- 1 En hommage à Ricardo Restrepo (R.I.P.). Je souhaite également remercier la famille Restrepo, plus p (...)
« (…) avec une honte sans mesure de voir ce que nous sommes »
[Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014]
1Après l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitán et la révolte sociale connue sous le nom de El Bogotazo, la Colombie a connu une période de violence extrême qui s’est installée depuis plus de cinquante ans. Cependant, nous ne pouvons pas généraliser cette violence durant toute cette période et il est nécessaire de différencier la première étape de violence, connue comme La Violencia (1948-1958) et les violences qui ont émergé par la suite, dues à l’apparition du trafic de drogue dans les années 1980 ou à l’action des différents groupes comme les paramilitaires et les guérillas. Dans ce contexte politique et social si complexe, il est donc difficile de parler d’une seule et unique violence colombienne, mais plutôt de différentes modalités et degrés de violences. Après quatre ans de rédaction à La Havane, ce n’est, qu’à la fin de l’année 2016 que l’État a signé, sous le mandat présidentiel de Juan Manuel Santos, le dernier traité de paix. Bien qu’il n’ait pas été validé par les colombiens lors du plébiscite du 2 octobre 2016, la Colombie est aujourd’hui en plein processus de paix. Cependant, rien n’est simple. Ce traité n’est pas le premier à avoir été signé, mais pour l’instant il n’a pas encore échoué. Néanmoins les élections présidentielles de 2018 pourraient tout changer et la société en est bien consciente. De plus, ce traité n’a été signé qu’avec le plus important des groupes armés, les FARC, mais d’autres guérillas sont encore actives sur le territoire. Ainsi il est important de comprendre ce contexte historique dans sa complexité, non pas sous un angle simplifié de l’histoire récente de la Colombie, mais en analysant toutes les subtilités que cette histoire présente.
- 2 Catalogue de l’exposition qui a eu lieu du 1er octobre au 30 novembre 2009 au MEIAC.
2Et dans ce contexte, la société colombienne est également partagée. Une chose est claire : cela fait plus de cinquante ans qu’elle implore un état d’urgence. La peur, la souffrance, la barbarie ont été présentes dans la vie quotidienne des colombiens. À un tel point qu’ils ont été contraints de banaliser cette violence, de la normaliser pour arriver à vivre dans un pays où les jeux de pouvoirs entre les différents groupes ont marginalisé une population souffrante qui a subi ces violences en première personne. Selon Santiago Olmo, la société colombienne « tend à se réfugier dans un regard qui [éloigne] les fantômes et qui permet de coexister avec la violence »2 (Olmo, 2009 : 146). Cet asservissement de la population reste latent. Mais il s’agit là d’une double force : en tant qu’acteurs passifs, voire même réifiés et utilisés comme arme d’intimidation collective, ils sont aussi les témoins de cette histoire, la preuve vivante des crimes commis. Dès lors, il n’est pas étonnant de voir comment les artistes travaillent directement avec les témoins pour rendre compte de l’histoire, dénoncer les crimes, réparer l’irréparable, pour enfin donner une voix à la parole muette.
3Depuis peu, un travail de construction d’une mémoire collective est en train de se faire, aussi bien au niveau des associations de victimes que des organismes institutionnels. Mais au-delà de cette tâche qui est devenue un devoir d’état, les artistes ont peut-être été les premiers à représenter les différentes facettes de cette histoire et sont devenus, à leur tour, les médiateurs de ce qui a eu lieu en Colombie depuis cette année fatidique de 1948, date symbolique qui marque le début de la période de violence, mais qui n’est en aucun cas sa cause première. Il faut trouver son origine dès le XIXe siècle, au sein d’une violence politique qui avait pris forme entre les deux groupes : les libéraux et les conservateurs.
4Les artistes vont donc jouer un rôle de porte-parole, un rôle de vigile de cette mémoire, porteurs d’une responsabilité qui va permettre non seulement de mettre en lumière les histoires collectives et individuelles, mais surtout de les sauvegarder. Ainsi, dans ce processus de légitimation du rôle de la victime en tant que témoin, de dévoilement des preuves, des traces, des récits particuliers et collectifs, de réparation à partir du dévoilement de la « vérité », du besoin de justice et surtout d’un hommage aux victimes, c’est là que l’artiste colombien trouve sa place, dans un rôle collectif où lui seul peut raconter les histoires d’une société brisée.
5Dans ce contexte, l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitán, mais surtout les documents graphiques et textuels, sans oublier les témoignages oraux, vont créer une grande archive d’une oralité qui doit être retranscrite, soit à travers l’image et la parole qui l’accompagne comme dans le cas de l’essai documentaire de Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche de 2014, soit par la retranscription des témoignages décrivant le personnage et les faits tragiques de ce 9 avril, comme nous le présente Arturo Alape dans son ouvrage El Bogotazo. Memorias del olvido de 2016, ouvrage assez singulier par sa structure et parce qu’il est écrit à plusieurs voix, en tant qu’œuvre polyphonique.
- 3 Le Groupe de Mémoire Historique est créé en 2007 dans le cadre de la Loi 975 de 2005, avec une comm (...)
- 4 Bien que la date du début de cette violence se situe en 1948 par suite de la mort de Jorge Eliécer (...)
6Depuis la seconde moitié du XXe siècle l’intérêt pour la récupération de la mémoire du passé et des processus historiques commence par abandonner les processus interprétatifs et un désintérêt face à la subjectivité en relation à ce que Benjamin Buchloh dénomme la « fonction-auteur » d’un texte (Guasch, 2011 : 47). Selon Ana María Guasch, la pratique de l’archive est donc l’écriture d’une histoire décentrée à partir d’un croisement de différents contextes sociaux, mais également l’interprétation d’une réorientation radicale dans la représentation et l’expérience de l’espace et du temps qui implique une nouvelle logique de la représentation et une nouvelle détermination d’une mémoire collective (2011 : 46). Ainsi l’archive ne sera plus d’une origine typologique qui se veut comme un lieu d’enregistrement du temps linéaire de l’histoire, tel qu’il était entendu au XIXe siècle (Guasch, 2011 : 46). L’archive peut être entendue comme un lieu de mémoire, et donc un espace qui permet de sauvegarder les récits et les témoignages des histoires vécues. Dans le contexte colombien, depuis un peu plus d’une dizaine d’années, on a crée différents organismes et institutions, soit une infrastructure qui permet l’enregistrement des faits traumatiques du conflit armé colombien comme la Unidad de Atención y Reparación Integral de Víctimas, le Grupo de Memoria Histórica3, la création d’institutions telles que le Centro Nacional de Memoria Histórica. Après plus de cinquante ans de conflit, le Grupo de Memoria Histórica a élaboré le rapport intitulé ¡Basta ya ! Colombia : Memorias de Guerra y Dignidad, paru en 2013. Ce rapport permet de rendre compte du conflit d’une façon institutionnelle et officielle depuis ses origines jusqu’à ses conséquences, en passant par la nécessité de réparation et de justice au sein de la société ; des questions qui se posent inévitablement aujourd’hui4.
7L’archive est donc le lieu de sauvegarde mais surtout de croisement de récits, permettant de contraster les différents vécus pour donner forme à ce que nous appelons l’histoire. Le témoignage devient donc une source orale de première importance. Prenons par exemple la mort du Jorge Eliécer Gaitán. L’ouvrage El Bogotazo. Memorias del olvido, de Arturo Alape (2016), reconstruit les faits du 9 avril 1948 à partir de différents témoignages :
Témoin 1 (Alejandro Vallejo, fragment) :
- 5 [Traduction de l’auteure : « Y me ocupé del doctor Gaitán, arrodillándome a su lado para ver en qué (...)
Je me suis occupé du Docteur Gaitán, en m’agenouillant à ses côtés pour voir si je pouvais lui porter secours (une photo a été prise à ce moment-là). Immédiatement j’ai vu que de l’autre côté du corps du docteur Gaitán était agenouillé le docteur Pedro Eliseo Cruz et il me semble qu’il lui a pris le pouls. J’ai demandé à Cruz : ‘Est-il vivant ?’. Le médecin me répondit : ‘Appelle simplement un taxi’5. (Alape, 2016 : 215)
Témoin 2 (Jorge Padilla, fragment) :
- 6 [Traduction de l’auteure : « Un débil hilo de sangre salía de la comisura de los labios y los ojos (...)
Un filament de sang sortait de la commissure des lèvres et les yeux ouverts et immobiles en arrière donnaient la sensation qu’il était mort. Nous nous sommes inclinés pour le relever. Le docteur Cruz de par sa condition de médecin l’examina en premier lieu et nous annonça qu’il était encore vivant (première photo). En le soulevant du sol il donna quelques signes de vie que jusqu’à présent nous n’avions pas constaté. Il s’agissait d’une série de gémissements sourds6. (Alape, 2016 : 217)
Témoin 3 (Pedro Eliseo Cruz, fragment) :
- 7 [Traduction de l’auteure : Me arrodillé junto a él por su costado derecho, le revisé la cabeza y pu (...)
Je m’agenouillai auprès de lui, du côté droit, j’ai examiné sa tête et j’ai pu constater une blessure, causée par l’hémorragie, dans la région occipitale. En essayant de prendre le pouls, je n’ai pu le sentir. (…) Ses amis et de nombreuses personnes qui arrivèrent sur le champ, entouraient le blessé. Diverses voix criaient appelant un taxi. La confusion était indescriptible. Les mains du blessé se refroidissaient rapidement. Quelqu’un demanda comment il allait et je répondis : ‘Il est perdu’7. (Alape, 2016 : 218)
8Le témoignage, en tant que preuve vivante, et les photographies prises ce jour là, certifient les faits historiques. Ces trois témoignages permettent de reconstituer les faits, de leur donner une cohérence chronologique, de corroborer l’information fournie par les trois personnes qui étaient présentes. Mais ce que nous pouvons percevoir clairement ce sont les différents points de vues, les détails racontés par certains (non pas par d’autres), les éléments qu’ils ont enregistrés dans leur mémoire, face à d’autres qui ont finalement été oubliés. Le témoin en racontant sa version des faits, donne automatiquement une version sélective des éléments qu’il a retenu, car ce sont sûrement les plus marquants pour lui. Par ailleurs, c’est grâce à eux que les différents vécus de ce jour peuvent devenir une histoire officialisée.
9L’image du corps de Jorge Eliécer Gaitán, qui vient d’être assassiné, entouré d’hommes et de femmes anonymes qui le soutiennent, est l’une des plus célèbres de l’histoire colombienne. Cette photographie journalistique réalisée par Sady González est devenue une image iconique et a parfois été utilisée par les artistes. C’est le cas de Óscar Muñoz, natif de Cali, qui s’est approprié de cette image documentaire pour la manipuler et la rééditer et ainsi créer l’œuvre Haber estado allí (2011) : quatre impressions de poudre de charbon sur méthacrylate. Cette œuvre cherche à provoquer l’effet inverse : le personnage célèbre devient moins visible que les personnes anonymes qui l’entourent. L’image se perd dans l’image, elle s’atténue, nous perdons donc le référent. Mais nous continuons à reconnaître le personnage illustre presque par association. Face à la preuve irréfutable, l’image présente le corps mort de Jorge Eliécer Gaitán et les femmes et hommes qui l’entourent, en tant que témoins des faits. Óscar Muñoz déclare :
- 8 Fragment de l’entretien réalisé à Oscar Muñoz par María Margarita Malagón en 2010. [Traduction de l (...)
Il n’est pas possible d’oublier la violence qui nous entoure. Mais on ne peut pas représenter une chose si marquante, épidermique et immédiate de ce qui est en train de se passer. Il faut le placer sur un autre plan et l’élaborer. Il est nécessaire de porter l’œuvre à des niveaux qui vont au-delà de l’expérience que le spectateur possède sur cette même réalité et ainsi l’enrichir (…) Moi je cherche un niveau plus poétique, sensoriel, sensible qui suggère (…) plus qu’une émotion directe et momentanée. Cela ne peut pas être la même chose que lorsque l’on regarde le journal télévisé où la dernière nouvelle est subitement éclipsée par la suivante et ainsi de suite. C’est une banalisation tenace du fait terrible8. (Roca & Martín, 2013 : 29)
- 9 Entretien inédit réalisé à Ricardo Restrepo. Bogotá, 1er août 2017.
- 10 [Traduction de l’auteure : (…) una sociedad de profundas distancias]
10Le soleil se lève à Bogotá accompagné de la musique de l’hymne national colombien (modifié), une voix off se met à raconter l’histoire, celle du 9 avril 1948 et des jours qui suivirent. Nous écoutons l’histoire de la famille Restrepo. Des images de la ville, des passants, du quotidien, toutes ces images ont été filmées par son grand-père, qu’il n’a pas connu : Roberto Restrepo, médecin qui s’était formé en France dans la spécialité de l’oncologie. Puis des photographies de sa maison, située prés du Capitole, donnent une vue d’ensemble de ce paysage agréable et calme. Cependant, le son qui accompagne l’image, le bruit des cloches, assourdi à son tour par celui de bouts de verre brisé, laissent pressentir une voix d’alarme. C’est le début de l’histoire qui nous est racontée dans l’essai documentaire Cesó la horrible noche de Ricardo Restrepo. Nous ne le savons pas encore mais c’est l’histoire de l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitán et des quatre jours du Bogotazo qui nous est racontée. Il s’agit, là, d’une narration à travers l’image, à partir d’une transposition des images filmées de l’époque par son grand-père et de ces images intervenues par Ricardo Restrepo, les rendant plus contemporaines9. Cette narration est une ré-interprétation de l’image mais avec un regard particulier, captant des détails imperceptibles au premier abord, pour que le spectateur se questionne soudain sur ce qui est montré dans l’image. Comment raconter la barbarie et l’injustice à partir d’un récit familial, avec un regard de l’intime, se demande Ricardo Restrepo (2014 : min. 3 :37). Le montage en dit long, passant des merveilles d’un pays riche en beauté et rayonnant d’une joie de vivre à un premier regard critique de la société qui est la sienne, à l’exception du préambule initial que nous annonce le ton choisi par Restrepo. Il nous parle de la différenciation sociale, de la distinction comme le nommera Pierre Bourdieu dans son ouvrage (1979), en disant que ces images lui permettent de voir « une société de grands écarts »10 (Restrepo, 2014 : min. 4:50).
11Là, l’image se ralentit et fait un zoom sur le détail des deux coupes que les deux personnages sont en train de tenir (ill. 1). Un travelling se fait sur des personnages de la haute société, riant et montrant avec opulence une certaine joie de vivre. Puis par contraste un nouveau plan séquence des autres habitants, le peuple (ills. 2 & 3).
ill. 1. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
ill. 2. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
ill. 3. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
12À nouveau un zoom se fait sur une image au ralenti des jambes qui se déplacent avec un pas nonchalant, les pieds nus (ill. 4). Des images de contrastes, nous dit-il, de guerre et de paix, s’alternent constamment (ill. 5). Des rires d’enfants et des balles qui s’échappent, le calme et la musicalité d’une enfance heureuse face à une campagne en guerre. Roberto Restrepo était médecin, écrivain, journaliste, cinéaste, un intellectuel qui observait son pays fragmenté depuis cette vision aérienne (ills. 6, 7 & 8).
ill. 4. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
ill. 5. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
ill. 6. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
ill. 7. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
ills. 8. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
- 11 [Traduction de l’auteure : (…) quiero en una narración sintética hacerte vivir mis mismas horas y a (...)
13À partir de cette poétique de l’image, cette introduction de presque dix minutes nous plonge, peu à peu, dans la narration du 9 avril 1948 en disant « je veux dans une narration synthétique te faire revivre mes mêmes heures et te dire seul à seul ce que vaut ce pays que nous ignorons » (Restrepo, 2014 : min. 8:43 - 8:53)11 (ill. 9).
ill. 9. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
14Ricardo Restrepo nous présente la situation du contexte : en 1945 la Colombie comptait dix millions d’habitants, dont deux tiers vivaient à la campagne, là où comme lui même explique, aura lieu le conflit réel orchestré depuis les grandes villes.
15Il y a un décalage entre l’image et le son, quelque chose d’inquiétant dans ses prises de vues de la Colombie de l’époque. Des séquences du quotidien (en ville ou à la campagne) s’entrecroisent avec celles de la vie familiale des Restrepo. Soudain Roberto Restrepo regarde la caméra dans un langage sourd mais dénonciateur (ills. 10 & 11).
ill. 10. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
ill. 11. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
16La famille Restrepo s’installa à Bogotá à la fin de la Seconde Guerre mondiale, tout d’abord aux alentours de la ville, puis au cœur du centre ville, d’une vie moderne et plaisante. Cependant, à la moitié du film, la terreur advient (ill. 12). Le calme est perturbé par les coups de feu, deux, trois ou quatre :
- 12 [Traduction de l’auteure : [Mi abuelo escribía sobre las tensiones presentes. Para nadie era un sec (...)
Mon grand-père écrivait sur les tensions présentes. Ce n’était un secret pour personne que la République vivait une crise d’autorité engendrée par une extrême bienveillance, par incapacité ou par peur. Mais nous étions arrivés à cette situation presque sans nous en rendre compte. Il y a avait un processus de causes si étroitement enchainées que cela ressemblait à une chaine sans fin. Ou au moins c’est ainsi que le percevaient nos partis politiques obstinés dans une tâche suicidaire et folle12. (Restrepo, 2014 : min. 13:47 - 14:22)
ill. 12. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
- 13 [Traduction de l’auteure : ¡Pueblo liberal, por la venganza de Gaitán, A LA CARGA !]
17Puis le 9 avril arriva. Nous voyons des images de la foule en train de courir dans les rues de la capitale (ill. 13). Une annonce radio proclame l’appel à la révolution : « Peuple libéral, pour la vengeance de Gaitán, A L’ASSAUT ! »13 (Alape, 2016 : 316). On entendait ces mots à la radio.
Radio Nationale de Colombie, 9 avril 1948 :
- 14 [Traduction de l’auteure : Alo, Alo, fuerzas liberales izquierdistas de Colombia. Se han levantado (...)
Allo, Allo, forces libérales gauchistes de Colombie. Toutes les divisions de la police de la République se sont soulevées en faveur du mouvement révolutionnaire. Ospina Pérez est tombé (…) En raison de la disparition de l’homme le plus illustre de Colombie, le Docteur Jorge Eliécer Gaitán vilement assassiné. Une révolution doit se mettre en marche dans l’histoire du pays (…) À L’ASSAUT !14 (Restrepo, 2014 : min. 14:37 - 15:26)
ill. 13. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
- 15 [Traduction de l’auteure : « Pero Roberto ¿Qué viste realmente ? y ¿Qué filmaste ? »]
18Le son du film est étouffé. L’image d’un mannequin brulé apparait sur l’écran (ill. 14). L’association avec l’œuvre Retratos (1996) de Juan Manuel Echavarría est inévitable. C’est le symbole de l’inhumanité, de la terreur des jours, des années qui vont suivre. Personne ne le sait encore, ou peut-être que si. La voix off pose alors une question cruciale : « Mais Roberto, qu’as-tu vu réellement et qu’as-tu filmé ? »15 (Restrepo, 2014 : min. 15:29 - 15:34). L’image d’un bâtiment en ruine est alors montrée (ill. 15). Des images au ralenti se succèdent, le regard d’une personne, un zoom sur ce regard (ill. 16). Les faits : de hauts dirigeants avaient été lynchés chez eux.
ill. 14. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
ill. 15. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
ill. 16. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
- 16 [Traduction de l’auteure : « Pero yo reflexiono : de las pesadillas vuelve uno a la realidad para t (...)
19Cependant d’autres actions criminelles s’entremêlent à la cause révolutionnaire, comme les vols, les meurtres pour obtenir le butin de guerre, etc. Des images en noir et blanc, des fermetures en fondu (noir) comme si nous clignions des yeux pour ne pas voir. Ricardo Restrepo compare les cadavres jetés dans les rues aux mannequins abîmés dans les vitrines, ou comme le premier mannequin filmé, présage d’une histoire annoncée. Puis les images parlent d’elles-mêmes (ill. 17), les personnages filmés regardent la caméra : ils sont les témoins des faits (ill. 18). Quatre jours et quatre nuits d’enfer et de barbarie. Puis le mouvement de l’image est inverti, les passants marchent à reculons, l’histoire revient en arrière, mais ne peut être effacée. Ricardo Restrepo nous dit que les personnes parlent de cet épisode comme d’un cauchemar. Il leur répond : « Mais moi je réfléchis : du cauchemar on revient à la réalité pour se tranquilliser, pour dire avec satisfaction que tout n’a été qu’un mensonge. Mais de ces jours de folie et de crime, on revient à la réalité pour admettre que toute description de la réalité est incomplète (…). »16 (Restrepo, 2014 : min. 15:32 - 15:55)
ill. 17. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
ill. 18. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
20Le film a une texture qui reproduit la recherche esthétique des archives contemporaines des années 30-40. C’est un matériel de l’archive du désastre, affirme Ricardo Restrepo (ill. 19) :
- 17 [Traduction de l’auteure : « Desde que comencé a ver ese material…. me tocó parar. Verlo y pensar e (...)
Depuis que j’ai commencé à voir ce matériel j’ai été obligé de m’arrêter. Le regarder et penser à mon grand-père, à ce qu’il était en train de faire avec sa caméra : en filmant d’une main et en cousant les morts de l’autre. Là, j’arrête et je me dis, mince, ça va au-delà de ce qui est purement audiovisuel, cela à voir avec l’odeur de mort. Il y a 1.200 morts dans la rue, l’odeur de la chair, l’odeur de la poudre. J’étais très surpris de la manière par laquelle il avait enregistré tout ceci17. (Entretien inédit réalisé à Ricardo Restrepo, Bogotá, 1er août 2016)
ill. 19. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
21Dès le début de la narration, il nous annonce que l’histoire qui va être racontée, montrée par les images, sera une révélation pour le spectateur.
- 18 [Traducción de l’auteure : ¿Por dónde pasa o se asienta la memoria de los pueblos ? Por sus imágene (...)
Par où passe et s’installe la mémoire des peuples ? Par ses images fixes et en mouvement qui ont eu la chance de perdurer, de manière fortuite ou consciente, grâce à leurs réalisateurs ou aux archives où elles ont atterri volontairement ou par hasard. Joaquim Romaguera18. [cité par Ricardo Restrepo, 2014 : min. 24:38]
- 19 [Traduction de l’auteure : (…) vista a través de los ojos de un médico que además resultó ser cinea (...)
22Pour Ricardo Restrepo, le film est le fruit de trente années de recherche. Dans les années 1980 il découvre, par sa mère et sa grande-mère, que Roberto avait filmé la Colombie, et avait filmé ces quatre jours et nuits que l’on connait sous le nom de El Bogotazo. Dès lors, Ricardo Restrepo cherche ce matériel vidéo (format 16mm) et le découvre en 2013, lorsque commencèrent les premières négociations secrètes avec les FARC. Ce n’est qu’en 2014 qu’il termine la numérisation du matériel filmique. La projection du film aura lieu pour la première fois en 2015. Il s’agit de l’histoire de la Colombie « vue à travers les yeux d’un médecin qui, sans le savoir, est devenu cinéaste »19, nous dit-il. (Entretien inédit, ibid.) (ill. 20).
ill. 20. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
- 20 [Traduction de l’auteure : « Lo que pretendía con el sonido es incomodar (…) La música atonal crea (...)
- 21 [Traduction de l’auteure : « Me costó porque no puedes denigrar de los símbolos patrios »]
23Il ne filmera pas les corps, mais il arrive à transmettre cette odeur de mort qui imbibe l’image muette –sans son original– mais qui, de par le montage, transmet un effet inquiétant au spectateur, une dissonance palpable, que l’on peut sentir, latente. D’un point de vue du son, il existe deux niveaux : d’une part le bruit des pas, des rires, des sons que nous reconnaissons comme étant du quotidien, puis de l’autre une musique atonale. Dans tous les cas, il s’agit d’un son incrusté dans l’image, reconstruit par Restrepo, car son intention n’est autre que d’atteindre un effet de dissonance formelle et métaphorique : « Ce que je souhaitais était d’incommoder (…) La musique atonale crée un climat de tension. »20 (Entretien inédit, ibid.). Le film commence par l’hymne de la Colombie modifié, « j’ai eu du mal car tu ne peux pas dénigrer les symboles patriotiques »21, affirme-t-il. (Entretien inédit, ibid.) ;belle métaphore pour commencer à raconter cette triste histoire (ill. 21).
ill. 21. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
24L’ensemble de l’essai filmique que Ricardo Restrepo nous présente, est le discours de la dissonance, de la disparité, de la distinction qui existe au sein même de la société colombienne. Mais en même temps, il y a une narration, à la fois personnelle et collective qui se superpose, et nous renvoie de l’espace du privé à celui du public et vice-versa. Cette narration privée devient soudainement une histoire collective et cette dernière appartient également au domaine du privé, d’une identité propre et collective à la fois. Lui même nous parle d’une narration qui est un tunnel dans le temps :
- 22 [Traduction de l’auteure : « Estoy en el túnel del tiempo, personal pues porque es el archivo de mi (...)
Je suis dans le tunnel du temps, donc personnel parce qu’il s’agit de l’archive de mon grand-père mais qui représente bien plus qu’une simple archive personnelle, c’est également une archive historique de la Colombie. Je veux revenir 200 ans en arrière et je veux projeter sur 150 ans en avant. Ce pont que j’essaie de construire entre 1948 et 2015 est un pont que je prétends doubler dans le temps. Il s’agit d’une progression [temporelle] arithmétique exponentielle puisque le matériel existe déjà, il est déjà monté (…) Que toutes ces générations le voient, réfléchissent et pensent dans quel pays elles veulent vivre »22 (Entretien inédit, ibid.)
25Pour cela, tout les éléments formels sont utiles : le son, le contraste de l’image en noir et blanc et en couleur, le montage, car ce film doit nous inquiéter, ne pas nous laisser indifférent. À la fin, seulement à la fin de cette histoire racontée à nouveau, les images filmées retrouvées et les carnets du journal de son grand-père permettent la reconstitution des faits (ill. 22). Une histoire racontée en première personne –aussi bien par le grand-père à travers l’image que par le petit-fils à travers l’image et le son intervenus–, par un mouvement qui n’est plus linéaire, mais inverti, ralenti, en arrêt sur le regard de celui qui regarde la caméra (ill. 23), qui nous regarde, à travers l’espace-temps, révèle une autre histoire, avec d’autres textures, un autre regard sur l’un des faits les plus marquants de l’histoire de la Colombie. Enfin nous comprenons ce que l’histoire montre : une distance qui existe au sein de la société qui s’écarte chaque fois plus, nous dit-il. (Entretien inédit, ibid.)
ill. 22. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
ill. 23. Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo. Imágenes cedidas por Pathos Universal.
- 23 Nous reprenons ici le titre de l’ouvrage d’Adreas Huyssen.
26Durant la Seconde Guerre mondiale, Jan Kozielewski, connu comme Jan Karski est devenu le témoin clé de la situation qui se vivait dans le ghetto de Varsovie et dans le camp de concentration de Bélzec (Besson, 2011). Pas de stunde nell, départ à zéro, vierge de mémoire, nous dit Andreas Huyssen (Huyssen, 2011 : 93). Jorge Eduardo Suárez Gómez affirme que la phrase de Huyssen disant que l’Holocauste est devenu le trope universel du trauma historique perd sa qualité d’indice de l’événement historique spécifique pour devenir une métaphore d’autres histoires traumatiques et de leur mémoire (Suárez Gómez, 2016 : 20). Cependant en Amérique latine il faut attendre les années 1980 et 1990 pour que le discours de l’Holocauste commence à être globalisé, étant encore intimement lié aux histoires des nations et des états spécifiques. Or nous pouvons dire que la figure du témoin est la forme vivante de la preuve du crime, une trace orale certifiant ce fait et luttant contre la hantise de l’oubli23. Dans cette analyse nous avons pu constater que le témoin et son témoignage ne sont pas sans faille car la narration des faits est accompagnée d’un sentiment, humain, permettant d’observer ce fait depuis son regard, son point de vue, ses émotions. Mais c’est cet aspect qui est également sa force. C’est le sentiment qui accompagne la narration qui active les émotions de ceux qui écoutent le message, comme dirait Jan Karski, l’importance du message. Dès lors, la narration filmique utilisée par Ricardo Restrepo répond à ce que lui-même décrit comme un « essai documentaire » car il ne s’agit pas seulement d’un document objectif de El Bogotazo, même si les images que nous voyons en noir et blanc répondent bien à la réalité de ce jour, mais le montage, l’intervention de Restrepo aussi bien au niveau de l’image que du son, lui donne une forme vivante nouvelle, un document qui s’accompagne de sentiment, de questionnement, de hantise.