1Maria Luisa Femenías, philosophe argentine, spécialiste des études de genre et des mouvements féministes latino-américains, a eu un parcours exemplaire. Le travail de publication et d'institutionnalisation qu'elle a effectué est considérable et il convient de le rendre visible en France. Elle a participé à la création de l'Institut Interdisciplinaire d'Études de Genre (IIEGE) de l'Université de Buenos Aires et de sa revue Mora, qu'elle a animés pendant de nombreuses années. Responsable du Centro Interdisciplinario de Investigaciones en Género (CINIG) de l'Université nationale de La Plata, elle a dirigé de nombreux projets de recherche interdisciplinaires, nationaux et internationaux, réunissant philosophie, anthropologie, éducation, droit, psychologie, histoire. Le CINIG a organisé tous les deux ans d'importantes Jornadas Internacionales dont les Actes sont publiés. Elle a été par ailleurs professeure invitée dans de nombreuses universités étrangères. Ses propres travaux sont consacrés à la philosophie féministe, à la discussion des théories du genre et du multiculturalisme, ainsi qu'à la conceptualisation de la violence contre les femmes. Elle a été la première à traduire, diffuser et discuter les travaux de Judith Butler dans le contexte latino-américain mais a parallèlement publié de nombreux volumes consacrés aux productions féministes latino-américaines, afin de les mettre en valeur et les faire circuler, y compris en langue anglaise (Femenías & Oliver, 2007). Enfin, elle a reçu en 2016 l'un des prix nationaux les plus prestigieux, le prix de la fondation Konex « Estudios de género ».
- 1 La thèse a été publiée sous le titre : Inferioridad y exclusión. Un modelo para desarmar, Buenos A (...)
Michèle Soriano : Dans un examen superficiel de l'implantation des études de genre dans les universités espagnoles et hispano-américaines – en aucun cas systématique – que j'ai pu faire il y a quelques années, j'ai pu observer qu'au milieu des années 80 et début 90 des programmes d'études sur les femmes ont commencé à être créés et sont devenus ensuite, dans certains cas, des instituts d'étude de genre. Ce fut le cas, par exemple, de l'Instituto de Investigación de Estudios de las Mujeres y de Género de l'Université de Grenade, en Espagne, qui fut d'abord un séminaire en 84, puis est devenu un Institut de recherche, dix ans plus tard. En Amérique latine ce fut le cas du PIEM (Programa Interdisciplinario de Estudios de la Mujer), fondé en 1983 au Colegio de México, et du PUEG (Programa Universitario de Estudios de Género) créé en 1992 à la UNAM, sous la direction de Graciela Hierro ; du CEGECAL (Centro de Estudios de Género y Cultura en América Latina), créé à partir d'un programme initié par Kemy Oyarzún en 1991 à l'Université du Chili. L'IIEGE : Instituto Interdisciplinario de Estudios de Género, de l'Université de Buenos Aires, fut créé en 1997, mais fonctionna dès 1987 en tant que AIEM (Área Interdisciplinaria de Estudios de la Mujer), reconnue officiellement en 1992. María Luisa, tu fus l'une des fondatrices de cet Institut, j'aimerais que tu évoques ces années-là. Tu as déjà abordé ce contexte dans une interview antérieure, ainsi que les circonstances qui ont rendu possible l'inscription du sujet de ta thèse abordant la philosophie classique à partir des études de genre en Espagne1 (Iriarte, 2012). Avant de revenir sur l'un de tes commentaires décrivant les réticences rencontrées dans l'université Argentine d'alors, qui n'autorisait une telle inscription, il me semble intéressant de faire appel à toi pour comprendre la façon dont le contexte national argentin s'est articulé au contexte international, le processus selon lequel la pensée féministe a pénétré dans l'université, les résistances qu'elle a rencontrées, les autorités qui l'ont favorisée et les innovations qu'elle a engendrées. En tant que co-fondatrice de l'IIEGE puis co-fondatrice du CINIG, tu es bien placée pour nous proposer ce bilan.
- 2 Au moment où nous corrigeons ensemble la traduction de cet entretien, Maria Luisa Femenías annonce (...)
Maria Luisa Femenías : En premier lieu, je voudrais te remercier pour l'espace et l'opportunité que tu m'offres de répondre à tes questions – de façon satisfaisante, je l'espère. Si on regarde en arrière, ce furent des années de grande effervescence. D'un côté, nous avions confiance et pensions qu'avec le retour de la démocratie, tout allait devenir possible, que les années sombres étaient révolues et que nous pourrions, enfin, nous mettre à construire un pays meilleur. Il ne s'agit pas de nier les avancées, elles existent ; simplement, pour le dire avec les mots de Habermas, il semble que les forces utopiques soient en train de décliner. Les dissidences entre les différents partis politiques et en leur sein se sont révélées plus puissantes que nous ne l'imaginions à cette époque-là, et les crises économiques locales et mondiales ont frappé avec force. Mais dans ces années-là nous étions très optimistes (ou du moins, moi je l'étais). Dans ce cadre euphorique nous avons commencé à nous réunir dans la Faculté de Philosophie et Lettres, avec l'aval de la personne qui était alors notre doyen, le Dr Luis Yañez, et celui de la secrétaire de la faculté, la professeure Mirta Rososvsky. Nous travaillions collectivement, en groupes, solidaires, dans des réunions larges et, selon moi, très fécondes. Avec mes camarades de philosophie nous apportions l'expérience de la AAMEF (Asociación Argentina de Mujeres en Filosofía), que nous avions fondée peu de temps auparavant et où nous nous réunissions pour étudier et discuter en groupe les questions du féminisme, en faisant même l'expérience de l'écriture collective. Dans la faculté, à l'AIEM (comme nous avons décidé de l'appeler alors), nous traduisions, adaptions, étudiions, discutions et échangions. À mon avis, ce fut un exercice très enrichissant. Je sais que d'autres personnes considèrent que ce fut une période chaotique ou même s'en souviennent comme d'une période de « conflits ». Ce n'est pas mon cas ; je la revois encore aujourd'hui, avec le recul, comme une époque d'étude et de débats intenses, où la passion avec laquelle nous défendions nos propres positions et découvrions de nouveaux textes et de nouveaux débats était constante. J'ai le souvenir d'un « désordre » productif, riche, puissant. Vint ensuite la nécessaire organisation institutionnelle : ou nous nous ajustions aux statuts de l'Université (tout en forçant toutefois leurs limites, comme nous l'avons fait), ou nous renoncions à fonctionner dans le cadre de l'Université, qui était notre lieu de travail et de recherche (que nous venions à peine de récupérer). Nous nous sommes donc engagées, non sans quelques pertes, dans un processus d'institutionnalisation, qui donna lieu à un important débat interne entre « institutionnelles » et « mouvementistes ». À cette époque-là, j'ai opté pour l'institutionnalisation, les modules de formation, les programmes disciplinaires et les publications de la Faculté sont devenus notre objectif, pour rendre visible et dénoncer leur sexisme, intervenir et promouvoir des regards (autant que possible) moins biaisés. Je crois que nous avons assez réussi, non sans rencontrer des résistances qui pointaient le manque de « qualité » de nos productions. Un peu pour compenser la répugnance des publications traditionnelles à incorporer les questions liées à la théorie féministe et à celle du genre, nous avons décidé de créer Mora. Elle fut précédée par un bulletin dont trois numéros furent publiés afin d'évaluer la réception, le profil du lectorat et la faisabilité. Les retours furent très encourageants et nous nous sommes donc consacrées à l'organisation de Mora, avec le soutien de quelques professeures reconnues dont le parcours éditorial était important. Par exemple la spécialiste de littérature latino-américaine Susana Zanetti, qui avait été éditrice chez Eudeba avant l'intervention militaire et au Centro Editor de América Latina ensuite, y compris pendant la dictature. Avec Liliana Zuccotti, Susana Zanetti, Ana Amado et Mirta Lobato, j'ai fait partie du premier comité de rédaction de la revue. Malheureusement, les trois premières sont maintenant décédées, assez jeunes, mais Mora continue, et Mirta et moi-même2 faisons encore partie du comité de rédaction avec un groupe d'expertes plus jeunes. Actuellement la revue est une référence largement diffusée, surtout depuis que nous sommes en ligne. Il nous en coûta beaucoup pour conserver un équilibre entre les exigences de l'Université quant à ses publications et nos objectifs, nos intérêts. Il y eut de nombreuses résistances. D'un côté, celles des secteurs traditionnels du Comité des Publications qui ne voulaient pas accepter une revue interdisciplinaire avec des illustrations. De l'autre, certains groupes internes de l'AIEM refusaient de soumettre leurs articles à une double évaluation en aveugle conforme aux normes de la Faculté. Ce que nous sommes aujourd'hui est le produit d'un grand égrènement qui a peut-être contribué aussi à amenuiser les énergies utopiques des débuts. Cependant nous ne sommes pas une publication « universitaire traditionnelle », nous sommes une publication universitaire qui essaie d'ouvrir une voie dans le champ théorique du féminisme et des études de genre.
M S : Lors de ton entretien avec Ana Iriarte (Iriarte, 2012), tu te souvenais de l'accueil assez grossier que quelques collègues d'Études classiques réservèrent à ta conférence lors d'un Congrès consacré à « La femme dans l'Antiquité » et tu disais : « Qu'est-ce qui fait que ces textes continuent à nous affecter ? C'est là que j'ai commencé à travailler la bibliographie de la théorie féministe et des théories du genre, pour essayer de comprendre pourquoi le fait de signaler ce que je qualifierais de complicité de la part de la Philosophie dans l'infériorisation des femmes, provoque aujourd'hui encore des réactions de rejet et de malaise. » Je mets en rapport ton observation et tes premiers travaux sur le paradigme patriarcal (Femenías, 1990 et 2004) et je me demande si tu penses encore que le paradigme patriarcal se maintient. Autrement dit, comment mettre en valeur les avancées réalisées, l'énorme corpus qu'ont constitué aujourd'hui près de trente années de recherche en études de genre à l'échelle internationale, les questionnements radicaux qu'opère l'épistémologie féministe, la diffusion des normes légales et de valeurs normatives nouvelles, si nous ne considérons pas que le paradigme patriarcal est entré en crise, bien que dans cette crise nous ne soyons pas en mesure d'appréhender un paradigme alternatif ?
M L F : La question est intéressante car elle met en perspective beaucoup de choses, entre autres mes choix académiques. En effet, oui ; je crois que le paradigme patriarcal est encore en vigueur et que nous assistons simplement à un réajustement de ses forces. Je ne suis pas optimiste sur ce plan et je crois que si nous entrons dans une phase de grand optimisme, nous perdons de vue le cadre général de quelques événements « couronnés de succès ». Je ne peux faire abstraction du fait que, historiquement, dans toutes les époques de crises sévères, les femmes ont occupé des espaces pour le moins intéressants. Quoi qu'il en soit, nous avons obtenu en Argentine la sanction de lois très progressistes, mais nous rencontrons encore de grandes difficultés dans leur mise en application et leur exécution. Les structures sociales, qui sont toujours plus lentes dans leurs transformations, gardent encore des secteurs extrêmement traditionnels ; les discontinuités dans les politiques publiques sont très grandes car elles ne dépendent pas des programmes de l'État mais du parti ou des secteurs qui détiennent le gouvernement à une époque donnée, elles sont le fruit de perspectives et de politiques budgétaires très diverses. En somme, sur le plan social et dans les attitudes il y a des avancées importantes, qui se manifestent en particulier chez les générations les plus jeunes qui sont nées pendant la démocratie, mais il n'y a toujours pas de « renversement » égalitariste dans toutes les structures sociales du pays. Notre pays est très étendu et conserve des différences ethniques et de classe considérables qu'il est nécessaire de prendre en compte. Je crois que l'on n'accorde que peu d'attention à ces rapports croisés dans leurs différences régionales et dans la façon dont sont reconduites les traditions et les coutumes qui ne favorisent pas l'équité et l'égalité de sexe-genre.
M S : Si nous revenons sur le processus d'institutionnalisation des études de genre et ses impacts, mis en valeur par les nouvelles générations d'étudiant·e·s, il pourrait être intéressant d'envisager la fonction de la notion de genre dans ce processus. En effet, pour certaines féministes, le passage des études « sur les femmes » aux études « de genre » a signifié une sorte de neutralisation du contenu féministe, cependant, à partir d'autres points de vue, l'importance de cette notion est mise en évidence et on observe les résistances (en France en particulier, avec les protestations des groupes catholiques traditionnels) qui s'opposent à son usage et au questionnement de la différence sexuelle en tant que catégorie naturelle que cette notion engendre. Pourrait-on considérer que la notion de genre condense les tensions et les contradictions actuelles, y compris celles qui traversent le féminisme lui-même, entre le féminisme radical et le transféminisme par exemple ?
M L F : Ces tensions sont claires en Argentine. Je crois que ces questions ne doivent pas être posées (ni celles-ci ni d'autres) sous la forme d'exclusions binaires : ou féminisme ou genre. Non. Je crois qu'il convient de soutenir les deux concepts et les deux points de vue parce qu'ils visent des questions différentes. À cause de mon âge, je suis plus proche de la désignation « féminisme » en tant que revendication des droits des femmes et je crois (encore) que les notions d' « universel » et d' « égalité » sont efficaces et doivent être défendues. Cependant je me rend compte du fait que la substantivité des trames sociales exige non seulement des cadres formels de reconnaissance des droits mais également un regard plus attentif porté aux formes relationnelles et de socialisation des personnes (quelques soient leur sexe et leur option sexuelle), et c'est alors que le concept de « genre » est tout à fait pertinent, avant tout parce que précisément il dissocie le « fait » biologique (quel qu'il soit) des marques et des formes de socialisation-option auto-assumées des personnes, et les lois d' « Identité de genre » et « du nom » s'orientent dans ce sens. En outre (bien que nous ne le voyions pas clairement), la catégorie de « genre » et le concept de « genres » doivent bien receler quelque chose d'opportun, de pertinent, comme un coup de fouet, dans la mesure où ils provoquent autant de résistances que d'injures dans les secteurs traditionnels de la société.
M S : Dans la seconde édition augmentée de ton livre Sobre sujeto y género. (Re)Lecturas feministas desde Beauvoir a Butler (2012), tu examines attentivement les contradictions entre égalité et différence en dialoguant, à partir de la situation du féminisme latino-américain, avec les courants internationaux, et tu conclus (je choisis une formule synthétique qui ne rend pas justice à la longue argumentation que tu exposes) : « les deux plans, formels et matériels, plutôt qu'antagoniques sont complémentaires » (Femenías, 2012, 177-178, ma traduction). Dans le champ français, genre au singulier est conçu par le féminisme matérialiste comme un rapport de domination et d'oppression qui définit des classes de sexe, alors que genres au pluriel s'inscrit dans le post-féminisme et désigne des politiques identitaires de déconstruction du genre. Quelles lectures de cette notion observe-t-on à partir des féminismes latino-américains dont tu as réuni les divers « profils » dans les trois volumes que tu as coordonnés (Femenías, 2002 ; 2005 ; 2007) ?
- 3 Je garde dans la traduction française le « x » qui circule maintenant abondamment dans la productio (...)
M L F : Dans notre pays et, je crois, en général, les deux dénominations « genre » et « genres » sont utilisées de façon peu précise. Mon intention, dans le passage auquel tu fais référence, était de perturber le réductionnisme avec lequel sont émises les propositions exclusives à l'emporte-pièce, comme si elles étaient évidentes, comme s'il n'y avait rien à ajouter et qu'il fallait choisir l'une d'elles et rien d'autre. Je suis d'accord avec la différence que tu fait entre ces deux concepts, selon que l'on utilise le pluriel ou le singulier. Précisément, suivant le cadre ou la grille théorique que l'on applique, ils sont aussi valables l'un que l'autre. Effectivement – j'insiste – chacun concerne des conceptualisations différentes : l'un (au singulier) renvoie à un cadre formel, je dirais presque universel et vide, dans la mesure où tout·x·s3 (j'utilise le x pour ne pas affirmer un binarisme mais plutôt n'importe laquelle des options que la personne choisira pour elle-même) nous sommes « genré·e·s » d'une façon ou d'une autre, sans qu'il soit nécessaire de spécifier de quelle façon. Dans le second cas, au pluriel, le concept nous alerte sur la pluralité de possibilités de « genrisation » et renvoie à la matérialité ou à la substantivité de celles-ci ; ce sont les modélisations de la catégorie qui répondent, comme le dirait Foucault, à des questions épocales. Pour ma part, j'ai débuté en utilisant la première version ; d'ailleurs le centre de recherche que nous avons fondé (la résolution constitutive de l'Université est de 2007) est né comme de « genre », au singulier : « Centre Interdisciplinaire de Recherches en Genre » (“Centro Interdisciplinario de Investigaciones en Género, CiNiG”). L'usage et l'adoption que les étudiant·e·s en ont fait l'ont transformé en « genres », au pluriel, au point d'imposer dans le langage quotidien de la Faculté cette seconde option, clairement post-moderne, plus proche des jeunes générations.
M S : Le contexte argentin peut paraître paradoxal à partir d'un point de vue français, dans la mesure où, d'un côté, les femmes luttent encore pour obtenir la dépénalisation de l'avortement, et d'un autre, ont été promulguées des lois qui sont des précurseurs, comme celle du mariage égalitaire de 2010 et celle de l'identité de genre de 20124. Cependant, comme tu le signales fort bien dans un de tes travaux (Femenías, 2006), les processus ne sont pas linéaires et ne se disposent pas suivant un agenda unique. Tu as démontré à plusieurs reprises que le féminisme argentin, et le féminisme latino-américain en général, n'était pas « à la traîne » et n'avait rien à envier au féminisme européen ou étasunien – comme voudraient peut-être le croire les personnes qui souhaitent (se) maintenir dans l'illusion de centres civilisateurs – mais plutôt qu'il pouvait quelques fois en anticiper les progrès, dans divers domaines. Il serait intéressant que tu reviennes sur les circonstances nationales concrètes qui, d'une part, bloquent les projets de loi sur l'avortement – peut-être dans le cadre de la resignification de la maternité, et ses limites (Femenías, 2012, 164-165) – et, d'autre part, favorisent – peut-être dans un ensemble plus vaste de droits à l'identité – une des lois, sinon la loi la plus progressiste sur l'identité de genre.
M L F : Le contexte argentin peut également nous paraître paradoxal à partir de l'Argentine elle-même. J'ignore si tous les pays le sont, mais le nôtre est certainement paradoxal. À propos de ta question, plus précisément, je crois que s'interroger sur qui vient en premier et qui vient ensuite est pour le moins oiseux, si ce n'est patriarcal. En vérité, vouloir marquer un ordre c'est hiérarchiser : le premier est ce qui a la plus grande valeur ; ce qui vient ensuite en a moins, c'est une copie, une réplique. S'il en est ainsi, je n'en suis pas absolument certaine ; mais je sais que tous les classements, y compris ceux d'ordre chronologique, sont plus complexes qu'un ordre linéaire clair. Comme nous le savons, il y a des temporalités diachroniques et des temporalités synchroniques qui se manifestent dans des trames très denses et, comme tu le dis toi-même, asymétriques. Quoi qu'il en soit, c'est un fait qu'en Argentine, dès le Code Civil de 1926, certaines causes reconnues d'avortement étaient énumérées, comme le risque vital encouru par la mère, ou lorsque la mère était handicapée mentale (selon le vocabulaire de l'époque). Le problème est qu'elles étaient très rarement appliquées, parce qu'il fallait soumettre ces cas à la justice et que, suivant la lenteur bien connue de notre institution judiciaire, ils aboutissaient à un accouchement plutôt qu'à une autorisation d'avortement. Avec les réformes récentes, il arrive un peu la même chose. Les causes légales qui rendent possible l'avortement (anencéphalie du fœtus, viol, risque mortel pour la mère, mère handicapée, etc.) ne sont que rarement respectées. Les médecins allèguent sans cesse leur droit à l' « objection de conscience » et l'État ne fait rien pour pallier ce vide qui laisse les femmes (surtout les jeunes et les plus pauvres) totalement désemparées face au droit octroyé aux médecins à exercer leur libre choix. On a demandé que soient dressées des listes officielles d' « objecteurs » afin d'éviter qu'ils procèdent ensuite à des avortements dans le secteur privé (rémunérés, évidemment), mais rien n'a été obtenu dans ce sens. La loi demeure, par conséquent, limitée à son texte imprimé. En reprenant la question au sujet de la promulgation des lois de mariage égalitaire et d'identité auto-assumée, et non d'une loi concernant l'avortement qui couvre un spectre plus large, j'ai une modeste hypothèse que je ne peux corroborer mais qui à mon avis a un grand potentiel explicatif : une loi légalisant l'avortement, dont l'impact est plus large, met entre les mains des femmes la décision souveraine (comme le diraient certains philosophes) sur la vie et la mort (de l'embryon, qui en Argentine est identifié comme « enfant à naître » et personne). Et le pouvoir souverain de vie et de mort est, comme nous le savons bien, patriarcal par excellence. Une loi de mariage égalitaire ou d'identité auto-assumée ne ruine pas les fondements du pouvoir patriarcal, alors que, selon moi, la légalisation et la légitimation du droit à l'avortement sans restriction, en revanche, si. Tout au moins, ce droit détériore considérablement les bases du pouvoir structurel patriarcal, même si de nombreux hommes l'appuient. Autrement dit, nous sommes progressistes, mais pas à ce point là ; pas au point de laisser s'effondrer sur nous l'édifice du patriarcat…
M S : Dans El género del multiculturalismo (Femenías, 2007), dans le chapitre VI : “Sujeto-mujer y otros espacios contrahegemónicos” de Sobre sujeto y género (Femenías, 2012), ou dans l'article déjà cité (Femenías, 2006), tu examines les critiques du discours hégémonique qui sont émises à partir des périphéries ainsi que les tensions qui complexifient ces critiques. À côté des notions discutées comme le « post-colonialisme », la « décolonialité », le « multiculturalisme » ou les « Femmes du Tiers Monde », tu revendiques le concept de « métissage » et le « féminisme métis ». Dans quelle mesure ce concept, et l' « impureté ethno-culturelle » qu'il assume comme « toile de fond historique », permet-il d'ouvrir ou de rouvrir une « large gamme de possibilités de négociation et de construction politiques » (Femenías, 2006, 158-159) ? Autrement dit, dans quelle mesure ce concept peut-il favoriser des réappropriations affranchies des visions dichotomiques, qui n'idéaliseraient pas les différences ni les enfermeraient dans des conflits insurmontables ?
M L F : On a beaucoup critiqué mon usage du concept de métissage parce qu'il renvoie à un vocabulaire péjoratif et colonialiste. Moi, par contre, je le vois comme une partie de notre réalité matérielle ; comme une variable qui est loin d'être mineure de nos conditions matérielles d'existence, autant au regard de la biologie que de la culture. Mieux encore, il me paraît absurde, si ce n'est raciste et idéologiquement dangereux, de supposer que quelqu'un sur cette planète, depuis l'humanoïde Lucy jusqu'à nos jours, puisse ne pas être, d'une certaine manière, « métissé ». En ce sens, je revendique ce que je désigne comme l' « impureté ethno-culturelle » : nous ne sommes pas des êtres « purs » ; nous sommes terrestres, historiques, limités, chargés de besoins et de désirs, culturellement mélangés par des forces hégémoniques qui émanent de la télévision, des réseaux sociaux, de la globalisation, et biologiquement nous portons des héritages génétiques de diverses chaînes, qui incluent des mutations potentielles, etc. À nouveau je dis « non » à la division dichotomique « pur » / « impur », entre autres choses parce que, comme le montre Maria Lugones, ce sont des concepts idéologiques, racistes, sexistes, classistes qui structurent et conceptualisent la société de façon hiérarchique sur la base de catégories fermées et rigides. Nous sommes métis, je le soutiens, et nous faisons de cela ce que nous pouvons, en nous reconnaissant dans des identités négociées qui ne sont que des constructions politiques dont l'équilibre est instable.
M S : Il me semble que les débats que tu engages à partir de ta localisation latino-américaine pourraient être examinés avec profit dans notre contexte européen et que la « transhumance » (Femenías et Soza Rossi, 2011) des théories devrait, comme il se doit, se réaliser dans des échanges plus symétriques. Je pense à nos sociétés marquées par l'impact des logiques économiques mondiales, les migrations et la désindustrialisation de régions dans lesquelles le coût du travail est considéré comme trop élevé. Les tensions socio-économiques, ethno-raciales et sexo-genrées créées brouillent les contours de la notion de citoyenneté, ou plutôt, dissocient cette notion, comprise comme sujet de droit, du modèle de l'État nation démocratique, exhibant ses fractures et ses limites. En évoquant les travaux de Seyla Benhabib, tu mets en avant l'idée d'un dialogue interculturel ou multiculturel afin d'esquisser une citoyenneté universelle. Si cet entretien représente pour moi une brève contribution à ce dialogue, je ne méconnais pas les obstacles que tu repères dans certains de tes essais (Femenías, 2007 ; 2009 ; 2010 ; 2011). Comment déjouer les pièges de l'universalisme abstrait et créer des espaces dialogiques alternatifs ? Comment consolider un féminisme transnational ?
M L F : Oui, bien sûr. La transhumance a ses règles de pouvoir ; de là découle que la circulation d'idées et de théories ne puisse être ni symétrique ni réciproque, et que les citations se reconnaissent comme telles dans les marges beaucoup plus volontiers que dans les centres hégémoniques. L'idée d'un dialogue culturel complexe est une très belle idée de Seyla Benhabib, plus proche des utopies féministes que des possibilités réelles, tout au moins si l'on s'en tient à la façon dont sont disposés aujourd'hui les jeux de pouvoir sur l'échiquier mondial. En premier lieu, comme l'observe Cèlia Amorós, nous devrions partir d'une position de « bonne foi sartrienne ». Dans le cas contraire tout dialogue est impossible. Et notre présent n'est pas précisément un moment qui reconnaisse la « bonne foi » en tant que constitutive du processus politique. Cependant, si à l'inverse nous reconnaissions qu'il n'y a pas d'autre chemin que la guerre et la force, cela impliquerait de fouler aux pieds toute alternative non belliqueuse de construction collective. Mon expérience latino-américaine me dit que les femmes ont parié sur le dialogue et ont permis des rapprochements conduisant à la paix dans divers pays, bien qu'elles soient restées ensuite dans l'ombre parce que la signature des traités et les prix sont évidemment réservés aux hommes. Comment ont-elles procédé ? Comment ont-elles déjoué les pièges de l'universalisme abstrait et créé des espaces dialogiques alternatifs ? Je ne peux donner une réponse exacte parce que je crois qu'il n'y a pas qu'une seule réponse. Au contraire, toutes les femmes avec lesquelles j'ai discuté, qui avaient participé à des groupes de dialogue et aux processus de paix, ont appliqué des « méthodes » issues en partie de l'improvisation et du pari vital en faveur de cette paix. Elles ont accepté avant tout d'écouter pour permettre des rapprochements, elles ont apporté des points de vue « marginaux » et par conséquent différents, ouvert leur regard à des problèmes et des espaces qui n'avaient pas été pris en compte, mais elles ont surtout écouté et écouté, s'efforçant sans cesse de laisser ouvert le dialogue sans pour autant négliger leurs points de vue et leurs objectifs. Je me risquerais à affirmer qu'elles ont tissé, lentement mais fermement, une trame sur laquelle il est devenu possible de construire. Elles n'ont pas toujours obtenu la paix qu'elles recherchaient ; dans de nombreux cas ce sont les deuxièmes générations qui ont pu en bénéficier. Dans certains cas tout s'est effondré au moment même où l'objectif semblait atteint. Avec la ténacité de la quotidienneté et de la monotonie, elles recommençaient à tisser la toile déjà tissée, à discuter ce qui avait été discuté et à écouter encore une fois, au cas où un élément significatif ait été perdu lors d'une écoute antérieure. Cela ne semble pas très théorique, cela a l'air empirique, mais en vérité je ne dispose pas de formule universelle sur ce sujet excepté que, si l'on perd de vue les cadres de l'universalité et des droits égalitaires, on perd la base la plus importante du dialogue. Je crois que le féminisme peut représenter un apport significatif sur cette question, lorsque l'objectif visé est la citoyenneté et les droits. Le dialogue, je pense, peut consolider un féminisme transnational, surtout grâce à la prise de conscience des problèmes communs que nous devons encore résoudre.
M S : Les essais de Jules Falquet (2007 et 2016) analysent la violence masculine contre les femmes dans un continuum qui intègre les réorganisations néolibérales de la coercition, observées en particulier au Mexique et au Guatemala. À partir de tes nombreux travaux consacrés à conceptualiser la violence et ses multiples rouages et engrenages (Femenías 2013 vol. 1&2 ; 2014 ; 2015 ; Colanzi, Femenías, Seoane, 2016), que penses-tu de la fonctionnalité que souligne Falquet ? Te semble-t-il que poser la violence contre les femmes non seulement à partir des scénarios de genre qui la rendent possible – et d'une certaine façon garantissent l'impunité des exécuteurs – mais également à partir de sa fonctionnalité sociale, économique et politique, peut contribuer à susciter des mesures et des formes de luttes plus efficaces ? Dans l'un de tes articles tu insistes sur la « pandémie mondiale » et tu décris la « violence sanglante contre les femmes en tant que stratégie de réaffirmation d'identité patriarcale, redéfinition et réajustement fonctionnels des hommes structurellement les plus affaiblis, au regard de la reconnaissance économique ou identitaire dont ils jouissent » (Femenías et Soza Rossi, 2009). Cette pandémie est-elle fonctionnelle à la fois, et sans contradictions, pour le patriarcat et pour le néo-libéralisme ?
M L F : Je crois que la violence est structurelle comme le patriarcat et ne lui est pas étrangère. La violence est par conséquent fonctionnelle, comme le signale Falquet, dans tous ses aspects, autant sociaux qu'économiques et politiques. La violence revêt des expressions collectives et individuelles ; de la même façon elle porte atteinte à toutes les femmes, s'exerce contre des groupes importants de femmes, ou ponctuellement contre une ou quelques-unes d'entre elles, dans des relations interpersonnelles. L'intervention politico-économico-légale contribue à créer une société plus égalitaire et par conséquent moins violente. Cependant, les relations interpersonnelles déclenchent souvent des épisodes de violence personnelle et relationnelle qui fréquemment révèlent l'empreinte de la domination, relèvent d'une forme de dressage, de contrôle, de discipline. Je crois effectivement que la violence est un continuum qui se modèle suivant différents stades et niveaux, par conséquent les façons de fomenter des mesures contre ces manifestations de la violence doivent être variées pour être efficaces. Le libéralisme est solidaire du patriarcat, mais la chute des socialismes réels a mis en évidence que le patriarcat dispose de recours et de défenses qui lui sont propres pour maintenir sa stabilité, même sous les socialismes. En ce sens, il est bien plus efficace et durable que nous ne le souhaiterions. Je crois que dans un cadre général et global de violence de divers types, la violence contre les femmes est une manifestation supplémentaire de la vulnérabilité et de la précarité des droits des femmes dans les territoires où elles les ont acquis. À ce propos je reprends de quelqu'un (je ne me souviens plus de qui) l'idée de pandémie. Et je ne discerne aucun antidote évident et accessible. Dans notre pays un féminicide a lieu approximativement toutes les vingt heures. Il est vrai que nos statistiques sont récentes, mais il est vrai aussi que les formes sanglantes que prend aujourd'hui cette violence contre les femmes paraissent correspondre à une stratégie de réaffirmation de l'identité patriarcale, du pouvoir que les hommes pensent qu'ils sont en train de perdre, ou dont ils pensent qu'il est fragilisé dès qu'est remise en question l'idée que leurs positions supérieures sont naturelles. En outre, la violence actuelle, dans notre pays tout au moins, se dresse sur un ensemble de frustration croissantes liées à la précarisation économique, à la perte d'emplois qualifiés et de reconnaissance, à la redéfinition des rôles sociaux qui éloignent les hommes des positions privilégiées dont ils ont bénéficié comme si elles étaient « normales » ou « naturelles ». Ainsi, la redéfinition et le réajustement fonctionnel des hommes qui occupent les positions structurellement les plus fragiles impliquent l'insatisfaction et, en contrepartie, le besoin de réaffirmation de l'estime de soi. Ne disposant plus de la reconnaissance économique ou identitaire qui entérine ce qui était, jusqu'à ces derniers temps, leur supériorité naturelle, certains d'entre eux voient dans la violence une alternative possible, un point de fuite pour construire leur auto-affirmation : pour réaffirmer la reconnaissance due et exigée des personnes qu'ils continuent à considérer comme inférieures. Les structures légales et sociales, qui conservent encore les marques profondes de l'inégalité de sexe-genre et qui, directement ou indirectement, favorisent cette violence en n'appliquant pas les sanctions prévues par les lois, font de cette violence contre les femmes un exutoire, structurellement entretenu. C'est en ce sens que je pense qu'il s'agit d'une pandémie fonctionnelle, à la fois au patriarcat et au néo-libéralisme économique ; mais je crois également qu'elle n'est pas exempte de contradictions internes car il ne s'agit pas d'une structure monolithique, et tous les hommes et toutes les femmes ne réagissent pas de la même façon aux mécanismes externes et internes des différentes formes structurelles et sociales de pression.
M S : Maria Luisa, je te suis sincèrement reconnaissante pour ta généreuse participation et pour les réponses très denses que tu nous as apportées. Évidemment, dans cet entretien, nous n'avons abordé que certains fragments de ta pensée et considéré seulement une partie très réduite des questions qui concernent les féminismes latino-américains. Avant de nous séparer, aurais-tu quelque chose à ajouter, qui te paraîtrait important et que nous n'aurions pas envisagé ?
M L F : C'est moi qui te remercie profondément pour ce dialogue.