1Les Caraïbes – à l’exception de Cuba – sont souvent peu étudiées par les spécialistes de l’Amérique latine par rapport à d’autres zones du continent. Pourtant, la participation politique des femmes afrodescendantes de cette région et le développement de l’activisme lesbien autonome ont contribué à modifier les formes du féminisme latino-américain. De même, la réappropriation des théories queer a abouti à une reconfiguration et à une confrontation des différents courants qui traversent ce mouvement aujourd’hui pluriel et cherchant son autonomie par rapport aux centres que sont l’Europe et les États-Unis.
2Nous nous proposons d’étudier la manière dont la littérature caribéenne actuelle se fait l’écho des spécificités du féminisme lesbien par rapport aux théories provenant des États-Unis et d’Europe, à travers l’œuvre d’auteures contemporaines comme Yolanda Arroyo Pizarro (1970, Guaynabo, Porto Rico) et Rita Indiana Hernández (1977, Saint-Domingue, République Dominicaine), toutes deux activistes féministes, lesbiennes et antiracistes reconnues dans les milieux queer et lesbiens caribéens.
3Nous verrons que leurs récits mettent en évidence la dépolitisation de certains concepts ou théories clés du féminisme occidental actuel appliqués au contexte caribéen, fortement influencé par son passé colonial. Par le biais de leur production littéraire, ces auteures alertent ainsi sur les dangers d’une interprétation dogmatiquement postmoderne de ces concepts, et posent la question des stratégies du féminisme en contexte périphérique.
4L’essor des études sur le genre dans le monde occidental au cours des dernières décennies a considérablement accentué la circulation de certains concepts, notamment ceux de « genre » et de « queer », contribuant à remodeler les féminismes. Les régions dites périphériques, dont les Caraïbes, ne sont pas restées étrangères à cette diffusion. Toutefois, des voix s’y élèvent depuis les années 2000 pour dénoncer l’inadéquation de ces concepts aux réalités de la sphère caribéenne et, plus largement, latino-américaine, soulignant une forme de néo-impérialisme culturel et intellectuel. Parmi les critiques les plus significatives formulées contre les termes « queer » et/ou « genre » figurent leur caractère ethnocentrique (Falconi Trávez, Castellanos et Viteri, 2014), le focus sur la sexualité au détriment d’autres formes de pouvoir comme la colonialité, l’exploitation de classe ou le racisme (Falquet, 2011 ; Curiel, Falquet et Masson, 2005 ; Bacchetta, Falquet et Alarcón, 2011), mais aussi la marginalisation des lesbiennes consécutive à la dépolitisation du concept de genre opérée par le féminisme institutionnel latino-américain (Espinosa Miñoso, 2007).
5La littérature féministe de fiction produite au cours des années 2010 dans les Caraïbes est symptomatique de ces débats. L’œuvre des auteures étudiées ici met en évidence l’écart existant entre les théories queer blanches états-uniennes et européennes et leur appropriation dans la région caribéenne, un écart qu’un regard occidentalocentré pourrait avoir la tentation, au premier abord, de taxer d’essentialisme. Les récits de Arroyo Pizarro comme ceux de Indiana Hernández représentent en effet des identités figées qui semblent exploiter voire renforcer les clichés, principalement sur les lesbiennes ou les travesti·e·s, et tendent à les naturaliser – une posture que les concepts de genre et de queer se proposent justement de faire imploser. Dans Nombres y animales, de Indiana Hernández, la narratrice présente plusieurs versions d’une même anecdote mettant en scène sa grand-mère et un travesti qui vient frapper à la porte de celle-ci ; cette anecdote est l’occasion de déshumaniser le personnage du travesti en l’animalisant et de l’exotiser afin de donner du piment à l’histoire (nous soulignons) :
A mí no me gusta cuando mi mamá se enoja porque mi abuela la llama tres veces seguidas para contarle el mismo cuento de un travesti que le tocó la puerta para pedirle trabajo como cocinera o de unos perros que vienen a sentársele en el frente de la casa y que ella espanta con una olla de agua fría. (…) es que la abuela cuando hace el cuento del travesti lo goza tanto, porque no se acuerda que ya te lo contó, que es, por lo menos para mí, como si me lo contara por primera vez, eso sin añadir que cada vez que lo cuenta el travesti tiene algo nuevo, y ese algo, un pañuelo, una voz de ultratumba, unas medias de nylon por donde se cuelan pelos de medio centímetro de diámetro (Indiana Hernández, 2013 : 32-33)
6Dans le même roman, la grand-mère de la narratrice décrit son amie d’enfance lesbienne en la masculinisant, par l’utilisation assez classique de l’image du cheval en tant que symbole viril : « Amelia sabía montar caballo mejor que yo, incluso mejor que mis hermanos varones (…) Por las tardes a veces íbamos a montar cerca de una playa escondida, ella en su caballo y yo en mi yegua » (Indiana Hernández, 2013 : 169).
- 1 Ce terme a été défini comme « a politics that does not contest dominant heteronormative assumptions (...)
7La situation est similaire dans Caparazones, où la narratrice lesbienne parle de sa compagne comme d’une « lesbiana masculinizada » (Arroyo Pizarro, 2011 : 36), soulignant que « Ella es el tipo de mujer tosca, de hermosas facciones, hombros grandes y caminar masculino que no deja lugar a dudas sobre sus predilecciones » (Arroyo Pizarro, 2011 : 6). Les relations entre femmes sont d’ailleurs constamment marquées du sceau de l’homonormativité1, puisque les couples lesbiens de plusieurs récits de Arroyo Pizarro – Violeta, Caparazones – reproduisent des rôles fortement genrés, tant au niveau sexuel qu’en termes d’habillement ou de fonction sociale : la maternité est ainsi réservée dans ces récits à la femme soumise dont l’apparence physique correspond aux canons féminins, alors que la femme sexuellement dominante et physiquement virilisée est caractérisée par son engagement dans la sphère publique. En ce sens, la position de Arroyo Pizarro comme de Indiana Hernández semble être plutôt éloignée du concept de genre et de la théorie queer états-unienne et européenne qui, comme le souligne David Córdoba depuis le contexte espagnol, postulent « una posición antiesencialista que niega tanto el carácter natural de la identidad como su carácter fijo y estable. » (Córdoba, 2005, 39)
8Par ailleurs, l’espace privé est très souvent le lieu de référence de ces récits, symbolisant ainsi l’absence de reconnaissance sociale des femmes lesbiennes : Caparazones est construit comme le monologue de Nessa, recluse au domicile conjugal où elle attend sa compagne, avec qui elle entretient une relation cachée puisque cette dernière est mariée à un homme. L’espace d’énonciation reste donc le foyer tout au long de la narration, ce qui peut s’interpréter tout autant comme une réification des rôles genrés – la femme féminine étant réduite à l’espace intérieur alors que la femme virile évolue à l’extérieur – que comme une métaphore du « placard ». Cette image est d’ailleurs explicite dans Nombres y animales, où la narratrice s’enferme dans une armoire lors d’une fête – épisode qui se produit après qu’elle a dissimulé son homosexualité à deux reprises, face à sa meilleure amie, dont elle est amoureuse, puis face à sa mère :
Escuché voces subiendo las escaleras y, pensando que habían escuchado mis pensamientos, corrí hacia la habitación más cercana para esconderme y allí, con sus voces mordiéndome la cola, me metí en un pequeño armario y ya dentro pensé que no tenía idea de cómo iba a explicarle a quien me encontrara dentro el porqué me había refugiado allí. (Indiana Hernández, 2013 : 146)
- 2 Ce stéréotype a été documenté notamment par Maja Horn à propos de sa pratique pédagogique en contex (...)
- 3 Par exemple, Lawrence La Fountain-Stokes (2009) ou José Quiroga (2000).
9Cette représentation du « placard » semble constituer un nouvel écart par rapport aux pratiques et théories queer états-uniennes, qui valorisent au contraire le coming out. En effet, aux États-Unis, les « negotiations of the closet that refuse speech, visibility, and pride have been generally viewed as suspect, as evidence of denial and internalized homophobia, or as outright pathology. » (Decena, 2008 : 339) Un regard occidentalocentré pourrait donc avoir la tentation d’interpréter cette image du « placard » comme une façon de représenter, voire de dénoncer, la lesbophobie qui règne aux Caraïbes et les mécanismes d’intériorisation de cette lesbophobie par les sujets lesbiens caribéens. Mais ce serait verser dans un stéréotype en considérant que la lesbophobie est plus forte dans les régions périphériques que dans les centres2. Or, comme l’indiquent plusieurs critiques3, les choses sont beaucoup moins binaires et il est nécessaire de tenir compte des spécificités de la région pour penser le queer aux Caraïbes. Ainsi Maja Horn signale-t-elle que « The concept of the ‘tacit subject’ productively complicates prevalent binaries of coming out vs. repression, speaking out vs. silence, visibility vs. invisibility and offer a more nuanced approach to understanding queer Caribbean experience. » (Horn, 2010-2011 : 160). Il s’agit bien, dans le cas de Nombres y animales, d’un « sujet tacite », puisque si la narratrice ne fait pas de coming out explicite, le texte sous-entend que son homosexualité est une évidence silencieuse pour son entourage. Les récits de Arroyo Pizarro et de Indiana Hernández mettent donc en évidence une façon spécifique de vivre la théorie et la pratique queer, et partant, la nécessité de placer au centre de l’analyse le contexte dans lequel évoluent les sujets considérés. Ce contexte est en effet le seul à même d’expliquer la complexité des identités périphériques dont les militant·e·s et universitaires féministes de la décolonialité soulignent que les concepts de « genre » et de « queer », tels qu’ils sont développés aux États-Unis et en Europe, sont incapables de rendre compte.
10Dans un article sur les féministes autonomes en Amérique latine, Jules Falquet synthétise les différentes limites du concept de genre appliqué à la région latino-américaine, en mettant précisément en évidence sa déconnexion du contexte :
1) tiré vers la psychologie, l’individuel, le ‘micro’, le concept de genre efface la plupart du temps la question des rapports de pouvoir structurels ; 2) c’est parce que le genre se réfère à une femme abstraite, géographiquement et historiquement décontextualisée, qu’il est devenu un instrument si efficace pour la standardisation et la massification des politiques ‘de genre et développement’ ; 3) unidimensionnel, il ne permet guère de penser l’imbrication des rapports sociaux – au mieux, il amène à penser la superposition des identités ; 4) il brouille les stratégies : d’une part, il oriente vers des alliances sous l’angle de la remise en cause des normes de genre, sans poser la question des rapports de pouvoir de sexe ; d’autre part, il détourne des alliances avec d’autres groupes partageant des luttes antiracistes et/ou de classe ; et 5) c’est pourquoi il s’agit d’un concept réducteur et dépolitisant qui convient parfaitement au modèle néolibéral. (Falquet, 2011 : 55)
- 4 Par exemple, dans Nombres y animales, la grand-mère de la narratrice se réfère à son amie lesbienne (...)
11Or, c’est justement cette complexité des rapports structurels de domination et la spécificité de leur imbrication pour les sujets caribéens que les récits considérés révèlent. Tout d’abord, le rôle central du patriarcat en tant que système est clair : au-delà de la violence et des insultes sexistes et homophobes qui jalonnent les différents récits4, le patriarcat se donne en effet à voir dans ses complicités avec les institutions, notamment l’État et l’Église (catholique ou évangélique). Dans Papi, de Indiana Hernández, la cellule familiale apparaît comme une métaphore de la Nation :
Y frente a cada nuevo proyecto un letrero que dice: ESTO LO HIZO PAPI. (…) Por dondequiera, en vallas, en cruzacalles, en letreros electrónicos, en murales sobre los muros salitrosos del Malecón la cara de papi, con los colores de la bandera, debajo un lema que reza: TODOS SOMOS FAMILIA. (Indiana Hernández, 2005 : 133-135)
- 5 Le nom de papi apparaît sans majuscules dans le roman, ce qui a été vu comme une « desacralización (...)
12Dans cette perspective, papi5, le père attendu et fantasmé par la narratrice, devient une figure personnaliste considérée comme le père et le guide de la Nation : il constitue donc une allégorie de l’État, lequel gouverne la Nation comme le père gouverne la famille dans une société patriarcale. Cette allégorie suggère ainsi les rapports structurels qui unissent l’institution étatique et le système patriarcal. De même, l’institution religieuse chrétienne apparaît comme complice du patriarcat. Les violences sexuelles de la part d’autorités ecclésiastiques sont en effet fréquentes : dans Nombres y animales, de Indiana Hernández, l’une des tantes de la narratrice est violée par un prêtre jésuite états-unien dont elle tombe enceinte ; dans Los documentados, de Arroyo Pizarro, la mère de la narratrice entretient une relation avec un révérend qui la force à avorter de façon clandestine afin de ménager sa carrière religieuse. Le patriarcat va donc de pair, dans ces exemples, avec l’institution religieuse qui reproduit la domination masculine et contribue à la dissimuler pour mieux la perpétuer. Dans Papi, Indiana Hernández souligne également le rôle croissant des religions catholique et évangélique en Amérique latine et leur influence sur le maintien du système patriarcal. En effet, papi, le patriarche et père de la Nation, est présenté comme un Messie : il est né comme « un niño pobre, en un piso de tierra » (Indiana Hernández, 2005 : 99) et, lorsqu’il meurt assassiné, sa mère pleure sa disparition en s’exclamant « Mi hijo, coño, mi hijo, tres balas como los tres clavos de Cristo » (Indiana Hernández, 2005 : 181). Après le décès de papi, la narratrice – sa fille – s’imagine en prêtresse de la secte de papi, dans une claire allusion, par la dimension spectaculaire des rites qu’elle décrit, aux mouvements évangéliques qui prolifèrent sur le continent latino-américain :
Y por fin comienzo: papi es como Jason. Aplausos, aleluyas, amén. Que cuando uno menos lo espera se aparece. Aplausos, aleluyas, amén. Pero en lo que más se parece papi a Jason… Aplausos, aleluyas, amén. Es en que vuelve siempre, aunque lo maten. La gente se pone mala, gritan, chillan, tiemblan, hay unas muchachitas que se desmayan y las levantan para traerlas al escenario flotando sobre el mar de manos. Los de seguridad se ocupan. Papi tiene más de todo que el tuyo, la gente se monta, danzan en círculos, dicen alábalo que es santo. Papi tiene más carros que el diablo. Aleluyas, aleluyas. Ovación. (Indiana Hernández, 2005 : 209)
13Par la figure centrale de papi, qui donne son titre au roman et sature le discours de son image malgré son absence presque constante au niveau diégétique, Indiana Hernández montre combien le patriarcat fait système avec l’État et l’Église, et à quel point l’invisibilisation de ce système – symbolisée précisément par l’absence dans la diégèse du personnage de papi – empêche d’historiciser les rapports de domination et, par conséquent, de les combattre. Il faut aussi souligner l’imbrication, dans cet extrait, de la religion et de la culture de masse qui caractérise les sociétés néolibérales. Comme l’ont fait remarquer plusieurs critiques, cette mise en scène du rite dédié à papi fait référence à la « monstruosa sociedad del espectáculo en la que tanto el espacio como los sujetos pasan a estar condicionados por la desenfrenada participación en el consumo, lo que genera nuevas prácticas sociales y nuevos referentes de identificación. » (Bustamante Escalona 2013 : 263) La polysémie de cet épisode, qui renvoie tout autant à l’influence croissante des mouvements évangéliques en Amérique latine qu’à la marchandisation des images dans les sociétés capitalistes et consuméristes, fait ainsi émerger l’idée d’une imbrication des institutions religieuses et du néolibéralisme comme mécanismes co-participants d’un même système.
14On observe des procédés similaires en ce qui concerne l’imbrication des rapports de genre, de classe et de race. Dans La mucama de Omicunlé, de la même auteure, un projet culturel censé financer un programme environnemental réunit des artistes d’horizons différents, dont Argenis, un jeune peintre noir marginalisé qui finit par être exclu du groupe. Il est raccompagné à la gare par un de ses collègues, noir lui aussi :
El trabajo sucio, por supuesto, le tocó al prieto. ‘Prieto’, se escuchó decir botando humo por la boca. Una pequeña palabra inflada a través del tiempo por otros significados, todos odiosos. Cada vez que alguien la decía queriendo decir pobre, sucio, inferior, criminal, la palabra crecía, debía estar a punto de explotar, y cuando por fin lo hiciera, volvería a significar lo mismo que al principio: un color. Su cuerpo era ese globo de carne que contenía la palabra, soplado una y otra vez por la viciada mirada de los otros, los que se creían blancos. Sabía que Argenis, curiosamente el más oscuro del grupo después de él, lo creía menos, y su mirada condescendiente, la misma que usaba con animales, mujeres y maricones, le dolía. (Indiana Hernández, 2015 : 162-163)
- 6 « le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. On fait allusion aux (...)
15Dans cet extrait où la métaphore de l’explosion figure la violence de l’insulte et la puissance du mot, Indiana Hernández insiste sur le fonctionnement similaire du racisme, de l’homophobie et du sexisme qui tendent à dégrader les sujets minorisés – « prieto », « mujeres » et « maricones » – par le biais de l’animalisation, comme l’a démontré Frantz Fanon6 pour le racisme. D’autre part, le passage met en évidence l’idéologie du blanchiment, également théorisée par le psychiatre martiniquais dans Peau noire, masques blancs, qui relève que « le jeune Noir adopte subjectivement une attitude de Blanc » ; cette identification prend racine dans un « complexe d’infériorité », lequel est dû à deux processus interdépendants : une domination économique, suivie d’une « intériorisation ou mieux, épidermisation de cette infériorité » (Fanon, 1952 : 8). L’épidermisation semble d’ailleurs évidente dans ce passage qui fait état de la comparaison de la couleur de peau des deux personnages. Enfin, le choix du prénom est loin d’être anodin : Argenis provient en effet du grec argennos qui signifie « brillant de blancheur » (Bailly, 2000) et symbolise par conséquent l’intériorisation, par ce personnage noir, des valeurs blanches dominantes.
16Les rapports entre genre, classe et race sont aussi très présents dans Nombres y animales, qui souligne le racisme anti-Haïtiens dont fait preuve notamment la Tía Celia qui traite les immigrés de l’autre partie de l’île comme une marchandise, exploitant leur main d’œuvre bon marché : « Tía Celia, que es arquitecta e ingeniera y tiene haitianos hasta para regalar, les dijo que no se preocuparan por [el precio], que eso era un asunto entre ella y sus haitianos. » (Indiana Hernández, 2013 : 30) Or, le racisme de Tía Celia peut être mis en relation avec le sexisme qu’elle a subi dans son enfance et dont les conséquences continuent de se faire sentir dans le présent, comme l’indique dans l’extrait suivant la métaphore des écriteaux figurant la blessure ontologique : « Y vi en aquel humito hediondo el combustible de todos los letreros que Tía Celia tenía encendidos en su cabeza día y noche, el que decía ‘tu mamá es un cuero’, el que decía ‘tu papá no te quiere’ y el que decía ‘ningún hombre te querrá’. » (Indiana Hernández, 2013 : 92-93). La narratrice souligne d’ailleurs les liens de cause à effet entre la discrimination subie et celle exercée sur d’autres groupes puisque, plus tôt dans le roman, elle évoque, en usant du même procédé, le plaisir qu’a sa tante à dominer : « creo que Tía Celia por la noche cuando se acuesta ve letreros en neón en su mente que dicen ‘joder a la humanidad’ y creo que hasta le gustan. » (Indiana Hernández, 2013 : 21)
- 7 Ce phénomène est d’ailleurs documenté par les chercheur·e·s travaillant sur la région caribéenne : (...)
- 8 La répression policière et le trafic de migrants dominicains (chez Arroyo Pizarro) et haïtiens (che (...)
17On retrouve cette imbrication entre genre et race dans Los documentados, transposée au contexte portoricain : cette fois, les immigrés stigmatisés sont les Dominicains qui rejoignent Porto Rico dans des bateaux de fortune, à l’instar de Humberto, amoureux éconduit de la mère de la protagoniste qui, pour la séduire, avait tenté de se faire passer pour un Cubain : « Humberto le había explicado que había encontrado en la isla siempre más racismo y prejuicios en contra de sus hermanos dominicanos que en contra de los cubanos. ‘De dos males, el peor’, había mencionado él, esta vez, sin ningún falso acento cubano. » (Arroyo Pizarro, 2010 : 83) Cette hiérarchisation entre les ressortissants des différentes îles hispanophones des Caraïbes est évoquée explicitement dans La mucama de Omicunlé, où Argenis fait état de sa frustration de peintre dominicain invisibilisé par la critique qui lui préfère les artistes cubains7 : « Nada más hay que ser cubano para que te inviten a España, a Japón. » (Indiana Hernández, 2015 : 55) La comparaison entre l’œuvre de Indiana Hernández et celle de Arroyo Pizarro souligne ainsi la centralité des problématiques migratoires dans le contexte caribéen8, et leur incidence sur le brouillage des identités, conçues comme « una construcción ‘en tránsito’, fluida y transnacional. » (Torrado, 2013 : 471) Les textes de ces auteures mettent donc l’accent sur les mécanismes d’imbrication de différentes formes de domination, et sur la nécessité d’envisager le système dans son ensemble plutôt que de traiter chaque problématique séparément, dans une perspective qu’on pourrait qualifier d’intersectionnelle. En ce sens, elles s’éloignent des féminismes blancs occidentaux se focalisant prioritairement sur les questions de sexualité et de rapports entre les sexes et montrent les limites que présente le concept de genre pour une politique féministe caribéenne inclusive. Leur proposition littéraire rejoint ainsi les théories des féministes de la décolonialité, comme la Dominicaine Yuderkys Espinosa Miñoso, pour qui les questions de genre ne peuvent pas être envisagées indépendamment des autres formes de domination :
a la cuestión de la justicia redistributiva o del poder en las relaciones de producción, ha pasado a llamársele ‘el problema de pobreza’, como si ésta fuera el problema y no su efecto (…) Lo mismo ocurre con la forma de pensar el problema cultural de la misoginia, el androcentrismo, el eurocentrismo, la heterosexualidad obligatoria, la violencia, el racismo, la xenofobia, entre otros. Lo primero que se hace es fraccionar la mirada a cada uno de estos problemas, de manera que se ven desarticulados. Como derivado de la acción anterior, se pasa al desarrollo de estrategias fragmentadas de solución, que en realidad no van a mirar las causas sino las consecuencias observables en la sociedad. (Espinosa Miñoso, 2007 : 50)
18La fragmentation des problèmes constitue l’un des points centraux de l’analyse des féministes décoloniales et queer caribéennes d’aujourd’hui. Face à ce constat, on peut se demander vers quel type de stratégies ce féminisme doit tendre dans les régions périphériques, s’il veut avoir une chance de répondre aux problématiques spécifiques les caractérisant sans accentuer davantage la fragmentation et la fragilisation des identités minorisées. Cette interrogation, qui pose la question de la praxis militante, reflète un débat loin d’être clos et auquel les auteures étudiées ici permettent d’apporter des éléments, sinon de réponse, du moins de réflexion.
19Il semble donc que ce qui pouvait passer dans un premier temps, au moins du point de vue des féministes occidentales blanches, comme une forme d’essentialisme révèle en réalité une situation beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. L’homonormativité – un concept justement forgé en Occident –, peut être perçue dans ce contexte comme un refuge face à la complexité des rapports de pouvoir imbriqués qui déstabilisent les identités minorisées :
A pesar de la diversidad de familias existentes, la mundialización neoliberal tiende a imponer en todas partes el ideal de lo que llamaré la familia ‘neonuclear’, en algunos casos (re)compuesta alrededor de personas del mismo sexo. Esto, contrariamente al modelo de familia extensa de tipo campesino por ejemplo, significa una familia 1) que no tiene autosuficiencia material (no produce lo que come ni viste), 2) que sería la única protección posible frente a la ‘sociedad global’, en vez de ser vista como base para otros tipos de asociaciones, comunidades o estructuras sociales de resistencia al sistema, y 3) basada en valores profundamente patriarcales, burgueses y ‘occidentales’, en especial, cierta idea del ‘amor’ centrado en la pareja. (Falquet, 2006 : 57)
20La réassurance identitaire offerte par la famille « néo-nucléaire » pourrait ainsi expliquer en grande partie les rôles genrés qui caractérisent les représentations du couple lesbien dans certains récits de Arroyo Pizarro. D’ailleurs, le foyer est précisément décrit par la protagoniste de Caparazones comme la « madriguera perfecta para hacerse una de algunas pocas comodidades » (Arroyo Pizarro, 2011 : 31), une métaphore qui connote le refuge animal face aux menaces du monde extérieur. De son côté, sa compagne Alexia a insisté pour décorer la chambre « utilizando las más modernas técnicas del feng shui » (Arroyo Pizarro, 2011 : 14), un art traditionnel chinois dont l’objectif est d’équilibrer les énergies d’un espace afin d’assurer le bien-être de ses occupants. La réaffirmation du modèle de famille néo-nucléaire, plus qu’à une essentialisation des rôles genrés au sein du couple lesbien, nous incite donc à réfléchir à la négociation des identités de genre dans un contexte périphérique.
- 9 Rappelons le statut d’État libre associé aux États-Unis de Porto Rico, qui n’a pas pouvoir de décis (...)
- 10 C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le choix de l’onomastique, l’allusion à des rite (...)
21De même, l’ancrage dans le passé et le motif du retour aux origines, stratégies littéraires très présentes dans ces récits, doivent être interprétés autrement que par une simple essentialisation de la figure féminine, traditionnellement perçue comme l’incarnation du temps cyclique. En effet, dans un contexte néocolonial9 et néolibéral où racisme, sexisme et classisme font système pour invisibiliser le vécu des personnes minorisées tout en fractionnant leurs luttes, ces stratégies révèlent la nécessité de rendre compte du processus historique d’effacement des composantes culturelles qui constituent pourtant la base de l’identité caribéenne, à commencer par les Indien·ne·s et les Noir·e·s10. En ce sens, le discours psychanalytique, qui opère par la voix autodiégétique et ses associations d’idées dans Caparazones et par les monologues dans Violeta, constituerait non pas une pathologisation de l’orientation sexuelle des protagonistes concernées, mais bien plutôt un avertissement aux lectrices et aux lecteurs de l’importance de retracer la généalogie des faits et des représentations pour saisir l’identité, qui plus est dans un contexte comme le caribéen.
22De la même manière, la circularité narrative que l’on trouve par exemple dans Los documentados ne doit pas être réduite à une simple représentation du cycle qui caractériserait par essence la temporalité féminine. Ce récit débute par une sorte de prologue qui évoque la découverte du corps d’un homme sur une plage de Porto Rico sans que l’on ne sache ni de qui il s’agit, ni qui l’a trouvé. La seule chose connue est le fait que l’homme porte « un tatuaje algo raro en la muñeca. El tatuaje tiene forma de árbol. Surcos de raíces y ramaje de color sargazo. » (Arroyo Pizarro, 2010 : 9) Ce n’est que bien plus tard dans le récit qu’un fragment identique au prologue, à l’exception des temps verbaux, vient préciser l’identité des découvreurs – Kapuc, la protagoniste, et Samuel, un migrant dominicain avec qui Kapuc s’est liée d’amitié –, ainsi que leur décision de sauver l’homme au tatouage en lui offrant abri et alimentation. Or, la relation entre Kapuc et Samuel s’est elle-même construite sur une circularité : leur rencontre s’est produite après que ce dernier a surpris la protagoniste en pleine réactualisation d’un rite qui lui avait été enseigné par sa grand-mère. Ces deux cycles sont donc étroitement imbriqués. D’autre part, ils déterminent ensemble la fin du récit puisque celui-ci se termine par l’agression du père de Kapuc, dont on sait qu’il l’a abandonnée lorsqu’il a appris sa surdité, par les chiens d’un homme portant au poignet un tatouage en forme d’arbre (Arroyo Pizarro, 2010 : 183) Or, ce fragment constitue aussi une réactualisation d’une scène antérieure, évoquée plus tôt dans le roman dans les mêmes termes, par la voix de Kapuc se souvenant de son agression par des chiens, dont elle a été sauvée par sa grand-mère, au moment même où le récit s’apprête à nous apprendre la fuite irresponsable de son père (Arroyo Pizarro, 2010 : 35). La répétition de cette scène impliquant Kapuc puis son père est riche d’enseignements : tout d’abord, elle met en évidence la culpabilité du père, en quelque sorte puni par où il a péché puisque les chiens s’attaquent en premier lieu à ses jambes, qu’il avait justement prises à son cou en apprenant l’infirmité de sa fille : « había puesto pies en polvorosa » (Arroyo Pizarro, 2010 : 46). D’autre part, la punition elle-même est en définitive infligée par Kapuc : l’agresseur du père est en effet un homme qui « mostraba curiosamente el tatuaje de un árbol en la muñeca derecha. El final de esa muñeca era un puñal. » (Arroyo Pizarro, 2010 : 183), de sorte qu’en sauvant cet homme d’une mort certaine, Kapuc a condamné son propre père. Et elle l’a fait avec l’aide de Samuel, un migrant qu’elle a connu en réactualisant un rite transmis par sa grand-mère, qui l’avait sauvée de l’attaque des chiens. Notons enfin la dimension symbolique du tatouage qui représente des racines et des branches, le tronc faisant ainsi le lien entre le passé enterré et le présent visible. Ces différents cycles imbriqués ne sauraient donc mieux matérialiser l’étroite relation des problématiques dans ce roman : le père fuyant l’infirmité de sa fille et abandonnant sa femme à une condition de misère est rattrapé par son passé, lequel fait alliance avec le présent par le biais de l’intervention de Samuel, le migrant dominicain. Ces cycles narratifs tissent ainsi des liens entre le validisme, le patriarcat et les problématiques migratoires dont on a vu l’importance dans la sphère caribéenne, tout en insistant sur la nécessité d’historiciser ces relations. Ainsi, la construction narrative de ce récit apparaît comme une stratégie de représentation de la complexité des identités périphériques et possède par conséquent une dimension didactique.
23Pourtant, on peut se demander jusqu’à quel point ce message est perceptible par les lectrices et lecteurs des récits considérés, en particulier provenant de pays centraux, appartenant à des catégories privilégiées et portant sur les textes un regard occidentalocentré. La question serait donc de savoir, non pas si ces représentations sont essentialistes, mais plutôt à qui elles s’adressent, comment et dans quel contexte elles doivent être lues. Or, il se trouve précisément que tant Arroyo Pizarro que Indiana Hernández sont des auteures au militantisme visible dans leur pays. La première, féministe noire et ouvertement lesbienne, est très active sur les réseaux sociaux où ses publications ne peuvent montrer plus clairement son positionnement politique et sa volonté de visibiliser l’amour lesbien par la médiatisation de son couple ; elle a créé la Cátedra de Mujeres Negras Ancestrales, un « proyecto performático de escritura creativa » qu’elle dirige, et s’est notamment engagée publiquement pour la libération du prisonnier politique indépendantiste Óscar López Rivera, détenu pendant plus de trente ans aux États-Unis. De la même manière, Indiana Hernández est une figure connue du public dominicain, notamment pour son travail musical engagé avec son groupe Rita Indiana y los Misterios, qui l’amène à donner régulièrement des interviews où elle prend position publiquement en faveur des droits des femmes, des LGBTQI+ et de la minorité haïtienne, tout en affichant son orientation sexuelle. L’œuvre littéraire de ces auteures ne saurait être envisagée indépendamment de ce contexte : pour les lecteurs et lectrices des pays concernés, le positionnement politique de ces récits ne fait aucun doute, tant il est informé par l’engagement extralittéraire des auteures. De la même manière que les textes soulignent de façon intersectionnelle le système complexe de dominations imbriquées, leur message politique ne peut se comprendre qu’à travers l’image d’un réseau, dont la littérature n’est qu’un des maillons inséparable des autres.
24L’œuvre littéraire de Yolanda Arroyo Pizarro et de Rita Indiana Hernández reflète donc bien les débats qui caractérisent le féminisme lesbien actuel aux Caraïbes. Par leur positionnement spécifique sur les questions de genre, ces textes montrent que les concepts développés en Europe et aux États-Unis sont politiquement inopérants aux Caraïbes et insistent sur la nécessité de proposer des stratégies ancrées dans le contexte particulier de ces pays, où le néocolonialisme et le néolibéralisme déterminent la configuration des identités minorisées de façon encore plus accrue que dans les centres. Ils mettent ainsi en garde sur les risques de néo-impérialisme culturel et intellectuel que représentent les transferts de théories et signalent l’imbrication étroite des différentes formes de domination.
25Face à ce système, Arroyo Pizarro et Indiana Hernández plaident donc pour des stratégies globales, élargissant la palette d’action bien au-delà des seules questions de normes de genre et de relations entre les sexes, et travaillant à la déconstruction des rapports de pouvoir par la mise en récit de leur imbrication et de leur déhistoricisation.
26Enfin, leur littérature apparaît comme une stratégie indissociable des autres modes d’action féministe. Elle s’adresse avant tout à un public averti, c’est-à-dire familier des problématiques caribéennes et connaisseur de l’engagement de ces auteures au-delà de la sphère littéraire. Il s’agit donc d’une action en réseau – rhizomatique, pour parler en termes deleuziens –, qui entend ainsi adapter ses stratégies à la nature même du système ; celui-ci impose en effet de lutter sur tous les fronts en même temps, par des moyens d’action imbriqués et reliés, pour mettre fin à la fragmentation des solutions, qui ne fait que redoubler la fragmentation des identités.