1Pourquoi s’intéresser maintenant aux chroniques et particulièrement aux chroniques de guerre de l’écrivain guatémaltèque Enrique Gómez Carrillo ? Un écrivain qui a peut-être été laissé de côté par les lecteurs et la critique littéraire contemporaine au bénéfice d’autres figures qui ont aussi marqué leur époque, telles que Rubén Darío. À mon sens, la réponse à cette question devrait se trouver tout d’abord dans le plaisir que peut nous procurer la lecture des témoignages d’un monde révolu, « d’un monde d’hier » comme le disait très bien Stefan Zweig, à travers le regard d’un écrivain qui a voulu toute sa vie être un cosmopolite, un citoyen du monde avec une vision ample et un regard méticuleux et critique sur la centralité européenne et sur l’ailleurs. Une autre raison qui pourrait nous conduire vers les chroniques de Gómez Carrillo, c’est sa production importante concernant la Grande Guerre, sur laquelle il a écrit huit livres pour donner son point de vue, non pas sur la politique internationale, mais sur les acteurs principaux du conflit : les poilus, les survivants et les ravages. C’est un témoignage littéraire d’une grande catastrophe et une manière d’informer les populations avides de nouvelles venues du front. De quelle manière donc cet écrivain au style exubérant et bohémien de la Belle Époque raconte-t-il l’horreur de la guerre moderne ?
2Informer la population en temps de guerre est loin d’être une tâche anodine idéologiquement parlant, et le Guatémaltèque a eu l’occasion de faire activement partie de cette masse discursive qui se levait contre la brutalité de l’affrontement. Le journalisme de guerre prit un essor considérable à ce moment-là, et les ventes des journaux ont explosé, malgré la pénurie de papier, pour combler le besoin d’information. Les récits de Gómez Carrillo circulaient en France, en Espagne et en Amérique latine, et son interprétation des événements provoqua un grand intérêt chez les lecteurs de son époque. Ce qui nous intéresse particulièrement dans cette article, c’est l’analyse des stratégies discursives mises en place par l’auteur dans la structuration de ses chroniques et plus particulièrement l’utilisation de la métaphore pour structurer un récit qui se trouvait au centre des intérêts internationaux et qui pouvait déterminer une position idéologique forte en rapport avec les discours des Alliés et de la France en particulier. Pour ce faire, nous allons concentrer notre attention sur le livre En las trincheras de 1916 qui présente une collection de chroniques publiées dans les journaux au cours de l’année 1915.
3Au début de la guerre, Gómez Carrillo réside à Madrid où il exerce son métier de journaliste et chroniqueur, principalement pour le journal El Liberal de la capitale. Quelques mois après le commencement des hostilités, l’écrivain reçoit l’invitation du ministre des Affaires étrangères du gouvernent français, Théophile Delcassé, qui souhaite constituer un groupe de journalistes venant des pays neutres dans le but de leur faire visiter les champs de bataille à l’est, ou tout au moins les ruines des villes et villages attaqués. Cette invitation présentait un grand intérêt pour le gouvernement français dans la mesure où celle-ci faisait partie d’une stratégie pour influencer l’opinion publique dans les pays ne prenant pas part au conflit en racontant l’héroïsme des Alliés et les atrocités de l’armée allemande. Il faut savoir que l’invitation des journalistes sur les fronts de bataille commençait à être une pratique courante à l’époque.
- 1 Crónica de guerra (1915, Madrid), Reflejos de la tragedia (1915, Madrid), Campos de batalla y campo (...)
4Gómez Carrillo, en tant que représentant espagnol doit rejoindre ses autres collègues à Paris, au mois de novembre 1914, pour commencer ce qu’il appelait « une excursion au champ de bataille », avec des guides de l’armée française. Dans le groupe, on trouve un représentant hollandais, norvégien, danois, italien, suisse et étatsunien, ces derniers devront donc informer leurs pays respectifs sur les faits dont ils seront témoins. De son côté, le journal madrilène annonce rapidement le départ de son correspondant en zone de guerre, qui pourra informer les lecteurs en qualité de témoin privilégié des événements : “Hora era ya de que la Prensa española pudiese dar noticias ciertas de la gran catástrofe europea, y hora es de que un testigo presencial nos cuente lo que allí pasa” (El Libreal, 1914). Le chroniqueur saisit cette opportunité et part immédiatement en France, ce qui lui permettra non seulement d’envoyer en Espagne et en Amérique latine ses articles racontant l’état des villes et villages, les récits des survivants etc., mais aussi d’organiser les chroniques en forme de livre qui seront très rapidement publiés en Espagne et en France dès l’année suivante1. C’est ainsi qu’il publie huit livres en trois ans, dont cinq composés complètement des chroniques, donc plus de 160 récits sur la guerre au total.
5Nous pouvons voir que l’objectif semble déterminant des deux côtés, pour la France cela constitue une stratégie de propagande indispensable dès le début de la guerre, et pour les journaux étrangers c’est une opportunité non négligeable que de pouvoir envoyer un correspondant au cœur du conflit pour informer la population. C’était également un avantage qui faisait augmenter sensiblement les ventes des journaux. Il s’agit donc d’un point sensible concernant le niveau du discours et son interprétation, dans la mesure où la chronique a été préparée idéologiquement au préalable par ce contexte d’information et de propagande. Reste encore à voir ce que Gómez Carrillo en fait, et c’est là que réside la question que nous nous sommes posée au début de cette analyse.
6Au début de cette deuxième décennie du xxe siècle, Enrique Gómez Carrillo était déjà un auteur reconnu dans les cercles littéraires espagnols et latino-américains, plus particulièrement grâce à ses récits de voyage et à ses chroniquent racontant l’ambiance de la Belle Époque à Paris qui circulaient dans les journaux de plusieurs pays hispanophones. Ami de Rubén Darío, Amado Nervo, Vicente Blasco Ibáñez, entre autres, son carnet d’adresses rend compte de ses influences et de ses intérêts dans la littérature de son époque. C’est justement son travail de journaliste et la grande quantité de textes publiés sur ses voyages qui lui ont valu le surnom de « prince des chroniqueurs ». Nous trouvons par exemple : Sensaciones de París y de Madrid (1899), La Rusia actual (1906), De Marsella a Tokio. Sensaciones de Egipto, la India, China y el Japón (1906), qui donnent un aperçu des intérêts de l’auteur pour le voyage et l’exotisme. Dans ses récits, il considère ne pas chercher à rendre compte de l’âme d’un pays ou d’une culture, mais essayer plutôt de retrouver des sensations : « Por mi parte, yo no busco nunca en los libros de viaje el alma de los países que me interesan. Lo que busco es algo más frívolo, más sutil, más pintoresco, más poético y más positivo : la sensación. Todo viajero artista, en efecto, podría titular su libro : Sensaciones. »
7La prose moderniste présente dans ses chroniques parisiennes et dans les récits de voyage, pleine d’images évocatrices et de métaphores souvent excessives, caractérise bien un style journalistique de l’époque qui se trouve largement influencé par la littérature et qui essaie de rendre compte non seulement des éléments vraisemblables de l’événement, mais aussi de la subjectivité de l’observateur, cela résumé dans l’idée de « sensations » comme des instants proches de la poésie. L’objectif du chroniqueur est de retrouver non seulement les lieux exotiques et les parcourir, mais surtout de recréer une sorte d’expérience vécue de l’endroit visité qui implique tout autant les sens que l’évocation nostalgique du passé. Les récits de Gómez Carrillo se chargent de promener le lecteur dans un paysage composé des images idéalisées, de l’histoire héroïque des lieux et des références littéraires qui précèdent l’arrivée du voyageur.
8L’embrasement de l’Europe à partir de 1914 permet au chroniqueur de réaliser très différent des espaces exotiques d’Orient ou des fêtes de la Belle époque, cependant il garde un regard intéressé par l’expérience humaine de la guerre moderne et par la perte culturelle que celle-ce implique. Gómez Carrillo essaie donc d’expliquer son expérience de la guerre en utilisant les outils littéraires qu’il connaît si bien, comme une sorte de récit de voyage, mais de quelle manière transposer les bombardements et les morts dans un récit de découverte ou de dépaysement, comment le raconter ?
- 2 Nous avons développé cet idée de chronique de guerre au style des récits de voyage dans un article (...)
9La première impression que le lecteur peut avoir lorsqu’il commence la lecture des chroniques de guerre c’est qu’il y a d’emblée une sorte de tromperie par rapport au type de texte, surtout si l’on prend en compte la promesse de El Liberal de Madrid sur les avantages d’un correspondant sur le front. L’horizon d’attente — construit sur la base des chroniques journalistiques et plus particulièrement de la figure du correspondant — n’est pas tout à fait confirmé, puisqu’il s’agit plutôt d’un autre genre organisé à partir de la chronique moderniste comme une forme hybride entre la littérature, le journalisme et les sensations subjectives. Mais pas uniquement, car l’auteur considère qu’il doit rester fidèle à son style et organiser ses articles à la manière de ses récits de voyage qui l’ont rendu célèbre. C’est ainsi que nous sommes face à des textes qui prétendent — de par leur position dans un journal et l’annonce des nouvelles du front de bataille — informer les pays hispaniques de l’avancée des forces alliées2. Cependant, il n’est pas question pour Gómez Carrillo de démêler les fils de la politique internationale, du système d’alliances ou de raconter des affrontements héroïques de l’armée française ou la prétendue lâcheté des Boches. Son récit semble avoir d’autres prétentions. Et c’est là que l’utilisation de la métaphore dans les chroniques, que ce soit celles du langage quotidien ou d’autres plus novatrices, nous éclairent plus sur la façon de raconter la stupéfaction face aux massacres et aux champs de ruine.
10Si nous considérons que la métaphore est « porteuse de subjectivité » (Gardes Tamine, 232) dans le discours, elle se placerait donc au centre de la structure argumentative du texte et nous donnerait des indices importants sur l’orientation idéologique de ce dernier. Comme le signale Gardes Tamine : « Cette orientation est liée à la subjectivité de celui qui construit la figure et utilise des termes chargés d’appréciations, valorisantes ou dévalorisantes. Si toute métaphore, comme n’importe quelle figure, est une stratégie de détour, ce détour n’est pas innocent » (232). Les chroniques nous offrent de nombreux exemples de ce détour concrétisé à partir de la métaphore qui organise le texte pour lui donner une orientation déterminée. Nous allons étudier maintenant ces stratégies de métaphorisation proposées par Gómez Carrillo.
11En las trincheras recueille 25 chroniques qui retracent le déplacement du groupe de journalistes étrangers guidés par un officiel de l’état-major dans les champs de bataille entre l’Alsace et la Picardie, en commençant par la ville de Belfort. Le narrateur prend dès le début une position qui le différentie d’un correspondant dans la mesure où il ne décrit ni interprète les événements, mais il s’attarde sur les sensations retrouvées dans les villages et les témoignages des habitants. Le narrateur devient ainsi une sorte de promeneur (ou parfois un flâneur en ville) cherchant à comprendre l’esprit humain à travers non seulement la nature et le paysage, mais aussi les œuvres artistiques qui transcendent les temps. Plus qu’un correspondant, Gómez Carrillo est un voyageur, et cela est manifeste dans la représentation du déplacement comme une excursion et l’appellation de « cicérone » pour les guides militaires. Nous retrouvons cette différence marquée dans son premier livre des chroniques de guerre où il dit : « […] mis señores compañeros toman muy en serio su carácter de corresponsales de guerra, que en cuanto pierden la huella de los ejércitos parecen extraviados y desorientados » (Gómez Carrillo, 1922, 197). Cette position et ce style narratif peuvent paraître surprenants lorsqu’il s’agit des territoires qui vivent sous la menace constante des bombardements, or c’est justement cette image qui prend le dessus tout au long du livre.
El valle se extiende entre las colinas, ondulando armoniosamente. Los pinos, siempre verdes, dan al paisaje una riqueza de color en la cual se destacan, cual pinceladas de oro, las copas de los nogales y de los robles. En los vergeles, los manzanos cargados de frutas púrpuras, se recortan como juguetes sobre el terciopelo del césped […] Los rebaños trepan por las laderas al son de las flautas silvestres, y los niños corren, cantando, por los senderos. No es la tragedia lo que aquí palpita, es la égloga (Gómez Carrillo, 1916, 47).
12Dans la citation précédente, le chroniqueur met l’accent sur la construction d’un espace bucolique qui s’étend, bouge et prend des formes harmonieuses. Il faut remarquer l’utilisation de métaphores picturales permettant de décrire la nature à la manière d’un tableau qui permet au narrateur de devenir peintre. Le narrateur comme peintre est une image utilisée habituellement par les écrivains modernistes qui souhaitent transposer les différentes formes d’art et les sublimer. Or cette pratique prend d’autres significations dans le cadre du récit cité dans la mesure où ce paysage se retrouve assiégé par l’ennemi et menacé par la destruction. La métaphore du style moderniste déplace l’effet purement esthétisant pour accentuer le contraste avec les descriptions des tranchées et l’horreur de la guerre. Il s’agit aussi d’une manière de retrouver le calme supposé de la vie de campagne. Cette stratégie est fréquemment utilisée par le chroniqueur au début des récits, ce qui permet au lecteur de réaliser une sorte de voyage en se laissant guider par la description du paysage enchanteur jusqu’au choc causé par la réalité du combat. C’est aussi le cas à l’arrivée à la ville de Tann :
¡Alabada sea Santa Odilia, al fin encuentro una ciudad alsaciana que me produce una impresión de entusiasmo, de ardor, de esperanza, de tranquilidad !... Y por uno de esos absurdos fenómenos de la suerte, esta ciudad es justamente la que más ha sufrido y la que más sigue sufriendo la guerra (Gómez Carrillo, 1916, 65).
13Gómez Carrillo ne peut pas s’empêcher de chercher constamment une image qui perdure dans le discours national de la France éternelle des campagnes et pour cela il doit dissocier le temps et l’espace dans son récit. C’est ainsi qu’il est en quête de la tranquillité bucolique qui doit, d’une manière ou d’une autre, perdurer malgré la guerre, et lorsqu’elle n’est pas évidente à cause de la destruction, elle peut être retrouvée dans les souvenir des habitants, dans les références à un passé glorieux et plus particulièrement dans les monuments anciens.
¡Y esas ventanas a través de las cuales se ve brillar, en un fondo de maderas obscuras, la tradicional estufa de porcelana !... A veces me dan ganas de acercarme a ellas para tratar de sorprender, indiscretamente, algo del misterio de esas existencias provincianas que se deslizan en un silencio perpetuo y continúan otras existencias de seres que ya desaparecieron, y que fueron iguales a las de hoy, que se movieron del mismo modo, a las mismas horas, impulsadas por los mismos sentimientos… ¡Ah, el dulce fastidio que se exhala de todos estos barrios poéticos !... (Gómez Carrillo, 1916, 71).
14En parcourant les chroniques pour accompagner les journalistes à la rencontre des poilus et des populations, nous retrouvons en permanence toute une structure de métaphorisation de la France basée sur l’idéalisation de la campagne et la force de la tradition qui perdure. De cette manière, la vision des tranchées ne pend pas le dessus tout au long des chroniques, mêmes si celles-ci sont décrites pendant les visites au front du Nord. L’organisation de ce discours est fondée donc sur une analogie simple : la France est en guerre, qu’est-ce que la France ? C’est l’histoire des guerres anciennes et glorieuses, la pensée illustrée, les cathédrales et monuments, la campagne bucolique et les paysans insouciants. Nous retrouvons donc ce réseau métaphorique (largement utilisé dans les discours nationalistes), mais qui revêt aussi d’une signification particulière dans ses chroniques de pour plusieurs raisons. Tout d’abord Gomez Carrillo est un étranger, latino-américain, pour qui l’image de Paris se construisait comme un rêve d’art et d’intellectualité, et c’est cette image qu’il défend, dans la mesure où pour lui la guerre est déclarée, non pas tout simplement à un pays, mais à une histoire artistique. Il ne faut pas oublier sa francophilie évidente, dont lui même rappelait les mots de Rubén Darío à son sujet : « No hay en el mundo un escritor más francés que el autor de Campos de batalla y campos de ruina » (El Liberal, 1916).
15Je considère qu’il est possible de prouver cette interprétation lorsqu’on lit les commentaires de l’auteur à propos des Allemands et de cette opposition entre la France et l’Allemagne, puisque ce qui pouvait surprendre à l’époque du conflit, c’est justement le manque d’une critique à outrance de l’Allemagne de la part du chroniqueur. Pour lui, ce pays représente non seulement l’ennemi circonstanciel, mais aussi un pays d’art et de culture qui a produit la guerre mais aussi a fait naître Goethe. Dans la chronique « Los alemanes de Reims » nous retrouvons cette polémique car l’auteur essaie de contraster les comportements barbares de l’armée teutonne avec des agissements dignes d’admiration à d’autres endroits : « No hay en el mundo hoy un lugar donde no se hable de la barbarie alemana. En cambio, nadie ha hecho ver que en otros lugares, como aquí, en vez de mostrarse salvajes los guerreros del Káiser, se condujeron de una manera digna del mayor elogio » (Gómez Carrillo, 1916, 146). Face au reproche de ses camarades journalistes qui le soupçonnent d’une sympathie envers les allemands, il explique au lecteur que ce n’est pas la première fois que l’on l’accuse de ne pas détester assez les peuples d’outre-Rhin : « En La Libre Parole, un M. Jean Drault decía, poco ha, que los periódicos franceses que, como Le Matin y L’Information, traducen mis artículos, no notan el veneno teutónico que contienen en el fondo… ‘no es el momento, agregaba, de admirar esos enemigos bárbaros’« (Gómez Carrillo, 1916, 147).
- 3 Il faut dire aussi que Gómez Carrillo a été poursuivi par le parquet espagnol à cause d’un article (...)
- 4 Pour approfondir sur la presse espagnole pendant la guerre : Martínez Arnaldos, Manuel, Pujante Seg (...)
16Nous ne pouvons perdre de vue les enjeux importants des textes qui sont publiés dans les journaux de différents pays et les implications idéologiques qui en découlent3. La neutralité de l’Espagne dès le début du conflit et le contexte de la presse espagnole pendant les années de la Grande Guerre provoquent une sorte d’affrontement journalistique entre ce qui se sont déclarés « aliadófilos » et les « germanófilos ». El Liberal n’hésitait pas à montrer sa francophilie et son soutien à la cause alliée4. Cependant, les intérêts du chroniqueur se situent souvent, comme on l’a vu plus haut, du côté des images qui rendent compte de la valeur culturelle des pays et des motifs que l’on peut trouver pour dire son admiration. Ce sentiment d’admiration du courage de l’ennemi est aussi visible dans d’autres recueils de chroniques comme Campos de batalla y campos de ruina où il se demande comment peut-on détruire autant dans une guerre et produire aussi des grandes œuvres artistiques. C’est ainsi que le chroniqueur essaie de justifier son admiration lorsque les actions de l’armée allemande ne font pas de grands dégâts :
Considerando sus crímenes, hay que odiarlos en conjunto. Pero, por lo menos, al encontrar una página sin sangre en la gesta de sus actuales aventuras, el deber de quien desearía ser el cronista de una guerra caballeresca consiste en insistir sobre ella, en hacerla leer, en glosarla con melancólica nostalgia (Gómez Carrillo, 1916, 147).
17Cette façon de se concevoir en tant que chroniqueur « d’une guerre chevaleresque » en dit long sur les stratégies littéraires que l’auteur utilise pour structurer les chroniques à partir d’une vision un peu différente des correspondants de guerre traditionnels. Gómez Carrillo voulait raconter une guerre d’autrefois, une guerre que l’on puisse admirer et qui mériterait vraiment d’être écrite. Ceci nous amène vers une autre image récurrente et constamment métaphorisée dans les chroniques, celle qui présente l’opposition entre la guerre ancienne et la guerre moderne. Cette opposition est représentée dans les chroniques grâce au déplacement du centre d’intérêt de l’observateur, qui parle de la guerre par des moyens détournés tel que l’histoire de la ville, son architecture et ses monuments, la littérature et les traditions immémoriales. La cathédrale devient la métaphore de la ville et de la population, sa vulnérabilité et celle du pays et sa destruction représente une menace constante (c’est image a été largement utilisée pendant le conflit, en particulier lors du bombardement de la Cathédrale de Reims).
18L’utilisation de ces moyens détournés qui centrent l’attention sur les crimes commis contre l’art et l’histoire européenne dans une guerre moderne — et difficile à appréhender par les contemporains — est à mon avis la réponse du chroniqueur à la question de comment raconter l’horreur, comment parler d’un conflit qui prend de l’ampleur et qui n’a pas de précédent dans l’histoire de par les moyens utilisés pour organiser la destruction. La réponse se trouve donc dans le déplacement qui permet la construction métaphorique du discours, qui permet à l’observateur de dissocier le temps et l’espace pour raconter plutôt une histoire des hommes et des femmes courageuses et non pas une histoire militaire ou de stratégie. La guerre moderne n’a pas pour lui la beauté de la geste ancienne, du combat pour l’honneur, et c’est pour cela qu’il n’arrive pas à comprendre le discours enflammé du guide militaire lorsqu’il lui explique la perfection de la construction des tranchées du Nord :
Además, por muchos esfuerzos que hago, siempre los hombres que aquí viven me interesan más que las fosas, las cavernas y los túneles. Y después de mucho observar, lo que pienso es lo que pensé ayer en Champagne y en el Norte : que la guerra así comprendida, así practicada, es la más triste, la más lúgubre operación de exterminio que los hombres pueden llevar a cabo, puesto que ni siquiera tienen, para excusar sus instintos de crueldad, el pretexto de los grandes arrebatos inconscientes (Gómez Carrillo, 1916, 25-26).
19Le chroniqueur garde encore une notion de guerre puisée dans les récits glorieux de la littérature classique et illustrés dans les toiles monumentales du romantisme où l’on identifie clairement la figure du héros qui triomphe. Cette guerre imaginaire représente la beauté et l’admiration (Gómez Carrillo, 1916, 55), et c’est pour cette raison que Gómez Carrillo cherche à souligner les moments admirables — même chez l’ennemi — et les actes de bravoure. Dans cette position de chroniqueur d’une guerre chevaleresque, l’auteur sélectionne les événements qui s’accordent au mieux à sa vision de la guerre en déplaçant le sens qui est à partir de ce moment là accordé à une nouvelle forme de conflit.
20Comment raconter donc cette horreur ? à mon avis, il ne le raconte pas tout à fait, il ne fait pas face aux particularités qui ont transformé au xxe siècle les façons de faire la guerre et qui définissent cette guerre moderne. Pour lui, il n’y a pas de poésie dans une destruction massive qui semble dépourvue de sens, ou plutôt seulement un déplacement métaphorique de ce signifiant pourrait rendre compte de cette douleur. C’est ainsi que, pour donner quelques éléments aux lecteurs, il reprend les métaphores belliqueuses déjà bien connues à ce moment de l’affrontement, telles que l’image de la guerre-enfer ou, « las balas con rumor de abejas », « cañones que vomitan terrible metralla » ou bien « los campesinos que aran bajo la metralla ». De manière générale, les informations les plus proches des événements dans les chroniques sont reproduites entre guillemets pour donner la parole à ceux qui les ont vécues en chair et en os. Cependant, celles-ci ne font que confirmer le chroniqueur dans l’idée que cette guerre n’a pas de sens.
21Cela me fait penser à l’affirmation d’Adorno à propos de l’impossibilité de faire de la poésie après Auschwitz :
La célèbre phrase d’Adorno mérite, semble-t-il, correction : ce n’est pas la poésie qui est impossible après Auschwitz, mais plutôt la prose. Le réalisme échoue là où l’emporte l’évocation poétique de l’insoutenable concentrationnaire. Autrement dit, lorsque Adorno affirme qu’écrire de la poésie est impossible (voire barbare) après Auschwitz, cette impossibilité est en réalité une impossibilité fructueuse : la poésie se rapporte toujours, par définition, à quelque chose qui ne saurait être dit de façon directe, mais seulement évoqué (Žižek, 12).
- 5 BIHL, Laurent, “Le bombardement de la Cathédrale de Reims et son traitement médiatique”, 14-18 Miss (...)
22À mon sens, il est évident que la position de Gómez Carrillo se place rapidement du côté des Alliés et de la France tout particulièrement. Il utilise des métaphores qui construisent des images qui sont amplement diffusées dans la presse de l’époque, comme le culte à la patrie à travers son patrimoine (Bihl, en linge)5, ou la défense d’une civilisation illustrée. Néanmoins, nous pouvons aussi observer clairement une envie de retrouver une image de la guerre d’autrefois et de rendre littéraire ou poétique quelques-uns de ses événement ou de ses acteurs. Pour cela, il décrit les champs de bataille à partir de l’observation d’un voyageur qui se promène dans le temps et l’espace dissocié pour retrouver des gestes glorieuses et des traditions millénaires. Les hommes et les femmes qui subissent le conflit sont au cœur des chroniques, ainsi que les soldats qui donnent leur vie, même s’il s’agit des prisonniers allemands qui se montrent fiers, polis et obéissants, ce qui pour le chroniquer est tout à fait digne d’admiration.
23L’énorme masse de discours générés à partir du début du conflit à la fin du mois de juillet 1914 et jusqu’à l’après-guerre nous confronte à tout un réseau métaphorique complexe qui rend compte des affrontements idéologiques qui sous-tendaient la lutte armée. De nombreux écrivains ont participé à la construction de ces discours et ont aussi organisé leur ralliement à partir des images marquantes. Le cas d’Enrique Gómez Carrillo est un exemple intéressant de cette participation en tant que chroniqueur d’une autre époque qui doit faire face à l’horreur des temps modernes.