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Opinion/Varia

Les racines de la « mobilisation » de mars/avril 2017 en Guyane

Serge Mam Lam Fouck e Jean Moomou

Resumo

Si les formes de la mobilisation de mars et avril 2017 en Guyane sont originales, le fond renvoie en fait à une revendication qui a cours depuis plus d’un siècle.

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1La « mobilisation » de mars et avril 2017 en Guyane a pris la forme d’une fédération des protestations et des revendications guyanaises, portées par des « collectifs », à l’échelle de tout le pays, dans toutes les classes sociales et toutes les composantes socioculturelles, sous la bannière de la lutte contre l’insécurité. Les protestations contre la situation où se trouve la Guyane d’aujourd’hui et les revendications qui en découlent sont fondées sur la volonté que soit respecté le principe de l’égalité de tous les citoyens de la République française.

2Il suffit pour s’en convaincre d’observer le discours tenu, en substance, par les porte-parole de ces collectifs qui ont fleuri sur tout le territoire guyanais ; discours repris en chœur par nombre de « mobilisés » : « Nous, les Guyanais, nous vivons dans un département de la France, nous sommes des citoyens français, nous devons disposer des mêmes conditions de vie que les citoyens qui vivent dans l’hexagone. Parfois, on précise : nous réclamons ce qui nous est dû ; nous irons jusqu’au bout, car notre lutte est juste et légitime. »

La transformation de la colonie en département

3Pour comprendre le long cheminement qui a conduit aux événements de mars/avril 2017, il nous faut rappeler la manière dont la France décide d’abolir l’esclavage en avril 1848 : les hommes et les femmes qui avaient le statut juridique d’esclaves deviennent, par le décret du 27 avril de la même année, des citoyens français.

4En Guyane comme à la Martinique et à la Guadeloupe, ceux que l’on appelle alors les « hommes de couleur » s’engagent, en leur qualité de citoyens français, dans la lutte en vue de l’obtention de « l’assimilation », soit la transformation de la colonie en département de la République française. A noter que durant toute cette période les « hommes de couleur » ont procédé à l’exclusion des Amérindiens et des Bushinenge de leur manière de penser l’identité guyanaise. La distinction alors faite entre la « vraie population guyanaise » et ceux qui vivent « dans les grands bois » est portée par l’idéologie du « progrès ». Cette manière de penser sera remise en question, à partir des années 1950, lors des actions politiques de contestation de la départementalisation de la Guyane. La notion de « peuple guyanais » sera alors redéfinie en y comprenant, en bonne et due place les Amérindiens et les Bushinenge. La demande est constante depuis les débuts de la IIIe République (1875). Vient conforter cette demande un ensemble d’attitudes et de comportements. Comme le font les « hommes de couleur » dans les autres « vieilles colonies », ceux de la Guyane donnent des « preuves » de leur attachement à la « mère patrie », en participant aux guerres de la France (1870-1871, 1914-1918, 1939-1945). Dans leurs familles et à la ville, ils adoptent le mode de vie métropolitain, et admettent les programmes scolaires de la République comme le lieu de la formation par excellence des hommes et des femmes des « vieilles colonies ».

5Tous les gouvernements qui se sont succédé, de 1875 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, refusent de prendre en compte la demande de départementalisation des « vieilles colonies », en évoquant notamment les différences culturelles entre ces colonies et la métropole. Finalement, ce sont les circonstances de la Seconde Guerre mondiale vont conduire à l’acceptation de la demande, par l’adoption de la loi du 19 mars 1946.

Une situation économique difficile

6Pour comprendre dans quel esprit est réalisée la départementalisation de la Guyane, il est utile de rappeler le libellé de l’article 1er de la loi du 19 mars 1946. Celui-ci stipule : « Les colonies de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion et de la Guyane française sont érigées en départements français. » C’est donc à ce titre qu’elles sont appelées à connaître un changement social qui les hissera au niveau de développement de la métropole.

7Dans le projet de départementalisation tel que formulé par les décideurs de Cayenne et de Paris, au lendemain de l’adoption de la loi du 19 mars 1946, la Guyane doit en effet connaître un développement à l’image de celui des départements de la France hexagonale : services publics et lois sociales assurant des conditions de vie similaires ; plans d’équipement et de modernisation, sur le modèle de la planification française de l’après-guerre, pour la mise en place de réseaux d’eau, d’énergie et de communication. L’ensemble des moyens déployés par l’Etat dans le nouveau département doit assurer le développement d’une production significative, afin de satisfaire les besoins de la population, et d’exporter sur les marchés extérieurs.

8Au cours de la seconde moitié du XXe siècle les plans d’équipement et de modernisation ont ainsi comme objectif principal l’alignement du niveau de vie du nouveau département de la Guyane sur celui de la métropole. Au cours des deux décennies qui suivent la loi de départementalisation (1947-1967), les nouveaux équipements du pays, le recrutement de nombre de fonctionnaires et la redistribution des revenus par le jeu du système de protection sociale transforment radicalement les conditions de vie. A la misère coloniale des classes populaires fait place une société de consommation inimaginable dans le contexte des dernières années de la période coloniale.

© Hélène Contout

9En revanche, les mesures d’ordre économique adoptées ne réussissent pas à créer des conditions de production compétitives. Ne peuvent en bénéficier ni les productions de l’époque coloniale (sucre, rhum, bananes et production d’or), ni les nouvelles activités (production agricole « moderne » destinée au marché guyanais, mines de bauxite). La création de la base spatiale de Kourou en 1964 et son développement améliorent le niveau de l’activité économique du département, sans supprimer les déséquilibres qui font de la Guyane un pays dépendant étroitement des revenus de transferts (dépenses de fonctionnement et d’équipement de l’Etat, prestations sociales). En comparaison avec le temps des colonies, la Guyane ne produit pratiquement plus : sa balance commerciale accuse alors un déficit chronique.

Deux positionnements politiques opposés

10A la fin du XXe siècle, la Guyane présente le double aspect d’un pays à haut niveau de vie relatif, sur fond de production peu développée, et de graves inégalités dans l’équipement du territoire : le défaut d’équipements sanitaires satisfaisants et l’insuffisance des infrastructures de communication concernent notamment les habitants de Saint-Elie, de Ouanary, du Maroni, de l’Oyapock et de Saül.

11Sur le plan politique, la situation créée donne lieu à deux positionnements diamétralement opposés, mais qui ont pour finalité le même objectif : le développement de la production guyanaise. Un premier positionnement politique est le fait de formations politiques qui ne remettent pas en question la souveraineté de la France. Elles sont représentatives de la grande majorité de l’opinion guyanaise, pour qui la solution du développement passe nécessairement par l’accroissement du pouvoir politique local. Ce premier positionnement s’est traduit par l’évolution institutionnelle qui a abouti à la création de la collectivité territoriale de Guyane en 2011, en passant par l’établissement public régional (1974) et la région (1982). Un second positionnement fait de la souveraineté française le principal obstacle au développement de la Guyane. C’est celui des formations nationalistes anticolonialistes, qui dénoncent la dépendance économique de la Guyane. Elles y voient les effets de la domination coloniale qui demeure, pensent-elles, en dépit de l’instauration du département.

Hier comme aujourd’hui, l’Etat sommé d’agir

12Si des militants de formations nationalistes anticolonialistes ont pris une part active à la mobilisation de mars/avril 2017, il n’en demeure pas moins vrai que, sans qu’il soit question de sortir du cadre de la République, celle-ci se situe dans la continuité des protestations et des projets qui ont tenté d’extraire la Guyane des grandes difficultés économiques dans lesquelles les réalisations partielles du projet départemental l’ont plongée.

13Sous des formes originales (« marches » et « barrages » pilotés par le collectif « Pou Laguiyann dékolé »), la mobilisation s’inscrit volontiers dans le mouvement politique séculaire de la revendication du respect de l’égalité entre les citoyens de la métropole et ceux de la Guyane, puisque c’est en leur qualité de citoyens français que les hommes et les femmes de Guyane se sont massivement engagés dans un mouvement d’ensemble, d’ampleur inégalée jusqu’à ce jour, pour l’obtention de conditions de vie conformes au statut de département de la République.

14Mais ces hommes et ces femmes se posent également en Guyanais. C’est à ce double titre qu’ils s’adressent à l’Etat, qui est, en quelque sorte, sommé de « prendre ses responsabilités », pour que soit respecté le principe de l’égalité républicaine.

15A première vue, les modes d’action et le discours tenu lors de la mobilisation de mars/avril 2017 sont bien éloignés des suppliques adressées avant-guerre à la « mère patrie » pour obtenir la transformation de la colonie en département. De fait, dans les deux cas, le rapport à la France hexagonale est fondamentalement le même : dans la situation des « hommes de couleur » de la colonie revendiquant sa transformation en département comme dans celle des Guyanais de 2017 réclamant le respect de l’égalité républicaine, il s’agit de l’expression du sentiment qu’il existe un traitement discriminatoire des citoyens de la Guyane.

La révélation d’un « faire société »

  • 1 Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Indigène Editions, 2011.

16La mobilisation des mois de mars et avril 2017 a été sans doute le lieu où s’est exprimé avec le plus d’intensité, depuis 1947, et par l’ensemble de la population, le sentiment d’appartenance au pays Guyane. Elle a répondu en quelque sorte à l’appel de Stéphane Hessel1.

17Cette mobilisation marquera sans doute une étape intéressante de l’évolution de la société guyanaise. Les habitants de la Guyane se sont reconnus, non sans fierté, comme membres d’un groupe humain, où l’on partage les mêmes problèmes, les mêmes souffrances, la même espérance d’un devenir meilleur, fondé sur ce qui les rassemble au-delà de leurs différences culturelles. La mobilisation révèle ce qui était, hier encore, en puissance : la capacité de la Guyane à rassembler ses membres pour « faire société », pour « faire peuple », en faisant largement appel aux moyens d’information que sont les réseaux sociaux. Les Guyanais se sont ainsi révélés à eux-mêmes, dans l’action, lors des « marches » à Cayenne (le 28 mars) et à Kourou (le 4 avril), lors de rencontres, d’échanges, de débats, sur tous les lieux de la mobilisation, en particulier sur les « barrages », placés dans pratiquement toutes les communes. Durant cette mobilisation, longuement, avec ferveur, avec le sentiment de vivre un moment exceptionnel, on a parlé du pays, de son vaste espace, de son potentiel, de ses productions, mais également de ses problèmes, où dominent ce que l’on voit comme des insuffisances en matière d’équipements, de sécurité des biens et des personnes, de santé et d’éducation. On en a parlé au travers de l’expérience des gens de l’Oyapock, de Saül, du Maroni, de l’Ouest, des Savanes, du Centre et de l’Est.

18Notons que pour la première fois dans l’histoire de la Guyane, les Amérindiens et les Bushinenge ont décidé de se joindre à un mouvement social qui dépassait leurs propres revendications et la manière de voir leur évolution au sein de la société guyanaise. Si le « collectif du Lawa » a rassemblé notamment Amérindiens, Bushinenge et Créoles du Maroni-Lawa, à l’appel de l’Organisation des nations autochtones de Guyane (Onag) et de la Fédération des organisations autochtones de Guyane (Foag), les Amérindiens ont néanmoins tenu à marquer leur présence dans la mobilisation en rejoignant la foule participant à la marche du 28 mars, par une manifestation spécifique partie du fort Cépérou.

© Hélène Contout

Un ajustement avec la Guyane d’aujourd’hui

  • 2 Texte publié le 24 janvier 2017 sur plusieurs sites Internet par Serge Mam Lam Fouck, Isabelle Hida (...)

19Observons que l’édifice qui s’est ainsi révélé durant les événements demeure fragile, ses fondations sont encore mal assurées, la fragmentation sociale, c’est-à-dire la constitution de « communautés » qui se posent comme telles ne disparaîtra pas comme par enchantement. Il faudra donc poursuivre l’œuvre engagée depuis les années 1980 en vue de la construction d’un ensemble où le sentiment d’appartenance au pays Guyane est mieux partagé, ainsi que nous l’évoquions dans le texte « Construire la société guyanaise »2.

  • 3 Voir l’accord de Guyane du 21 avril 2017, protocole « Pou Lagwiyann dékolé », décrets, arrêtés, cir (...)

20Néanmoins, s’il peut rester de cette remarquable mobilisation, entre autres éléments, de l’énergie à mettre au service de la poursuite des initiatives visant le développement du territoire, ce serait là l’un de ses grands mérites. Car le changement que tous appellent de leurs vœux, en Guyane, comme en France hexagonale, ne viendra pas des mesures actées par le gouvernement3, puisqu’il s’agit, tout compte fait, d’une mise à niveau des équipements et des services publics tels qu’ils avaient été pensés dans le projet de départementalisation. Il s’agit donc d’un ajustement à la situation guyanaise d’aujourd’hui : une population plus nombreuse, plus jeune, mieux formée en dépit de graves insuffisances en matière d’éducation, et désormais répartie sur l’ensemble du territoire.

21Le changement viendra essentiellement des hommes et des femmes de Guyane qui devront s’emparer des moyens déployés par l’Etat, avec les adaptations indispensables à l’environnement guyanais, pour disposer d’un tissu d’entreprises bien plus important, afin de parvenir à une production qui ait un poids significatif dans le PIB du pays.

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Notas

1 Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Indigène Editions, 2011.

2 Texte publié le 24 janvier 2017 sur plusieurs sites Internet par Serge Mam Lam Fouck, Isabelle Hidair, Jean Moomou, Félix Tiouka, Thierry Nicolas, Maude Elfort, Monique Blérald.

3 Voir l’accord de Guyane du 21 avril 2017, protocole « Pou Lagwiyann dékolé », décrets, arrêtés, circulaires, textes généraux, ministère des Outre-mer, Journal officiel, 2 mai 2017.

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Para citar este artigo

Referência eletrónica

Serge Mam Lam Fouck e Jean Moomou, «Les racines de la « mobilisation » de mars/avril 2017 en Guyane»Amerika [Online], 16 | 2017, posto online no dia 01 julho 2017, consultado o 12 dezembro 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/7872; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.7872

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Autores

Serge Mam Lam Fouck

Université de Guyane (professeur émérite)

Jean Moomou

Université des Antilles

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