- 1 Glauber Rocha (1939-1981) réalisateur de films comme Deus e o Diabo na Terra do Sol (Le Dieu noir e (...)
1Influencé par le néoréalisme italien et par la Nouvelle Vague française, le Cinema Novo brésilien s’est organisé, dès la fin des années cinquante, en mouvement esthétique dans un pays qui allait bientôt être marqué par une radicalisation de la vie politique étouffant toute velléité contestataire. Or c’est bien l’expression d’une indignation qui se trouve au cœur de ce cinéma politique dont le manifeste, écrit par le flamboyant Glauber Rocha chef de file du mouvement1, s’apparente à un cri à l’adresse du monde :
(...) De cette façon, ni le latino-américain ne communique sa véritable misère à l’homme civilisé, ni l’homme civilisé ne comprend vraiment la misérable grandeur du latino-américain (...) la faim du latino-américain n’est pas seulement un symptôme alarmant de la pauvreté sociale ; c’est l’essence de sa société. Ainsi nous pouvons définir notre culture comme une culture de la faim. Là réside la tragique originalité du Cinema Novo par rapport au cinéma mondial : notre originalité c’est notre faim, qui est aussi notre plus grande misère, ressentie mais non comprise. (Rocha, 1966 : 23)
- 2 À ce sujet voir Figueiroa Alexandre, La vague du cinéma novo en France: fut-elle une invention de l (...)
- 3 Barravento (Rocha, 1962) est primé au festival de Karlovy-Vary en République tchèque. En 1964, le F (...)
- 4 Prix du meilleur film pour la jeunesse et prix des cinémas d'art et d’essai, Cannes (1964).
- 5 Avec Deus e o Diabo na Terra do Sol (Rocha, 1964) et Os Fuzis (Guerra, 1964).
- 6 Ce son peut être entendu sur le lien suivant : http://www.youtube.com/watch?v=qSiG_07peFQ (page con (...)
2La critique française se fait rapidement l’écho de ce cri2 et le Cinema Novo ne tarde pas à accéder à une reconnaissance internationale3. Dans l’ensemble de ces films, Vidas Secas4 (Sécheresse, Nelson Pereira dos Santos, 1963) fait partie d’une trilogie5 emblématique des préoccupations du mouvement qui se déploie autour de problématiques en lien avec les injustices sociales ou les rapports de domination et propose sur une réflexion critique sur la réalité sociale brésilienne. Adaptation du roman éponyme de Graciliano Ramos (1940), Vidas Secas raconte l’histoire de la soumission et du sentiment d’indignité d’un homme et de sa famille. Cette histoire est celle de Fabiano et Vitoria qui, accompagnés de leurs deux jeunes enfants, d’un perroquet et d’une petite chienne, errent dans le sertão du Nordeste en tentant de fuir la misère et la sécheresse. La particularité de ce film est son absence totale de musique extra-diégétique et la récurrence d’un son strident qui ouvre et qui ferme le film : le son d’un char à bœufs, ou plus exactement celui provoqué par le frottement des roues contre le bois du chariot, un son typique et reconnaissable qui ressemble étrangement à une plainte. Ce son est audible dès les premières images du film6 et entre d’emblé en résonance avec l’espace sec et aride montré à l’écran. Trois séquences du films sont particulièrement éloquentes pour comprendre l’insertion de ce son dans ce film également caractérisé par l’économie de dialogues, le silence et le choix du noir et blanc. En les regardant de plus près nous pouvons entrevoir la nature de l’effondrement auquel cherchent à échapper les protagonistes de Vidas Secas.
3En quête d’un nouveau langage cinématographique capable de déconstruire la réalité sociale du Brésil et enthousiasmés par les expériences esthétiques du Néoréalisme italien, les jeunes cinéastes du Cinema Novo brésilien en ont adopté la posture politique. Celle les intimant à « chercher la réalité comme si elle était une aiguille perdue dans une botte de foin. Avec leur propres mains. Jusque à être piqués par celle-ci » (Avellar, 2003 : 135-176). Pour ce faire, le peu de moyens est devenu à la fois le symbole et le langage de la critique sociale comme le souligne le théoricien du cinéma brésilien, Ismaïl Xavier :
La production de cette période cherchait (...) un langage répondant aux conditions précaires et capable d’exprimer une vision désaliénatrice et critique de l’expérience sociale. Cette recherche a abouti à l’ ‘esthétique de la faim’ dans laquelle la pénurie de ressources techniques est devenue une force expressive et dans laquelle le cinéaste a trouvé la langue en résonance avec ses thèmes. (Xavier, 2001 : 57)
Nelson Pereira dos Santos explore les limites de cette esthétique dans Vidas Secas en adoptant, dans son optique quasi-documentaire, les particularités sonores qui caractérisent le film : une économie des dialogues, de longs silences, une absence totale de musique extra-diégétique et les sons de la nature dont celui lancinant du char à bœuf est le plus expressif. Ce faisant, il fait de la bande-son un élément esthétique et politique qui problématise à la fois le langage cinématographique du Cinema Novo – dans son lien avec l’espace aride et hostile dans lequel il se déploie – et le propos central du film interrogeant les frontières de l’humanité au regard de l’indignité des conditions de vie de millions de Brésiliens.
4Vidas Secas se déroule dans un lieu particulier pour le Cinema Novo : le sertão. Un lieu qui sert d’étayage à la critique sociale et qui est posé comme lieu emblématique d’un Brésil dont il s’agit de considérer la misère. La première séquence du film (0:00:00 à 0:03:20) fait de cet espace, celui à partir duquel surgit les protagonistes du film comme sujets d’un territoire infertile (fig. 1).
Fig. 1 : Vidas secas. Première séquence (0:00:00 à 0:03:20). Tous droits réservés.
- 7 Sur la figure de l’arbre voir Ragel Philippe « L’Arbre », Entrelacs n°6, LARA, Université Toulouse (...)
5La séquence, misant sur le réalisme, est en plan-séquence et met en perspective, dès l’ouverture, les potentialités de l’image : « (...) la scène dans sa durée se charge comme un condensateur (...) » (Bazin, 1975 : 49) pour atteindre ce « voltage dramatique suffisant qui établira l’étincelle vers quoi toute action est tendu » (ibid.). Le plan est large et donne à l’espace montré une valeur qui n’est pas qu’esthétique mais qui est également sociologique : c’est dans cet espace sans vie que va s’articuler le sujet de ce contexte. L’image fixe du début de la séquence renvoie également à l’idée de situation figée dans l’intemporalité. La fixité cède finalement à un léger panoramique qui accompagne les personnages vers la gauche de l’écran. Dans cette image, un arbre mort7, un arbre sec mais debout, attire l’attention du spectateur. Il investit la double figure du dépouillement – dans laquelle s’exprime cette désarmante nudité de l’arbre – et de la résistance – incarnée par cette verticalité qui semble s’élevé vers le ciel malgré l’hostilité du contexte. L’image de l’arbre entre ainsi en résonance avec la posture des personnages qui sont d’abord des taches d’ombre à l’horizon. Ils se rapprochent progressivement dans ce cadre quasi immobile. La mobilité – déambulation ou trajectoire – se trouve ainsi posée comme élément caractérisant la famille qui peu à peu se laisse entrevoir. La mère porte un baluchon et un coffre sur la tête ; le père et les deux enfants, également chargés, ainsi qu’une petite chienne suivent en file indienne. Un perroquet fait également partie de cette avancée. La lumière naturelle du soleil de plomb associée au non ajustement des niveaux de gris, faisant du très fort contraste un élément déterminant de l’image, constitue également un des aspects saisissant du film.
6Dans ce plan-séquence sur lequel s’inscrit – en surimpression – le générique d’ouverture du le son lancinant du crissement de la roue en bois d’un char à bœuf se fait entendre. Nelson Pereira dos Santos raconte que c’est au montage du film qu’il s’est aperçu qu’il manquait une musique d’ouverture et qu’alors ce son s’est imposé à lui :
- 8 Entretien Nelson Pereira dos Santos accordé à Ramos Paulo Roberto « Nelson Pereira dos Santos: resi (...)
Je me suis souvenu de l’enregistrement du char à bœuf et j’ai dit au monteur « met-le à la fin et au début du film ». L’affaire était réglée, j’ai ouvert et fermé le film avec le son du char à bœuf, une belle combinaison de bruits musicaux !8
Ce son très particulier, et reconnaissable entre tous pour les connaisseurs du sertão et des campagnes brésiliennes, surgit de façon progressive (de 0:00 à 0:03:04) et accompagne au niveau visuel, l’avancée de la famille en ouvrant et en structurant l’espace sonore des cinq premières minutes (fig. 2) :
Fig. 2 : Le son d’ouverture
Ce son strident est suivi des bruits de pas sur le sol sec, de l’halètement du chien, du bruits des baluchons, coffres et autres affaires qui sont posés à terre avant que ne se fasse entendre le cri du perroquet égorgé par la mère et mangé par la famille. À la cinquième minutes (0 :05 :25) du film, un monologue se fait entendre. Vitoria justifie son acte en exprimant un propos sur l’animal mort : « De toutes façons, il ne servait à rien ! Il ne savait même pas parler ! ».
7Cet espace sonore est un espace quelque peu déshumanisé dans la mesure où il met en perspective et en tension ce qui ne cesse de renvoyer à la condition animale. Le son du char fait référence à l’effort de la bête maîtrisée par l’homme ; l’halètement du chien et le cri du perroquet – dont la dimension stridente fait écho au son du char à bœufs – métaphorisent la fatigue, la soif et la mort. La parole humaine surgit enfin mais encore une fois pour exprimer quelque chose qui renvoie à l’animal : « il ne servait à rien ! Il ne savait même pas parler ! ». Cette première prise de parole est intéressante. Car si l’incapacité à parler est ce qui sert de justification à l’anéantissement du perroquet, il est opportun de relever que la difficulté à exprimer au travers de mots ce qui est pensé et ressenti, est aussi ce qui caractérise les membres de la famille et en particulier le père. Ces difficultés ont d’ailleurs des conséquences dans relations interpersonnelles. Le film restitue cette incapacité au travers des silences, des hésitations, des phrases morcelées afin d’illustrer ce qui est indiqué dans le roman de Graciliano Ramos :
Des fois, il utilisait lors de ses relations avec autres, la même langue que celle qu’il dirigeait aux bêtes : des exclamations, des onomatopées. En fait, il parlait peu. Il admirait les mots longs et compliqués des gens de la ville, et tentait en vain, d’en reproduire certains. Mais il savait qu’elles étaient inutiles et peut-être dangereuses. (Ramos, 1992 : 20)
8Nous retrouvons en miroir, grâce à la structure circulaire du film, la famille errante dans cette même situation d’exode à la fin du film. En regardant de plus près l’espace dans lequel ils évoluent et la situation dans laquelle ils se trouvent maintenant, nous remarquons quelques différences significatives. Entre le plan d’ouverture et le plan de fermeture, l’arbre a disparu. Le sol ne possède plus différents niveaux de nivellements avec des sillons qui délimitent des montées et des descentes. Il est complètement plat et en ligne droite et pourrait constituer ainsi ce que Borges définissait comme le plus redoutable des labyrinthes (Borges, 1944 : 138). Il n’y a plus d’animaux non plus. Dans une séquence qui marque le retour de la sécheresse et le départ annoncé de la famille, la chienne de la famille, Baleia, malade et agonisante meurt sous la balle de Fabiano qui veut abréger ses souffrances. Contrairement à ce qui se passe dans la séquence d’ouverture, un dialogue est instauré entre le père et la mère. Le contenu du dialogue met en perspective un sentiment de déshumanisation entrevu par les protagonistes. À différentes reprises ils se questionnent sur leurs conditions de vie révélant le sentiment d’être des bêtes traquées.
Comment ne pourrait-on pas devenir des vrais gens un jour (1:34:37)
Pourquoi devons toujours être des misérables qui fuient dans la brousse comme des bêtes ? (1:34:47)
Nous ne pouvons pas vivre comme ça tout le temps, à fuir comme des bêtes (1:34:53)
Qui c’est qui va toujours fuir comme une bête ? (1:37:24)
Un jour nous devons devenir de vrais gens (1:37:26)
- 9 « Como não havemos de ser gente um dia? » (1:34:37) ; « porque havemos de sempre ser desgraçado, fu (...)
Est-ce que nous pouvons toujours vivre cachés comme des bêtes9 (1:37:31)
- 10 “Bicho miudo nao pensa” (1:36:59).
9Si ces questions sont surtout portées par Vitoria, Fabiano exprime lui aussi, dans une tournure particulière, ce sentiment. Lorsque la mère se pose la question de savoir ce que pensent les enfants, la père répond « Les petites bêtes ne pensent pas »10 (1:36:59).
Fig. 3 : Vidas secas. Dernière séquence (1:34:10 à 1:39:00). Tous droits réservés.
10Le silence succède à ce dialogue. Puis le son du char à bœuf, de nouveau, heurte l’oreille du spectateur. Les cinq dernières minutes de Vidas Secas (fig.3 et 4) se composent ainsi d’une première partie investie par le dialogue sur le sentiment de déshumanisation (1:34:10 à 1:36:40) et une seconde partie (1:36:44 à 1:39:00) occupée par un court silence (4 secondes) et le retour du son du frottement de la roue du char a bœuf (un peu plus de 2 minutes).
Fig. 4 : Le son de fermeture
Ce son qui revient comme dans une boucle, qui est là lorsque les mots manquent, et qui s’imprime sur ce territoire de désolation annonce un éternel retour : celui de l’Homme animalisé du sertão comme sujet de ce lieu. Ce son strident – cette musique désaccordée, cette plainte, ce cri – accompagne le surgissement de cet homme et annonce sa disparition, avant – nous n’en doutons pas – de le faire surgir à nouveau. Dans cette perspective, la lecture de Glauber Rocha, qui énonce en creux une intemporalité du désespoir, s’avère des plus fertile :
Pour des êtres en marge, il n’y a pas de questions morales – il y a les classiques problèmes sociaux et politiques, simplement cela (...) ce qui n’empêche pas l’homme de partir, toujours, même à pied, sans savoir où il va, dans un désert sans fin. Nelson [Pereira dos Santos] ne fait naître aucun espoir. Fabiano et Sinhã Vitoria partent un jour sous le soleil de plomb. Il n’existe pas de matinée, juste un jour. (Rocha, 2004 : 62)
11Une autre séquence du film – la seule à part les deux déjà évoquées – fait apparaître de nouveau le son du char à bœuf. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle lie enfin à l’image, le bruit à sa source. Cette séquence occupe une place centrale dans le film (0:41:31 à 0:58:21) et possède une particularité : celle de contenir une musicalité singulière, des musiques et des chants diégétiques qui introduisent un dialogue avec le son du char à bœufs. Cette séquence, que nous appellerons « un dimanche au village » se subdivise en quatre parties :
12- La trajectoire et l’arrivée de la famille de Fabiano au village, saisis au travers de plans-séquences et de travellings d’accompagnement ;
13- La messe, marquée au niveau sonore par les chants de fidèles et au niveau visuel par de nombreux gros plans ;
14- Une partie de jeu de carte – saisit de façon très fragmentée par de nombreux plans – entre Fabiano, un soldat et d’autres joueurs. Une partie qui se soldera par la décision arbitraire du soldat, mauvais joueur et mauvais perdant, de mettre Fabiano en prison.
15Et enfin, la dernière partie de cette séquence – illustrant le passage du jour à la nuit et à l’aube du lendemain – marquée par un montage alterné qui juxtapose la cellule dans laquelle se trouve Fabiano, à la représentation festive de la fête populaire Bumba-meu-boi et à l’attente inquiète de Vitoria et des enfants.
Fig. 5 : Vidas secas. Première partie de la séquence centrale (0:41:31 - 0:42:51). Tous droits réservés.
16La première et la dernière partie de cette séquence établissent un lien puissant entre l’animalité – investie par la figure du bœuf – et la famille de Fabiano. Revenons sur ces séquences pour découvrir les soubassements de telles mises en lien.
17La première partie (fig. 5), nous l’avons dit, lie le bruit du char à bœuf à sa source. Elle commence par le joyeux son de flûtes, de tambours et de cymbales qui se fait entendre alors que la famille, souriante, se dirige vers le village (0:41:19), le son du char à bœuf s’ajoute à ce son musical (0:41:31) au moment précis où la famille arrive au village en nous laissant découvrir à l’image d’une part un petit groupe de musiciens qui avancent en jouant de leurs instruments (0:41:31 à 0:41:51) d’autre part, un groupe de villageois qui avancent vers la même direction. À l’intérieur de ce groupe, nous apercevons des hommes sur des ânes, des mariés et, tandis que le son strident s’intensifie, un char tiré par deux bœufs, sur lequel s’entasse des familles et des enfants (0:42:12). Un panoramique d’accompagnement saisit ce char et le frottement de sa roue (0:42:20). Les deux plans suivants reviennent sur le groupe de musiciens suivis par Fabiano, Vitoria et les enfants en passant d’un plan d’ensemble à un plan moyen et alors qu’au niveau sonore, le son du char à bœuf s’intensifie et tente de recouvrir le son des instruments des musiciens (0:42:23 à 0:42:51).
18Le moment où l’on aperçoit le char à bœuf (0:42:20) constitue une image quasi-subliminale. Elle ne peut être entièrement comprise, en tant qu’image liant le bruit à sa source, que par celui qui connaît ce son particulier qui, à ce seul moment du film, se fait son diégétique. Elle l’inscrit comme sonorité accompagnant les rites - mariage, sortie dominicale - et les différents moments - enfants, adultes, vieillards - de la vie des habitants du sertão et se constitue ainsi en tant qu’image anthropologique.
- 11 Que nous pouvons traduire par bumba-mon-bœuf.
19La dernière partie de la séquence (fig. 6) va contenir une proposition plus explicite sur la question d’un devenir-animal en faisant de la fête populaire Bumba-meu-boi11 l’axe sur lequel s’étaye la problématique de Fabiano et, à travers lui, celle des miséreux du Nordeste.
Fig. 6 : Vidas secas. Dernière partie de la séquence centrale (0:53:31-0:58:21). Tous droits réservés.
- 12 Cette fête met en scène une histoire qui plonge ses racines dans le XVIIe siècle et qui raconte l’h (...)
Tandis qu’un modeste groupe de danseurs, composé des habitants du village, chante et danse Bumba-meu-boi devant les puissants du village – le préfet, le prête, le chef de la police… –Fabiano pleure dans l’isolement de sa prison (0:51:50) et Vitoria, entourée de ses deux enfants, l’attend inquiète (0:53:12). Les chants qui se font entendre durant tout ce montage alterné, racontent le sort d’un bœuf tué dont les morceaux vont être symboliquement offerts aux dignitaires du village12 (0:56:25).
20Il est important de préciser ici que le roman de Graciliano Ramos ne fait aucune référence à cette fête populaire brésilienne. L’épisode du roman racontant le dimanche au village se déroule pendant la veillée de Noël. Ce choix est donc celui du réalisateur Nelson Pereira dos Santos qui décide de substituer la fête de fin d’année à celle de Bumba-meu-boi et qui crée ainsi un écho à la problématique du devenir-animal contenue dans son film. Dans le film, Bumba-meu-boi réunit tous les habitants du village sauf la famille de Fabiano qui se trouve, malgré elle, à l’écart des réjouissances. Le choix du montage alterné illustre la fragmentation de la famille, son isolement et sa mise à l’écart. Un clivage sépare d’un côté la représentation de Bumba-meu boi et de l’autre les tourments des protagonistes : la souffrance de Fabiano, l’inquiétude de sa femme et de ses enfants. Dans le film, la fête met en perspective le processus de déshumanisation de Fabiano avec, au niveau visuel, de gros plans de Fabiano associés, au niveau sonore, aux chants et aux voix des chanteurs qui évoquent la mort et le morcellement du bœuf en s’exclamant « Coupons et répartissons le bœuf ! » (0:56:25). Ce moment précis, celui où les danseurs miment le don des morceaux de bœuf aux autorités locales, n’est pas sans ambiguïté. Un face à face s’instaure entre les « petites gens » du village qui dansent et chantent pour l’occasion et les « importants » qui les regardent parfois amusés et parfois indifférents à leur performance. Ce moment précis révèle la soumission consentie, voire l’aliénation, de la classe miséreuse du village illustrée comme le souligne Randal Johnson :
(...) la mise en scène d’une situation oppressive parce ce que les participants offrent symboliquement aux oppresseurs, non seulement le produit de leur travail mais également eux-mêmes (...) quand les participants disent « coupons le bœuf ! », la caméra se focalise sur Fabiano. Quand le bœuf est réparti et symboliquement servi à la classe dominante, Fabiano l’est aussi. (Johnson, 2003 : 52)
21Cette séquence centrale est évidement à mettre en lien avec celles qui ouvrent et qui ferment le film. D’une certaine façon, nous pouvons considérer qu’elles constituent une construction sonore de l’espace mettant en tension la mobilité relative et l’enfermement absolu des personnages. En effet, dans la séquence d’ouverture du film, comme dans celle de fin, le bruit du char à bœufs, visuellement coupé de sa source, accompagne le mouvement d’une famille au cœur d’un espace ouvert. La séquence centrale qui, dans un premier temps, relie visuellement le son à sa source et dans un deuxième temps associe l’homme à la bête, met en perspective un processus de déshumanisation essentiellement au sein de l’espace fermé de la prison. Dans ce deuxième temps, le son du char à bœuf fait place à celui des pleurs de Fabiano qui accompagne celui des chants. Des larmes qui se frottent à la réalité physique et symbolique d’une condition misérable.
22Espace emblématique du Cinema Novo, le sertão tisse des liens singuliers avec les personnages qui le traversent en incarnant des fonctions particulières. La fonction de contenance (Thomas E., 2010 : 161-171) qu’il investit et qui détermine la nature et la forme des avancées problématiques de protagonistes désorientés, nous semble la plus intéressante des possibilités dynamiques de ce territoire particulier tel qu’il est retranscrit au sein du Cinema Novo. Au-delà de contenant physique – s’illustrant au travers des corps portant les mêmes traces, les même fêlures et stigmates que ceux du territoire aride et sec – et de contenant géographique et psychique –exprimant à la fois le Brésil et l’imaginaire qui s’y rattache – le sertão du Cinema Novo, tel qu’il se déploie dans Vidas Secas est également un espace produisant une sonorité particulière. Une sonorité contenue en creux ou en silence dans les dialogues et des chants. Une inexprimable plainte restituée par ce son strident du frottement de la roue du char à bœufs. Ouvrant et clôturant le film, ce son délimite ce territoire labyrinthique et sans repères que forme le sertão. Il est ainsi un identifiant sonore du sertão, son enveloppe, dont le bruit peut être rapprochée du son d’un violon désaccordé. Nelson Pereira dos Santos, dans l’entretien déjà cité, parle d’ailleurs de ce son comme relevant à la fois du bruit et de la musique lorsqu’il évoque une « combinaison de bruits musicaux ». Il est dans cet entre deux comme le sont les personnages lorsqu’ils se trouvent en proie au sentiment de déshumanisation. Ce bruit, utilisé pour sa musicalité – même exaspérante – nous renvoie au contexte culturel dans lequel il se trouve. Un contexte qui brouille les frontières en forçant le spectateur peu habitué à ce son particulier à s’interroger sur sa source et sur son statut. Si comme le précise Michel Chion, « l’appréciation du bruit comme bruit et de la musique comme musique est (...) affaire de contexte culturel et individuel, elle ne tient pas à la nature des éléments, mais pour beaucoup à la reconnaissance de la source comme ‘officiellement musicale’, ainsi qu’à la perception d’un ordre ou d’un désordre particulier entre les sons (...) » (Chion, 1998 : 168), il semble que ce son strident mette en exergue, outre son appréhension culturelle et individuelle, un déplacement métaphorique concernant l’humain – les protagonistes du film – également pris dans cet entre-deux qui détermine une façon de s’éprouver en tant qu’être humain ou en tant qu’animaux en fonction d’un contexte spatial hostile ou bienveillant. Du côté des spectateurs, en terme de réception, ce son provoque des sensations contradictoires en fonction du degré de connaissance du spectateur mais également en fonction de son seuil de tolérance à son caractère strident et répétitif. Au final, il semble nous inviter à nous interroger : peut-on longtemps supporter d’entendre que l’on ne veut pas voir ?