiquité : la question du mythe et de son discrédit supposé avec l’entrée en scène de la philosophie. La plupart d’entre nous se situaient dans une atmosphère épistémologique discontinuiste (de Bachelard à Foucault et Althusser) qui invitait à postuler une « rupture épistémologique » entre mythe et rationalité. C’est du moins ce que nous voulions lire dans le recueil de Vernant Mythe et pensée chez les Grecs4, ou Les origines de la pensée grecque, qui entraient marginalement dans les lectures légitimes d’un étudiant de philo. C’est que la question du statut du mythe, à travers le cas de Platon, avait aussi fait tradition au sein de la philosophie. En outre, la contextualisation sociale et politique de son dépassement que propose Vernant dans les ouvrages cités, consonnait tout à fait avec la lecture marxiste de l’histoire de la philosophie que beaucoup d’entre nous s’essayaient à pratiquer.

5Les travaux de M. Detienne sur ces questions s’inscrivent en France dans un moment particulièrement fécond des études grecques, entre les années 1950 et 1970. Mais son intérêt pour elles est antérieur à sa rencontre avec J.-P. Vernant et son intégration à l’EPHE. Dans l’entretien cité plus haut, il entame ainsi un bref historique de sa recherche : « Au départ ce qui m’intéressait le plus c’était le passage de la pensée religieuse à la pensée philosophique : comment ces discours de la rationalité grecque, et en particulier la philosophie elle-même sont-ils institués, dans quel contexte et par rapport à quoi ? C’était en même temps dexplorer toute une série de configurations où les éléments sont mêlés. » On notera qu’il emploie le terme de « pensée religieuse » et non de « pensée mythique », reprenant ainsi les catégories présentes dans le titre de son livre de 1963 De la pensée religieuse à la pensée philosophique. La notion de daïmôn dans le pythagorisme ancien. La notion de mythe est également absente du titre de son ouvrage publié en 1962 (en fait la reprise de sa thèse soutenue en 1959) : Homère, Hésiode et Pythagore. Poésie et philosophie dans le pythagorisme ancien. La religion des anciens Grecs, comme leur poésie, est certes nourrie par leur mythologie, et chacun de ces derniers termes peut légitimement être mis en contraste et en continuité avec le registre de la philosophie : il y va toujours d’une vérité dont les modes d’accès et les expressions s’étaient mutuellement confortés et à la fois se distinguent. Le projet de Detienne est précisément la production d’une anthropologie historique de la vérité ou, en d’autres termes, l’historicisation d’une notion qui semble a priori échapper à l’histoire : un projet qui n’est pas sans analogies avec « l’archéologie du savoir » de Foucault développée en ces mêmes années à propos de la folie, la clinique, et bientôt la prison, la sexualité, le souci de soi.

  • 5 Repris dans le premier volume de M. Detienne, Mythe et pensée chez les Grecs, p. 80-107.

6L’article repris ici est l’un des premiers travaux de Detienne à s’inscrire dans cette perspective. Il suit de peu celui de Vernant intitulé « Aspects mythiques de la mémoire » (1959)5 qui analysait déjà les liens entre mémoire et vérité dans la Grèce archaïque. Mais, au lieu de partir de la catégorie de Mnémosuné, il se centre sur celle d’Alétheia en s’appuyant sur les attestations du mot dans les textes des premiers philosophes. Cela le conduit à rencontrer les propositions d’Heidegger sur ce terme, son étymologie controversée – un « a » privatif suivi de la racine, Léthé, l’oubli, que le philosophe traduit par chose cachée, ou voilée. Detienne refuse d’entrer dans la controverse philologique et prend aussi discrètement ses distances par rapport au devenir heideggerien du terme dans la pensée contemporaine – idée de la vérité comme dévoilement et thématique de l’oubli de l’être à partir de Platon. Son analyse le conduira toutefois à donner raison à Heidegger sur le « a » privatif : l’accès à la vérité s’oppose en effet à la Léthé et engage donc bien, pour les anciens Grecs, une pensée de la mémoire. Detienne écrit : « La notion d’Alétheia apparaît comme le contraire de la notion de Léthé et comme un doublet de la notion de Mnémosuné ou Mnémé. »

  • 6 P. Boyancé, Le culte des muses chez les philosophes grecs, Paris, de Boccard, 1972 [1937].

7Je ne prétends pas dans les lignes qui précèdent avoir donné un résumé suffisant de l’argumentation développée par Marcel Detienne dans cet article, et il ne faudrait surtout pas en conclure qu’il n’a d’autre but que de la clarification d’une étymologie. Son apport essentiel tient à mes yeux à la manière dont il traduit en notions philosophiques (du moins : philosophico-religieuses) des formules poétiques ou des évocations de thèmes mythiques liés en particulier au « culte des Muses chez les philosophes grecs », pour reprendre l’expression de Pierre Boyancé6 : voir par exemple comment il donne sens à des expressions comme « plaine de Vérité » ou « plaine de l’Oubli » qui, tout en relevant comme il l’écrit d’une « géographie infernale » assez commune constituent dans les écrits des philosophes un moyen de construire une théorie de la vérité. L’entrée en philosophie ne passe donc pas par le reniement des expressions mythiques ou poétiques, les présocratiques et Platon lui-même philosophaient à travers leur usage du mythe.

8Il faudra attendre 1967 et Les Maîtres de Vérité pour saisir intégralement les enjeux de cette première période de l’œuvre de Marcel Detienne, les deux derniers chapitres du livre et la conclusion faisant directement écho à l’article de 1960. Je soulignerai la place qu’il accorde, dans la genèse complexe de la raison philosophique, au religieux comme tel : il parle d’ailleurs, à propos des présocratiques et en particulier des anciens pythagoriciens, d’un « univers des sectes philosophico-religieuses » dont il montre comment Parménide, le penseur par excellence de l’alétheia, prolonge les recherches tout en marquant une distance inédite. Son propos se situe ainsi à la rencontre d’une anthropologie historique de la vérité dans la Grèce archaïque et d’une histoire de la philosophie présocratique. Le Parménide qui naît sous sa plume conjugue ainsi la posture d’un « maître de vérité » à l’ancienne, si l’on peut dire, à celle du philosophe qu’incarnera bientôt Platon et qui porte les marques de la rationalité argumentative et dialectique née des controverses de l’agora.

  • 7 Ces trois ouvrages collectifs dirigés par M. Detienne ont paru en 1992, 1994 et 2003. Comparer l’ (...)

9Dans la chronologie des recherches de Detienne, aux premiers écrits des années 1960 fait suite, comme on l’a vu, sa période structuraliste. A partir des années 1980, il est plus difficile de retrouver dans ses travaux un fil directeur unique. Il me semble toutefois possible de les mettre en rapport avec les questions soulevées dans la première époque de sa recherche. Ainsi L’invention de la mythologie (1980) revient sur la thématique de la naissance de la rationalité en situant les premiers philosophes dans une généalogie des interprètes du mythe intégrant à son terme les anthropologues du xxe siècle. Parallèlement, Detienne se livre à une critique plus radicale que jamais de l’idée d’un « miracle grec » en développant de larges enquêtes comparatistes. L’échelle des phénomènes étudiés est choisie de manière à ce qu’ils ne se retrouvent pas noyés dans une histoire globale des « civilisations » : qu’il s’agisse des rites d’institution des cités (Tracés de fondation), des effets de l’écriture sur les traditions orales (Transcrire les mythologies), des modalités d’organisation d’une assemblée démocratique (Qui veut prendre la parole ?)7, il s’agit toujours de saisir les Grecs parmi d’autres, afin de réévaluer leur possible singularité. Et c’est encore sa méfiance à l’égard de tout usage identitaire d’une tradition mythico-historique qui inspire ses derniers ouvrages, Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné (2003) et Où est le mystère de l’identité nationale ? (2008).

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Notes

1 M. Detienne, Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris, Gallimard, 1972.

2 Id., L’Écriture d’Orphée, Paris, Gallimard, 1989, p. 146-166.

3 Ma thèse était dirigée par Jean-Claude Schmitt, Daniel Fabre était le quatrième membre du jury.

4 J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, 2 vol., Paris, Maspero, « Les textes à l’appui », 1965.

5 Repris dans le premier volume de M. Detienne, Mythe et pensée chez les Grecs, p. 80-107.

6 P. Boyancé, Le culte des muses chez les philosophes grecs, Paris, de Boccard, 1972 [1937].

7 Ces trois ouvrages collectifs dirigés par M. Detienne ont paru en 1992, 1994 et 2003. Comparer l’incomparable (Paris, Seuil, 2000) présente de façon réflexive les enjeux de la méthode mise en œuvre.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Albert, « Le premier Detienne : une relecture de « La notion mythique d’Ἀλήθεια » (REG, 1960, p. 27-35) »Anabases, 30 | 2019, 179-184.

Référence électronique

Jean-Pierre Albert, « Le premier Detienne : une relecture de « La notion mythique d’Ἀλήθεια » (REG, 1960, p. 27-35) »Anabases [En ligne], 30 | 2019, mis en ligne le 21 octobre 2021, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/anabases/10045 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/anabases.10045

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Auteur

Jean-Pierre Albert

EHESS / Centre d’anthropologie sociale (CAS)
Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (LISST)
Maison de la Recherche
5, allées Antonio-Machado
31058 Toulouse Cedex 9
albert@ehess.fr

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