- 1 Compte tenu des modalités imparties à cet exercice universitaire, il ne saurait être question de re (...)
1Cette contribution se propose de retracer la trajectoire d’Ana Amado (1946-2016), institutionnellement reconnue pour ses travaux critiques sur le cinéma argentin, et dont le féminisme, moins affiché, a irrigué les écrits et les pratiques. Le choc de l’annonce de son décès en novembre dernier, alors que je me préparais à solliciter un entretien, m’a conduite, plutôt qu’un éloge funèbre, à esquisser modestement et partiellement1, depuis la France, l’ébauche d’un hommage à ces chercheuses qui composent depuis les années 70 une constellation féministe, et dont le legs est d’autant plus actuel qu’ « Ana et ses sœurs » réservent une place de choix aux jeunes artistes dans leurs productions universitaires.
2Il s’agit d’une part de montrer ce qui a fondé la nécessité, pour Ana Amado, de se « dé-marquer » épistémologiquement des savoirs et des pouvoirs traditionnels, et d’autre part, de faire circuler les productions de nos collègues latino-américaines pour nous mettre à jour et renouveler nos vieux canons européens. Comme le rappelait Michèle Soriano dans le texte de présentation de la Ve Journée d’études Cinéma, genre et politique organisée à l’Université Jean Jaurès de Toulouse le 24 mars 2017 :
Le contexte français est marqué par les tensions qu’ont suscitées les projets pédagogiques innovants tel que l’ABCD de l’égalité, ou les avancées législatives telles que la loi en faveur du mariage égalitaire. Ces réactions démontrent l’existence de résistances profondes aux remises en question des modèles binaires qui naturalisent l’hétérosexualité et la différence des sexes. Ces questionnements sont pourtant bien présents depuis quelques décennies dans les pratiques et les productions culturelles minoritaires où s’affirment des identités trans qui dénoncent le sexisme et les violences que le système binaire engendre, en France et dans le monde. (Soriano, 2017 : sp)
- 2 El charco est le terme argentin en usage pour désigner l’océan Atlantique.
- 3 Chaperon, Sylvie, « Un siècle de féminisme en France: recherche et bilan » (2004) http://aphgcaen.f (...)
3Vues depuis la France, où une véritable régression politique bloque la dynamique scientifique des réseaux regroupant pourtant des centaines d’enseignant.e.s chercheur.e.s et étudiant.e.s dont les travaux, remontant aux années 80, témoignent d’une activité locale et internationale pluridisciplinaire exemplaire au sein du champ universitaire, les réalisations des collègues argentines, fruits de mobilisation toujours réactivées malgré les aléas et les revers, nourrissent l’espoir et la résistance. Car au-delà d’affichages de type communicationnel et d’effets de discours officiels, souvent tenus par des collègues masculins, qui tiennent serrés « les cordons de la bourse » et des honneurs, comme pour s’assurer le contrôle de ces « hordes radicales » qui ne demandent qu’à travailler… à leur émancipation, la réalité est rude dans les sciences humaines. Pourtant, de part et d’autre du charco2, depuis les années 70, les groupes de travail féministes remettent en cause la hiérarchie, pratiquent une recherche interdisciplinaire et essaient de renforcer les échanges entre chercheuses et militantes, ce qui ne va guère dans le sens du maintien de l’ordre « scientifique » souhaité par l’institution3.
4Un curriculum ne rend compte que de façon très partielle d’une biographie professionnelle et encore moins d’un parcours de vie. Des brèves présentations universitaires qui accompagnent ses publications dans des revues nationales et internationales, on retient qu’après une formation en Lettres et Sciences Politiques, Ana Amado s’est orientée vers l’analyse et la critique cinématographiques, qu’elle a enseignées à la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Buenos Aires (UBA) et à la Faculté de Sciences humaines de l’Université Nationale de Rosario (UNR), qu’elle a été professeure invitée aux États-Unis et au Mexique, mais aussi qu’elle était critique de cinéma et avait réalisé des pièces de théâtre radiophoniques et des films documentaires.
5Une rapide recherche sur les deux ouvrages qu’elle publie dans les années 90 en dit plus sur ses préoccupations féministes et son activité journalistique, tout en signalant un souci du collectif, et ce depuis le choix de l’objet d’étude jusqu’aux modalités de recherche, d’écriture et de diffusion. Écrit avec Susana Checa, Participación sindical femenina en el Sindicato Gráfico. Un estudio de casos (1990) se fonde sur une enquête de terrain. Quant à Espacio para la igualdad. El ABC de un periodismo no sexista, il est le fruit d’un travail d’équipe entrepris avec Norma Valle, professeure de Communication (journalisme et radio) portoricaine, Bertha Hiriart, écrivaine et journaliste mexicaine, et la dessinatrice humoriste argentine Diana Raznovich. Publié en 1996, ce mode d’emploi pour un journalisme non sexiste, édité par les responsables chiliennes du réseau de communication alternatif Fempress, Adriana Santa Cruz y Viviana Erazo, rend compte d’une préoccupation féministe et de la nécessité d’une action collective pour modifier une situation d’inégalité :
[…] diseñado como un instrumento para estimular y acompañar la construcción de una comunicación no sexista, es decir, para que el periodismo respete y valore lo que hacen, dicen y piensan las mujeres; para que informe de aquellas actividades que buscan su desarrollo como seres humanos, y para que no las encasille en los clichés con los que se refuerza su tratamiento discriminatorio (Ramírez, 2016: 138).
6Le féminisme d’Ana Amado s’est exprimé de multiples façons, en fonction des différents contextes de vie, sans toutefois s’afficher. Encore faut-il rappeler que la conscience des obstacles qui accompagnent presque systématiquement une telle déclaration – du moins dans le champ universitaire, où une forme d’ostracisme naturalisé allant de pair avec une dévaluation des compétences -, conduit encore la plupart des féministes à adopter une forme de retenue stratégique ?
7La construction de généalogies féministes critiques est l’un des projets les plus ambitieux et stimulants de notre XXIe siècle et l’un des moyens de mener « la dispute » de catégories historiques et de savoirs figés. L’historicisation engage à la fois une prise de conscience de notre situation dans l’histoire et la reconnaissance de l’expérience en tant que contributrice à la production de connaissances. L’historienne et sociologue Dora Barrancos, collègue d’Ana, également militante puis exilée, signalait le décalage entre l’engagement politique et militant précoce des femmes de leur génération et leur reconnaissance tardive au sein du champ intellectuel, pour des raisons historico-politiques évidentes mais qu’il conviendrait d’étudier plus avant concernant la génération suivante.
- 4 Sa présentation sur le site Kaosenlared est exemplaire du refus d’un clivage entre une recherche si (...)
8La journaliste et chercheuse Mabel Bellucci4, une personnalité du monde médiatique connue pour ses écrits et ses actions en faveur des droits humains et des sexualités évoque ainsi sa complicité avec Ana Amado, datant du milieu des années 80:
Ana era corresponsal en Argentina de Fempress, la Red Alternativa de Prensa Feminista para América latina, con sede en Santiago de Chile. Una tarde me llamó para contarme que marchaba a Nairobi. A mí me resultó exótico y raro asistir a un encuentro donde concurrían más de 15.000 mujeres de todo el planeta. Ella integraba la comitiva nacional para la III Conferencia Mundial de la Mujer en Kenia. Aunque algo de eso yo estaba al tanto por otros eventos internacionales que contagiaron a muchas de mis compañeras activistas: el Primer Encuentro Feminista Latinoamericano en Bogotá, en 1981, y el segundo dos años más tarde en Lima. (…) En agosto de 1986, Ana escribió un informe especial titulado « Aborto » para una revista de tirada masiva, Vivir. Al año siguiente, se creó la Subsecretaría Nacional de la Mujer, bajo la conducción de Zita Montes de Oca, quien constituyó el Consejo de Asesoras con más de treinta feministas. Ana estuvo allí y también en el Primer Encuentro Nacional de Mujeres. (Bellucci : 2017)
9Se positionnant, dans le cadre de Página 12, avant tout comme féministe et activiste, Bellucci met précisément en lumière un militantisme féministe qui apparaît comme un acquis essentiel pour re-penser autrement les catégories de discours.
- 5 Je reprends ici le titre de l’essai que Geneviève Fraisse, une des pionnières du féminisme français (...)
- 6 La bibliographie de la philosophe rend compte de sa pratique de la dialectique et de sa connaissanc (...)
10C’est à ce décalage que nous convie une autre collègue d’Ana Amado, la philosophe Maria Luisa Femenías, qui a consacré ses recherches à rendre visibles les impensés, c’est-à-dire à rendre possible la perception de ce que l’on pourrait appeler « les anomalies de la normalité » de nos sociétés patriarcales, afin de les dé-naturaliser et de promouvoir un usage non discriminatoire du langage. Reprenant à son compte la posture de Donna Haraway, Femenías encourage ses collègues à se « déplacer » par rapport à ce lieu supposément objectif et universel, producteur de savoirs exclusifs, autrement dit à s’ériger : «Contra la ‘objetividad’ que los varones científicos y filósofos han construido con la exclusión histórica de la voz, la mirada, la experiencia y la ciencia de las mujeres.» (Femenías, Soza Rossi, 2011 : 14) Prendre appui sur nos savoirs situés pour développer une conception critique de la pensée, tel est le leitmotiv de Femenías, qui traduisit Judith Butler en espagnol, dirigea le CInIG (Centro Interdisciplinario de Investigaciones en Género) jusqu’en 2016, encourageant sans relâche les jeunes étudiant.e.s avec lesquel.l.e.s elle a signé plusieurs ouvrages6, à résister aux pratiques de pouvoir institutionnelles. Pour elle, la théorie doit être connectée à une réflexion et à une pratique inclusive et émancipatrice ; le prisme féministe est à considérer comme une évidence pour enrichir et modifier les méthodes, les comportements, les normes culturelles et politiques.
11Toutes disciplines confondues, c’est bien sur l’expérience, souvent antérieure puis parallèle à leurs pratiques scientifiques, que les chercheur.e.s se fondent pour réévaluer les savoirs et faire bouger les frontières épistémologiques et les lignes de force. Jusqu’aux années 90, -on ne parlait pas encore des études de genre-, l’essentiel des travaux scientifiques publiés exhumait une histoire des femmes longtemps oblitérée. Ce n’est qu’à force de mobilisation indisciplinée et d’alliances interdisciplinaires que l’apport des féminismes a commencé d’être considéré en tant que connaissances scientifiques innovantes remettant en cause les fondements de savoirs prétendument universalistes, dont l’androcentrisme naturalisé pérennise, dans les imaginaires collectifs, l’infériorisation des femmes.
12Loin d’être incompatibles, la théorie et la pratique doivent être mobilisées pour déconstruire les hiérarchies des rapports sociaux de sexe et de genre qui s’imbriquent aux divisions fondées sur la race, la classe, l’ethnie, la religion, etc.
13Ana Amado dirigeait, depuis 1995, une équipe de recherche pluridisciplinaire « violence, genre et image » au sein de l’Institut Interdisciplinaire des études de genre (IIEG), dont elle fut l’une des fondatrices, et qui s’accompagna de la publication de Mora « Revista interdisciplinaria de estudios femeninos y de género », hébergée par l’Instituto Interdisciplinario de Estudios de Género de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Buenos Aires. Co-signé avec Graciela Batticuore, María Luisa Femeninas, Mirta Zaida Lobato, Susana Zanetti et Liliana Zucotti, le texte de présentation du premier numéro de la revue peut se lire comme un manifeste, toujours d’actualité:
MORA es la expresión del Instituto Interdisciplinario de Estudios de Género de la Facultad de Filosofía y Letras de la Universidad de Buenos Aires. Esta inscripción es una marca de identidad. Un lugar de cruce, de circulación de iniciativas e ideas en el campo de las “humanidades”. Un territorio que nos permite abordar críticamente el lugar de las mujeres en el proceso histórico social, recorrer las representaciones simbólicas y las construcciones de género en los distintos discursos sociales y en los lenguajes artísticos, repensar los aparatos filosóficos, la constitución de los imaginarios, su poder y su vigencia, revisar la problemática relación entre la educación y las mujeres. De este modo, intentamos dibujar en los límites disciplinarios líneas móviles y quebradizas que nos permitan revisar e interceptar esos límites. (Mora: 2015)
- 7 Le portrait avait été initialement posté sur son blog Linkillo (cosas mías) le 20 novembre 2016 sou (...)
- 8 Anecdote rapportée par Mauro Libertella le 10/11/2016, Clarín https://www.clarin.com/cultura/Ana-Am (...)
14« Los ecos de Ana Amado » est le titre que l’essayiste et universitaire Daniel Linck, qui eut le privilège d’assister aux cours d’Analyse de films et de critique cinématographique d’Ana Amado et de devenir son collègue et ami, donna à son portrait : « El cine era para Ana la patria de los gestos (y por eso mismo hizo pasar toda la política por el cine) pero también una memoria espectral, un trabajo de duelo magnificado.7» (Link, 2106 : sp). Or, la passion de l’analyse filmique trouve certainement sa source dans l’engagement politique -elle fut militante à la JTP, la Jeunesse Travailleuse Péroniste- et son travail de journaliste. « Por un lado, militaba en Montoneros y, por otro, era la chica bonita de las noticias detrás del escritorio, escribió alguna vez su hija Liza »8. Dès 1974, Ana Amado s’était exilée à Caracas avec son compagnon Nicolás Casullo, tous deux menacés par l’AAA, l’Alliance anticommuniste argentine, « du fait de leur importante exposition publique: Ana était présentatrice du journal d’informations à la télévision, Nicolás avait dirigé le département de la Culture et de la Communication de masses, dépendant du ministère de la Culture et l’Éducation entre 1973 et 1974. » (Moira, sd). Pendant deux ans, Ana Amado collabora à des documentaires pour des institutions vénézuéliennes, se formant sur le tard, apprenant à manipuler sons et images dans un but politique et de constitution d’archives. Lorsque le couple s’installa à México, grossissant les rangs des exilé.e.s de la dictature argentine, il tourna Montoneros, crónica de una guerra de liberación, un film documentaire en noir et blanc (1976-77), l’essayiste Nicolás Casullo s’improvisant scénariste pour l’occasion, et tous deux usant des pseudonymes Cristina Benítez et Hernán Castillo. Le documentaire, construit dans un but propagandiste, recourut à des images d’archive hybrides (found footage), se réclamant d’un passé de lutte légitimée historiquement. Le projet des péronistes montoneros consistait alors à renouer les liens avec les mythiques années 50 - pour qui considère ainsi le péronisme - et le documentaire se voulait un acte militant invitant à la résistance et à la révolte armée.
15On comprend mieux le positionnement critique d’Ana Amado qui luttait contre une dépolitisation programmée qu’elle n’a eu de cesse de dénoncer, comme en témoignent ses travaux au tournant des années 2000, marquées par une crise économique et politique sans précédents, à laquelle ont répondu les interventions artistiques et notamment cinématographiques d’une « nouvelle » génération. Amado se passionne pour ces nouvelles façons d’interpeller l’histoire, la politique et les identités au sein du champ socio-culturel argentin qu’elle s’attache à rendre visibles et lisibles, abordant presque en temps réel, ce nouvel épisode d’une histoire de famille mouvementée.
- 9 Nora Domínguez a co-édité avec Graciela Batticuore et Carmen Perilli Fábulas del género, Sexo y esc (...)
16Ana Amado a d’abord co-dirigé avec Nora Domínguez, spécialiste de théorie littéraire et de la représentation du genre dans la littérature latino-américaine9, un ouvrage collectif dont le titre en dit long sur les intentions : Lazos de Familia. Herencias, cuerpos, ficciones, publié en 2004, au sortir de la crise.
- 10 La traduction du brésilien au français, réalisée par Jacques et Teresa Thieriot pour les Éditions d (...)
17En exergue du chapitre introductif écrit à quatre mains, « Figures et politiques du familier », un extrait d’une nouvelle10 de Clarice Lispector, dont les autrices reprennent le titre, Liens de famille, signalant leur volonté de s’inscrire dans une lignée lettrée, féministe, transnationale, pluridisciplinaire, nomade, à la fois ouverte sur le monde et intime, lucide : « À quel moment la mère, serrant un enfant lui donnait-elle cette prison d'amour qui s'abattrait à jamais sur l'homme à venir ? » (Amado, Domínguez, 2004: 13)
18Amado et Domínguez envisagent sous toutes leurs formes les dysfonctionnements de la famille, source inépuisable de fictions en Occident, où elle demeure l'institution la plus conservatrice et la mieux préservée. Passant au crible d’une contextualisation nationale les différentes définitions des deux termes principaux du titre, lien et famille, elles en soulignent le potentiel dialectique et polémique : le lien signifie ce qui lie ET ce qui sépare, et la famille se définit par une articulation entre modalités du vivre ensemble d’individus liés par un lien de parenté ET organisation de la vie domestique. L’inscription, dès la première note de bas de page, de la famille dans l’histoire de la pensée marxiste, signale une préoccupation à la fois théorique et pratique, c’est-à-dire politique, de celle-ci, envisagée comme « une catégorie à la fois discursive, culturelle, sociale et politique » (Amado, Domínguez, 2004:15).
- 11 Cordobesa d’origine, Josefina Ludmer fut d’abord connue pour ses études sur Cent ans de solitude de (...)
19La famille, comme double mécanisme fondateur de ce qui est familier et de ce qui sépare, est un processus à travers lequel on peut comprendre l'ordre politique, social et culturel de l'Argentine contemporaine. Amado et Domínguez reprennent ici une analyse de Josefina Ludmer11, universitaire, essayiste et polémiste, figure du féminisme et de la critique culturelle argentine et latino-américaine, décédée le 9 décembre 2016. L’œuvre de la chercheuse, qui organisa des ateliers clandestins pendant la dictature et dont l’enseignement marqua une génération de futur.e.s autrices et auteurs, mériterait d’être réévaluée, et pour cela traduite, en particulier Aquí América latina. Una especulación (2010) et El cuerpo del delito. Un manual (2011). Selon elle, l’organisation familiale est la figure la plus fréquente dans la culture argentine des années 2000, où elle se déploie également comme un mécanisme fictionnel liant les temporalités et les subjectivités sous ses formes biologiques, affectives, légales, symboliques, économiques et politiques. (Ludmer, 2002 : citée p. 16) L’étude des dispositifs culturels mobilisés par les cinéastes et les personnalités du monde des lettres ont en commun un souci éthique transgénérationnel. C’est ainsi que les documentaires Los rubios d’Albertina Carri, Papá Iván de María Inés Roqué et les essais photographiques de Lucila Quieto, dialoguent avec Buenos Aires viceversa, que le cinéaste Alejandro Agresti avait dédié aux enfants de disparu.e.s, et se trouvent rassemblées dans une première partie intitulée « Legs », qui inclut également les lettres que Rodolfo Walsh adressa à sa fille disparue ou en son nom, revisitant les liens de la paternité d’une façon inédite.
- 12 Nelly Richard est une théoricienne de la culture, critique, essayiste et universitaire chilienne (U (...)
20Les autrices établissent également des liens entre les responsables politiques qui instaurèrent la violence d’État, durant la dictature, rompant le pacte protecteur envers la famille-nation argentine, et les membres des gouvernements néolibéraux dits démocratiques, fuyant leurs responsabilités après avoir pillé l’économie nationale. C’est une démarche à la fois diachronique et synchronique, pluridisciplinaire, non seulement parce que plusieurs arts sont convoqués mais aussi parce que l’ouverture du corpus critique établit un dialogue entre les traditions philosophiques et culturelles européennes, et en particulier française et italienne (Michel Foucault, Jacques Derrida, Luce Irigaray, Julia Kristeva, Elisabeth Roudinesco, Paolo Virno, Rosi Braidotti, Giorgio Agamben, Toni Negri,…), et argentines, à travers les travaux de Nicolás Casullo, décédé en 2008, Josefina Ludmer, Nelly Richard12, etc.
21Deux autres éléments ont retenu mon attention lors de la lecture des textes d’Ana Amado : d’une part, la valorisation d’un positionnement éthique, souvent rappelé dans les notes de bas de page : « La fuerza y decisión de peticionar por sus derechos prevalece hoy ostensiblemente sobre la resignación abatida de la miseria y el despojo en las distintas estrategias con las que los nuevos sujetos sociales desarrollan acciones de alta visibilidad pública. » (Amado, Domínguez, 2004: 21), et d’autre part, la mention des travaux de jeunes chercheuses, qui souligne la volonté de renforcer la transmission intergénérationnelle. Dans le chapitre « Órdenes de la memoria y desórdenes de la ficción », les références traditionnelles à Gilles Deleuze, Jacques Rancière, Georges Didi-Huberman et Jean-Louis Comolli s’enrichissent de la critique culturelle de la chilienne Nelly Richard, signalant ainsi l’intérêt d’un dialogue intercontinental que l’on pourrait souhaiter plus réciproque.
22Dans un deuxième moment du chapitre introductif, Amado et Domínguez abordent l’histoire des violences depuis la fondation de l’État Argentin moderne dans les années 1880, comparée aux prémisses de la société occidentale moderne. Les dimensions de classe et de race sont abordées en tant que marqueurs des corps et des mythes de l’État moderne nourri aux mamelles du positivisme et de LA science qui font de la famille le noyau dur du projet national(iste). L’idéal hygiéniste et moral, sans cesse réinventé et revisité par la psychanalyse, l’anthropologie et la sociologie, permettent selon elles, de saisir les transgressions contemporaines des relations lois-normes-droits depuis la fin du XXe siècle. Puisant aux travaux de Gayle Rubin et Judith Bulter, elles proposent donc de mettre en lumière la place centrale du corps dans les dispositifs de contrôle et de subversion du biopouvoir (Foucault), de rendre visibles et audibles les corps des femmes à travers la langue, le lien transgénérationnel (grand-mère-mère-fille), la sexualité, la maternité symbolique revendiquée par les Mères de la Place de Mai, les liens rompus et les liens retrouvés, …
23Le même désir de rendre justice se déploie dans L’image juste, cinéma argentin et politique (1980-2007) publié en 2009 dont les références liminaires dessinent en creux le portrait de l’essayiste Ana Amado. Le titre de l’ouvrage renvoie à Vent d’Est (1969), un film tourné par Jean-Luc Godard au nom du collectif Dziga Vertov, et dont le carton: « Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image » resitue à la fois l’ambition et la limite de toute image. En se saisissant à son tour de cette sentence énigmatique, Amado se propose de faire travailler l’image, de la mettre en relation avec la réalité sociale argentine, d’analyser les liens entre cinéma et politique en faisant dialoguer l’époque où le cinéma « se devait d’être politique » et l’actualité où il semble ne plus pouvoir être investi d’une telle ambition :
El trayecto de una época a otra, de la utopía revolucionaria a las nuevas tecnologías despolitizadoras de las sociedades de consumo (...) sellado en Argentina al igual que en países del Cono Sur por la violencia del terrorismo estatal y por los efectos devastadores de las políticas económicas liberales sobre el cuerpo social. (Amado, 2009:10)
24L’autre référence est explicitée en note : il s’agit d’une phrase que Juan Gelman reprenait en l’attribuant au poète et militant montonero assassiné en 1976, Francisco Urondo, datée de 1975 : « Tomé las armas porque busco la palabra justa ».
25Amado prend le relais de la réflexion menée en littérature par Miguel Dalmaroni dans son essai La palabra justa (2004), et mène l’enquête sur la justice - à la fois idéologique et artistique - au cinéma. Après avoir pris soin de périodiser les relations conflictuelles entre politique et esthétique, un corpus exemplaire est analysé pour montrer comment émergent de nouveaux objets et sujets de représentation, en particulier depuis la crise des années 2001-2002. Une fois encore, les films dialoguent : El ausente de Rafael Filipelli (1988) avec Un muro de silencio de Lita Stantic (1993), l’une des très rares femmes cinéastes et de surcroît survivante de la dictature, dont le film s’insurge contre le mur du silence socio-politique et annonce les témoignages à venir, la voix des « autres », les voix d’une mémoire sociale oubliée et/ou en gestation.
26Ana Amado conclut sa troisième partie avec une étude du film Que vivan los crotos ! d’Ana Poliak (1995) qui illustre un moment intermédiaire - la cinéaste est née en 1962 - entre la génération de celles et ceux qui sont hanté.e.s par « les dilemmes du visible » et celle qui suit et cherche à renouveler les « Stratégies de mémoire et de filiation », titre de la quatrième partie. Amado se passionne pour les films d’une génération orpheline dont le deuil est empêché par « le silence traumatisant d’une non-parole complice de l’oubli (…) [et] la répétition maniaco-obsessionnelle du souvenir. » (Richard, 1998 : 46, citée par Amado, 2009 : 141, ma traduction). Construits comme des contre récits qui interpellent le pouvoir, des réactivations contemporaines du modèle d’Antigone, ces produits audio-visuels dénoncent la violence, revendiquent ou questionnent la filiation, s’identifiant à un passé mythifié ou se distançant d’une mémoire trop lourde à porter.
27Los Rubios (2003) d’Albertina Carri est sans doute le documentaire qui signale le plus les affinités aussi bien esthétiques qu’éthiques entre deux femmes qui pourraient avoir été mère et fille. Il n’est pas aisé de suivre, depuis la France, la trajectoire de cette cinéaste de l’inconfort (Mullaly, 2012), entamée au tournant du millénaire. Hormis Géminis (2005), ses films n’ont été diffusés que dans des festivals et ce n’est que vers le milieu des années 2010, grâce à la volonté de la cinéaste de partager sur des plate-formes ses propositions audiovisuelles radicales visant, entre autres, à reconfigurer les normes de genre (Soriano, Mullaly, 2014: 11-26). Invitée à Toulouse en 2012 pour participer à un colloque, Carri avait donné une conférence intitulée « Sobre cuerpo y género en el audiovisual argentino » dont voici un extrait qui aurait certainement retenu l’attention d’Ana Amado et continue de nous faire ré-agir :
Hacer es el verbo de la resistencia, hacer sin metáfora, con el cuerpo y desde el cuerpo; con el sudor manchando los materiales, la acción como única coherencia fiel a la pulsión que la desencadena. Y que la acción produzca su propio sentido o que produzca un equívoco como éste que protagonizo hoy, hablando sobre lo que no sé hablar, en este auditorio, frente a ustedes. (Mullaly, Soriano, 2014 : 251)
28Consciente de l’impossibilité de recomposer une unité perdue par la mémoire cinématographique, Los Rubios se confronte aux habitudes de production et de réception sur lesquelles repose le mode de représentation hégémonique, et sème le chaos. Carri est en quête de formes, de résonance entre sons et images, capables de nous détacher de l’affect qui est pourtant toujours à l’origine de sa rage de créer.
29Si l’intérêt très particulier d’Ana Amado est palpable dans les pages qu’elle consacre à la jeune cinéaste, elle analyse également différentes scènes représentées par la génération des enfants et qui dessinent une archéologie de l’absence : Papa Iván de María Inès Roque, M de Nicolás Prividera, En ausencia, un court métrage de Lucía Cedrón, Encontrando a Víctor de Natalia Bruschstein, et El tiempo y la sangre de Sonia Severini.
30Enfin, « Irrupciones » s’intéresse aux phénomènes qui ont émergé du désastreux contexte économique et institutionnel provoquant un double phénomène, paradoxal et simultané, d’épuisement et de révolte. Dans l’unique chapitre de cette partie, « Cansancio y precipitación », Amado étudie deux séries emblématiques: Okupas (Bruno Stagnaro) et Tumberos (Adrián Caetano) avant d’achever son tour d’horizon sur un premier long métrage de fiction devenu classique du Nouveau Cinéma Argentin : La ciénaga (2001), où Lucrecia Martel dissèque en entomologiste aguerrie, un peu à la façon d’un Buñuel époque mexicaine, la famille argentine :
(…) edades y generaciones, hábitos y actitudes de hombres, mujeres niños, como reveladores de modalidades heterogéneas del tiempo y sus ritmos (presente, pasado y futuro, detención, repetición, velocidades) en tanto clave formal de una poética, y, al mismo tiempo, cifra de la reproducción privada del trauma colectivo (Amado, 2009 : 236)
- 13 «Afirmación identitaria, localización y feminismo mestizo », Femenías, María Luisa (dir.), Feminism (...)
31Le parcours d’Ana Amado en tant qu’analyste critique de la culture cinématographique argentine contribue à l’écriture d’une histoire de famille féministe argentine forcément fragmentée et qu’il convient de continuer à explorer et à retracer. C’est à la fois une exigence scientifique et un enjeu politique : historiciser les différentes formes de militantisme, d’enseignement, de critique artistique, et d’analyse du champ culturel depuis le prisme des féminismes et des études de genre, en développement constant, invite à des réévaluations dynamiques. Ana Amado avait conclu sa liste de remerciements en mentionnant, entre autres, la stimulante jeune garde au sein de son équipe de recherche: Marcela Visconti, Malena Verardi, Hernán Sassi, Luciana Delfabro, Marina Moguillanski, Mariela Peller et Lorena Moriconi. Se connaître et se re-connaître, dialoguer et débattre, sont autant de façons de construire des savoirs situés et de faire circuler des œuvres d’art porteuses de création et d’émancipation. La conscience et la visibilisation des rapports sociaux de sexe, de genre, de classe, de race à travers nos travaux est aussi une des façons de forger notre autorité scientifique, trop longtemps « dés-autorisée » parce qu’effacée du canon. Sortir de l'hétérodésignation et s’assumer comme « autres disloqué.e.s », pour reprendre l’expression de la philosophe Maria Luisa Femenías, c’est-à-dire comme celles et ceux qui «refusent d’occuper (et d’adopter) la forme et le lieu que les récits hégémoniques leur confèrent. 13 » (Femenías, 2006 : 101).