- 1 Entre parenthèses, les dates de la première publication en espagnol. Les citations en français corr (...)
- 2 Pour ce qui est de la littérature policière cubaine et de Leonardo Padura, je renvoie à mon article (...)
1Nous délimitons le corpus au domaine du récit policier, à travers l’étude de sept textes écrits par Leonardo Padura : cinq romans : la tétralogie Les quatre saisons (1991-1998), Les brumes du passé (2005), et deux longues nouvelles Mort d’un Chinois à La Havane (2000), Adiós Hemingway (2001)1. Ce corpus est construit autour du lieutenant de police Mario Conde, qui, par ses caractéristiques, est l’une des pièces maîtresses dans la production d’une nouvelle lecture des liens entre territoire, constructions identitaires et représentations. Le choix des récits policiers pour aborder notre objet de réflexion se justifie par le fait que la littérature policière en général et cubaine en particulier se construisent à partir de structures de base relativement fixes, de conflits de valeurs et de grilles de personnages assez stéréotypés. C’est dans ce territoire balisé du roman policier à la cubaine que Leonardo Padura – qui réside toujours à La Havane, dans le quartier de Mantilla – construit un autre projet littéraire, proche du récit noir hispano-américain, et qui dispute le terrain de façon polémique aux formes hégémoniques et « officielles ».2
2C’est donc dans un contexte littéraire très spécial, où les frontières du genre policier cubain étaient particulièrement bien définies, que fit irruption la production de Padura. Bien entendu, son travail ne fut pas le seul à essayer d’ouvrir des voies de liberté d’expression. L’auteur lui-même reconnaît l’importance de la nouvelle « Fraise et chocolat » de Senel Paz, qui gagna le prix Juan Rulfo de Radio France Internationale et fut adaptée au cinéma avec succès par Tomás Gutiérrez Alea. La chute du mur du Berlin et la « période spéciale » dans l’économie cubaine ont encouragé la liberté d’expression et favorisé l’irruption de points de vue discordants avec la « version officielle ».
3Parmi les nombreux points de discordance des romans de Padura avec le corpus cubain, nous allons en évoquer trois : le protagoniste, la nature du délit et le délinquant. Conde se démarque d’emblée de la plupart de ses collègues héroïques, car il garde un esprit critique qui le fait rentrer en collision avec le système administratif et politique. Cela met en cause non seulement la bureaucratie, mais aussi une lecture schématique de la société divisée entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires. En nuançant les termes de l’opposition, le schéma se ternit ainsi que les rapports de force narratifs et les rapports entre les personnages se voient transformés. Conde se détache aussi – au départ du cycle – des protagonistes des romans noirs hispano-américains de sa génération, qui avaient fait des polices corrompues l’une des cibles préférées de leur critique, mais il coïncide avec les anti-héros de ce type de littérature, des « loosers » et des laissés pour compte qui ont su conserver des valeurs comme le respect d’autrui, l’amitié, la solidarité, une certaine pureté qui les fait s’affronter à la corruption et aux abus du pouvoir. C’est cette pureté qui va contraindre Conde à abandonner la police. Nous le reverrons dans Adiós Hemingway en 1997 et dans Les brumes du passé, en 2003, travaillant comme bouquiniste. Ce transfert des compétences professionnelles fait de Conde un enquêteur « hors du système de la police », ce qui du même coup le rapproche de ses pairs du roman noir hispano-américain.
4Les délits du roman policier officiel, quant à eux, portaient le signe de la politique. Le travail narratif de Padura insiste par contre sur leur nature sociale, ce qui permet à son tour de revisiter la lecture politique et de la remettre en question. Le roman policier de la révolution, comme le roman d’énigme du XIXe siècle, insistait sur la situation d’équilibre sociale avant le délit. L’image d’équilibre était « naturalisée » et cette représentation s’imposait ainsi à la réalité. Or, chez Padura, le point de départ est le désordre, le manque d’harmonie, un paysage social où rien n’est stable. C’est de cette manière que fait irruption la violence cachée de la société, masquée derrière les apparences de sécurité. Il s’ajoute à cela le fait que les victimes sont liées, d’une manière ou d’une autre, à des personnages haut placés. Le rapport avec la situation dans le monde et dans l’île en 1989 est flagrant.
5Le coupable devient ainsi « l’autre », le fonctionnaire corrompu qui a trahi ses idéaux pour s’enrichir, le délinquant né dans une société qui ne lui a pas donné d’opportunités de réalisation individuelle, voire qui a anéanti ses illusions. Il ne s’agit pas pour autant de vanter les mérites et les qualités de « l’ami américain ». Au contraire, les agissements obscurs de l’impérialisme et de ses alliés sont toujours dénoncés. Aux dires de Padura, ces délinquants ne sont plus « des espions ou le petit voleur noir du coin de la rue ».
6Si les victimes ne sont plus « de pauvres gens » ni des « révolutionnaires exemplaires », l’enquête permet de parcourir les différents secteurs qui conforment la mosaïque sociale, tout particulièrement ceux qui sont liés au pouvoir. Elle permet de réfléchir autour de la réalité de l’île, des difficultés issues du blocus économique américain et de ses effets nocifs (marché noir, corruption, prostitution, drogue), des formes de répression idéologique appliquées par l’État dans les années 70. L’enquête dénonce une planification omniprésente qui n’a pas su laisser, aux yeux de Conde, suffisamment de liberté pour l’épanouissement individuel. Il sait aussi mettre au devant de la scène les mirages de l’exil à Miami. L’exil des intellectuels en particulier met en évidence les rapports entre identité et territoire et les risques d’idéalisation entraînés par le regard nostalgique.
7Or, si le métier de Conde consiste à rendre la justice et à trouver les coupables, et si le coupable dans ses textes est « l’autre », l’intouchable, qu’en est-il des coupables montrés du doigt par le régime ? Après le « cas Padilla » (Ponce N., 2005a), de nombreux intellectuels furent accusés de « déviation idéologique », dont Virgilio Piñera. Dans Électre à La Havane, l’auteur fait allusion à cette vague de répression. Nous pourrions décerner, dans le personnage d’Alberto Marques, l’ombre du grand écrivain Virgilio Piñera, mort dans l’oubli. Nous pouvons lire ainsi Électre à La Havane comme une allégation contre les pertes de mémoire et pour la réécriture de l’Histoire.
- 3 Voir García Canclini N. (1990). Dans le cas de Padura, la « cubanité » correspond à la culture popu (...)
8C’est finalement l’un des objectifs de Padura – qui par ailleurs considère ces romans comme de « faux policiers » – : montrer une autre image de la société cubaine tout en racontant une histoire où se mélangent suspens et aventures. C’est sur ce plan que l’on peut parler de l’imbrication de deux phénomènes au niveau de la structure : d’une part, l’enquête policière plus ou moins traditionnelle, dont Conde est l’agent principal, même si parfois il a tendance à perdre le fil ; d’autre part, les temps morts. Ces temps morts, qui se glissent dans la diégèse et interrompent la continuité de l’enquête, servent à brosser non seulement l’univers privé de Conde mais aussi et surtout celui de l’environnement social. Ces temps morts cherchent leurs sources dans la culture populaire urbaine (l’oralité, l’humour, la dérision) et mettent en valeur l’hybridation comme nouvelle forme de synthèse critique3 dans une ville occupée par différentes « tribus ».
9L’action de chaque roman se déroule dans la capitale cubaine, tout au long de l’année 1989, à l’exception de Adiós Hemingway et Les brumes du passé. Le choix chronologique opère comme un thermomètre du monde et de la société, car il rallie par le biais d’une opération de fiction deux moments de l’histoire récente. L’année 1989, marquée par l’écroulement du bloc socialiste, brise l’image inaltérable des cadres de la révolution, car ce fut la date de la condamnation à mort du général de brigade Arnaldo Ochoa, ainsi que d’autres hauts fonctionnaires, accusés de trafic de drogue et de corruption. Padura lui-même pense que 1989 est une date « très significative pour les changements intervenus dans l’île » (Epple J. A., 1995). Situer l’action de son dernier roman en 2003 obéit d’une part à la cohérence narrative du projet padurien, mais ceci lui permet aussi de sauter d’une manière délibérée la « Période spéciale » des années 1990, au cours desquelles, suite à l’effondrement du bloc soviétique et à la prolongation du blocus américain et de ses alliés, le niveau des pénuries économiques atteint des sommets insoupçonnables. Les enquêtes ont lieu dans cette année critique de 1989, qui inverse par ailleurs le 1898 de l’indépendance, et dans son quatrième roman, L’Automne à Cuba, la diégèse démarre le 10 octobre, anniversaire du Cri de Yara, qui annonce le début de cette même guerre d’indépendance. La fin du roman, par ailleurs, lorsque le protagoniste se laisse aller à sa vocation d’écrivain, coïncide symboliquement avec la menace d’un ouragan, sorte d’ouragan de l’Histoire capable de tout emporter, sauf la mémoire :
« … un autre bruit assourdissant, provenant de la rue, avertit l’écrivain que la destruction se poursuivait, mais il se contenta de changer de feuille pour commencer un nouveau paragraphe, car la fin du monde était proche mais toujours pas là : il restait la mémoire » (L’Automne… : 233).
10En 2003, l’image de La Havane et de ses habitants que le lecteur retrouve dans La neblina del ayer est celle d’une société au réveil d’un cataclysme. Cette ellipse nourrit la fiction, dans la mesure où le lecteur découvre les personnages du cycle presque quinze ans après. L’évolution de chacun d’entre eux est une réponse à l’évolution sociale et met en rapport, encore une fois, les histoires privées avec l’histoire publique et avec l’histoire officielle. La démarche heuristique est de mise. Le roman écrit la politique et la représentation esthétique traditionnelle du roman policier cubain se trouve bouleversée (Padura L., 2000).
11Les coordonnées chronologiques choisies se croisent avec les coordonnées de l’espace. Les enquêtes de Conde se déroulent dans la capitale.Ce dernier la parcourt dans toutes les directions et doit rencontrer des personnages qui lui montrent des chemins insoupçonnés. Cela révèle que, malgré la version officielle, la ville est le scénario d’un affrontement voilé entre le régime et une partie de la population qui, sans s’opposer farouchement au régime, se marginalise et marque son propre territoire tribal, dans lequel elle fonctionne avec ses propres codes et valeurs. Padura bâtit, autour de la figure de Conde, une galerie de personnages représentatifs de la société de La Havane des vingt dernières années, tout en s’efforçant de les inscrire dans l’histoire.
12Comme il est habituel dans le genre policier, la saga de Padura met sur les devants de la scène un personnage, le lieutenant de police Conde. C’est un policier atypique, qui a grandi sous la Révolution de 1959. La confluence des deux éléments permet de relier l’histoire publique et privée, à travers l’expérience personnelle de Conde et d’un groupe d’amis, anciens lycéens à La Havane devenus adultes, qui écrivent une histoire générationnelle. Ce choix implique nécessairement un regard vers le passé et la confrontation entre les illusions – et les utopies – des adolescents et la réalité des adultes, et met au premier plan les conflits de mémoire et la redistribution des fonctions actantielles.
13L’image du protagoniste est construite dans le premier roman du cycle, sa personnalité et son évolution se complètent dans les autres récits. Né à Mantilla, dans ce quartier où il a grandi, « El Conde » a fait ses trois années de Préparatoire à l’Université dans l’école de La Víbora, où il a rencontré ceux qui deviendront ses meilleurs amis et amies. Il y a dans les rapports qu’il entretient avec eux une nostalgie permanente et profonde, qui devient une sorte de constat amer et désenchanté des échecs de sa génération – en faisant appel entre autres à la traditionnelle confrontation enfance/adolescence et âge adulte –, qu’il n’hésite pas à qualifier de « génération cachée » ou de « génération de commandés ». D’ailleurs presque tous ses amis, qui approchent la quarantaine au début du cycle policier, vont à un moment ou à un autre donner leur avis sur le problème. Dans ce sens, les écrits de Padura proposent un travail sur la nostalgie qui devient un outil heuristique.
14Le protagoniste est l’arrière petit-fils d’un escroc canarien débarqué dans l’île au XIXe siècle. L’allusion à l’ancêtre n’est pas innocente, car la famille occupe une place importante dans ses souvenirs. Les retours en arrière vers l’enfance et l’adolescence nourrissent les « temps morts », et mettent l’accent sur la mémoire, l’histoire privée et publique.
15Autour du Conde, nous retrouvons ses anciens camarades d’études. Chacun d’entre eux fonctionne, du point du vue narratif, comme une clef pour aborder les aspects traumatisants de l’histoire cubaine récente. Ces personnages, plus ou moins intégrés à un moment de leur vie au système, qui partagent le même « panthéon laïc », ont comme point commun un regard critique vis-à-vis du régime, la reconnaissance de ses réalisations mais aussi la conscience de ses échecs, échecs aggravés par une version de l’histoire – et du présent – qui a été faussée, l’utilisation d’un langage qui, jouant sur l’affectif, construit une critique politique. Ils occupent ainsi un territoire de contestation dans la société cubaine, contestation de l’intérieur qui revendique la mémoire comme source identitaire populaire.
16Les rapports de Conde avec les autres policiers permettent de compléter le visage de la société, voire de la démasquer, car le milieu professionnel dans lequel évolue le personnage remet sur le tapis, encore une fois, les conflits de mémoire. Pour cela, l’écrivain fait appel à l’histoire privée de Conde et la confronte à la réalité et aux contraintes de son métier. Au départ, le jeune Mario rêvait d’être écrivain ; à la fin, il est devenu bouquiniste (Padura L., 2005a, 2005b). Dans les récits du cycle policier, le personnage rappelle ses lectures d’adolescence, critique les contraintes idéologiques des années 70 et raconte un épisode de censure qui l’a marqué à la Prépa : l’interdiction d’une revue créée par le professeur de littérature et certains de ses élèves, un dessein taxé « d’idéalisme » par le régime. Il a par ailleurs gardé la vocation d’écrivain, revient souvent sur ses projets, s’essaie parfois à des nouvelles et dans Vents de Carême nous le retrouvons en pleine activité d’écriture, préparant un roman auquel il pense donner comme titre Passé parfait. Il est évident que le policier Conde détone au milieu de ses collègues. Son « patron », le major Rangel, lui pose de nombreuses fois la même question : « Pourquoi es-tu devenu policier ? ». Les réponses de Mario sont toujours floues, mais il est incontestable que la soif de justice qui l’habite l’incite à continuer et « à lutter contre le mal ». Ce combat met en difficulté l’image de la société véhiculée par l’État et expose des microcosmes sociaux qui se présentent sous la forme de spectacles (bars clandestins, prostitution, etc.).
17La Police travaille sous pression de l’État et de l’Armée. Dans Électre… nous découvrons que Maruchi, la secrétaire de Rangel, est en réalité un agent de la Police des polices. Cependant, les forces de l’ordre arrivent toujours à mener leurs enquêtes jusqu’au bout, quel que soit le responsable du délit. La pression de l’Armée n’est pas innocente, car une enquête interne (cf. Électre…) révèle de graves irrégularités et termine avec la mise à l’écart de plusieurs gradés; parmi eux, mais pour des raisons fort contestables, le major Rangel, remplacé provisoirement par le colonel Alberto Molina, ainsi que plusieurs autres responsables accusés de corruption, trafic de devises, trafic de drogues, etc.
18Deux éléments de réflexion pour conclure. D’une part, nous constatons que la production policière de Padura est novatrice et originale dans le champ de la littérature générique de son pays. Elle se détache des constructions et des prises de position dogmatiques de la littérature policière « officielle » et prend appui sur le roman noir hispano-américain mais aussi sur les traditions littéraires hispano-américaines et nationales, y compris sur l’œuvre d’écrivains exilés comme Guillermo Cabrera Infante. Sur ce plan Leonardo Padura rallie les préoccupations des auteurs de sa génération (Paz, Arango) pour l’histoire, pour les formes de représentation et les images symboliques, il prône les structures emboîtées et le travail sur le langage avec un intérêt tout particulier pour les formes d’oralité et le parler populaire.
19D’autre part, son cycle policier montre un visage méconnu de la réalité cubaine. Il souligne les contradictions et les errements du système, la corruption de certaines administrations, l’état d’abandon dans lequel se trouve un secteur de la population, sans pour autant nier les conquêtes et les progrès évidents de la révolution sur tous les plans et sans oublier les responsabilités du gouvernement américain. Le sujet écrivain donne la parole aux habitants de la capitale, et leur savoir populaire est revendiqué en tant que forme de connaissance et de jugement de la réalité (à travers la gastronomie, la musique, les jeux de mots, les produits symboliques qui circulent dans les textes). Cette prise de position interroge frontalement les problèmes de légitimité politique et culturelle. Les valeurs sociales se construisent à partir de la société et non plus à partir du savoir de l’État. Le policier devenu bouquiniste incarne, à travers son changement de statut professionnel, la possibilité d’une écriture des marges qui met en question le canon moral.
20Les récits policiers de Leonardo Padura proposent, grâce à un point de vue hybride – marqué par le recours aux procédés métafictionnels –, inédit jusqu’alors dans le domaine du roman policier cubain, une nouvelle carte sociale de La Havane, avec ses décalages et ses affrontements. Ils brandissent ainsi l’un des arguments maîtres du roman noir et du hard-boiled : sortir le crime du vase de Venise et le jeter sur le trottoir.