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Mélanges

Buenos Aires 7 de agosto de 1980. Première photographie argentine de Samuel Rimathé

Diego Jarak

Résumés

L’article se propose d’analyser le premier cliché réalisé par le photographe Samuel Rimathé en Argentine, Buenos Aires 7 de agosto de 1890. L’apport du photographe suisse à l’histoire visuelle argentine est indiscutable. À cela s’ajoute son extraordinaire capacité d’observation, et la qualité de ses travaux, tant par leurs aspects techniques que par leurs compositions.

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Texte intégral

1Les informations sur Samuel Rimathé commencent avec son débarquement en Argentine. On sait qu’il est arrivé à Buenos Aires à bord d’un navire anglais, le Neva, le 31 août 1888, en provenance de Southampton. Au moment du débarquement il avait 25 ans, et aucune relation directe avec le pays ; encore aujourd’hui, on ne sait pas quelles ont été les motivations qui l’ont incité à réaliser la traversée. On peut penser que, comme pour beaucoup d’autres immigrants, Rimathé avait lu une des annonces publiées par le gouvernement argentin en Angleterre ; ou bien, qu’il avait entendu parler du pays par un autre voyageur. C’étaient des périodes de prospérité pour l’économie argentine et, comme nous le verrons, les entreprises anglaises étaient intéressées pour investir dans le pays. C’est peut-être ici qu’il convient de chercher les motivations qui le conduisirent en Argentine.

2 Abel Alexander et Luis Priamo, tous les deux historiens de la photographie en Argentine, pensent que Rimathé, qui s’était déclaré comme photographe dans sa fiche d’entrée dans le pays, aurait emmené avec lui son propre matériel photographique puisque deux ans plus tard, selon ce que nous indique une annonce apparue dans le journal La Prensa, le 22 août 1890, il le mettait en vente. Les auteurs de Samuel Rimathé y los inicios de la crónica fotográfica en la Argentina (Priamo et Alexander, 2007 : 123) affirment que la première photographie prise à Buenos Aires par le Suisse, dont la date a pu être établie, est du 7 août 1890. C’est-à-dire seulement quelques jours avant de publier l’annonce de la vente d’un « appareil pourvu de neuf objectifs pour 40 pesos » (Priamo et Alexander, 2007 : 16), que les intéressés pouvaient voir dans son local de la rue Libertad 151. Plus loin nous reviendrons sur cette photo puisque, au-delà de savoir si c’est ou non la première photographie prise par Rimathé dans la cité portuaire, sa lecture et la signification qu’elle comporte sont essentielles pour comprendre son œuvre, et plus encore la vision que le nouveau arrivant avait de la jeune nation. Une nation qu'il ne tardera à adopter. En tout cas, la faible distance entre la date de l’annonce, à laquelle Rimathé mettait en vente son appareil, et la photographie attire l’attention. Si, comme le suggèrent les historiens, le Suisse avait fait le voyage avec son appareil, on peut imaginer qu’en plus de celui-ci, il possédait d’autres appareils, avec lesquels il avait continué de travailler. En effet, nous savons qu'il a gardé une continuité dans son activité, et de ce fait qu'il devait être propriétaire, au moins, d'un deuxième équipement. Pour cela, il faut considérer aussi qu’avant d’arriver à Buenos Aires, Rimathé était déjà un photographe professionnel. La présence d’autres appareils, de plus, témoignerait d’une pratique préalable et d’un exercice soutenu à l’intérieur de la profession dans d’autres pays. Cependant, aucun de ces éléments n’a pu être vérifié. À l’heure actuelle, nous ne pouvons pas déclarer une seule preuve de son activité de photographe avant son arrivée à Buenos Aires.

3 Le Suisse partagea avec plusieurs contemporains (Samuel et Arturo Boote, Christiano Junior, Witcomb), une pratique photographique extrêmement prolifique. Comme les frères Boote, une partie de son œuvre fut le produit de commandes d’entreprises et d’industries commerciales et agricoles. Pour cette époque, ce type de prestations était courant et fréquent. À côté des photographies de commande, Rimathé s’occupa de dépeindre la ville et ses environs. Le photographe fait partie de la bande de professionnels qui ont parcouru le pays à la recherche de scènes, de personnages et de coutumes à photographier. On ne lui connait pas, en revanche, une production portraitiste, ce qui était habituel chez les photographes et une des sources de revenus les plus importantes, au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle. Rimathé a parcouru les provinces du littoral et du nord-est du pays, réalisant une des productions les plus significatives de l’époque :

« Il est possible que ses premières et plus importantes incursions, dans le Littoral, aient été motivées par l’absence d’albums photographiques dédiés à la zone, comme on peut le constater en étudiant la production de la période. En fait, sa trentaine de photos de Corrientes que nous connaissons constitue un des groupes les plus nombreux et les plus importants d’images de cette ville au xixe siècle. » (Priamo et Alexander, 2007 : 16)

4L’apport du photographe suisse à l’histoire visuelle argentine est indiscutable. À cela s’ajoute son extraordinaire capacité d’observation, et la qualité de ses travaux, tant par leurs aspects techniques que par leurs compositions. Ce qui le différencie de ses prédécesseurs, encore en activité dans l’ultime décennie du XIXe siècle, c’est sa fine compréhension de la société, de ses hommes, de ses coutumes, et des transformations qui se produisaient devant lui, ainsi que la manière avec laquelle il a pu transposer cette compréhension sociologique en une œuvre photographique.

5 Rimathé arriva à Buenos Aires, aux alentours de 1888, alors que Juarez Celman était arrivé presque deux ans auparavant à la présidence de la Nation. L’ascension du gendre de Julio A. Roca, le précédent président de l’Argentine, en avait surpris et offusqué plus d’un. Les actions de son gouvernement finiraient par crisper une partie encore plus importante de cette société. Juarez Celman venait de la province de Cordoba, où il avait étudié le droit, et réalisé une brillante et rapide carrière en politique. Ses actions s’orientèrent très tôt à promouvoir la séparation définitive entre l’Église et l’État. Une thématique qui s’était imposée dans le programme de tous les députés, mais qui à cette époque se convertit en un des axes centraux dans lesquels la transformation se révéla. Ainsi, en 1884, quand Lucio Vicente López publie son célèbre La gran aldea, (Vicente López, 1992) il ne laisse pas passer l’occasion de critiquer ce clergé usé et rétrograde. Dans le chapitre 12, López réalise la description d’un moine, qui s’en va assister une moribonde. Le ton est d’un humour des plus crus :

« S’approcha du lit un frère obèse, vêtu de couleurs voyantes, impassible comme un phoque, gras comme un porc : le visage aplati par le stigmate de la gourmandise et des appétits charnels, la bouche épaisse comme celle d’un satyre, l’œil stupide, l’oreille de chauve-souris, les pommettes colorées comme celles d’un clown. Il ouvrit entre ses mains grasses et charnues, un livre dont un pantin avec un cierge éclairait les pages, et éruta [sic] sur le cadavre dans un latin barbare et nasillard quelques prières avec la stupéfiante inconscience d’un moulin à paroles. » (Vicente López, 1992 : 18)

6En tant que président, qui souvenons-nous n’agissait pas en suivant la ligne des présidents historiques, Juarez Celman profita de la situation pour accumuler tout le pouvoir qu’il put, depuis l’État, mais aussi depuis le parti, se faisant nommer président du PAN .

7 La décennie de 80 arrivait à sa fin dans une conjoncture économique favorable. Cependant, peu de temps après allait se produire une des premières crises importantes du jeune pays. La campagne militaire de 1879, la parodique « Campagne du désert », et la nomination ultérieure de Roca comme président de l’Argentine, scellait définitivement le processus qui avait commencé en 1852, avec la bataille de Caseros. Concrètement, cela se traduisit par l’accélération de la dernière étape de la structuration de l’État National, qui pour cette époque pouvait maintenant affirmer sans complexe qu’il « possède le monopole de la force légitime, établi sur la défaite des dissidences provinciales » (Terán, 2008 : 76). À ce moment-là se produisit la tant espérée fédéralisation de la ville de Buenos Aires, et avec cela fut retirée une épine qui, durant quasiment trente ans, était resté fichée au pied de la Nation. Depuis lors furent appliquées les lois laïques d’éducation et du registre civil, qui placèrent dans les mains de l’État le contrôle de la population, jusqu’alors partagé avec l’église catholique.

8 Juarez Celman hérite d’un État fort, en expansion, avec une croissance économique sans précédents, et un développement industriel et agraire qui suivent l’évolution du marché, mais avec une société fragilisée par les divisions et le long processus de construction. L’excès de confiance porte le président sur des chemins qu’il ne pourra pas contrôler : les investissements étrangers arrivent à leur maximum. Les actionnaires, majoritairement anglais, vont étendre significativement le tracé des voies de chemin de fer. Symbole indiscutable du progrès, expression supérieure de l’expansion territoriale, moteur accéléré du développement et de l’avancée de la civilisation. C’est la conclusion finale du processus mis en œuvre contre les populations indigènes qui, signale Terán, « s’appuyait sur une programmation amplement partagée par les élites du monde occidental : que les nations viables étaient celles dotées d’une population de race blanche et de religion chrétienne » (Terán, 2008 : 14).

9 En 1888, année où Rimathé arrive dans le pays, apparaît le premier signal du déséquilibre. El Banco Constructor de La Plata fait faillite, laissant impayé un nombre important de factures. Comme conséquence de la chute de la Banque, le président de l’institution, dans un acte désespéré, se suicide. Un symbole tangible et concret de ce qui, au fond, se préparait depuis un certain temps, et dont la Ley de Bancos Garantidos, instaurée à la fin de 1887 par le président Juarez Celman, avait été un des éléments qui avaient accéléré le processus, préparant ainsi le cataclysme. Cette loi avait encouragé l’apparition des banques provinciales, en leur octroyant la faculté d’émettre de la monnaie, sans soutien. Le papier fut rapidement déprécié sur les marchés, qui s’occupaient à spéculer à la Bourse de Commerce. L’augmentation immodérée de devises étrangères – ce qui est le contrepoids de ce jeu pervers –, créant la bulle spéculative, qui ne tarderait pas à exploser. La crise, comme chacun sait, arriva en 1890.

10 À l’intérieur de ce panorama, nous pouvons nous demander : quelles ont été les préoccupations dominantes dans la société et dans l’état qui occuperont une partie de la réflexion des intellectuels de la période qui s’ouvre en 1880 ? L’historien des idées Oscar Terán affirme que la réponse est organisée autour d’une problématique et qu’elle se regroupe dans plusieurs questions :

« Social, par les défis que projetait le monde du travail urbain. National, devant le processus de construction d’une identité collective. Politique, face à la question à propos du lieu à assigner aux masses à l’intérieur de la « république possible », c’est-à-dire, la question de la démocratie. Et immigration, parce que tous ces problèmes se sont trouvé réfractés et crispés dans une échelle agrandie autour de l’incorporation exceptionnelle d’étrangers à la société argentine. » (Terán, 2008 : 111)

11C’est dans ce contexte particulier, de crise, mais marqué par le lancement définitif du modèle libéral, qui amènera jusqu’à son paroxysme son idéal de modernité, favorisé par un contexte d’expansion économique et d’un développement industriel et agricole sans égal, que nous devons situer l'œuvre de Samuel Rimathé. Nous ajoutons, comme ultime information avant d’entrer dans la présentation et l’analyse de la production du photographe suisse, que sur le plan urbain, la ville se transforme, plus encore que dans les années précédentes parce que cette nouvelle transformation touchera l’essentiel de la ville, son centre et sa structure historique (Silvestri, 2011).

12 En effet, sous le gouvernement de l’intendant de la ville de Buenos Aires, Torcuato de Alvear, et la gestion du secrétaire des Œuvres Publiques de la même ville, Juan Antonio Buschiazzo, de grands changements vont être réalisés, ainsi qu’une série de réformes urbaines qui vont altérer des parties historiques de la ville. La nouvelle administration s’attaque au périmètre qui va depuis la Plaza de Mayo jusqu’au Congrès. C’est durant cette période, par exemple, qu’est démolie la Recova Vieja, un des symboles de l’époque coloniale ; et que commencent les travaux de l’Avenida de Mayo, ouvrant le trajet jusqu’à la rue Callao. Désormais, il ne s’agit pas uniquement du mouvement de la modernité dans le reflet de la construction de nouveaux et importants édifices ; c’est la ville toute entière qui s’associe à une transformation profonde de son espace urbain. Rimathé est l'un des photographes de cette transformation.

13 Un élément important concernant le photographe suisse, que nous avons déjà mentionné, mais qui mérite d’être rappelé, est qu’il arrive à Buenos Aires douze mois avant le commencement de la crise de 1890 ; que la même année de son débarquement dans la ville se produit l’effondrement de la première Banque, annonçant déjà ce que serait la crise de presque 20 mois de déséquilibre et d’instabilité ; qu’au cours de sa première année à Buenos Aires, et souvenons-nous qu’à ce moment-là, comme nous le croyons, Rimathé avait déjà son propre studio de photographie, le Partido Autonomista Nacional se disloque préparant les conditions pour la création prochaine de l’Unión Cívica. En tant que spectateur extérieur, Rimathé se trouve dans une position privilégiée, surtout comme observateur de la culture, de la réalité politique et sociale du pays.

14 Hasard, curiosité, extravagance, ou simplement souhait, quelle que soit la raison qui le conduisit à prendre chaque photographie, le jeune et nouvel immigrant – qui adoptera la nationalité argentine, pour l’abandonner plus tard –, est le témoin d’un moment historique dans le processus politique de l’organisation argentine : le renoncement d’un président, Miguel Juarez Celman, et la nomination d’un autre, Carlos Pellegrini. Les faits eurent lieu le 6 et 7 août 1890, au milieu de l’une des crises économiques les plus importantes de son histoire.

15 La première photographie de Samuel Rimathé de la ville de Buenos Aires, intitulé Buenos Aires 7 de agosto de 1890 (fig. 1), dépeint la marche en faveur de Carlos Pellegrini, qui vient d’assumer la présidence de la Nation. L’image montre une partie de la façade du palais présidentiel. Le cadre est soigné, le photographe a respecté la physionomie de l’édifice dans tous ses détails – observez le découpage qui garde non seulement l’étendard supérieur, mais un peu d’espace, pour lui permettre de mieux resplendir –. L’appareil est dirigé vers la foule qui se regroupe devant le bâtiment. C’est une foule de gens parmi laquelle on ne distingue que quelques bras et têtes. La photographie a été prise depuis un point élevé suffisamment large, puisque l’orientation de l’appareil n’est pas en plongée, comme on pourrait le supposer, sinon en position horizontale. Cette perspective permet au photographe de faire surgir toute la force de la manifestation, sans perdre la magnificence de l’édifice. Il faut noter la maitrise du photographe dans l’exposition et le traitement de la prise. Tous les composants de l’image, depuis les hommes les plus proches de l’appareil jusqu’à ceux sur la terrasse du bâtiment, quelques drapeaux qui ondoient avec le vent, et, bien sûr, tous les détails de la façade sont en parfait focus. Si nous ne pouvons deviner quels furent les motifs qui poussèrent Samuel Rimathé à positionner son appareil, et à consigner ce moment, nous pouvons affirmer qu’avec cette image, le Suisse se positionnait comme un des grands maîtres de la chronique photographique.

Fig. 1

16La photographie Buenos Aires 7 de agosto de 1890 est une exception rare, dans son caractère historique. Samuel Boote avait déjà photographié une parade militaire (fig. 2) devant le palais présidentiel, en proposant notamment différentes vues de l’évènement (Alexander, Hora, Losada et Priamo, 2012). Des photographies existent de la procession qui a eu lieu avant la démolition de la Recova vieja, et il existe même quelques photographies des Fiestas mayas, de Boote lui-même, dans les débuts de la décennie 1890. Autre événement historique important de ces années, qui fut décrit par la photographie, est la visite en novembre 1900 du président brésilien Manuel Ferraz de Campos Salles ; celle qui fut prise, entre autres, par Rimathé et qui, d’une certaine façon, pourrait être mise en parallèle avec la photographie de l’accession de Pellegrini. Ce n’est pas que Rimathé, ou les autres photographes ne se soient pas intéressés aux questions politiques et aux multiples événements qui se déroulaient devant leurs yeux ; le problème est que, dans les années 1890, la photographie devait être un processus relativement lent. Le photographe devait transporter le lourd appareillage : le tripode en bois, les plaques de verre qui servaient de négatif étaient grandes, lourdes et fragiles et par conséquent l’appareil, volumineux et pesant. Installer tout l’équipement prenait beaucoup de temps. Il fallait régler les pieds en bois, équilibrer l’angle, monter la chambre et installer les négatifs. La manœuvre était délicate et demandait à être faite dans de bonnes conditions. Par ailleurs, depuis les années 1860, les temps d’exposition étaient encore très longs et lents, ce qui limitait significativement les sujets qui pouvaient être abordés. Face à ces conditions, « la spontanéité s’avérait inhibée, en dépit de quoi Rimathé réalisa des photos dont les effets s’approchent beaucoup de l’instantanée » (Cunietti-Ferrando, 1996 : 4). Ce qui n'est pas encore le cas pour les images proposés, par exemple, par Samuel Boote (fig. 2), où l'effet d'immobilise des troupes, dans un défilé aussi structuré et rigide que ne le sont les parades militaires, est renforcé par la distance à laquelle le photographe décida d'installer son appareil. Les foules, que l'e spectateur aperçoit avec difficulté de par leur taille, mais aussi parce que leurs habilles, majoritairement obscures, se fondent les uns aux autres pour enfin se dissoudre dans une marré noir que nous ne pouvons pas identifier.

Fig. 2

17Maintenant, si nous suivons les traces que l’activité du photographe suisse a laissées dans les journaux et revues de Buenos Aires, nous découvrons que pour août 1890 le jeune Rimathé était installé dans son propre local au numéro 151 de la rue Libertad. Même si pour la photographie du 7 août, et tout ce qu’elle suggère, nous pouvons supposer qu’il avait commencé son activité professionnelle plusieurs mois avant cette annonce. En juin 1891, Rimathé publie une autre annonce, dans le même journal, pour solliciter un imprimeur photographique, avec comme précision « inutile de se présenter si vous n’êtes pas compétent » (La Prensa, 7/08/1891). Le commerce devait fonctionner correctement, et les commandes allaient commencer à s’accumuler, d’où la nécessité d’engager et de payer un assistant. La précision de la note laisse transparaitre les paramètres d’exigence et de professionnalisme du photographe respectueux de la qualité du travail proposé. Nous savons, par le biais de deux litiges auxquels le nom de Rimathé est associé (Cunietti-Ferrando, 1996), que cette ligne de conduite et d’exigence furent les prémisses de tout son travail de photographe. A ce moment-là, le commerce de la photographie se développe à Buenos Aires. Les commandes publiques et privées sont en augmentation. Il s’agit, dans beaucoup de cas, de grandes entreprises qui, comme partie de leurs stratégies de développement, commencent à se constituer un fond de leur propre déploiement et évolution. Dans ce secteur en particulier, le professionnalisme, le sérieux et la qualité de la prestation photographique étaient indispensables. Rimathé doit avoir eu le juste profil pour le travail. Consolider le commerce au moyen de ces commandes, lui donna la liberté pour se lancer dans de nouveaux entreprenariats.

18 Avec Christiano Junior, Rimathé fut le photographe qui s’est le plus employé à décrire les genres urbains de la ville de Buenos Aires. Mais, tandis que le premier s’est occupé surtout de portraits réalisés en studio, avec ses décors, et de photos prises dans des mises en scène méticuleusement réglées, le Suisse a préféré mettre l’accent sur les prises en extérieur, dans l’environnement naturel, se rapprochant ainsi, dans la mesure du possible, d’une sorte de construction entre réalité et fiction, puisque la spontanéité était encore impossible. C'est en ce point que réside la force, l'inventivité, et la particularité du photographe Suisse, car il arrive à capter le mouvement sans les moyens nécessaires pour le faire.

19 Pour comprendre toute la richesse de cette image, la puissance derrière la technique, et l'intelligence de ce photographe, il est intéressant d'étudier une autre image.

Fig. 3

20Dans ce cliché, un daguerréotype pris en 1854 dont on ne connait pas le nom du photographe, il s'agit de la célébration de la proclamation de la constitution de Buenos Aires. La foule, réuni à la Plaza de la Victoria, devant la Cathédrale, est venue célébrer un évènement majeur, très attendue par une partie de la population locale. Pour enregistrer ce moment historique, l'auteur de l'image a décidé de placer son appareil photographique en hauteur, ce qui lui permettait d'ouvrir davantage le champ visuel et ainsi la perspective. D'après Miguel Angel Cuarterolo, auteur de Las primeras fotografías del país (Cuarterolo, 1995), l'image aurait été prise depuis la terrasse de la Recova Vieja. L'édifice faisait fois de séparation entre la Plaza de Mayo et la Plaza de la Victoria, et fonctionnait comme un marché semi-ouvert. Il faut imaginer la Plaza de la Victoria, sur laquelle la photographie a été prise, comme un espace plus réduit que l'actuelle Plaza de Mayo, qui aujourd'hui regroupe donc les deux espaces.

21 Tout comme pour la photographie Buenos Aires 7 de agosto, le photographe a pris soin que les éléments présents dans l'image soient le plus net et clair possible. On le constate, par exemple, à travers les personnages qui se situent à la terrasse de l'Hôtel de Police et dont les silhouettes se distinguent avec une clarté surprenante. Or, contrairement à l'image pris par Rimathé, dans le daguerréotype de 1854 les personnages en premier plan sont, la plupart de temps, flous, voire même des images fantasmagoriques. Ceci n'est pas un défaut de l'image ou du photographe, mais une contrainte technique propre de l'époque; c'est que le temps d'exposition pour un daguerréotype était forcement plus important, et de ce fait qu'il était impossible de capter le mouvement. Aucun mouvement. Autre le flou des personnages principaux, le spectateur contemporain n’est frappé par la précision avec laquelle le daguerréotypiste est arrivé à capter les détails de la pyramide qui, à cette époque se trouvait en face de la Cathédrale. La netteté des images produites par les daguerréotypes avaient déjà capté l'attention et les éloges de tout le monde, et ceci depuis les toutes premières images. Cet effet est également perceptible dans les façades des édifices, ou encore dans la plateforme qui avait été installée spécialement pour l'occasion, et dans laquelle allaient se jouer des spectacles, et se tenir les discours.

22 Mais, une fois les questions techniques mises de côté, car rappelons que la photographie à l'époque de Rimathé ne permettait pas non plus une captation du mouvement, la différences entre les deux photographes permettent de comprendre comment le regard évolue entre 1854 et 1890. Le daguerréotypiste a voulu capter un moment historique d'une très grande importance. Pour ce faire, il a voulu donner une image la plus large possible, mais, apparemment, pour lui, l’estrade était l'un de ces éléments centraux, tout comme la pyramide ou la façade de la Cathédrale. On le constate dans le choix, ou plutôt dans l'absence de choix, dans le cadrage. La plateforme apparait entière alors que la façade de la Cathédrale a été coupée en deux. Comme si le photographe n'arrivait pas à choisir entre les divers éléments. C’est très probablement cette absence de choix qui a fait que la pyramide est restée déplacée par rapport au centre de l'image se diluant ainsi avec la façade de la Cathédrale. Pour résoudre ce problème, le photographe n'avait qu'à se déplacer sur l'axe horizontal – la longueur de la Recova vieja aurait permis de faire ce mouvement –, et ainsi obtenir une vue dégagée de la pyramide avec comme fond, uniquement, le ciel. Dans le choix de ce photographe de 1854, la composition ne permet pas de rentrer dans l'espace, mais uniquement de le percevoir de l'extérieur, dans la distance, le flou et dans un méli-mélo à travers lequel le spectateur n'arrive pas à discerner quel est l'élément central et où il faut regarder; comme il n'arrive pas non plus à comprendre où a lieu l'action principale.

23 Au contraire, dans l'image de Rimathé tout est fait pour guider le spectateur, pour l'amener dans l'action, pour lui indiquer le point à partir duquel l'évènement a lieu. Le choix du photographe Suisse est d'autant plus juste que, en cadrant l'image comme il l'a fait, tous les éléments de la composition sont appréciés à leur juste valeur. La foule comme un ensemble vivant, où les corps se fondent les uns avec les autres, et seuls les visages ou les quelques banderoles blanches se distinguent. La Casa de gobierno, ce géant en béton, est à la fois le symbole du pouvoir, avec ses grandes arcades, et son imposante façade, que l'aimant de ce mouvement de masse, le peuple, qui est venu jouer son rôle dans l'Histoire politique du pays. Et enfin, la fusion entre la masse et le bâtiment dans une tension à peine perceptible à l'œil nu, mais que le photographe a su représenter dans son instable équilibre; ce qui se perçoit dans les choix des échelles entre les hommes, la foule comme un ensemble et le corps de ce bâtiment que le photographe a volontairement voulu couper, presqu'à la moitie. Ainsi, l'image, par ce jeu d'échelles, où les hommes sont nettement plus petits que dans l'image de 1854, arrive à transmettre avec beaucoup plus de force la signification de la raison pour laquelle ils sont là. Alors qu'il serait beaucoup plus difficile de montrer que Buenos Aires 7 aout 1890 est plus importante que la célébration de la proclamation de la Constitution de Buenos Aires de 1854.

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Bibliographie

ALEXANDER Abel et PRIAMO Luis, "Samuel Rimathé y los inicios de la crónica fotográfica en la Argentina", in Ciudad y campo. Buenos Aires, Cuyo y el Litoral en 1890-1910. Fotografías de Samuel Rimathé, Buenos Aires, Ediciones de la Antorcha, 2007, 123 p.

ALEXANDER Abel, HORA Roy, LOSADA Leandro et PRIAMO Luis, La Argentina a fines del siglo XIX - Samuel y Arturo Boote 1880/1900, Buenos Aires, Ediciones de la Antorcha, 2012, 164 p.

CUARTEROLO, Miguel Angel, "Las primeras fotografías del país" in AA.VV. Los años del daguerrotipo 1843-1870. Primeras fotografías argentinas, Buenos Aires, Ediciones Fundación Antorchas, 1995, p. 15-22.

CUNIETTI-FERRANDO Arnaldo J., « El fotógrafo Samuel Rimathé, un documentalista suizo de la realidad argentina », in Memoria del quinto congreso de historia de la fotografía en la Argentina, Buenos Aires, 1996, 12 p.

SILVESTRI, Graciela, El lugar común. Una historia de las figuras de paisaje en el Río de la Plata, Buenos Aires, Edhasa, 2011, 412 p.

TERÁN Oscar, Historia de las ideas en la Argentina. Diez lecciones iniciales, 1810-1980, Buenos Aires, siglo veintiuno editores, 2008, 320 p.

VICENTE LÓPOEZ Lucio , La gran aldea, Buenos Aires, CEAL, 1992, 185 p.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Diego Jarak, « Buenos Aires 7 de agosto de 1980. Première photographie argentine de Samuel Rimathé »Amerika [En ligne], 17 | 2017, mis en ligne le 05 janvier 2018, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/8355 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.8355

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Auteur

Diego Jarak

CRHIA / Université de La Rochelle
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