Ecrire la frontière au féminin
Abstracts
Nicole Campillo is a Mexican by birth barrister who lives and works in the North-American town of El Paso. She was the daugther of migrant workers and, during her childhood years, she helped her mother to get the cotton crops in. At the time of the story, she has undertaken to defend the case of a young Mazahua who has been a victim of sexual harassment from the son of a North-American family with whom Nicole's husband has business relationship. The story is significant for a double reason : the recourse to fiction is used in order to tackle the social problems of the frontier and, at the same time, to show how the very same frontier operates as a dividing line in personal constructs.
Index terms
Palabras claves:
frontera Mexico Estados Unidos, migración, literatura femenina, conflictos, identidadesFull text
- 1 Sanmiguel, Rosario, Callejón Sucre y otros relatos, Eds. Center for Latin American Studies, El Cole (...)
1L’histoire littéraire du Mexique n’a pas eu l’habitude, du moins jusque dans les années 1970-1980, d’avoir un ensemble d’œuvres et d’écrivains représentatifs de la culture de la frontière. Il faut dire que, jusqu’à cette date, l’espace de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique restait marginal. C’était un simple lieu de passage. Il fallut attendre les grands problèmes sociaux que représentèrent les migrations massives de citoyens mexicains, fuyant les effets ravageurs des années 80 (la fameuse década pérdida), et l’intense prolifération démographique des villes situées sur cette frontière (Tijuana, Mexicali et Ciudad Juárez) pour que cette région limitrophe du pays prenne soudainement une dimension spécifique incontournable. Cette nouvelle situation a eu des répercussions dans le domaine de la culture. Ainsi, commencèrent à foisonner différentes formes d’expressions concernant la frontière et ses conséquences sur les processus d’identité dans le domaine du cinéma, de la photo, de la chanson populaire, de la peinture et dans celui, aussi, de la création littéraire. Quelques écrivains s’attachèrent spécialement à travailler cette dimension particulière et à en saisir la nouveauté socioculturelle et ses effets linguistiques et symboliques. Certaines de ces œuvres furent écrites par des femmes qui essayèrent d’apporter une touche supplémentaire, celle du point de vue féminin. Il s’agissait d’élargir la perspective de ce que représente la frontière pour la vie des femmes. Il en est ainsi de l’écrivaine Rosario Sanmiguel qui dans son livre, Callejón Sucre y otros relatos, aborde cette perspective dans une nouvelle intitulée El reflejo de la luna1.
2Cette nouvelle raconte l’histoire de Nicole Campillo, avocate mexicaine installée dans la ville del Paso aux Etats-Unis, spécialisée dans la défense des migrants mexicains sans papiers. Le texte est lui-même sous divisé en sept micro-récits qui permettent au personnage, grâce à la technique narrative de la focalisation interne, de revenir sur les différents moments de sa vie.
3Le récit commence par l’épisode où elle s’intéresse au cas d’une servante mexicaine qui a été molestée par le fils d’un riche entrepreneur américain longtemps associé à la famille du mari de l’héroïne, Arturo Alcántar. Ce début met en scène l’opposition entre Nicole Campillo et son époux. Opposition dont on pourrait craindre qu’elle répond à une divergence d’intérêts dans le traitement à donner au partenaire américain lié au clan Alcántar. Cette opposition donne lieu à un vif dialogue entre les deux personnages.
4La forme selon laquelle est écrite ce dialogue est déjà un premier indicateur de transformation textuelle. En effet, le lecteur est dépossédé des points de repère que constitue normalement l’utilisation de tirets. Or, le texte ne fait usage d’absolument aucun élément (ni même d’un saut de ligne) pour visualiser la forme du dialogue. Cette modification de technique d’écriture a pour effet d’internaliser encore plus le point de vue du personnage féminin sur sa propre histoire.
5Il ne s’agit pourtant pas de briser l’altérité des autres personnages. Ils sont simplement ramenés à ce que l’héroïne a pu saisir d’eux. C’est l’enjeu de l’opposition du dialogue entre les époux qui permet de comprendre cette internalisation du monde extérieur par le personnage principal. En effet, le dialogue précise très vite que la divergence tient plus à la volonté du mari de voir son épouse mener à bien sa première grossesse. Et là où l’héroïne aurait pu mettre le doigt sur la collusion d’intérêts entre familles dominantes de la ville del Paso, le texte s’ouvre à la dimension de la maternité. Bien qu’évoquée, la question du pouvoir économique frontalier local ne constitue pas le premier intérêt du récit. Il sert cependant de cadre à une perspective qui sera reprise ultérieurement. Pour le moment, ce premier chapitre se termine, après les échanges entre les époux, dans le cabinet de la gynécologue qui suit l’évolution de la grossesse de Nicole Campillo. C’est donc sur une évocation très approfondie des émotions que suscite l’auscultation du corps de l’héroïne que se termine le début du récit. Le déplacement du conflit d’intérêts entre familles et leurs chefs, devient alors l’occasion fournie à la femme pour aborder la question de son intimité corporelle. En ce sens, la nouvelle El reflejo de la luna s’amuse à déplacer les horizons d’attente conventionnels auxquels le lecteur s’attend. L’écrivain joue bien sûr sur les possibilités offertes par ce déplacement.
6Après avoir fait découvrir Nicole et son mari dans un contexte de réussite sociale forgée dans la ville américaine del Paso, le texte, dans son second micro chapitre, intitulé « Cotton Field », renvoie le lecteur, grâce au procédé de l’analepse, à la condition misérable qu’a connue Nicole enfant, quand elle dépendait d’une mère se déplaçant dans toutes les campagnes du sud du Texas où l’on avait besoin de main-d’œuvre féminine pour assurer la récolte du coton. L’analepse fournit donc l’occasion d’une traversée sociale, d’un retour en arrière pour dévisager ce qu’était la condition des travailleurs agricoles d’origine mexicaine ayant décidé dès les débuts du XXe siècle de traverser la frontière en quête d’une vie meilleure. Cette quête n’est pas toujours assurée : telle est du moins la sensation qui se dégage de l’histoire de cette mère, obligée de laisser sa fille à la charge de sa propre mère pour que cette petite fille puisse aller régulièrement à l’école. On l’a compris : le texte est construit sous forme d'une mosaïque pour pouvoir rassembler les mille et une figures possibles de la frontière. Celle-ci agit comme la ligne de séparation à l’intérieur d’un kaléidoscope renvoyant aux multiples facettes de la présence des mexicains dans le nord de leur pays et dans le sud des Etats-Unis. L’orientation de ce micro-récit est donc de nature réaliste et parfois même naturaliste. Le seul trait qui altère cette orientation relève d’une touche de réel merveilleux à la Gabriel García Marquez. Rosario Sanmiguel introduit dans la relation des peurs enfantines de Nicole Campillo lorsqu’elle partait seule très tôt le matin vers l’école, le récit enchâssé des sœurs Krepfel. Il s’agit de deux membres d’une famille d’origine allemande qui a ouvert une boutique de robes de mariées et où la grand-mère de Nicole prête ses services de couturière. Ces deux sœurs, pourtant à cheval sur la question du puritanisme, se laissent séduire par un vendeur d'assurances qui va compter sur ses attraits d’homme exotique pour faire connaître à ces sœurs leurs seuls émois amoureux d’une vie. Atila Hassam semble donner la réplique à Pietro Crespi qui, dans le roman Cent Ans de Solitude, suscite les ardeurs d’Amaranta et de Rebeca. L’emprunt, qui relève plus du plagiat que de l’intertextualité, a le mérite de borner dans le temps, la filiation littéraire que recherche l'auteur avec les œuvres littéraires de son époque. Le dépassement du strict cadre réaliste et naturaliste par une incursion du réel merveilleux est à la fois un indicateur de mode et d'apprentissage des voies de la fiction. A ce titre, le lecteur comprend que les nouvelles rassemblées dans le recueil Callejón Sucre y otros relatos valent moins par l’invention d’un style que par l’utilisation de procédés littéraires connus permettant d’aborder la thématique de la frontière avec les armes de la littérature latino-américaine aux dates où la nouvelle El reflejo de la luna a été écrite. C’est donc à titre de « plagiat » que ce détour par l’imaginaire de García Marquez trouve son intérêt.
7La troisième partie de cette nouvelle, intitulée Sacred Heart a pour principal intérêt de donner à voir la condition des migrants mexicains une fois qu’ils se retrouvent de l’autre côté de la frontière, après être passés de la ville de Ciudad Juárez à celle d’El Paso. Le sujet principal de cette partie correspond à l’entretien que Nicole Campillo a avec Guadalupe Maza, la jeune femme qui a failli être abusée par le fils du riche entrepreneur Thompson. La rencontre donne autant lieu à l’exposition d’un quiproquo qu’à la description de la complexité de l’identité de la jeune indienne se retrouvant à El Paso.
8Le quiproquo tient à la différence des positions que l’une et l’autre défendent après les intimidations subies par Guadalupe Maza. En effet, face à l’insistance de Nicole Campillo pour que sa possible cliente porte plainte contre son agresseur, cette dernière préfère ne pas suivre les conseils de celle qui pourrait devenir son avocate. Elle se rétracte au nom de la découverte qu’elle vient de faire dans le refuge que l’Eglise a ouvert pour les mexicains sans-papiers. Elle trouve dans la vie quotidienne de cet établissement une façon de vivre méconnue jusqu’alors. Elle serait prête à se convertir pour intégrer à son tour l’ordre auquel appartiennent les sœurs la protégeant. Pour Guadalupe Maza, leur vocation lui semble être un idéal qui pourrait remédier à toutes les déconvenues connues depuis son enfance.
9L’évocation de son histoire permet au texte de donner au personnage une consistance qui va bien au-delà de l’image de la femme aspirant à la conversion et la paix de l’âme. On apprend effectivement que Guadalupe Maza appartient au groupe des indiens Mazahua, dont l’espace naturel se trouve dans l’Etat de Mexico, au cœur du pays, et dont certains d’entre eux sont venus, par vagues de migration, s’installer à titre presque définitif dans un des quartiers pauvres de Ciudad Juárez. On découvre que ce passage du lieu d’origine à celui de la frontière est déjà vieux d’un demi-siècle. Guadalupe Maza est donc le symbole d’une identité fracturée entre trois pôles. Sa domination des langues parlées par ses différents entourages le prouve. En famille, elle a donc dû apprendre le mazahua. Quant à l’espagnol, il a été appris dans les rues du quartier, pendant les moments de jeu avec ses petits voisins. Cette première formation a été suivie ensuite par les quelques années d’école primaire et par le manuel scolaire fourni gratuitement. Cette découverte initiale de l’espagnol s’est vue confirmée ensuite par les petits travaux, la vente de chocolats dans les rues, effectués par sa mère et ses frères. C’est enfin sur les chaînes de l’entreprise General Motors qu’elle a complété sa maîtrise de cette langue. Paradoxalement, son passage de la ville de Ciudad Juárez à El Paso n’a pas eu pour effet de la lancer dans l’apprentissage de l’anglais puisque sa patronne employait d’autres domestiques d’origine mexicaine pour couvrir la gamme de ses besoins. Mais la méconnaissance de l’anglais ne signifie pas pour autant l’inexistence de cette fracture de l’identité dans la mesure où ne pas maîtriser cette langue signifie « fragilité et exclusion ». C’est peut-être de cette fragilité que le fils de la maison où elle est employée a voulu profiter.
10Cette partie de la nouvelle est aussi intéressante en faisant allusion, grâce à une accumulation de détails, aux spectacles qu’engendre la contiguïté des deux villes. Le texte traite des fameux bordoneros, ces mexicains qui ont réussi à traverser la frontière restant collés à elle, attendant que l’on veuille bien les employer pour des tâches payées à la journée. La référence aux graffiti, à d’autres manifestations d’écriture des cholos, à des peintures murales réalisées par des chicanos montre bien la volonté de créer une atmosphère typiquement frontalière. Fait culturellement plus significatif est la mention de l’édifice d’El Paso où Mariano Azuela s’installa en 1915 pour écrire ce monument de la littérature mexicaine que constitue le roman Los de Abajo.
11Toutes ces allusions à la double dimension culturelle et linguistique laissent voir que pour l’écrivaine, la frontière n’a jamais été un désert d’expressions artistiques ou littéraires. Il s’agit même de combattre le stéréotype, véhiculé depuis le reste du pays, selon lequel les habitants de la frontière n’ont pas de culture authentique : elle est sous influence américaine.
12Après avoir assisté à la rencontre entre Nicole Campillo et Guadalupe Maza qui constitue l’axe diégétique principal du récit, le texte choisit une remontée historique puisque le livre prend avec le quatrième micro récit des allures de saga. En effet, le lecteur découvre l’histoire de la famille d’Arturo. Cette saga familiale couvre trois générations : le grand-père d’Arturo, son père et Arturo lui-même. L’intérêt de cette saga est de reconstituer, de façon romanesque, les aléas des migrations entre le Mexique et les Etats-Unis. C’est ainsi que l’on découvre que la Révolution Mexicaine déclencha le passage d’une nombreuse population jusqu’alors sise dans les états du nord du Mexique et qui partit chercher refuge de l’autre côté de la frontière. Tel est le cas de Manuel Alcántar, le grand-père qui abandonna sa Chihuahua natale pour mettre à l’abri sa famille et ses affaires dès qu’il vit la tournure que prirent les événements à partir des années antérieures à 1910. Cet homme vivra comme un véritable déracinement le fait d’abandonner sa ville provinciale pour se retrouver dans une ville nord-américaine où il réussira cependant à maintenir la prospérité qui fut la sienne au Mexique. A ce titre, le récit de Rosario Sanmiguel touche au domaine historique. En effet, il met le lecteur face à une situation migratoire à laquelle les livres sur la Révolution Mexicaine ne font pas forcément référence. Autrement dit, le texte El reflejo de la luna cherche à retracer les profondeurs générationnelles de tous ceux qui sont partis en abandonnant leur terre d’origine : l’histoire du grand-père d’Arturo complète, avec un décalage supplémentaire de cinquante ans, la mention au fait que les grands-parents de la mère de Nicole Campillo ont dû laisser le Mexique durant la seconde moitié du XIXe siècle.
13L’histoire de Manuel Arturo, – fils de Manuel –, et de celle de Arturo, – le petit-fils –, permet de couvrir la tranche temporelle qui correspond aux années 1920-1980. Dans cette perspective, cette partie du livre fonctionne à la fois comme un roman historique et comme un roman familial. En tant que roman familial, il donne lieu à une confrontation entre personnages à la personnalité opposée. C’est ainsi que le texte construit un face à face terrible entre Arturo et son père. Le père ayant repris le négoce familial, délaissé après la mort fulgurante de don Manuel en pleine place publique de la ville del Paso – mort métaphorisée par un rêve prémonitoire sous forme d’une apparition animale –, continue à faire croître l’empire économique de la famille Alcántar dans la ville américaine transfrontalière. Manuel Arturo Alcántar correspond au portrait de l’homme cynique, prêt à tout pour réussir en affaires et auprès des femmes. Avec son fils, il est d’une autorité blessante, lui faisant sentir son inconsistance, le méprisant et le reléguant à la transparence d’une présence domestique insignifiante. L’attitude du père expliquera la personnalité rêveuse et retirée d’Arturo qui, face au dédain du père, se réfugie dans l’étude des cartes anciennes, façon à lui de s’échapper dans le vaste monde sans avoir pourtant le courage d’une rupture matérielle avec l’ambiance familiale. Mais le père autoritaire connaîtra lui aussi un destin funeste qui obligera Arturo à sortir de sa rêverie pour devenir à son tour le chef de l’entreprise créée par le grand-père.
- 2 “Arturo vivía en una frontera existencial. A un paso de pertenecer, pero al mismo tiempo separado p (...)
14A propos du portrait d’Arturo, l’auteure insiste sur la description d’ambiguïtés qui montrent les aléas de l’identité mexicaine pour les descendants de migrants. A la hauteur de la décade des années 1970, Arturo ne sait pas faire face à sa mexicanité. Cette décade correspond à celle du surgissement du mouvement chicano. Cette apparition le laisse pourtant indifférent. Il ne pâtit pas d'une situation de discrimination et d’exploitation. Le texte dit de lui : « Arturo vivait sur une frontière existentielle. A un pas d’être partie prenante, mais en même temps séparé par une ligne tracée par l’histoire. »2 On sent que dans ce portrait, Rosario Sanmiguel évoque le problème de la biculturalité et de ses effets pour ceux traversés par deux pôles.
15Faisant suite à ce micro-récit qui prend des tournures de littérature historique à caractère familial, la narration retrouve la perspective de la diégèse où face à face, Nicole Campillo et son mari, dans une salle de restaurant, passent la soirée ensemble. Ce cinquième moment fonctionne comme une pause entre le fil directeur de la narration et le réseau des analepses ou des histoires collatérales qui ont permis de brosser les multiples formes des liens entre les villes de Ciudad Juárez et El Paso. Le récit fonctionne selon un mécanisme d’alternance entre la présentation des activités de Nicole Campillo et l’emboîtement d'histoires divergentes imitant la ramification d'un épi. Lors de leur face à face, Nicole et Arturo reviennent sur la situation de Guadalupe Maza, sur son refus de porter plainte, ce qui donne l’occasion au récit de revenir sur le rapport d'Arturo avec la famille Thompson. A ce jeu du retour en arrière, de l’évocation de ce que représente Dick Thompson pour Arturo, le texte s’installe dans un espace de conflit psychologique où Arturo se retrouve face à sa femme dans la même situation de faiblesse que face à son père. La discussion autour des sentiments éprouvés par Arturo pour Dick Thompson le met dans une étrange situation d’ambiguïté où il est obligé de confier sa haine pour ce personnage tout autant que de récriminer son épouse pour sa persistance à vouloir traîner devant la justice cet homme malgré les circonstances où la victime renonce à suivre les indications de son avocate. Le texte a pris parti pour un modèle d’héroïne inflexible. Nicole Campillo s’inscrit dans une telle logique d’affirmation d’elle-même qu'à la suite de sa discussion avec son mari, elle remet en cause leur mariage. Couple qui, jusqu’à maintenant, était apparu sans divergence insurmontable (à part la proposition d'une interruption momentanée d'activité professionnelle pour faciliter la grossesse), Nicole Campillo affirme soudainement que les époux font partie de mondes différents et irréconciliables. Si ces différences furent autrefois un facteur d’attraction entre eux, il n’en est plus de même à présent. La pause de cette partie de la nouvelle n’était qu’une feinte : elle dissimule une brèche par laquelle va s’introduire le malaise latent entre eux.
16Malaise et secret font rebondir le récit vers des perspectives diachroniques. Le passé va faire sa réapparition pour exposer au lecteur comment Arturo et Nicole se sont connus. Telle est la fonction de la sixième partie appelée « Garden-party ». Ce micro récit se déplace des espaces auxquels on avait affaire jusqu’à maintenant. Il démarre sur une description presque pittoresque d’un jardin amoureusement soigné par un personnage jusqu’alors inconnu, Hellen, qui s’évertue, aidée d’un jardinier bordonero, à créer une composition florale hollandaise. Des centaines de tulipes sont plantées dans un dispositif où contrastes de couleurs et nuances variées suscitent une impression visuelle digne de tableaux de maîtres. Leur jardin sert à présenter les propriétaires du cabinet d’avocats, les Fernández, où Nicole Campillo a réussi à se faire recruter pour s’occuper de la défense des migrants mexicains. C’est aussi dans ce jardin qu'a lieu un exposé sur la difficulté des relations économiques entre les deux villes frontalières. Grâce aux artifices de la fiction, on assiste aux impacts des différentes dévaluations des années 1976 ou 1982 sur les activités commerciales. Car au milieu de ce jardin, ce sont les acteurs économiques del Paso qui se sont réunis pour savoir si la limitation du passage des mexicains vers leur ville n’a pas de retombées néfastes. En privant de droit de passage les mexicains de Ciudad Juárez – sous couvert d'émigration clandestine –, les activités commerciales de la ville del Paso en souffrent largement. Tel est le point de vue du commerçant Asaad qui se plaint amèrement de la chute de ses gains après la recrudescence de la vigilance des Etats-Unis. Tel est aussi le point de vue de Arturo, dont le commerce de machines agricoles, beaucoup plus protégé, se lamentant lui aussi des effets néfastes de la chute de la valeur du peso face au dollar : ses principaux clients, arrivant du Mexique, se voient fortement pénalisés par la terrible perte de valeur de la monnaie de leur pays d'origine. On l’aura compris : la nouvelle met en perspective les échanges économiques des deux pays. Elle indique la position affaiblie des mexicains. Là encore, le récit, sans dérapage excessif, illustre les terribles imbrications dont les deux nations voisines font l'expérience à propos d'une frontière que certains voudraient plus étanche. C’est justement l’illusion de l’étanchéité qui crée la multiplication de ces imbrications.
17Arturo et Nicole vont se rencontrer pour la première fois au milieu de ces discussions. Ni l’un ni l’autre n’ont manifesté un intérêt enthousiaste pour les propos des hommes d’affaires les entourant. A cette discussion va se substituer la conversation plus intime d’Arturo et de Nicole dans un salon retiré de l’élégante demeure des Fernández. Cette conversation les fera devenir époux. Ce rapprochement restera cependant contaminé par une question à laquelle Nicole s’est dérobée quand Arturo lui a demandé quel avait été le motif de sa vocation d'avocate. Nicole ne fera pas d’autre mention que celle à un jeune garçon mort dans un accident de la route. Elle n’en dira pas plus et Arturo aura l’intuition d’un secret caché.
18Retrouvant le fil de la diégèse, repassant par-dessus l’analepse de la rencontre à l’occasion de l’invitation chez les Fernández, le récit continue avec la narration de la promenade entreprise par les deux personnages, après leur dîner, leur face à face, et l'évocation de leurs différences, dans les jardins du Memorial Park. Sur l’insistance de Nicole, cette balade nocturne a lieu, malgré les avertissements d’Arturo conscient de ses dangers. Visiblement, le texte suggère l'existence d'événements occultés par l’héroïne. C’est à cette occasion que le récit explorera des zones d’érotisme jusqu’alors dissimulées. Dans l’obscurité la plus totale du parc, Nicole retrouvera la voix et les gestes de ce jeune homme qui fut son premier amant et dont le lecteur finit par avoir l’intuition qu’il s’agit du jeune homme mort dans l’accident d’auto. Ce rappel du premier homme à qui elle s’est donnée, introduit, par petites touches, toute une série de réminiscences se rapportant à la rencontre physique. Cette découverte érotique du corps de l’autre et de son propre corps renvoie à l’adolescence de Nicole. Ces amours eurent lieu quand la jeune fille vivait dans les champs de coton, lorsqu'elle accompagnait sa mère. La mémoire de cette première expérience érotique agit dans le texte comme une hallucination introduisant une ambiance presque fantastique dans ce parc dominé par la menace. D’autre part, cette mémoire agit aussi comme une ligne de partage s’affirmant davantage entre Nicole et son mari. Le lecteur a l’impression que l’héroïne est venue confirmer là, la distance qui s'est établie entre elle et Arturo. Le retour fantasmatique de ce premier amour disparu dans la mort a pour effet d’inciter le personnage féminin à vouloir reprendre la pleine mesure d’elle-même. Cette évocation d’un premier secret amoureux jamais révélé à son mari, si ce n’est à travers de vagues allusions professionnelles, semble cacher une intimité indévoilable. En ce sens, l’exposition finale du secret fait écho à la présentation initiale de la grossesse de Nicole. Le texte réaffirme ainsi la prééminence du corps et de ses attaches mémorielles ou physiques les plus reculées.
19C'est contre le corps de la femme que s’insurge le dernier passage érotique de la nouvelle. Contre la distance ressentie par Arturo devant une Nicole totalement absorbée par ses réminiscences, le mari se livre à un acte (une bataille ?) de récupération érotique. Le texte se termine par cette confrontation où l’homme, dans l’acte sexuel, pense reprendre ses droits à la possession, et restaurer l’équilibre de l’ancienne relation. Il s’agit bien sûr d’une illusion, d’un acte désespéré de reconquête du passé. A cette volonté de retour en arrière, le personnage féminin échappe totalement. Après cette rencontre, Nicole abandonne le lit conjugal et voit son corps refléter sa nudité dans un miroir. Cette vision fonctionne comme un révélateur d’identité, comme une reprise en main de sa propre personnalité. Se voyant comme un corps dans ce miroir, elle sait que ce reflet est le sien. Ses yeux, après un instant de doute, lui permettent de se redécouvrir par son prénom et dans son altérité.
20Le texte de Rosario Sanmiguel correspond donc à ce que fut, dans les années 1970-1980, le renouveau de la vision des femmes sur elles-mêmes. La fiction permit de donner une image métaphorique à ce renouveau. Dans cette perspective, le thème de la frontière fonctionne à deux niveaux : celui de la séparation entre pays et celui des fissures intérieures du personnage féminin au fur et à mesure de sa construction. Récit sur la frontière, la nouvelle El reflejo de la luna est aussi un écrit de frontières. En ce sens, la dimension sociale et historique sur les mille et un contours que peuvent prendre dans le temps et dans l’espace les relations concrètes entre le Mexique et les Etats-Unis est souvent complétée par la perspective des fissurations internes que peuvent connaître les personnages de cette nouvelle. Si la chose est d’autant plus vraie pour les personnages féminins, Nicole et Guadalupe, la remarque vaut aussi pour les hommes. La saga des Alcantár montre comment chaque génération est traversée par un clivage. Tel est l’intérêt majeur de cette nouvelle : faire le constat d'un déséquilibre entre deux pays frontaliers et se plonger dans les méandres des protagonistes, produits de ce déséquilibre. Le lecteur est convaincu par cet objectif et par la grande économie de moyens narratifs. Tout plaide en faveur de cette création. Rosario Sanmiguel a su ajuster la technique du roman polyphonique (alternance des points de vue narratifs, déconstruction de la linéarité temporelle, dislocation de l’homogénéité spatiale) à la multitude des dimensions vécues par les mexicaines dans la ville américaine de El Paso. Il faut noter que si la ville de Ciudad Juárez est constamment présente dans le récit, elle l'est comme l'ombre de El Paso. La gémellité des deux villes permet de décaler le déroulement de la diégèse. Toute l’histoire met en scène des protagonistes mexicains vivant hors de leur espace originel, assaillis par la question de leur identité. Ce décalage entre référence originelle et déclinaison de l’identité provoque chez le lecteur une sensation d’entre-deux qui montre parfaitement comment la frontière est une ligne de dislocation personnelle.
Annex
Informaciones sobre el autor :
Rosario Sanmiguel nació en Manuel Benavides, Chihuahua, en 1954. Radica en Ciudad Juárez desde 1955. Es candidata a Doctor por la Universidad Estatal de Arizona, donde cursó una especialidad en novela histórica mexicana del siglo XX. Más allá de la isla. 66 creadores cubanos. proyecto Frontera Textual : la escritura chicana (libro inédito). Callejón Sucre y otros relatos (Ediciones del Azar, 1994) ; la novela Árboles o apuntes de viaje (PuenteLibre Editores, 2006) y el libro de ensayos De la historia a la ficción (aún inédito). “La frontera es para mí, sobre todo, un espacio de confrontación ; el momento en que soy consciente de la existencia del otro ; la presencia de lo que podría ser igual pero es diferente ; memoria de lo perdido. También uno de los extremos, intramuros, que vive un mexicano. Sin embargo, no es este segmento de la realidad – en sí mismo – lo que me interesa llevar a primer plano en mi trabajo. No es la frontera que marcan la política y la historia lo que llevo a mis historias como un telón de fondo o un contexto social. Mucho menos la percibo como el tema de moda sobre el cual hasta el escritor canónico afila el lápiz (pues el que es buen gallo en cualquier gallinero canta, diría, aunque desafine), en todo caso, la frontera es, en mi escritura, una condición inseparable de la vida que imagino para mis personajes.”
Notes
1 Sanmiguel, Rosario, Callejón Sucre y otros relatos, Eds. Center for Latin American Studies, El Colegio de la Frontera Norte, Universidad Autónoma de Ciudad Juárez, EON, Tijuana, 1994. L’édition consultée correspond à celle de septembre 2004. La nouvelle El reflejo de la luna correspond aux pages 87-127.
2 “Arturo vivía en una frontera existencial. A un paso de pertenecer, pero al mismo tiempo separado por una línea trazada por la historia.”, op. cit., p. 110.
Top of pageReferences
Electronic reference
Laurent Aubague, “Ecrire la frontière au féminin”, Amerika [Online], 2 | 2010, Online since 20 December 2011, connection on 10 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/975; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.975
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