- 1 Nous prendrons appui sur trois romans de Dany Laferrière : Chronique d’une dérive douce (2012), Cet (...)
- 2 Technique picturale élaborée par Léonel Jules, peintre haïtien installé à Montréal.
1Cette étude entend examiner la migration haïtienne sur le continent nord-américain au prisme artistique de l’ « autobiographie américaine » de Dany Laferrière1 et du « carré plastique »2 de Léonel Jules qui servira de métaphore explicative de l’hybridité, de territoires de langages et de l’imaginaire du dé/enraciné. Le romancier prétend être « un écrivain américain parce qu’Haïti est en Amérique » et préfère le mot « voyage » à celui d’ « exil » trop lié à la dictature haïtienne. Une inspiration cosmopolite irrigue ces deux artistes pour restituer une image kaléidoscopique de la réalité américaine entrecoupée d’éclairs haïtiens. Quels sont les enjeux d’une telle originalité de la représentation picturale et poétique de la réalité ? Conduit-elle à une mythification du berceau natal ? Favorise-t-elle une (re)construction identitaire ? La confrontation des itinéraires respectifs des deux artistes et amis explique l’originalité de leurs productions symétriques aux yeux du lecteur et contemplateur. L’image projetée du continent américain a de quoi choquer par le gauchissement de la réalité à force de grossissement carnavalesque. Mais cette focalisation subjective à outrance n’est-elle pas le reflet d’une esthétique états-unienne que s’est appropriée le créateur pour se fondre dans ce qu’il nomme le « ventre mou de la Terre » (Laferrière, 2002 : 17), l’Amérique ? Le choix de Dany Laferrière et de Léonel Jules s’explique par leurs origines communes et une appréhension esthétique du lieu d’exil aux formes proches. La vision de l’Amérique par ces deux artistes haïtiens présente le triple intérêt d’une approche multigénérique, plastique et idéologique du continent nord-américain qui soulève le problème de l’exil.
2Dany Laferrière et Léonel Jules sont tous deux nés à Port-au-Prince en 1953. Ils ont connu la dictature des Duvalier et la terreur des Tontons Macoute. Pour éviter à Dany Laferrière des représailles – à cause d’un père en exil – sa mère l’envoie à l’âge de quatre ans à Petit-Goâve chez sa grand-mère où il passe son enfance. De retour à Port-au-Prince pour finir ses études, il quitte précipitamment Haïti le 1er juin 1976 alors qu’il est chroniqueur culturel à l’hebdomadaire Le Petit Samedi Soir et à Radio Haïti Inter : son ami journaliste Gasner Raymond, vingt-trois ans, vient d’être assassiné par les Tontons Macoute. Dany Laferrière s’installe à Montréal. Là débute un périple dans ce pays où l’« on bouge sans cesse. L’espace américain est une invitation à la vitesse » (ibid., p. 12).
3Le zigzag éblouissant de l’Amérique en mouvement alimente aussi la vision plastique de Léonel Jules. Ce dernier a également fui la dictature haïtienne et est arrivé à Montréal en 1974 à vingt-et-un ans. Diplômé de l’Université du Québec à Montréal, il enseigne les arts plastiques, étudie l’histoire et la sémiologie de l’art, et mène de front projets pédagogiques et carrière d’artiste plasticien. Son intérêt pour les arts visuels éclaire sa conception et sa reproduction de l’espace de vie qu’il considère en permanente évolution et toujours renouvelée à l’image des fulgurances américaines laferriennes.
4Les trois premiers chapitres de Cette grenade exposent la vision externe du bourlingueur qui a écumé l’Amérique du Nord pour « regarder vivre les Noirs, les Blancs, les Rouges, les Jaunes… » (ibid., p. 17). Ainsi se trouve confirmé le cliché de l’Amérique terre d’assimilation : « Tout ce qu’on dit de l’Amérique est vrai. Elle intègre tout. Ventre mou de la Terre. (…) L’Amérique est un bébé trop bien nourri. Un bébé Cadum » (ibid., p. 17). Dany Laferrière assume la normalité d’une vision du Nouveau Monde où s’affrontent de « magnifiques barbares aux larges t-shirts aux couleurs universitaires, grands blonds athlétiques » (ibid.). Le livre devient un musée d’images, une mosaïque (telle celle de Léonel Jules en 2005) où cohabitent plusieurs cultures, où se stratifient le passé et le présent dans une volonté permanente d’agglomérer les territoires pour se projeter dans la vie devant soi.
- 3 En écho au roman d’Émile Ajar (Romain Gary), La vie devant soi (1975).
- 4 En écho à l’essai d’Alain Mabanckou, Le sanglot de l’homme noir (2012).
5Dany Laferrière, arrivé à Montréal après son parcours haïtien, affiche son identité par la singularité de sa revendication de statut d’homme parmi les hommes, refusant ce que Mabanckou nomme « le sanglot de l’homme noir » (Mabanckou, 2012)4. « Je ne renie pas mes origines, mais je ne m’entends pas bien avec les autres Nègres. Je trouve qu’être nègre, ce n’est pas tout dans la vie. Graffiti vu dans le métro de New York » (Laferrière, 2002 : épigraphe). Ainsi le reportage commandé au narrateur de Cette grenade pour un prestigieux magazine de la côte est, agit comme un révélateur idéologique : « ‘Pourquoi moi ?’ demande l’auteur narrateur à son commanditaire. ‘Je suppose qu’ils veulent un Nègre qui n’est pas d’ici et en même temps qui connaît le coin’« (ibid., pp. 12-13). Le magazine ne cherche pas un Américain noir mais un Africain américain intéressé par la confrontation Blanche/Nègre. L’Amérique substitue un nouveau mythe à celui qu’elle a tué - l’american dream - à force de l’hypostasier, « le rêve du jeune Noir déjà brûlé par la lumière trop vive de l’Amérique » (ibid., p. 14). Il faut à l’Amérique le regard de l’exilé nègre sur elle-même afin d’exhausser son rôle tutélaire. Il s’agit de lutter contre les préjugés identitaires appliqués par l’intelligentsia américaine. Le refus d’écrire un article téléguidé par une élite « qui vient à peine de sortir de Harvard » révèle le désir d’afficher « l’indépendance acquise en Amérique en tapant huit heures par jour sur une vieille machine à écrire déglinguée » (ibid., p. 16).
6Les images crues et réalistes sont violemment éclairées. Se loger dans des immeubles minables, fréquenter les trafiquants, telles sont les occupations de l’émigré qui se nourrit de pigeon au citron, leitmotiv alimentaire et poétique : « Cette recette de pigeon au citron, je la tiens d’un vieil alcoolique du parc, grand amateur de viande gratuite » (ibid., p. 42). Cependant le gauchissement de la réalité est un principe de création chez Dany Laferrière. Alors que le lecteur pense que les besoins alimentaires et élémentaires sont une priorité, l’auteur déclare : « C’est qu’ici manger n’est pas une priorité » (ibid., p. 43).
7La déconstruction cacophonique de la réalité urbaine américaine a pour pendant son corollaire réaliste et sordide, le danger d’oublier de régler « le primum vivere » (Laferrière, 2012 : 46). Marcher, dormir pour oublier de penser semblent être les martingales de l’exilé qui forge la réalité de l’Amérique à la gouge de sa propre réalité et parvient à en démultiplier les clichés.
8L’auteur aborde à l’aune du réalisme merveilleux quatre mythes américains (Nouveau Continent, racisme, succès, vitesse) pour mieux les déconstruire et marquer son américanité.
9Dany Laferrière se considère comme un homme de l’Amérique, façonné par la pluralité culturelle que recèle le continent américain :
car en acceptant d’être du continent américain, je me sens partout chez moi dans cette partie du monde. (...) Je ne me considère plus comme un immigré, ni un exilé. Je suis devenu tout simplement un homme du Nouveau Monde. (Raffy-Hideux, 2013 : 103)
10L’identité composite de celui qui se revendique comme « un écrivain japonais » (Laferrière, 2008) trouve ses sources dans le melting pot d’exilés chinois (Laferrière, 2012 : 28), haïtiens, italiens, algériens, indiens, africains.
- 5 Obama: Black and White Dream, tableau de Léonel Jules peint en 2008.
11L’Amérique étincelle de mille feux aux yeux du nouvel arrivant qui doit se méfier des trompe-l’œil car l’indifférence règne : « Tu peux hurler tant que tu veux, / personne ne t’entendras » (ibid., p. 29). La métaphore de la caisse de résonance vide reflète l’isolement de chacun au milieu de tous et le mutisme qui facilite l’esquive de l’autre. Il faut aller au-delà du réel comme le fait Léonel Jules. La titrologie de Dany Laferrière est révélatrice à cet égard : le premier roman aux allures provocatrices s’apparente à un essai plutôt qu’à un manuel de relations sexuelles : Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ? Le goût des jeunes filles a un relent proustien qui évoque l’adolescence en fleurs mais cache la pierre angulaire de l’ « autobiographie américaine » : la sexualité et notamment le rapport entre le Noir et la Blanche. « Je ne connais pas un seul Blanc que le sujet de la baise interraciale ne fasse pas saliver, pour dire les choses poliment. [...] D’abord, il n’y a que cela qui m’intéresse en Amérique du Nord... » (Laferrière, 2002 : 15). Cette grenade mêle une vision exotique et explosive, entre négritude et américanité, comme sait le faire Léonel Jules avec Obama : Black and White Dream5.
12Le tableau Obama : Black and White Dream (fig.1) a été une réaction à un article de presse dont le titre était « On craint pour la vie du sénateur Obama », avoue Léonel Jules à Dany Laferrière dans un courrier du 4 avril 2009. Il a résolu intérieurement le problème de la violence raciste en prenant les armes de l’art et expose le parcours difficile des Noirs de Biko à Martin Luther King révélés par l’iconotexte et son entrelacs de carrés, son collage de photographies et d’inscriptions fondues dans les carrés plastiques dévoilant des cris de lumière sur des fonds noirs de désespoir, illuminés du diamant de l’espoir dévoilé tel un acrostiche calligramme : les mots « black », « diamont », « dream », « Biko » encadrent de leur carré un camaïeu de roses central, contrastant avec la figure de la mort enragée de gauche dans un bleuté nébuleux et le portrait de Martin Luther King immiscé sous l’inscription « power of dream ».
Fig. 1: Obama: Black and White Dream
- 6 Titre du troisième chapitre de la quatrième partie de Cette grenade, op. cit.
13Cependant l’Amérique de Dany Laferrière n’a rien de sombre, nonobstant l’obsession nègre de la Blonde comme le prouve ce titre de chapitre de Cette grenade : « Pourquoi les écrivains nègres préfèrent-ils les blondes ? »6. La récurrence du terme « nègre » affiche sans ambages la volonté d’en finir avec la négritude défendue par Senghor et Césaire pour affirmer l’humanité de celui qui ne sent pas la nécessité de crier sa créolité sur les toits. Le mythe de la Blanche est né en Amérique selon Laferrière :
La déesse blonde n’existe pas nécessairement en Norvège ou en Suède où la plupart des femmes sont blondes. La Blonde est une pure invention américaine. Comme le Nègre. [...] Je veux savoir comment fonctionne la plus fantastique machine à faire rêver créée par l’homme américain. (Laferrière 2002 : 134-135)
14L’artifice de la blondeur n’obère en rien l’un « des phantasmes les plus puissants de l’Amérique » (ibid., p. 136). Car « la Blonde est un être à part. » La blancheur de sa peau diaphane excite les sens par l’odeur de lait qu’elle diffuse, et aiguise le désir par son mépris : « La blonde aux jambes longues et au sourire méprisant (...) m’a toujours fait flipper » (ibid., p. 137). La fausse blonde est l’un des plus puissants phantasmes de l’après-guerre. Que dire alors de la vraie blonde ?
Ô impuissance nègre. Si la Blonde est à elle seule une bombe, que dire de la rencontre du Nègre et de la Blonde ? Une bombe explose. (...) La Blonde représente le plus que blanche. Nègre/Blonde : couple trop puissant. (...). La lumière des ténèbres. Complémentarité absolue. (ibid.)
15La pureté des couleurs contraires traduites dans l’oxymore exerce un pouvoir magnétique. « Toujours les questions raciales et sexuelles. (...) L’Amérique aime à manger de ce plat. Et je suis prêt à lui en donner pour son argent » (ibid., p. 140), déclare le narrateur à la jeune blanche assise à ses côtés. À l’instar de Mabanckou, Dany Laferrière démonte le mécanisme trop huilé de la revendication identitaire et aborde le tabou raciste par la relation étroite avec le désir de pouvoir et de réussite.
16Parmi les mythes fondateurs des États-Unis, Natahalie Prud’Homme évoque la doxa du success story (Prud’Homme, 2006 : 154). Dany Laferrière nous offre cette image par la mise en abyme de la situation auctoriale et les gros plans sur les artistes américains devenus célèbres. Léonel Jules fait de même avec Apothéose en 2005, œuvre exemplaire du carré plastique, couronnant un parcours de recherches débuté en 1992.
17Toutefois, à l’abstraction lyrique animée de rythmes antillais, Dany Laferrière préfère la restitution concrète de l’émotion due au succès. Ainsi Le goût des jeunes filles procède-t-il à la mise en perspective des succès puisque « le livre » (Laferrière, 2002 : 18) sur son enfance publié par le narrateur renvoie à l’autofiction dans laquelle la famille ne se reconnaît pas. De plus, le journal de la jeune Haïtienne Marie-Michèle, intégré au sein de l’œuvre contribue à cet emboîtement spiralé des réussites. Son succès est entériné par l’interview fictive de Vibe Magazine qui clôt le roman par un vibrant hommage à l’écriture haïtienne de « ce mince bouquin » (Laferrière, 2005 : 387).
18La modestie de cette dernière n’a d’égale que l’espièglerie de Dany Laferrière auteur narrateur évoquant dans Cette grenade le succès international de son premier roman en 1985. Il y note une vingtaine de réactions concernant uniquement le titre pour conclure avec un humour féroce : « Le premier roman. Les dieux auraient pu attendre le troisième pour m’atteindre. Le premier tir. En plein dans le mille. Même pas le premier roman. Le titre du premier roman. » (Laferrière, 2002 : 30). Être connu, reconnu, se donner en spectacle seraient-ils les degrés d’accès au pouvoir ? La violence semble aussi participer à cette conquête dans le bruit et la fureur.
19Le quatrième mythe américain détourné par Dany Laferrière est celui de la violence émanant de l’incessante course au pouvoir. Le tableau Tumulte de Léonel Jules en 2008 restitue cette cacophonie américaine par la synesthésie de la célérité des couleurs avec le bruit des bigarrures comme ces zigzags criards des néons de Manhattan, ces quinquets de Brooklyn, entrecoupés de blancheurs montréalaises et de noirceurs dictatoriales.
Fig. 2 : Tumulte
20La violence débridée et gratuite est à l’image de celle entrevue par Tante Raymonde à la télévision dans Le goût des jeunes filles :
Tu vois, c’est arrivé ce matin, dit-elle, en pointant du doigt la télé, la femme était chez elle quand deux types sont entrés dans la cuisine, elle n’a pas eu le temps de dire quoi que ce soit qu’ils lui logeaient une balle dans la tête. Ensuite, ils l’ont arrosée de gazoline et y mis le feu. (Laferrière, 2005 : 12)
21La banalisation de la violence s’accompagne de sa désincarnation, le téléviseur devenant l’objet de l’accusation et le spectateur un contemplateur désabusé. Le goût du continental pour le spectaculaire est dénoncé. Il n’est plus besoin de voir le tumulte des rêves par l’écriture.
- 7 Avec Dany Laferrière, la littérature haïtienne prend des allures américaine de jazz, une tendance a (...)
22La civilisation de la vitesse contamine le narrateur, « (…) courant sans cesse/ comme un rat de laboratoire » (ibid., p. 211) qui raconte l’Amérique au miroir des spiralistes7 grâce à une écriture qui se renouvelle sans cesse dans un continent aux identités morcelées qui trouvent leur homogénéité dans le rêve américain.
23Dany Laferrière et Léonel Jules témoignent de la fusion de l’haïtianité avec l’américanité via une écriture palimpseste pour le romancier et par la juxtaposition des carrés de vie bigarrés pour le peintre. Outre une image cinétique du réel américain dans sa fulgurance, la musique qui accompagne Léonel Jules lorsqu’il compose la matière plastique et le rythme de jazz qui caractérise l’écriture américaine de Dany Laferrière, il faut relever la part grandissante de la poésie laferrienne dans l’ironie féroce et l’onirisme vaudou associés à l’évocation du Nègre conquérant l’Amérique.
24Le mot valise transe-formes employé par Léonel Jules pour désigner son tableau peint en 2006 (fig. 3) insiste sur l’usage de la transe spirituelle et la transformation systématique des formes dans le processus créatif.
Fig.3 : Transe-formes
- 8 L’« Autobiographie américaine » de Laferrière comporte dix livres parus entre 1985 et 2000 : Commen (...)
- 9 En 2005 pour Le goût des jeunes filles, en 2002 pour Cette grenade…, en 2012 pour Chronique de la d (...)
25Retracer l’émotion première au contact du réel puis en transcrire les fluctuations au fil du temps pour le plasticien trouve sa correspondance dans l’écriture palimpseste du romancier qui n’a de cesse de réécrire l’adolescence haïtienne et la découverte montréalaise dans ce qu’il nomme rétrospectivement « l’Autobiographie américaine »8. Les trois livres étudiés ont fait l’objet de révisions et d’une nouvelle publication vingt ans plus tard avec ajouts9. Paradoxalement Chronique apparaît comme le premier livre québécois de la série avec ses 366 paragraphes originaux, un pour chaque jour de l’année ; aujourd’hui il y en a un tiers en plus et ils ne sont pas numérotés. Le désir de retrouver l’émotion première de la découverte du continent américain à vingt-trois ans s’est allié à celui de l’expérience de plus de trente-cinq ans dans Montréal : ainsi la ville devient un livre blanc à remplir soi-même, support d’écriture sans cesse recommencée sur un tissu dont la trame s’enrichit.
- 10 Titre de la douzième partie de Cette grenade…, op. cit.
26L’Amérique se prête au jeu télévisuel et cinématographique par sa vastitude, sa population mélangée et ses excès. « L’Amérique est un énorme téléviseur avec plein d’images dedans »10. Ainsi Cette Grenade et Chronique se lisent comme un récit de voyage qui devient le roman de la route tel On the road de Kerouac (1957). En effet, Chronique déroule une succession d’instantanés montréalais à travers les errances, les rencontres et la misère de l’exilé, son américanisation.
Je m’assois devant la
Bibliothèque nationale
pour manger ce
sandwich à la merguez
avec toute la culture occidentale
dans mon dos.
En face de moi
le paysage urbain
en mouvement.
Les gens se croisent
sans se regarder.
C’est qu’après
le déjeuner
ils sont pressés de
retourner au travail.
Affolés, ils regardent
sans cesse leur montre
comme s’il était possible,
à force de volonté,
de ralentir la course
du temps. Je reste
immobile
au milieu de cette tempête. (Laferrière, 2002 : 68)
- 11 Reprise du titre du dernier roman d’Amélie Nothomb, La nostalgie heureuse, Paris : Albin Michel, 20 (...)
27Cependant aucune tristesse n’affleure, seul sourd l’enthousiasme de la « nostalgie heureuse »11 qui montre que tout ce que l’on aime devient fiction et contrecarre la pulsion du néant qui est en nous. Cette grenade est une fresque romanesque dont l’agencement des chapitres correspond à autant de courts métrages : le héros sillonne l’Amérique, avale des litres de coca, assis sur des sièges d’autocar ou de taxi, des banquettes de train, des bancs publics, à la terrasse des fast-foods. Il pénètre des foyers américains moyens, des campus universitaires, des ghettos noirs, des banlieues dorées et remplit les pages de dialogues savoureux et de rencontres incongrues qui mettent à mal la réalité du mythe américain. Des grandes villes aux petits bourgs isolés, le narrateur nous transporte au cœur de l’Amérique. Ainsi la huitième partie du roman est construite à la manière d’un road movie dans lequel défilent les titres métaphoriques des chapitres d’un carnet de route menant de New York à Miami, titres aux allures de unes de journaux à scandales : « 1 Dans le métro de New York », « 2 Chicago : rue principale », « 3 Dallas : un restaurant », « 4 Brooklyn : l’avenir mis en boîte », « 5 Los Angeles : un party à Beverly Hills », « 6 Boston : un nouveau régime », « 7 Connecticut : la reine du foyer », « 8 Aéroport de San Francisco », « 9 Miami : l’argent de la drogue », « 10 Belle Glade : Big Sugar » (ibid., pp. 233-262). Tandis que Dany Laferrière structure le réel par le zigzag romanesque qu’il offre, Léonel Jules harmonise sa composition plastique par le carré magique capable de donner une cohérence à l’hétérogénéité des éléments peints.L’ouverture de l’espace américain et la multitude de sa population cosmopolite se prêtent particulièrement à la cinétisation romanesque, puisque « ici, en Amérique du Nord, on n’éteint jamais la télé » (Laferrière 2008 : 152). Le rythme effréné de vie retranscrit par une écriture « à sauts et à gambades » transpose dans une chevauchée fantastique le long métrage de la réalité américaine car « la vie d’un Américain est un vidéoclip » (ibid.) sur fond de jazz.
28Cette Grenade et Chronique présentent la particularité d’une écriture musicale scandée en saynètes ou courts paragraphes apparentés à autant de versets dans Chronique. Dans cet ouvrage On peut parler d’un style « cool jazz », par allusion à la scène où le narrateur discourt avec Dizzy Gillespie au « Soleil Levant », la fameuse boîte de Doudou Boiçel sur la rue Sainte-Catherine. Il n’est que de penser à l’omniprésence du jazz dans le premier roman : Bouba, le compère du narrateur, y dort sans cesse ; il philosophe en relisant le Coran et en écoutant des airs de jazz : Parker, Coltrane, Davis… « Musique nègre », écrit Gide dans ses Feuilles de Route en 1896, « que de fois je me suis levé de mon travail pour l’entendre... À trois, ils exécutent de véritables morceaux de rythme, bizarrement haché de syncopes, qui affole et provoque les bondissements de la chair ». Cette syncope de vie sur un balancement à quatre temps, chaque temps lui-même subdivisé en trois, est transcrite dans la récurrence de quatre personnages symboliques dont les avatars divins sont déclinés dans les trois ouvrages étudiés : Bouba, le noir musulman, revient avec son équivalent vaudou Legba, le dieu qui assure le passage entre le visible et l’invisible, le dieu du temps, « le seul dieu / du panthéon vaudou autorisé à / m’ouvrir la barrière qui débouche / sur un monde nouveau » (Laferrière, 2012 : 15). Il ouvre et ferme les chemins, détenant à l’instar de Saint Pierre les clés du paradis. Il trouve son avatar terrestre dans le vieil Africain de Chronique, assénant sa sentence leitmotiv à chaque coin de rue et à chaque rencontre avec le narrateur. « T’es arrivé en retard, Vieux, / me dit l’Africain. / Il y a à peine cinq ans / on pouvait facilement / trouver un petit village / qui n’avait jamais vu de Nègre et passer pour / un sorcier lare » (ibid. p. 165). Et de reprendre dans une coda : « T’es arrivé trop tard, Vieux, / me dit l’Africain. / Je te le dis une dernière fois. / Tout est fini ici. / Je m’en vais » (ibid. p. 219).
29Le deuxième temps est marqué par la récurrence d’un narrateur anonyme le plus souvent, posant son regard ironique sur une Amérique en mouvement permanent. « Je », parfois remplacé par « Vieux os », « je » divaguant de chambres crasseuses en boîtes de jazz enfumées de Brooklyn.
30Le troisième temps est celui de la séduction, sous l’égide d’Erzulie, appartenant aux mystères vaudous, la maîtresse du désir, nommée dans Cette Grenade et prenant la forme d’une ravissante noire. Elle trouve ses avatars dans les personnages féminins rencontrés au fil des romans, les Miz allégorique de Comment faire l’amour, ou bien les six protagonistes de la bande du Goût des jeunes filles gagnées par la mode américaine et en quête de plaisir, ces filles du peuple auxquelles se mêle Marie-Michèle, dont l’humour décapant du journal révèle l’initiation américaine à travers le goût des jeunes filles pour les belles voitures, les parfums, les magazines et le nouveau continent : se débarrasser du malheur par l’éthique du désir. Les conquêtes du narrateur de Chronique concluent le volet de ses rencontres canadiennes dans un verset lyrique et anaphorique qui scande le retour à la vie :
J’ai connu les quatre saisons.
J’ai connu et la jeune fille
et la femme.
J’ai connu la misère.
J’ai connu aussi la solitude.
Dans une même année ». (ibid. p. 217)
31Enfin, le quatrième temps est haïtien car Haïti s’immisce en Montréal, en ces villes ou villages américains parcourus dans le voyage du narrateur de Cette Grenade. Haïti prend le visage de Tante Raymonde dans Le Goût des jeunes filles. Donner des gages de fidélité par l’infidélité, telle est la visée des ouvrages de Dany Laferrière. L’Afrique surgit, avec sa déférence aux vieillards, ses croyances animistes, ses clichés. L’auteur ne manque de rappeler la présence haïtienne dans la froideur montréalaise :
Ici j’ai découvert
une chose inconnue là-bas,
du moins dans ma classe
sociale : la grasse matinée.
Quand on reste au lit
là-bas, au-delà de sept
heures du matin,
c’est qu’on est malade » (ibid., p. 51)
32L’anamnèse gagne le narrateur qui avoue dans un tableau langoureux où perce le carré plastique haïtien : « Quand je regarde le ciel / de midi / en évitant les buildings, / les pins, les couleurs, / les odeurs, la musique de / la langue, je peux m’imaginer / à Port-au-Prince » (ibid., p. 69). Comment ne pas songer à Montréal, le tableau de Léonel Jules datant de 2006 et dans lequel la barre verticale et blanche d’un building aux arabesques mauves sépare du rêve de Port-au-Prince, déclinée successivement et de haut en bas, en noire dictature, en île bleutée et paradis végétal ; building frontière entre la réalité des carrés plastiques montréalais bigarrés et chatoyants et l’onirisme des origines. L’ensemble est entrevu dans la sourdine d’une musique de jazz :
Un dernier tour avant de me coucher. La foule, des soirées chaudes, perdue dans les discussions animées dans les cafés de la rue Saint-Denis. C’est une musique si différente du silence du plein hiver. (ibid. p. 206)
- 12 Diaspora n’est pas à entendre ici dans son sens religieux, mais selon le sens grec contenu dans l’é (...)
33Le reportage fictif sur l’Amérique telle qu’il la vit par le narrateur constitue la pierre angulaire de Cette grenade. C’est un prétexte à double visée : narrative et encomiastique. En effet, à l’économie narrative fondée sur le zigzag itinérant générateur de séquences filmiques s’ajoute l’hommage éloquent rendu aux artistes américains qui ont construit l’imaginaire américain : de Walt Whitman, dont l’ombre accompagne l’auteur dans son voyage, à Norman Rockwell, le peintre des petites villes immuables. Jaillissent au milieu des multiples carrés américains sillonnés de clichés tels que le racisme, le 11 septembre 2001, les blondes, Monica Lewinsky, Truman Capote, et parfois sur Dany Laferrière lui-même, lorsqu’il affirme « Je ne suis plus un écrivain nègre » (Laferrière, 2002 : 350) et revendique en clausule son américanité dans un vibrant « Mais je suis chez moi partout en Amérique » (ibid., p. 357). Le rêve américain devient donc accessible par le biais du réalisme merveilleux remanié par Dany Laferrière dont la causticité n’a d’égale que l’anticonformisme idéologique et littéraire. Il appartient au même titre que Léonel Jules à une diaspora12 fertile au sens étymologique du terme, qui utilise l’onirisme pour asseoir les nouvelles bases d’une poétique de l’écriture américaine passant par la transe pour corriger les perceptions originelles.
- 13 Telle que la définit Jacques Lecarme (1993 : 227) un récit « dont auteur, narrateur et protagoniste (...)
34Alors que Léonel Jules fusionne les formes traditionnelles avec l’exotisme des tropiques pour élaborer un parcours d’expressions picturales libres à partir des formes universelles de la représentation visuelle, Dany Laferrière s’appuie sur les topoï littéraires qui construisent la littérature comme le prisme baroque de la mimesis d’un miroir déformant, le theatrum mundi carnavalesque ou l’autofiction13.
35Le dépassement des réalités passe par le mouvement, la fusion de l’émotion et du regard, comme celui porté sur les jeunes filles qui dansent et diffusent leur mouvement d’un roman à l’autre comme pour signaler le mouvement perpétuel et zigzaguant de l’Amérique : danse sensuelle et érotique de Pasqualine et Marie-Flore dans Le goût de jeunes filles, balancement du corps magnifique de cette fille, Jenny, « svelte, élancée, une démarche de danseuse » (Laferrière, 2002 : 97) dans un quartier moyennement boisé, en Amérique, danse de Julie, « pieds nus / sur le plancher sale / de la cuisine » (Laferrière, 2012 : 153), danse enivrante et excitante : « Je regarde ses fines chevilles / en pensant que cette fille / est faite pour courir / dans le désert / et je relève la tête / pour croiser son long / regard oblique d’antilope » (ibid., p. 154). Cette image évanescente est la métaphore féminine appliquée à l’Amérique et le reflet baroque des émotions qu’elle provoque sur le contemplateur haïtien soumis aux pulsions des origines.
Fig. 4 : Transe-en-danse
- 14 Carl Brouard, grand poète haïtien (1902-1965), « Vous », Pages retrouvées (1963).
36De même Léonel Jules dans Transe-en-danse (fig. 4), met en scène la notion de symbole en art et la splendeur du pouvoir de création de solutions aux problèmes de l’Homme. Il s’inspire de « Guernica » de Picasso qui déclarait trouver dans l’art une arme contre le fascisme. Car le symbole confère un pouvoir absolu à l’Homme face à son destin, sorte de thaumaturge. Les intrusions en noir et blanc de la violence de « Guernica » à la périphérie du tableau de Léonel Jules indiquent cet éloignement progressif du mal dont le lime du carré plastique chatoyant préserve partiellement la vie américaine faite d’éclats de fleurs, de sang, de végétal mêlé au minéral. La vertu cathartique de la transe qui entre dans la danse, du vaudou (Legba, Erzulie) qui se mêle à l’encre de l’écrivain opère une purification du theatrum mundi entrevu à travers le reflet du miroir baroque tendu sur l’Amérique. « Il ne subsiste plus rien, / Rien que du bien propre / Du bien lavé, / Du blanchi jusqu’aux os »14.
- 15 Léonel Jules : Apothéose 2005, Quiétude 2006.
37Répétition, transparence, opacité, collage d’images hétéroclites utilisées comme du « ready made », unissent le peintre et l’écrivain dans la mouvance de la création et le décryptage de l’Amérique. La petite prose détachée de Chronique avec ses versets filants comme des étoiles signale une arrivée énigmatique, devenue l’envers de L’énigme du retour. « L’énigme de l’arrivée » raconte la découverte de Montréal à travers de petites notes qui sont telles des aiguilles enfoncées dans le cerveau du narrateur et du lecteur, qui injectent une petite dose d’Amérique chaque fois un peu plus profondément. Ce sont autant de points de suture qui fixent les motifs délirants et carnavalisés de l’Amérique dans l’esprit du lecteur et du découvreur pour parvenir sinon à une Apothéose, du moins à la Quiétude15.
38L’entreprise des artistes se présente comme un jeu qui impose ses propres règles pour mieux saisir le réel dans l’émotion première. La découverte des forces vives de la matière pour le plasticien et celle des valeurs occidentales par l’écrivain font voir l’Amérique à travers le prisme grossissant de la focale d’un zoom, se jouent des clichés pour mieux en dénoncer l’axiologie. Refusant d’être un « Nègre Narcisse », titre du premier chapitre de Cette grenade, Dany Laferrière n’en demeure pas moins le représentant d’une nouvelle écriture épurée de l’exil, ou plutôt du voyageur universel. À l’instar de Léonel Jules, il diffracte la réalité américaine pour faire feu sur les clichés et les tempérer de la lumière haïtienne : la poétique du premier rejoint l’esthétique du second par le désir de mettre en lumière les allégories féminines de l’Amérique, ses couleurs minérales entrecoupées de végétalisme exotique. Leur vision commune du continent américain s’appuie sur les repères canoniques de la littérature, de la peinture et de la musique américaines, afro-américaines et européennes. Un univers contemporain abreuve les œuvres des deux artistes de son pragmatisme et de son merveilleux « rêve américain » qui a fait d’eux des « self made men », et des Américains à part entière. Ils inventent une contre-poétique générant un hyperréalisme chez l’écrivain et un symbolisme inédit chez le plasticien. En hypostasiant le mythe de l’Amérique terre d’accueil des immigrants par excellence, Dany Laferrière ancre les racines des enfants de la première génération d’immigrants dans la société états-unienne lorsqu’il déclare :
C’est le ventre de New York, ces milliers de boîtes que l’on voit comme ça, empilées dans un coin. Le pays rêvé des vieux immigrants. Et pour chaque communauté, il arrive toujours la génération qui va donner un coup de pied dans le tas. (Laferrière D., 2002 : 234)
39L’espoir de l’homme tient à une utopie, irréaliste certes mais vitale, comme le rappelle la présence récurrente de Whitman dans l’œuvre laferrienne.