L’art textile préhispanique, témoin des schémas migratoires (l’exemple de la côte sud du Pérou, Intermédiaire Tardif)
Resumos
La présente étude propose d’observer comment les textiles préhispaniques (c’est-à-dire les tissus produits par les peuples ayant vécu avant la conquête et l’arrivée des européens en Amérique) peuvent apporter des données sur les sociétés qui les ont réalisés. En l’absence de documents écrits -comme c’est le cas pour les Andes préhispaniques-, les artefacts archéologiques constituent en effet les uniques matériels informatifs disponibles pour reconstruire l’histoire des cultures du passé. C’est à partir de l’exemple des textiles préhispaniques de la côte sud du Pérou que nous montrerons comment l’analyse des variations stylistiques permet de formuler des hypothèses concernant les schémas migratoires et les interactions culturelles entre les populations de l’époque.
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Introduction
1Les productions artistiques -ou artisanales, comme on voudra les appeler- préhispaniques sont des artefacts qui pendant longtemps ont uniquement été étudiés par l’archéologie traditionnelle. Grâce à la classification des matériels selon leur ressemblances formelles, les archéologues sont parvenus à établir les séquences culturelles, c’est-à-dire la succession des cultures/sociétés dans le temps et l’espace. Depuis les années 70s environ, d’autres chercheurs issus des sciences sociales (anthropologie culturelle, anthropologie historique, nouvelle archéologie) se sont intéressés à ces objets, s’attachant à interpréter ces « archives du sol » qui, en l’absence de documents écrits comme c’est le cas pour les cultures préhispaniques andines, conservent des informations sur les sociétés qui les ont produits et leur histoire culturelle. Si les textiles peuvent paraître à première vue un matériel d’étude limité, il s’agit en réalité d’un artéfact élaboré qui conserve de nombreuses données pouvant être interprétées :
- les fibres utilisées (animales, végétales) peuvent indiquer le type d’activités agricoles développées.
- le degré de complexité des techniques de tissage et des motifs, nécessitant des calculs avant et pendant le tissage, nous renseignent sur le niveau de connaissances techniques/mathématiques.
- la qualité d’une étoffe (rareté des fibres, absence ou profusion iconographique, complexité des techniques de tissage) peut indiquer la classe sociale à laquelle appartenaient les propriétaires des tissus.
- l’aspect formel des tissus, lorsqu’il s’agit de vêtements, témoignent de la manière dont pouvaient s’habiller les gens de l’époque.
- les variations des styles, c’est-à-dire leur évolution, et les emprunts ou absorptions de thèmes iconographiques ou de techniques, reflètent les interactions culturelles entre les sociétés et les schémas migratoires.
2Pour illustrer notre propos, nous prendrons comme exemple les textiles de la côte sud du Pérou à l’Intermédiaire Tardif et à l’Horizon Tardif, en prenant comme point de départ les textiles connus sous le nom de « Chuquibamba » (Kroeber, 1944 : 19-22 ; Frame, 1999). La zone géographique qui nous occupe est ce qui est considérée en archéologie comme la côte sud du Pérou. Il s’agit dans notre cas de la région de Arequipa, et plus précisément du littoral aréquipénien ainsi que des vallées moyennes et hautes de la Cordillère des Andes (une zone située à cheval sur la côte et les montagnes). C’est ici que s’est établie la culture Chuquibamba, qui prendra le nom du village où les premières céramiques attestant de son existence ont été recueillies.
Fig. 1 : Textile Chuquibamba (ayant subi des transformations postérieures)
California Academy Of Sciences, San Francisco, États-Unis, n° 389-2364. Dessin : élaboration personnelle d’après la photo publiée par Ann Rowe (1992 : 35).
3Cette culture s’est développée pendant la phase tardive de l’histoire préhispanique du Pérou : avant l’expansion de l’empire Inca, qui occupe la dernière phase de l’histoire préhispanique andine (l’Horizon Tardif, allant de 1450, environ, jusqu’à l’arrivée des espagnols en 1532), et après la chute des deux grands empires Wari et Tiwanaku (qui occupent la phase appelée Horizon Moyen, allant environ de 500 à 1000). Il s’agit donc d’une culture qui, comme d’autres qui se sont développées à la même époque, s’est épanouie lors d’une période de transition, d’où le nom de la phase à laquelle elle est associée : l’Intermédiaire Tardif (allant de 1000 à 1450).
1. Appareil méthodologique
4Le dispositif analytique qui a permis de formuler les hypothèses présentées ici repose sur l’analyse stylistique d’un corpus de textiles associés la culture Chuquibamba : d’une part les éléments iconographiques composant le décor du tissu, et d’autre part les caractéristiques techniques, c’est-à-dire les types de tissage, qui ont été utilisés pour confectionner ces tissus.
5Cette première analyse a permis d’identifier, au sein de ce qui était considéré jusque là comme le style Chuquibamba, plusieurs groupes de textiles. Ils différaient entre eux notamment du point de vue des motifs, lesquels semblaient avoir « évolué » ou s’être « hybridés ». Ces différents groupes ont alors été soumis à une étude comparative avec des textiles appartenant à d’autres styles pour éventuellement identifier des éléments communs. Cette dernière étape a permis de mettre en évidence des hybridations entre les styles de différentes cultures et le style Chuquibamba, probables conséquences des interactions entre ces sociétés vivant à une même époque mais dans des espaces différents. Ces textiles constitueraient donc des témoignages des dynamiques migratoires de la région à cette période.
2. Hybridation et migration
2.1 Hybridation Chiribaya-Chuquibamba
6Le premier groupe de textiles concerne des pièces qui présentent de fortes similitudes avec un autre style de la région sud : Chiribaya. La culture Chiribaya s’est établie dans l’extrême sud du Pérou, dans le département de Moquegua (au sud du département de Arequipa), entre Ilo et Moquegua ; comme Chuquibamba, elle s’est développée à l’Intermédiaire Tardif suite au déclin de l’empire Tiwanaku qui avait installé des colonies dans le sud du Pérou et le nord du Chili. Parmi les éléments qui nous permettent d’envisager ces textiles comme appartenant à un style hybride résultant d’interactions entre les deux sociétés se trouvent :
- 1 Éléments caractéristiques des textiles Chiribaya (Rago D., 2006 : 263-299 ; Jiménez Díaz, M. J., 20 (...)
- pour les éléments Chiribaya : la structuration du décor en bandes verticales, les techniques de tissage (reps à chaîne apparente et insertion de chaîne supplémentaire), la gamme chromatique caractéristique (bleu, rouge/bordeaux, blanc, marron), et la division des motifs en deux parties utilisant des couleurs contrastantes1.
- 2 Élements caractéristiques des textiles Chuquibamba (Frame M., op. cit. ; Tessier C., 2012 : 244-260 (...)
- pour les éléments Chuquibamba : la présence de l’étoile à huit branches propre au style Chuquibamba à cette époque (héritage d’une culture antérieure)2 et, parfois, l’insertion des motifs dans des « vignettes à languettes », caractéristique du style Chuquibamba.
Fig. 2 : Textile Chiribaya-Chuquibamba
Museo Nacional de Antropología, Arqueología e Historia del Perú, Lima, Perú, n° 10547. Dessin : élaboration personnelle.
7Cette hybridation stylistique constituerait un témoignage des échanges culturels entre les deux sociétés qui, ne partageant pas initialement le même territoire, ont pu entretenir des contacts s’inscrivant dans ce que John Murra appelle les « schémas de verticalité » (1972 : 429-476). Le contrôle vertical des niches écologiques correspond aux différents modèles d’exploitation des ressources alimentaires d’une région (chasse, pêche, cueillette, et autres) et est étroitement lié à l’idée de déplacement ou de migration -ponctuelle ou permanente- de groupes de personnes. Au sein des différents schémas de verticalité mis en évidence par John Murra, se trouvent l’implantation de colonies, les transhumances saisonnières et les mouvements d’allées-et-venues liées au système de troc.
8Comme l’ont démontré différents spécialistes de l’histoire préhispanique de la région de Arequipa (Málaga Medina, 1977 : 107 ; de la Vera Cruz, 1996 : 138 ; Galdós Rodríguez, sd : 13), la culture Chuquibamba s’inscrit dans l’un de ces modèles d’exploitation des ressources en installant périodiquement des colonies à proximité du littoral sud de la région. Les pasteurs chuquibambinos établis dans les vallées froides entre 3000 et 4000 mètres d’altitude (région du Colca), où ils se consacraient à l’élevage et à l’agriculture, descendaient régulièrement avec leurs troupeaux vers les vallées côtières. Ces pérégrinations saisonnières étaient également l’occasion de profiter de denrées complémentaires à celles disponibles dans la montagne : bois, coton, guano étaient probablement échangés contre denrées typiques de la montagne (viande séchée, pommes de terre, maïs, fèves, coca, quinoa, laine de camélidés). Au vu de l’hybridation stylistique Chiribaya-Chuquibamba, il est probable que les pasteurs du Colca se soient périodiquement établis dans l’espace géographique initialement occupé par les communautés Chiribaya, entrant en contact avec ce groupe pour obtenir en partie les denrées du littoral dont ils avaient besoin. Ces contacts ont alors probablement donné lieu à des interactions culturelles occasionnant des hybridations stylistiques dont la variation Chiribaya-Chuquibamba serait un exemple.
9Des pièces tout à fait semblables ont auparavant été observées et commentées dans une autre étude (Jiménez Díaz, 2004 : 221). Si elles sont également considérées comme l’expression d’une variation du style Chuquibamba (la présence de l’étoile à huit branches les reliant de facto à ce style), le rapprochement avec le style Chiribaya n’a pas été établi et aucune désignation n’a été proposée. Cependant, María Jesús Jiménez Díaz indique que ces textiles « (...) habrían sido producidos por comunidades que habitan el mismo área [que Chuquibamba] y compartirían parte de los diseños y sus ideas asociadas, aunque con diferente cultura material » (ibid). En d’autres termes, il faudrait attribuer la confection de ces textiles à des artisans extérieurs à la culture Chuquibamba-Chiribaya qui, partageant le même espace géographique, auraient noué des contacts avec les communautés Chuquibamba, donnant lieu à la fois à des échanges culturels (idées) et stylistiques (motifs).
2.2 Chuquibamba-Inca
10Le second groupe de textiles concerne des pièces qui présentent certaines des caractéristiques esthétiques et stylistiques des textiles produits par les Incas, dans la phase postérieure de l’histoire andine. Il s’agirait ici d’une « mutation » du style Chuquibamba sous l’influence de la présence Inca dans la région. On remarque cependant deux orientations stylistiques différentes dans ce groupe, que l’on considérera comme deux catégories différentes (deux sous-groupes) pouvant correspondre aux types d’hybridations stylistiques sous l’influence de la domination inca.
11L’empire inca a mené une politique expansionniste durant la dernière phase de l’histoire préhispanique andine et a procédé, depuis Cuzco, à l’annexion progressive des sociétés régionales jusque là indépendantes. L’influence de la culture matérielle cuzquénienne sur les populations soumises est une des conséquences de l’expansion de l’empire inca à l’Horizon Tardif et du déplacement de population inca, formant de véritables colonies (mitma), dans les zones conquises. S’imprégnant des caractéristiques esthétiques et culturelles de Cuzco, les cultures régionales intègrent rapidement des éléments de style inca dans leurs productions artisanales, donnant lieu à deux types d’hybridation (Jiménez Díaz, 2005 : 44) :
- le style « inca officiel », qui reprend les canons esthétiques cuzquéniens et que l’on retrouve dans tout l’empire du Tawantinsuyu.
- le style « inca régional », qui correspond aux productions artistiques mêlant éléments régionaux et cuzquéniens.
12Les deux catégories composant ce groupe de textiles semblent bien correspondre à ces deux types d’hybridation stylistique. Les textiles de la première catégorie (Chuquibamba Tardif I) présentent une forme évoluée des motifs traditionnels Chuquibamba ainsi qu’une modification des couleurs, mais un usage exclusif de la technique du tapiz, technique caractéristique des Incas. Ils correspondraient donc au style « inca régional ». Les textiles de la seconde catégorie (Chuquibamba Tardif II) présentent, à l’inverse, de gros motifs géométriques évoquant clairement le style « inca officiel » aux côtés d’une étoile rappelant celle de Chuquibamba. Réalisés également en tapiz, ils correspondraient au style « inca officiel ».
Fig. 3 : Textiles Chuquibamba Tardif I
The University Museum, University of Pennsylvania, Philadelphia, États-Unis, n° CG920313-2462.
Fig. 4 : Textiles Chuquibamba Tardif II
Museo nacional de Antropología, Arqueología e Historia del Perú, Lima, Perú, n° 3509. Dessins : élaboration personnelle.
13L’identification de ces deux variations permet d’émettre l’hypothèse d’une implantation inca dans la région de Arequipa en deux étapes, et donc deux vagues migratoires. D’abord, la conservation d’une grande partie des caractéristiques des textiles Chuquibamba dans la variation I peut s’expliquer par une présence discrète des incas dans la région immédiatement après son annexion à l’empire. L’implantation de colonies incas n’était pas systématique lorsque les populations se soumettaient pacifiquement au projet d’annexion ; l’alliance avec la capitale se faisait sur des bases de confiance ou parfois grâce à des mariages entre l’élite autochtone et la noblesse inca. C’est ce qui semble s’être produit dans la région de Arequipa puisque plusieurs chroniqueurs (Cobo, 1956 [1653] : 68 ; Oré, 1992 [1588] : 159) rapportent la célébration d’un mariage entre l’Inca Mayta Capac et la fille d’un cacique du territoire Collagua (ancien nom du Colca). Cependant, la présence de vestiges architecturaux incas dans la zone du Colca (notamment les infrastructures agricoles : canaux, terrasses, réservoirs d’eau, tambos) attestent de l’implantation physique inca dans la région à une époque postérieure (de la Vera Cruz, 1987 : 89-128 ; Wernke, 2003 : 171-266). On peut alors envisager deux schémas d’occupation de ce territoire par les incas, dont témoignent les deux catégories de textiles de ce second groupe : une faible implantation d’abord, suivi d’une installation importante de population cuzquénienne induisant une vague migratoire conséquente.
3. Migration du motif d’étoile à huit branches vers l’Argentine
14Considéré comme un élément caractéristique de la tradition iconographique préhispanique du littoral péruvien (Neira Avendaño, 1990 : 139 ; Frame, 1997 : 4, Linares Málaga, 1979 : 23), le motif de l’étoile à huit branches a par ailleurs été relevé sur un textile réalisé en Argentine, à une époque postérieure aux incas. Ce textile, qui apparait dans un article de deux archéologues de l’Université de Tucumán (Taboada et Angiorama, 2010 : 35), fait partie des exemples qui, dans la publication, illustrent l’impact de la culture inca sur la région de Santiago del Estero (nord ouest argentin), notamment au point de vue de la production artisanale.
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Fig. 5 : Textile argentin, réalisé à l’époque coloniale, présentant le motif d’étoile à huit branches
Dessin : élaboration personnelle à partir de la photo publiée par Constanza Taboada et Carlos I. Angiorama (2010 : 35). Provenance non indiquée.
16Il est tout à fait surprenant de voir apparaître ce motif dans une région des Andes aussi éloignée de la zone de laquelle il est originaire : la côte sud du Pérou. Bien que les différents groupes de textiles présentés précédemment semblent effectivement démontrer la migration de cette étoile vers d’autres territoires, c’est la première fois qu’on la rencontre en Argentine, qui plus est à une époque aussi tardive (XVIIIème siècle selon les indications des auteurs). Il semble donc que ce motif ait voyagé selon d’autres schémas que ceux déjà mis en évidence.
- 3 C’est à partir d’une comparaison entre des céramiques préhispaniques de Santiago del Estero avec de (...)
17Selon les auteurs de l’article, cette étoile semble être une matérialisation de l’influence artisanale inca à l’Horizon Tardif : il s’agirait d’un motif fréquent du répertoire iconographique inca qui pourrait être interprété comme la représentation géométrique de la typique massue étoilée inca. Il est cependant probable que cette étoile ait atteint cette région de l’Argentine, contrairement à ce qu’envisagent les auteurs, à une époque plus ancienne. Comme le démontre une étude réalisée par deux anthropologues argentins (Martínez Sarasola et Llamazares, sd : 15-25) au sujet de la survivance de l’iconographie indienne à Santiago del Estero, une grande partie de l’iconographie géométrique de cette région a reçu l’influence des cultures du nord ouest de l’Argentine ainsi que des côtes chilienne et péruvienne3. Des interactions se seraient donc produites entre les sociétés établies sur ces différents territoires, ce qui pourrait expliquer la migration de l’étoile à huit branches à une époque antérieure à l’expansion inca. Il est probable que l’arrivée de ce motif en territoire argentin soit le résultat de « contacts en chaîne » entre des sociétés établies sur le littoral vers d’autres installées dans l’ouest :
- Sur la côte sud du Pérou, la culture Chuquibamba aurait transmis l’étoile à la culture Chiribaya, comme le démontrent les hybridations observées dans les textiles.
- 4 Des céramiques ariquéniennes ont été retrouvées sur des sites Chiribaya (Jessup, 1991).
- La culture Chiribaya, grâce à ses contacts avec les sociétés de l’extrême nord du Chili à l’Intermédiaire Tardif4, aurait transmis à son tour ce motif que l’on retrouve dans le répertoire iconographique des textiles ariquéniens de l’époque (Horta Tricallotis, op. cit. : 92).
- 5 Données extraites du site du Musée Chilien d’art Précolombien : http://chileprecolombino.cl (consul (...)
- Durant l’Intermédiaire Tardif plusieurs cultures régionales se sont développées dans le nord du Chili, notamment le groupe culturel Pica qui, selon les archéologues, aurait développé d’importants échanges avec les cultures de l’extrême nord du Chili et le nord ouest argentin grâce aux routes ouvertes à l’Horizon Moyen par la culture Tiwanaku5. Ces contacts ont pu permettre l’échange d’éléments culturels, comme les thèmes iconographiques et donc la fameuse étoile à huit branches.
- Les artisans de la province de Santiago del Estero aurait récupéré le motif d’étoile grâce à ses relations avec le nord ouest de l’Argentine, et particulièrement la société Diaguita dont des éléments culturels (notamment des empreintes linguistiques) ont été observés au début de l’époque coloniale (Faberman et Taboada, 2012 : 113-132).
18Ces premières hypothèses au sujet de ce textile très tardif demandent évidemment à être affinées par de plus amples recherches ; mais il semble déjà prouver une chose : que l’espace géographique que forme le littoral sud péruvien, la côte nord chilien et le nord ouest argentine constituait un terrain propice pour les échanges interculturels et que cette région a été la scène de différents phénomènes migratoires.
4. Tradition textile Chuquibamba et influence
- 6 L’étoile à huit branches notamment, mais aussi l’oiseau, le batracien, et le serpent bicéphale (Jim (...)
19On ne saurait terminer cette étude sans évoquer l’influence que la culture Chuquibamba elle-même a semble-t-il reçu de la part de populations originaires du bassin du lac Titicaca. La tradition textile à laquelle elle est généralement associée est celle du littoral péruvien, entre autres en raison de ses motifs6. Pourtant, certaines caractéristiques de ces tissus les relient profondément à une tradition montagnarde. Parmi ces éléments propres au tissage, l’orientation des fils de chaîne illustre notamment l’utilisation de modèles techniques n’appartenant pas à la région sud, mais plutôt à la zone de l’altiplano, indiquant de ce fait une probable influence du bassin du lac Titicaca sur la culture Chuquibamba.
20L’orientation verticale ou horizontale de la chaîne (fils qui constituent la structure du tissu, recevant les fils de trame au fur et à mesure que la pièce est tissée) a été utilisée dans les Andes préhispaniques pour différencier visuellement les vêtements féminins et masculins. Alors que dans le bassin du lac Titicaca la chaîne était orientée horizontalement pour les vêtements masculins et verticalement pour les vêtements féminins, la tradition côtière utilisait le modèle inverse -chaîne verticale pour les hommes et horizontale pour les femmes- (Desrosiers, 1988 : 21-56). Concernant les textiles Chuquibamba, on observe l’utilisation du même procédé de distinction du genre que celui des montagnes de l’altiplano. Cette correspondance doit probablement provenir d’une influence résultant d’un contact entre Chuquibamba et des populations originaires de l’altiplano.
21Comme en témoignent les vestiges architecturaux, des colonies de la culture Tiwanaku -originaires de l’altiplano- se sont installées sur la côte sud dès l’Horizon Moyen, donnant postérieurement naissance à la culture Chiribaya à l’Intermédiaire Tardif. Mais il semblerait qu’ils aient également investi une partie du Colca, comme l’attestent certains documents coloniaux qui décrivent la présence d’un groupe ethnique issu de l’altiplano (les Collaguas), au début de l’époque coloniale, dans l’actuelle localité de Cabanaconde (Ulloa de Mogollón, 1965 [1586] : 326-333). Ils auraient cohabité avec le groupe ethnique autochtone (les Cabanas) mais ne se seraient pas mélangés car, comme il est mentionné dans les documents, ils ne partageaient pas les mêmes activités agricoles, ni la même langue (les Collaguas ayant conservé la langue aymara jusqu’à l’époque coloniale), ni les mêmes croyances, et possédaient des centres politiques différents. Des analyses portant sur des céramiques prélevées dans la région du Colca, produites à l’Intermédiaire Tardif, démontrent l’existence de deux styles différents : le style Collagua et le style Chuquibamba (Wernke, op. cit. : 76-79). Le style Chuquibamba aurait alors été associé à la culture Chuquibamba, formée par les autochtones envahis, et le style Collagua aux les colonies tiwanakenses arrivées quelques siècles plus tôt.
22La présence d’éléments techniques tout à fait caractéristiques de la région de l’altiplano dans les textiles Chuquibamba, et particulièrement le modèle d’orientation de la chaîne dans la distinction des vêtements féminins et masculins, constitue un indice qui nous encourage à considérer les Collaguas comme les éventuels auteurs de ces tissus. Les activités agricoles de la population Collagua étant principalement axées sur l’élevage de camélidés, il est tout à fait envisageable que, disposant d’abondantes réserves de laines, ils aient développé une importante activité textile et qu’ils soient responsables de la production des textiles aujourd’hui considérée comme Chuquibamba. Les auteurs de ses tissus seraient alors non pas des autochtones de la côte sud comme il est traditionnellement considéré, mais des migrants du bassin di Titicaca installés dans cette région avant le développement de la culture Chuquibamba.
Conclusion
23Les textiles préhispaniques constituent des documents pertinents pour la recherche en sciences humaines et sociales, et peuvent apporter des données non négligeables pour la reconstruction de l’histoire des cultures qui les ont produits, attestant notamment de l’impact culturel des interactions entre les sociétés. Tradition millénaire qui fait partie des caractéristiques identitaires andines, l’art textile s’est transmis au fil des siècles et à travers les espaces. Les tissus ont fortement participé à la diffusion, à la transmission des motifs : considérés comme un bien précieux de grande valeur car ils nécessitaient de nombreuses heures de travail, ils constituaient des pièces de choix dans les échanges commerciaux. Cependant, s’ils sont aujourd’hui considérés comme l’expression de la production artistique de ces sociétés anciennes, ces tissus avaient avant tout une fonction pratique et non uniquement esthétique : celle de couvrir le corps d’abord, mais surtout celle d’émettre et de faire circuler des concepts culturels. Ils étaient considérés -et le sont toujours dans les communautés indiennes- comme un support de la mémoire collective, où l’iconographie relève de l’ancestral. L’art textile doit être pensé comme une expression créative qui fixe l’histoire et la mémoire de la communauté.
Cobo, Bernabé, Historia del Nuevo Mundo, Biblioteca de Autores Españoles, Madrid : Edición Gráfica Norte, 1956 [1653].
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Notas
1 Éléments caractéristiques des textiles Chiribaya (Rago D., 2006 : 263-299 ; Jiménez Díaz, M. J., 2004 : 210-213 ; Horta Tricallotis H., 1997 : 81-108 ; Owen B., 1995 ; Jessup D., 1991 ; Minkes W., 2008).
2 Élements caractéristiques des textiles Chuquibamba (Frame M., op. cit. ; Tessier C., 2012 : 244-260).
3 C’est à partir d’une comparaison entre des céramiques préhispaniques de Santiago del Estero avec des céramiques du nord ouest argentin et des textiles préhispaniques de la côte chilienne et péruvienne qu’ils sont parvenus à cette hypothèse.
4 Des céramiques ariquéniennes ont été retrouvées sur des sites Chiribaya (Jessup, 1991).
5 Données extraites du site du Musée Chilien d’art Précolombien : http://chileprecolombino.cl (consulté le 08/12/2013).
6 L’étoile à huit branches notamment, mais aussi l’oiseau, le batracien, et le serpent bicéphale (Jiménez Díaz, 2005 : 50 et 391 ; Horta Tricallotis, op. cit. : 85-86 ; Tessier, 2012 : 270-282).
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Título | Fig. 1 : Textile Chuquibamba (ayant subi des transformations postérieures) |
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Créditos | California Academy Of Sciences, San Francisco, États-Unis, n° 389-2364. Dessin : élaboration personnelle d’après la photo publiée par Ann Rowe (1992 : 35). |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/6858/img-1.jpg |
Ficheiros | image/jpeg, 164k |
Título | Fig. 2 : Textile Chiribaya-Chuquibamba |
Créditos | Museo Nacional de Antropología, Arqueología e Historia del Perú, Lima, Perú, n° 10547. Dessin : élaboration personnelle. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/6858/img-2.jpg |
Ficheiros | image/jpeg, 112k |
Título | Fig. 3 : Textiles Chuquibamba Tardif I |
Créditos | The University Museum, University of Pennsylvania, Philadelphia, États-Unis, n° CG920313-2462. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/6858/img-3.jpg |
Ficheiros | image/jpeg, 144k |
Título | Fig. 4 : Textiles Chuquibamba Tardif II |
Créditos | Museo nacional de Antropología, Arqueología e Historia del Perú, Lima, Perú, n° 3509. Dessins : élaboration personnelle. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/6858/img-4.jpg |
Ficheiros | image/jpeg, 224k |
Título | Fig. 5 : Textile argentin, réalisé à l’époque coloniale, présentant le motif d’étoile à huit branches |
Créditos | Dessin : élaboration personnelle à partir de la photo publiée par Constanza Taboada et Carlos I. Angiorama (2010 : 35). Provenance non indiquée. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/6858/img-5.jpg |
Ficheiros | image/jpeg, 141k |
Para citar este artigo
Referência eletrónica
Chloé Tessier, «L’art textile préhispanique, témoin des schémas migratoires (l’exemple de la côte sud du Pérou, Intermédiaire Tardif)», Amerika [Online], 13 | 2015, posto online no dia 25 dezembro 2015, consultado o 14 dezembro 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/6858; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.6858
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