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Mélanges

Manuel et Lola Álvarez Bravo : le couple fondateur de la modernité photographique au Mexique

Laurent Aubague

Résumés

L'essor de la modernité photographique au Mexique tient au travail que Manuel Álvarez Bravo et sa femme Lola Álvarez initièrent dès les années 1930 au Mexique. La production de ce couple surprend à la découverte des multiples échos existant entre l’œuvre de l'un et de l'autre. L'ensemble de leur création est aussi important comme manifestation d'une ouverture à toutes les inventions de l'art photographique aux quatre coins du monde. En cela, ils ont été à l'unisson avec les recherches esthétiques les plus avancées. Ces deux photographes sont intéressants de par leurs multiples facettes : inventeurs d'une vision propre, ils auront été aussi des récepteurs et des passeurs entre photographie nord-américaine, européenne et mexicaine.

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Texte intégral

1La Modernité de la photographie mexicaine doit son apparition à cet étrange couple créateur que formèrent Manuel Álvarez Bravo et Lola Álvarez Bravo. Indépendamment de leur histoire personnelle qui les firent se côtoyer de 1916 à 1934, leur relation de travail, leur complicité technique et leur émulation artistique ont engendré une œuvre photographique où un système d'échos permet d'établir des rapprochements entre les prises de vue de l'un et celles de l'autre. Même si l'histoire de la photographie au Mexique établit que le mari fut le premier à prendre des clichés et que son épouse lui servait d'assistante, il n'en reste pas moins que l'assistante sut profiter de la transmission du savoir du Maître pour s'affirmer comme une photographe poursuivant les voies de sa propre inspiration et de son savoir-faire personnel. La comparaison du travail de l'un et de l'autre permet de montrer la teneur de ces échanges et surtout d'apprécier comment à partir de ressemblances, parfois même à partir du même motif, le résultat est différent chez chacun d'entre eux.

2Le couple fondateur eut la chance d'assimiler les grandes découvertes de la photographie nord-américaine et européenne (il ne faut pas oublier que dès 1923, le Mexique sut accueillir le célèbre photographe Weston ainsi que sa compagne Tina Modotti ; il reçut aussi la visite de Paul Strand en 1933 et celle d'Henri Cartier-Bresson en 1934)1. Ils surent profiter de ces différentes visites pour s'ouvrir à eux mêmes de nouvelles voies en participant à la création de celles-ci. En ceci, ils doivent être considérés comme les fondateurs de la modernité photographique au Mexique. Pour saisir ce pouvoir de fondation, rien ne vaut un parcours qui montrera comment l'un et l'autre surent se rapprocher des avant-gardes artistiques qui virent le jour après la Première Guerre Mondiale et qui servirent de ferment à toutes les expressions artistiques du XXe siècle.

Genèse : chasse à la matière

Paisaje fabricado

Paisaje fabricado

Lola Álvarez, 1951

Ventana al corro

Ventana al corro

Manuel Álvarez Bravo, 1934-1936

3En prenant respectivement des photos de murs, Manuel Álvarez Bravo et Lola Álvarez sont à la quête d'une représentation de la genèse de l'univers. Le rendu visuel de ces murs suggère un bouillonnement où la matière est en train de prendre forme. L'un et l'autre des photographes a pris son cliché à des époques différentes, ce qui montre qu'à défaut d'inspiration simultanée, cette dernière pouvait être différée. Manuel Álvarez Bravo est le premier à s’intéresser à la densité d'un univers de pierres parcouru par un écheveau à multiples ramifications. En effet, il publie la photographie intitulée Ventana al corro en 1934 ou en 1936. Dans ce cliché, Manuel Álvarez Bravo a voulu rendre compte d'une forme labyrinthique où la matière solide et pétrée domine la totalité de l'espace visuel. Pas de place pour le ciel, ni pour un élément humain ou végétal. L’œil est pris dans un défilé de parois verticales et suit le maigre escalier qui, tel un ruisseau encaissé, forme une gorge. L'abrupt des murs et la maigreur du sentier qui les croise suggèrent l'idée que l'on s'achemine vers le cœur d'un mystère, certainement celui du noyau du monde. Le léger effet de contre-plongée et la position de la prise de vue au pied des quatre marches suggèrent un début de parcours initiatique. La lucarne située dans une encoignure de l'escalier accentue cette sensation de voie d'initiation. Elle est une métaphore d'un regard qui autorise et protège l'explorateur décidé à pénétrer le secret des choses.

4La photographie de Lola Álvarez a elle été prise en 1951 soit 15 ans après celle de Manuel Álvarez Bravo. Elle s'intitule Paisaje fabricado et elle représente le détail d'une enceinte archéologique de Teotihuacán. La photographe a déplacé un domaine de représentation mentale sur un morceau de la réalité et a procédé ainsi à une reformulation poétique. Mais la formule Paisaje fabricado est assez énigmatique pour que le spectateur, à son tour, projette sur l'image sa propre vision. Cette paroi fait l'effet d'être un jeu de vagues. En effet, les frises bombées correspondant aux restes de revêtement de l'édifice, peuvent être prises pour des ondes aquatiques. Leur nombre et leur densité transmettent à ce plan vertical en dur, la sensation que le regard bute sur la surface d'une nappe d'eau où les différentes formes dépendraient d'un prisme, plus ou moins déformant, qui permettrait de passer à travers un jeu de faux-semblants. Cette façon de troubler le spectacle de la matière rend possible une série d'illusions où l’œil enchaîne de multiples métamorphoses de paysages. Le spectateur est partagé entre le mirage du réel et celui du merveilleux ou encore entre celui du témoignage archéologique et celui du surréalisme. Une construction verticale qui peut être prise pour une vasque d'eau où la réalité s'anime et trouble les lois de la physique, en rendant mobile ce qui est par nature statique, provoque un effet de miroitement et démultiplie les hypothèses sur les certitudes du réel. L'imagination peut prendre ainsi le spectacle photographié pour le moment initial où l'univers en fusion configure ses formes. Elle se retrouve face à un magma en pleine ébullition. La photographie devient ainsi la métaphore de la formation de l'univers.

5Les deux photographes tentent un possible retour vers l'origine du monde, grâce à la magie de leur art. Dans cette perspective, leurs clichés évoquent la Genèse. Ils mettent en valeur les textes fondateurs qui, dans les différentes traditions culturelles, rendent compte de la création de la Terre. Leur vision diffère cependant sur quelques nuances.

6Celle de Manuel Álvarez Bravo a une résonance initiatique dans la mesure où elle fait penser à un passage obligatoire entre des obstacles. Celle de Lola Álvarez, simplement verticale, est une incitation au rêve et au dévoilement des transparences. Manuel Álvarez Bravo invite à une activité épique tandis que Lola Álvarez souscrit aux pouvoirs de l'imagination. L'un et l'autre ont pris le parti de la métamorphose: au franchissement du défilé s'oppose la contemplation multiforme des reflets mobiles de l'eau.

Sexualité végétale du désert

Sexo vegetal

Sexo vegetal

Lola Álvarez, 1948

Organos

Organos

Manuel Álvarez Bravo, 1929-1930

7La photographie peut sexualiser l'invention du monde. La rendre épineuse même. Manuel Álvarez Bravo et Lola Álvarez ont formulé cette sexualisation à leur manière, en l'instaurant dans la symbolique végétale du Mexique. En effet, tous deux traduisent leur représentation du masculin et du féminin en utilisant les cactacées des terres arides de leur pays. C'est une façon originale de reprendre les images fondamentales de la Genèse. Ils inventent avec les instruments de la modernité une nouvelle version de la création de l'univers. La particularité de cette invention est que la dimension du désert remplace celle des mythes de l'imaginaire collectif. La suggestion du sable et de la chaleur substitue les références à l'eau et à une verdoyante fraîcheur.

8Il y a peu à dire sur l'analogie des formes des cactées avec les organes sexuels humains. Elles sont visuellement évidentes et frappantes. La photographie de Manuel Álvarez Bravo renvoie à la dimension phallique tandis que celle de Lola Álvarez est vaginale. Par delà cette évidence, chacun des deux photographes, ayant choisi le même motif et le même thème, opte pour une version qui rend compte de leurs différences de genre.

9Les dates auxquelles ont été prises ces deux photographies sont fondamentales pour établir la distance chronologique qui les sépare. Elles illustrent les convergences et les écarts que maintiennent les deux photographes. Le cliché de Manuel Álvarez Bravo intitulé Organos date des années 1929-1930. Il est donc antérieur à celui de Lola Álvarez portant lui le titre de Sexo Vegetal, pris en 1948. Il y a donc une différence de 18 ans entre l'un et l'autre, presque deux décennies. La primauté de l'inspiration revient à Manuel Álvarez Bravo et Lola Álvarez pourrait se retrouver en situation de simple émule, subordonnant la version féminine à celle de l'homme. Nul doute que les travaux de Manuel Álvarez Bravo et de Lola Álvarez se retrouvent dans une situation d'échos plus ou moins simultanés. Mais plus que savoir qui est redevable envers l'autre, le degré de réussite individuelle compte davantage. Vue sous cet aspect, la facture de l’œuvre de Lola Álvarez a sa propre exigence. Elle parvient à son autonomie à travers l'esprit du maître.

10A ce titre, le décalage entre la photo Sexo Vegetal et celle de Organos est révélateur de cette relation entre l'inspiration et l'autonomie. S'il est sûr que 18 ans séparent ces deux clichés et que le couple est maintenant séparé (depuis 1934), Lola Álvarez continue sa propre quête, sans se défaire des bases acquises avec Manuel Álvarez Bravo. Le titre de la photographie est déjà évocateur de cette affirmation. Le mot sexo démasque la réserve et la pudeur que le mot órgano, à consonances plus techniques, semble suggérer. La femme énonce la chose telle qu'elle, tout en se servant d'une métaphore. Il y a là une franchise lexicale qui montre autant une volonté d'affirmation féminine que l'évolution possible des mentalités collectives qui (à deux décennies de différence) permet au langage d'éviter les stratégies de contournement. Cet évitement ne serait-il pas la marque d'une plus grande intervention des femmes artistes dans les années postérieures à 1930 ?

11L'esthétique de la photographie est encore plus révélatrice de la confirmation du talent de Lola Álvarez. En effet, les jeux de dévoilement et de pudeur qui s'inscrivent au cœur du cliché montrent l'invention d'un langage personnel. L’intérieur de la cactacée est dévoilé par un œil complice qui n'a point peur de montrer l'intimité d'un sexe. Cependant, dans une telle approche aucune note de voyeurisme ou de simple transgression ne se manifeste. Au contraire, seule compte la beauté de cette intimité exposée dans toute sa splendeur. Le rendu du ciselé des feuilles les plus profondes, en forme de glaives pointus, montre la finesse avec laquelle la photographe s'est penchée sur la plante. Elle montre autant son aspect d'écrin que son halo carnivore. En effet, l’œil a l'impression de tomber sur un véritable ouvrage d'orfèvrerie et sur une mâchoire qui pourrait mordre. La vision du pistil entre ces deux mâchoires, à la fois garantie d'exhaustivité descriptive, complète la volonté métaphorique dans la mesure où ce pistil est aussi allusif au plaisir sexuel féminin.

Ciel et Mer

Sin título (Juan Soriano recostado)

Sin título (Juan Soriano recostado)

Lola Álvarez, 1937

El eclipse

El eclipse

Manuel Álvarez Bravo, 1933

12Les corps ont besoin d'être drapés pour faire deviner quels sont les éléments de l'univers qui les entourent et qui les rendent secrets. Ce double rapport de l'Homme à l'univers et à ses énigmes, Manuel Álvarez Bravo et Lola Álvarez l'ont exprimé chacun à leur façon, le premier dans la photo prise en 1933, intitulée El Eclipse, et dans celle où Lola photographie en 1937 Juan Soriano recostado. Ces deux photos se trouvent au Musée Throckmorton Fine Art à New York. Elles expriment, chacune à leur manière, la poésie à laquelle les deux photographes adhèrent quand il s'agit de montrer quelle est la place qu'ils accordent à l'homme et à la femme dans un chassé-croisé visuel où Manuel Álvarez Bravo fait de son modèle féminin la représentante de l'air tandis que Lola Álvarez s'intéresse au rapport de l'homme et de la mer. Les uns et les autres (modèles et photographes) s'ingénient grâce aux étoffes à construire un rapport de théâtralité entre l'univers et le mystère qui se dégage de la pose à moitié énigmatique des modèles. Pourquoi doivent-ils être drapés pour scruter un point hors du cadrage montrant hommes et femmes à la recherche d'un mystère ? La femme photographiée par Manuel Álvarez Bravo, en scrutant le ciel de l'éclipse, est en quête de sa propre lumière intérieure comme si elle devait la trouver dans la diminution progressive de la clarté du jour. Juan Soriano préfère se tenir tête à la renverse pour que la photographe puisse saisir son corps comme s'il s'agissait d'une statue humaine se drapant pour évoquer les jeux de la pudeur. Le regard devient l'instrument possible du lien entre le nu et le retour à l'état de nature. Les drapés sont donc des artifices qui permettent de laisser entrevoir ce que les photographes ont voulu montrer du rapport entre le corps à demi caché de leur modèle et la place de celui-ci dans des atmosphères aquatiques et aériennes qui donnent à leur cliché cette part de mystérieuse poésie où les êtres sont comme en suspens dans un au-delà d'eux-mêmes. Ce même suspens est celui qui interpelle le regard du spectateur. Il tient lieu de convergence pour le photographe, les modèles et les spectateurs.

13Notons que dans leur chassé-croisé, si Manuel Álvarez Bravo s'est intéressé au regard de la femme et si Lola Álvarez s'est, elle, concentrée sur le corps de l'homme, les deux ont su construire cette unité poétique où quiconque découvre l'invisible par le biais des éléments naturels que sont l'air et l'eau. Chacun des deux photographes a cependant convoqué ces éléments dans un cadre domestique ou sauvage.

14Manuel Álvarez Bravo penche pour le domestique dans la mesure où la femme, cachée par les draps, se trouve sur le toit d'une maison et a l'air d'avoir étendu elle-même ces draps. De fait, il s'agit là encore d'une composition et d'une mise en scène à l'heure de l'éclipse. Les pieds le disent aussi, à être bien chaussés, et à prendre un pas de danse. L'étoffe noire qui recouvre les draps blancs prouve, à son tour, le souci de la composition et de la mise en scène à l'heure de l'éclipse. Le cadre domestique n'est qu'un prétexte à la théâtralité de la familiarité de la prise de vue.

15Lola Álvarez penche, elle, pour le sauvage et le naturel dans la mesure où le corps drapé qu'elle photographie évoque une dimension panthéiste : l'osmose entre la femme et l'eau. D'une certaine façon, la présence de Juan Soriano, à la limite du lieu où viennent mourir les vagues, est une allusion à la coexistence entre l'eau, la femme et leur rôle dans la mise au monde. Mise au monde assez paradoxale puisque l'on a l'impression que le corps de Juan Soriano est entouré d'un linceul. Ce linceul entoure pourtant un buste bien vivant, même si le drapé est celui de la statuaire. Juan Soriano est vu comme un gisant, un gisant qui aurait besoin de la mer pour évoquer la théâtralité du modèle et le paradoxe entre la vie et la mort que ressent Lola Álvarez. Les gisants que l'on trouve d'habitude dans des édifices religieux renvoient ici à la sacralisation de l'univers et de ses éléments. L'eau évite ainsi la noyade à la pierre !

16Le cliché de la photographe mexicaine est inspiré par le théâtre : Juan Soriano ressemble à un danseur de ballet contemporain qui a confondu le sable avec les planches d'une scène. Il se lance dans une figure à un seul partenaire. La contorsion étudiée du corps renvoie à ce lien unique qu'il cherche à maintenir avec l'univers. La photographe est devenue chorégraphe. Son objectif est l’œil de celle qui invente ce ballet unique où un homme écoute les instructions scéniques de celle qui veut assimiler l'art de la photographie avec celui de la chorégraphie. L'art est multiple, comme le sont les gestes de la vie.

Ils créèrent ensemble la femme

Maudelle Bass

Maudelle Bass

Lola Álvarez, 1947

Espejo negro

Espejo negro

Manuel Álvarez Bravo, 1947

17Si le parcours créateur des deux photographes a souvent les caractéristiques d'une démarche parallèle, il est cependant nécessaire d'observer qu'ils ont de rares fois recouru au même motif. C'est pourtant le cas avec la photographie du nu de Maudelle Bass. Aussi bien Lola Álvarez que Manuel Álvarez Bravo ont pris le même modèle et se sont mis tour à tour à en prendre des clichés.

18Le premier élément qui permet de confirmer cette situation est la date correspondant à l'année 1947. D'autre part, le décor où l'on a placé ce nu est identique. Dans les deux photographies, Maudelle Bass est appuyée dos au mur, sur une surface grise dont le granulé est semblable. La seule différence est visible dans la présence d'un dallage blanc sur lequel Manuel Álvarez Bravo a disposé une étoffe pour faire asseoir son personnage. Elle a cependant un grand intérêt formel puisqu'elle permet d'apprécier la profondeur de champ du corps. Les traits physiques n'ont pas changé eux non plus. Ils répondent à une même unité temporelle. Aucune altération, aucune modification n'a laissé de trace sur la carnation du sujet. Si la lumière enrobant Maudelle Bass est naturelle, son intensité confirme que les deux photographes ont partagé la même figure au même moment.

19Pourtant, leur approche est radicalement différente. Dans le nu de Lola Álvarez, l'expression du visage et du corps forme le centre d'intérêt de la photographe. Manuel Álvarez Bravo est beaucoup plus porté sur l'unité sculpturale de ce même corps. Discernement du vécu personnel et restitution de la plasticité des volumes s'opposent. Lola cherche la femme en tant que symbole d'intériorité tandis que Manuel Álvarez Bravo met en valeur le corps féminin selon les canons esthétiques du nu. L'homme s'inscrit dans la tradition artistique tandis que la femme cherche à découvrir la part de mystère de la personne. Cette quête de l'expression personnelle explique la différence de plans des photos. Lola Álvarez utilise un plan rapproché taille (selon les termes techniques du portrait en photographie), ce qui lui permet d'équilibrer le rapport entre le visage et le buste. Quant à Manuel Álvarez Bravo, il utilise un plan moyen qui capte la totalité du corps, ayant pour effet de diminuer l'importance expressive du visage. Cette différence est imperceptible et d'autant plus relative que la position assise de Maudelle Bass jette un certain trouble sur l'exactitude des plans utilisés. Il reste tout de même vrai qu'en photographiant de face son sujet, Lola Álvarez insiste d'avantage sur la dimension intérieure. En saisissant de trois quart ce même visage, Manuel Álvarez Bravo rend plus glissante la saisie de l'intériorité.

20Quelle est donc la nature de l'expression perçue par Lola Álvarez ? Le visage est lisse et sa relative lourdeur concentre la lumière, justifiant le choix du titre Espejo negro. Les yeux semblent fermés, confirmant une situation de repli sur soi-même. A ce repli, s'ajoute une sensualité d'une grâce particulière. Le maintien de la tête, accoudée sur le bras et la main, suggère une quête de la lumière et de la chaleur, véritable pose épicurienne livrée au plaisir du contact entre la peau et le soleil. Manuel Álvarez Bravo a perçu, lui aussi, la présence de cette sensation épicurienne. Mais il veut la mettre à distance, ce qui explique la profondeur de champ du cliché. La tête est aussi surélevée par le bras et la main. Le visage exprime à son tour une grande concentration de la lumière. Un tout petit détail modifie cependant l'intensité de cette pose : il semble que les yeux soient mi-clos. Cette imperceptible modification a des répercussions sur la force de l'intériorisation. La version de Manuel Álvarez Bravo introduit une légère nuance de rêve filtrée par la réalité extérieure.

21Dans l'un et l'autre cas, l'approche doit être considérée sous l'angle du rendu plastique de la peau noire de Maudelle Bass vivement illuminée, un peu comme si celle-ci devenait l'instrument ciselant les formes. La règle est subtile : pour un photographe, le noir reste un écran qui occulte la révélation de la représentation du réel tant que la lumière n'a pas fait son travail. Dans la photographie de Manuel Álvarez Bravo et de Lola Álvarez, il s'agit de donner corps à ce qui pourrait rester dans le non-révélé. On comprend alors que les photographes soient saisis par le vertige d'une double mise à nu : celle d'un corps féminin et celle du film qui attendait la révélation d'un nu noir.

22En photographiant en 1947 Maudelle Bass, Manuel Álvarez Bravo et Lola Álvarez choisissent de s'inscrire dans la lignée des photographes américains (Johan Hagemeyer, Sonia Noskowiak, Weegee, Carl Van Vechten) qui depuis 1939, à l'initiative d'Edward Weston, ont pris cette danseuse noire comme modèle de nu. Tout semble indiquer que Maudelle Bass ait été la première femme noire à poser nue pour des artistes photographes. Elle a été aussi l'objet de l'attention de sculpteurs (Beulah Woodard) et de peintres (Abraham Baylinson, Nicolai Fechin et Robert M. Jackson). Diego Rivera eut l'occasion, lui aussi, de l'utiliser comme modèle dès 1939. Il s'agit donc d'une icône charnière pour comprendre comment une femme afro-américaine a pu intéresser autant d'artistes. En ceci, Maudelle Bass peut être considérée comme la manifestation de la beauté d'une peau jusque là stigmatisée par des préjugés raciaux présents dans la société nord-américaine.

23Maudelle Bass a souvent voyagé au Mexique et c'est à ce titre que le couple de Manuel Álvarez Bravo et de Lola Álvarez put en 1947 (huit ans après Diego Rivera) faire des photographies de cette fameuse danseuse noire, devenue symbole d'un renouvellement du regard artistique. La photographie en noir et blanc a permis, au moins dans le domaine des arts, d'ouvrir la porte à ce qui était socialement et racialement objet de discrimination. Savoir si Manuel Álvarez Bravo et Lola Álvarez ont voulu participer à cette ouverture relève de la conjecture invérifiable. Mais le fait qu'ils se soient tous les deux intéressés au même sujet et qu'ils aient partagé tour à tour le travail de prise de vue fait comprendre la fascination exercée sur deux créateurs mexicains qui, en plus de photographier un mythe féminin, s'inscrivent par ce biais, dans l'histoire mondiale de la photographie des années 1930, à la pointe des avant-gardes.

Penser droit

En su propia carcel (11 a.m.)

En su propia carcel (11 a.m.)

Lola Álvarez, 1950

Trenzas

Trenzas

Manuel Álvarez Bravo, 1930

24Dans ces deux clichés, Manuel Álvarez Bravo et Lola Álvarez veulent allier construction géométrique rigoureuse et intimité de la personne. La photo de Lola Álvarez En su propia cárcel (1950) est révélatrice de cette volonté de structurer minutieusement l'espace et d'y glisser une note lyrique. En effet, le dispositif visuel dominant correspond à celui d'une grille (d'où le titre de Cárcel, prison) recouvrant la totalité de la scène. Une femme plongée dans ses pensées et ses rêves apporte une note humaine à une recherche formelle de diagonales entrecroisées. Elles sont aussi visibles sur les pans de mur qui conforment le lieu où est confiné le personnage. Sur la surface blanche où se projettent les ombres des lignes configurant la métaphore de la prison, on aperçoit une fenêtre sur le rebord duquel s'accoude la rêveuse. A travers cette ouverture, un second mur apparaît, disposé selon une inclinaison qui introduit une discontinuité dans l'homogénéité du premier plan. Ce second mur introduit pour l’œil l'impression d'une composition en forme de X. Mais plus que le mur lui-même, ce sont les ombres des diagonales qui modifient le sens de leur projection. Elles sont en contre champ par rapport aux premières. D'autre part, leur intensité lumineuse est beaucoup plus basse. L'effet produit est donc le résultat d'une modification de direction autant que celui d'un dégradé de la lumière. Un tel de jeu de contrechamps crée une structure d'emboîtement où la fenêtre entourée par ses deux volets forme un dispositif de scène de théâtre placé dans un décor plus grand. Cette composition enchâssée augmente le lyrisme. On assiste à un enfermement apparemment absolu. La femme attrapée dans un huit-clos total, sans échappatoire, n'a pas d'autre issue que de se livrer à une contemplation intérieure. Cette dernière prolonge cet effet de fermeture tout en symbolisant le pouvoir libérateur de la pensée et de l'imaginaire. La prison n'est que d'ombres et de lumières. Elle n'est donc point un cachot mais une niche poétique portant à la méditation et au repli sur son monde intérieur.

25La photographe a joué avec la taille des ombres. En effet, le quadrillage du premier mur est beaucoup plus grand que celui de la petite pièce. Les carrés de lumière reportés sur le plan diagonal divergeant forment une sorte de marqueterie. Le regard est obligé de s'adapter à une modulation d'échelles cadrant l'intimité personnelle. C'est en ce sens que géométrie et lyrisme s'alimentent l'un l'autre.

26La technique de la composition de la photographie Trenzas (1930) de Manuel Álvarez Bravo est relativement simple. Elle correspond à un plan rapproché d'un personnage féminin vu de dos à hauteur de la taille. Elle est aussi binaire puisque elle oppose présence du noir et du blanc entre le bas du cliché et sa partie supérieure. L’œil se laisse d'abord neutraliser par la domination violente de l'obscurité où le buste de la femme habillée en noir ne se différencie pas de l'arrière-fond. Par contre, le regard est vite attiré par le jeu des zébrures visibles derrière la tête du modèle. Le raffinement poétique de la photo consiste à mêler les tresses de la chevelure avec une claire-voie de losanges. Ces losanges ont même une disposition spéculaire dans la mesure où ils semblent glisser les uns dans les autres, à la limite d'une construction gigogne. Ils ont, en plus de leur attrait géométrique, un fort pouvoir métaphorique. Il y a une volonté d'assimilation et à la fois de différenciation entre la natte sinueuse et les répliques angulaires des lignes diagonales. Le photographe a été captivé – à moins qu'il ne l'ait lui même pensé et composé – par le rapprochement entre différentes formes d'entrecroisements. Il a su allier la souplesse du chignon arrondi avec la rigueur des formes géométriques.

27D'autre part, l’imperceptible saisie du visage due à un léger rapprochement arrière de l'appareil photographique, laisse planer le mystère sur les traits du visage féminin. Le photographe a peut-être voulu suggérer que son identité est dans l'élégance. Celle du vêtement, celle de la coiffe qu'elle porte et qui s'accommode avec le coloris de l'habit et celle, enfin, de cette tresse-reptile. Toutes ces touches apportent leur part de mystère à ce portrait en creux. L'invisible visage a cependant sa tension psychologique, elle aussi métaphorique. Le système des losanges semble représenter le point de cristallisation vers lequel se porte l'attention de cette femme-icône. Autant que le triomphe de la plasticité de la prise de vue, Manuel Álvarez Bravo suggère que l'expressivité d'un portrait existe dans l'interprétation que doit en faire le spectateur. La double possibilité enrichit le potentiel esthétique de la photo : elle combine la satisfaction de la rigueur avec l'inconnu. Elle oblige à imaginer les états d'âme de ce personnage. Le dos et surtout l'élégante tête, en plein milieu d'un labyrinthe, sont une invitation à spéculer sur ce visage sans reflet.

Damiers volants

Andamios

Andamios

Manuel Álvarez Bravo, 1929

Telas

Telas

Lola Álvarez, 1950

28Il est parfois des photographies qui, sous couvert d'une apparente banalité, rejoignent les recherches plastiques les plus novatrices. Elles font de l'ordinaire le médium d'une nouvelle façon de voir.

29Tels sont les cas des deux photographies Andamios prise par Manuel Álvarez Bravo en 1929 et celle de Lola Álvarez, Telas, datant de 1950. Le motif de chacune ne pousse pas à un récit ou à un commentaire narratif. Que dire de toiles prises s'agitant dans l'air et que raconter d'un échafaudage ? Le discours sera forcement pauvre si l'on ne se laisse pas convaincre par la créativité de la vision. Toiles et échafaudages ne servent que de prétexte pour trouver une expression photographique coïncidant avec la peinture abstraite. Là est l’intérêt des clichés des deux photographes mexicains : ils essaient de conceptualiser leur saisie du réel. Ce réel se voit transformé en une construction digne de l'art abstrait des années 1930. Manuel Álvarez Bravo établit une simultanéité entre sa propre production photographique et les grands débats qui font l'enjeu des recherches esthétiques du renouvellement de la création picturale. La photo des échafaudages a ceci d'étonnant qu'elle cristallise des orientations plastiques vaguement en germes dans les années où elle fut prise. De façon plus concrète, en s'appuyant sur la documentation de l'histoire de l'art au XXe siècle, la photographie de Manuel Álvarez Bravo se trouve à la croisée du constructivisme (en pleine apogée sous le patronage de Rodtchenko en Union Soviétique) et à celui de l'art abstrait pratiqué par la Seconde École de Paris : et même d'une certaine façon la photographie Andamios anticipe des productions esthétiques comme le tableau de Vasarely, Pavo, peint en 1978. D'une façon presque prémonitoire, cette photographie semble déjà correspondre à ce que plus tard les découvertes de l'abstraction géométrique et même du op-art, livreront comme recherche nouvelle des plasticiens. Manuel Álvarez Bravo aura donc l'intuition que la sensation du mouvement se trouve dans la fluidité des arrangements géométriques.

30La photo de Lola Álvarez est moins troublante quant à ses enjeux formels. Elle se situe beaucoup moins au cœur de l'expérimentation. Mais, elle contribue à réfléchir à la poétique de l'espace.

31Le plaisir consiste à jouer visuellement avec les profondeurs de champ. La triple perspective des diagonales qui se croisent fait glisser le regard sur une configuration ludique de l'espace. Le champ le plus vaste est dans l'arrière-plan du ciel. Il est menacé de basculement. En effet, toutes les lignes droites qui le traversent, s'ingénient à créer un dispositif d'angles droits tous inclinés, brisant ainsi les habitudes visuelles d'un rigoureux parallélisme.

32La seconde perspective se trouve dans des tentures organisées selon une disposition plutôt horizontale, semblant former un auvent. Le dynamisme visible dans ces tentures les fait jaillir sur les deux tiers de la photo.

33La troisième perspective est plus conventionnelle. Elle correspond aux deux bandes de toile descendant de façon verticale du haut du cliché et départageant en espaces parallèles la composition bi-dimensionnelle de cet espace. Dans le domaine de la verticalité, seule une poutrelle vient biaiser ce rigide dispositif en damier. Elle donne ainsi la sensation de l'existence d'un pilier faisant charnière entre les lignes horizontales, tendant cependant à une position diagonale, et celles verticales qui tombent de toute leur lourdeur.

A nous la rue !

Saliendo de la ópera

Saliendo de la ópera

Lola Álvarez, 1950

Angeles en camión

Angeles en camión

Manuel Álvarez Bravo, 1930

34Créer le monde n'exclut pas une part de jeu. Elle l'inclut même. L'entreprise n'écarte pas la fantaisie et surtout les joyeuses improvisations du hasard. Les deux clichés Angeles en camión et Saliendo de la ópera sont une démonstration de la place que des circonstances inattendues peuvent prendre dans l'invention du monde. Manuel Álvarez Bravo en 1930 saisit l'occasion d'une scène de rue totalement inopinée : deux anges en plâtre circulent sur la plate-forme arrière d'un camion. Leur transport est certainement dicté par une nécessité logique banale : déplacement de l'atelier où ils ont été moulés vers un lieu de culte ou passage d'une église à une autre. Mais bien entendu, la situation fantaisiste de statues traversant la ville en lieu et place de personnes vivantes suscite surprise et ironie. Il faut voir dans cette scène une concrétisation d'un surréalisme à la mexicaine. En 1930, le surréalisme est un des champs artistiques privilégiés de la photographie. Manuel Álvarez Bravo fait des incursions dans ce courant esthétique inventant des réalités imprévisibles à partir du rapprochement de situations sans lien logique apparent. Des anges sur un camion, voilà un voisinage qui a très peu de chances d'être constant et pérenne. Ordinairement, la place des anges se trouve à l'intérieur de monuments religieux, dans la niche qui leur est réservée. Ils s'y dressent en état d'immobilité permanente. Les voir faire église buissonnière et se réjouir d'une promenade urbaine casse les représentations habituelles. Le mouvement et l'espace laïque ne font pas partie des propriétés angéliques. Le retournement de la situation (ce que notre esprit a comme schème de base) suscite le rire. Découvrir la réalité soumise à une transgression fortuite procure du plaisir.

35Il en est de même pour la photographie de Lola Álvarez datant de 1950, intitulée Saliendo de la ópera, qui exploite les mêmes effets insolites. Voir sortir en pleine rue un cheval en carton-pâte, un accessoire de spectacle, relève du même effet de déplacement du réel vers le surréel. Cet effet est d'autant plus efficace que l'on a l'impression d'assister à la fuite de l'animal ou d’entrapercevoir une situation de contrainte où les deux hommes obligent le cheval à galoper en pleine rue. Le cocasse tient à la fragilité de la frontière qui sépare un objet appartenant au monde du spectacle de celui de la réalité banale et ordinaire. Les deux machinistes sont ainsi transformés en acteurs d'une nouvelle scénette qui déplace les conventions ordinaires : les deux hommes passent de techniciens à comédiens. La rue devient elle-même plateau théâtral.

36Le mérite de ces deux photographies est aussi de se situer dans la droite ligne de la théâtralité. Elles sont presque des écrans où l'on projetterait une fiction constituée par une seule image. C'est tout l'art de Manuel Álvarez Bravo et de Lola Álvarez que de donner à la fois à leur photo cette possibilité d'enregistrer une réalité inédite, de l'affranchir de sa valeur documentaire et de lui donner une dimension de fiction. Tel est le premier et le plus évident plaisir pour l’œil du spectateur.

37Mais il existe un autre plaisir : celui de la composition géométrique de chacun des clichés. Ce sont de véritables damiers où les lignes horizontales et les verticales quadrillent l'univers de la fantaisie et de l'insolite. Il s'agit presque d'établir une équation entre variables diamétralement opposées. En effet, après le plaisir engendré par le motif vient l'émotion que dégage la conception de l'espace. Dans la photo Angeles en camión, Manuel Álvarez Bravo s'ingénie à inventer un continuum parfaitement orthogonal. Aussi bien les lignes parallèles horizontales des montants de la plate-forme arrière du camion (au premier plan) comme l'alignement des fenêtres sur les deux étages de l'édifice à l'arrière-plan – ainsi que les contre-points apportés par les briques formant les encoignures de cet édifice – façonnent une trame donnant sa rigueur aux plans horizontaux. Ce sont ces mêmes objets créant le sens de l'horizontalité qui le font pour la dimension verticale. Ce sont encore les montants du camion et l'alignement des fenêtres superposées d'étage en étage qui scellent la composition en damier de cette photographie, sans oublier certains contre-points discrets : le premier est constitué par la hampe que le premier ange tient entre ses mains (elle est aussi longue que les barres verticales de la plate-forme et elle subit un léger et ironique effet de décalage). On peut aussi remarquer à l'arrière-plan de la photographie la présence d'une légère barrière sur les bords de la rue. Seules jettent un trouble dans cet ordonnancement orthogonal les courbes des ailes des anges. Ce trouble est léger mais il est suffisamment perceptible pour créer la dimension poétique de cette image.

38Lola Álvarez, elle aussi, encadre sa scène insolite et ludique avec un dispositif non moins strict de tensions orthogonales. La description du mur d'où sort le cheval confirme la puissance de la composition photographique. Ce mur évoque une superposition de plaques géologiques. En effet, son revêtement est fait de quatre couches de pierres grossièrement taillées, créant ainsi un effet fortement minéral, donne au surgissement de l'animal une puissance instinctive. Ces quatre couches laissent ensuite place à une façade lisse. L’œil passe sans transition du matériau à peine ouvragé à une surface où, par un jeu de dégradés, la pierre polie provoque un effet pacifiant. Le triomphe de la verticalité se manifeste pleinement dans l'ouverture de la porte par laquelle est passé le cheval. Il s'agit d'une énorme bouche noire qui a l'air de remonter depuis les entrailles de la terre.

La Vierge des murs

98 Frida Kahlo, CA

98 Frida Kahlo, CA

Lola Álvarez, 1944

Frida en la azotea

Frida en la azotea

Manuel Álvarez Bravo, 1930

39La photographie est peut-être le seul instrument de représentation visuelle qui soit capable de saisir sous l'angle de leur réalité des personnages qui vont devenir des mythes. Tel est le cas pour Frida Khalo. Les photos que font Manuel Álvarez Bravo et Lola Álvarez d'elle en 1930 et en 1944 sont un témoignage de cette coïncidence entre la naissance d'un mythe et la représentation de ce qui est encore en chair. En ces années-là, la peintre Frida Kahlo, bien que très connue dans les milieux artistiques contemporains, se débattait avec son effervescence créatrice. Elle n'était pas encore à l'apogée de sa gloire même si son œuvre et sa vie personnelle en faisait un personnage hors du commun. La particularité de cette œuvre et de cette vie a intéressé Manuel Álvarez Bravo et Lola Álvarez car ils appartenaient au même monde de la création visuelle dans le Mexique post-révolutionnaire saisi par un bouillonnement artistique remarquable. Ce bouillonnement comprenait aussi bien un art qui cherchait à créer une épopée nationale (le muralisme) que des artistes en quête d'une réalisation esthétique personnelle, souvent en rapport avec les avant-gardes internationales (ce fut le cas de la photographie qui oscilla entre la saisie du typiquement mexicain, le surréalisme et le constructivisme russe par exemple).

40En 1930, Manuel Álvarez Bravo fit le portrait de la jeune artiste Frida Kahlo. Elle avait 23 ans et elle était au début de son aventure picturale. Sa photographie saisit cependant les premiers atours de cette personnalité. En effet, Frida Kahlo se laisse photographier dans un habit de tehuana : tout au long de sa vie, elle chérit le costume typique des femmes de l'Isthme de Tehuantepec. De multiples autoportraits et de nombreuses photographies d'elle (comme celle-ci), la laisse voir portant cette tenue. Cette dernière devenait un signe de rupture avec l'habillement conventionnel urbain, européen pour les classes moyennes auxquelles appartenait Frida Kahlo. Elle jouait donc à faire l'indienne, à afficher un indice de rupture artistique et culturelle dans une société encore marquée par les influences de l'Europe et par la rémanence de l'esprit des castes coloniales. Il est vrai qu'à faire l'indienne, Frida Kahlo le faisait avec la plus extrême élégance. La photographie de Manuel Álvarez Bravo la présente dans la tenue arborée par les femmes de Tehuantepec pour les grandes occasions festives. Sa longue jupe fleurie, touchant le sol, son corsage blanc, ses bijoux (colliers et boucles d'oreilles) et surtout le châle typique enveloppant son buste font la preuve de son adhésion à un très fort sentiment d'identité mexicaine. Un des plus beaux costumes porté par des femmes indiennes dont Frida Kahlo connaissait certainement l'esprit d'affirmation et leurs poids dans l'organisation sociale de l'Isthme, devient ici une façon d'associer revendications identitaires personnelles et celles du monde des femmes. Cette affirmation se laisse voir par ailleurs dans le fait, peu commun à l'époque, que Frida Kahlo tient une cigarette entre les doigts. Ce simple détail montre bien l'esprit d'indépendance et la non acceptation des rôles conventionnels dévolus aux femmes dans ce Mexique entre héritage patriarcal et nouvelle modernité.

41Le cadre dans lequel Manuel Álvarez Bravo photographie son modèle est une façon de revenir à la dimension intime du personnage. Intimité paradoxale puisque Frida Kahlo est photographiée sur le toit d'un édifice. C'est donc à ciel ouvert que la peintre fait l'objet des attentions du photographe. Il ne la capte pas comme un personnage public et encore moins mondain. Il le fait pour elle, pour cette femme à part, en quête de sa propre réalisation, à la recherche d'une autre façon d'être. Le génie de Manuel Álvarez Bravo consiste à rendre l'intimité dans un lieu à la fois marqué par la banalité et le dépouillement. Ce toit à ciel ouvert est un cabinet de toilette et un boudoir. Cabinet de toilette dans la mesure où se dégage l'impression que la femme finit tout juste de revêtir ses plus belles parures. Boudoir, si l'on entend par ce mot le lieu où cette femme se retire pour être seule.

42L'absence de miroir – objet qui devrait normalement être là pour souligner l'idée de la beauté et de la singularité féminine – est suppléée par la présence dissimulée de l'appareil photographique et par la décision du photographe de faire de sa photo cette image avec son reflet. A ce titre, le fait de placer son sujet devant un mur terne et grossier (la porte en bois confirme ce parti pris de neutralisation de beauté reflétée) confirme que le photographe muni de son appareil veut être le miroir qui capte la splendeur du modèle. La posture de Frida Kahlo et la composition de Manuel Álvarez Bravo suggèrent cette volonté de remplacer la glace pour que la photographie en tienne lieu.

43Quand Lola Álvarez photographie Frida Kahlo en 1944, elle inclut, elle, ce miroir. Cette inclusion permet une autre lecture du rapport de la photographie avec son motif. L'espace du cliché de la photographe mexicaine n'a plus rien à voir avec celui de Manuel Álvarez Bravo. Le dépouillement et la banalité ne sont plus de mise. On assiste au contraire à l'éclosion d'un véritable univers féminin, celui de Frida Kahlo dans la fameuse Casa Azul où elle passa ses dernières années. Cet univers est franchement familier. Là où Manuel Álvarez Bravo s'était refusé à faire accompagner son modèle par d'autres objets ou par d'autres manifestations vivantes, Lola Álvarez cultive au contraire le sens de la présence. En effet, au pied du mur, apparaît dans une cavité une idole préhispanique (prouvant ainsi l'attachement de Frida Kahlo pour le passé préhispanique de son pays et son attrait pour la diversité des expressions plastiques). L'artiste est suivi de deux chiens (les fameux escuincles mexicains ?) qui introduisent justement une touche de vie dans cet univers familier. Quant au miroir accroché au mur dans lequel Frida Kahlo se dédouble, il forme le point de mire maximal de cette familiarité. Il est au centre de ce boudoir qu'avait déjà essayé de suggérer Manuel Álvarez Bravo même s'il en était absent. Lola Álvarez s'en sert pour construire un regard formel plus féminin. L'absence ou la présence du miroir n'est pas en soi un signe de plus grande créativité. Elles sont simplement significatives d'une distance plus ou moins élargie qui traduit une approche aussi intime et pudique du modèle. Là où Manuel Álvarez Bravo exclut un miroir et préfère montrer Frida Kahlo à travers l'objectif de son appareil photographique qui substitue l'objet absent, Lola Álvarez opte pour réintroduire sa présence parce qu'il lui permet de montrer le visage de Frida Kahlo sous de multiples facettes. A partir de la même position initiale – Frida Kahlo vue de profil – l'un et l'autre des photographes construisent des représentations différentes de leur modèle. Manuel Álvarez Bravo choisit l'unicité alors que Lola Álvarez – en cela très classique – s'incline vers le polyfacétisme de l'utilisation du miroir dans la représentation visuelle. Ce polyfacétisme lui permet de saisir la figure humaine dans son unité et dans ses doubles. Le miroir montre les aspects cachés du visage pris de profil. C'est le reflet qui détient le pouvoir de saisir en entier le visage. Ce dernier n'atteint sa pleine existence que par le pouvoir de ses doubles. D'autre part, le miroir crée un curieux phénomène d'interlocution entre le sujet réel et le sujet reflété. Du double, le miroir a aussi le pouvoir de faire passer à l'Autre : en effet, la Frida Kahlo reflétée semble parler à une autre elle-même par une lucarne. L'effet est d'autant plus saisissant que dans l'arrière-fond de ce miroir-lucarne une autre réalité se reflète : la présence d'un monde végétal que la photo ne prend pas en compte dans les limites du cadrage choisi. Un arbre fantasmagorique semble protéger de ses branches la doublure de Frida Kahlo. Autrement dit, le reflet installe le personnage principal dans un autre monde que celui de l'aridité du mur sur lequel il s'appuie.

44En ce qui concerne la tenue vestimentaire, Lola Álvarez a aussi privilégié l'amour de Frida pour l'habit des tehuanas. Le modèle est encore vêtu d'une longue robe et d'un corsage brodé comme savent le faire les femmes zapotèques de l'Isthme. La différence touche à la couleur. Là où Manuel Álvarez Bravo choisissait des tons clairs et la fantaisie d'un tissu floral, Lola Álvarez opte pour une tenue noire qui n'est pas sans évoquer l'idée d'un deuil. Il y a eu visiblement une évolution dans l'état d'âme du personnage qu'ils photographient. Cette différence d'état d'âme est déjà signalée par les dates des photos. La première a été prise en 1930 alors que la seconde est de 1944. Quatorze ans séparent ces deux clichés et d'une certaine façon, ils traduisent l'évolution qu'a pu subir la personnalité de la peintre mexicaine qui, marquée par son histoire personnelle, a tendance à assombrir son image. En tout cas, pour la photographe, la couleur noire lui a permis d'établir un contraste prononcé entre le mur et le personnage. En ce sens, la photographie de Lola Álvarez joue plus sur la différence des lumières que sur le choix de Manuel Álvarez Bravo qui saisit son sujet dans une modulation de tonalités grises qui assimile le personnage à l'univers qui l'entoure. La photographe choisit elle, une optique plus tranchée dans la mesure où elle veut laisser voir la domination de Frida Kahlo sur son univers personnel.

Mondes à la renverse

Hiedra (ruinas)

Hiedra (ruinas)

Lola Álvarez, 1930

Los leones de Coyoacán

Los leones de Coyoacán

Manuel Álvarez Bravo, décennie 1930

45L'art photographique pour aussi innovateur qu'il puisse être, rejoint parfois l'académisme. Tel semble être le cas des deux photos de Manuel Álvarez Bravo et de Lola Álvarez où les photographes se sont laissés attirer par le rapport entre sculpture classique et prise de vue. La photographie de Lola Álvarez est d'autant plus marquée par la référence au classicisme que son sujet comporte des éléments typiques de l'hellénisme. En effet, dans son cliché intitulé Hiedra (ruinas) de 1930, on découvre un ensemble d'éléments architecturaux qui renvoient à l'univers du monde antique. La tête posée sur le chapiteau possède des réminiscences renvoyant à la tradition néo-hellénique. Cependant, ce sujet classique ne semble pas constituer la motivation principale de la photographe. En effet, son titre porte le nom de Hiedra (le lierre) et donne plus d'importance à un détail secondaire. Le spectateur remarque sur la partie droite de la photo, de façon presque anecdotique, la présence d'un pieux recouvert par la fameuse plante grimpante. Sa fonction est double : elle introduit d'abord un élément végétal dans un univers strictement dominé par le minéral et elle crée ensuite une structure de lignes parallèles pour la composition du cliché. Elle donne aussi sa profondeur de champ à un plan qui aurait manqué de contrastes : la sculpture s'étale sur un seul et même niveau vertical. Elle oblige aussi le regard à recourir à une progression en diagonale pour saisir la totalité des éléments présents dans l'épreuve. D'autre part, le titre joue sur un glissement des désignations. Si l'élément végétal constitue la première entrée verbale pour donner un sens à la construction visuelle, il faut remarquer que, entre parenthèses, Lola Álvarez a pris soin d'évoquer la présence de la pierre et du motif académique puisque on y retrouve le mot Ruinas (Ruines). On découvre ainsi comment l'artiste a dévié le premier niveau des évidences que l’œil perçoit. Grâce à ce recours, Lola Álvarez s'est amusée à pervertir légèrement les conventions de l'Histoire de l'Art. En effet, une concentration plus approfondie sur le motif de la tête, laisse entrevoir à sa base un élément en demi-courbe qui, selon toute vraisemblance, correspond à un bras tronqué. Il devait faire partie de la sculpture avant qu'elle ne soit brisée. A ce titre, le cliché participe d'un principe de reconstruction, moins dans le sens de la sauvegarde patrimoniale que dans l'intention de créer un effet poétique unitaire. Ce principe de reconstruction – justifiant le nom de Ruinas – illustre aussi la démarche créatrice : passer au travers de la dispersion et retrouver une cohésion. La transposition poétique compte alors plus que l'inspiration académique. Elle la sublime même, tout en renvoyant à de grands paradigmes de la création esthétique.

46Manuel Álvarez Bravo s'est lui aussi intéressé au rapport entre la photographie et la sculpture dans les années 1930. Il fixe sur la pellicule, dans un parc de Coyoacán (quartier du sud de Mexico), deux lions, l'un sur pied et l'autre, bousculé, couché sur le flanc gauche. D'ailleurs, plus que de sculptures à proprement parler, il s'agit de moulages. Comme Lola Álvarez, Manuel Álvarez Bravo a associé la présence du minéral au végétal. Bien que limités à leur pied, des troncs d'arbres sont présents tout autour des deux lions. L'espace est resserré, collé aux objets représentés. Dans les deux cas, il s'agirait de plans moyens.

47Du point de vue de son interprétation, la photographie de Manuel Álvarez Bravo se révèle d'une grande richesse. Elle appartient au registre du pouvoir des doubles. En effet, le motif, le lion, existe dans des positions différentes. Les moulages sont identiques et ils sont des éléments de décor dans un grand jardin ou dans un parc public qui arborent une élégance culte ou mythologique. Le lion est considéré comme un symbole de vigueur, de force et de volonté. Il est aussi gage de puissance, de pouvoir et d'intelligence. Sa présence, sous la forme d'un moulage, dans un lieu fréquenté montre comment l'homme ne peut pas concevoir l'espace sans l'ordonner avec un certain nombre de symboles. Les espaces verts sont idéaux pour exprimer un ensemble de représentations symboliques variées et polysémiques.

48La situation paradoxale où se retrouvent les deux lions semble renvoyer à une démultiplication de sens. En effet, l'animal debout correspond aux valeurs symboliques traditionnelles, les incarnant dans toute leur force et leur plénitude. Par contre, le lion couché pourrait traduire sinon le renversement de ces valeurs, du moins leur mise à mal. Ne s'agirait-il pas d'un regard amusé sur la relativité ironique de ces symboles ? En procédant à cette réunion entre un lion debout et un autre renversé, Manuel Álvarez Bravo n'a-t-il pas voulu, d'un superbe clin d’œil, non dépourvu d'humour surréaliste, montrer la double facette des figures servant à édifier l'esprit humain ? Le lion, à vouloir toujours passer pour la manifestation de la force triomphante et de la vérité, finit par être un modèle difficile à suivre dans la vie ordinaire. Le lion couché serait alors l'instrument d'une vision iconoclaste où les références à la grandeur héroïque et morale seraient ramenées aux justes proportions de ce que l'humanité peut véritablement pratiquer. C'est toute l’ambiguïté entre la nécessité des modèles et des idéaux et la dérision de la condition humaine, souvent incapable d'être à leur hauteur, qui est subtilement et burlesquement suggérée dans ce tête à tête entre le lion-modèle et son comparse défaillant.

Les hauts et les bas de la vie

Unos suben y otros bajan

Unos suben y otros bajan

Lola Álvarez, 1940

Figuras en el castillo

Figuras en el castillo

Manuel Álvarez Bravo, década 1920

Figuras en el castillo 4

Figuras en el castillo 4

Manuel Álvarez Bravo, década 1920

49Les escaliers sont pour les photographes une merveille d'invention spatiale. Ils permettent de fixer sur un même plan vertical différentes présences humaines. Ils sont un véritable accessoire de mise en scène théâtrale. Ils permettent aux personnages et aux figurants d'être suspendus entre terre et ciel. Les escaliers servent à transformer en personnages de scène les simples mortels qui les descendent où les montent à l'intérieur d'une photographie. Car telle est la vertu de cette dernière puisque en tant que représentation, elle devient mise en spectacle.

50En photographiant les personnes d'une unité d'habitations qui descendent ou montent les volées des escaliers, Lola Álvarez est plus intéressée par une démarche de mise en scène que par un souci de documenter un geste banal de la vie quotidienne. La zébrure des différents pans avec ses rampes et la duplication de cette réalité dans le monde des ombres laissent envisager que le dispositif scénique est primordial. La photographie de cet escalier est aussi spéculaire et inclut un face à face en contre-champ. A ce titre, les rampes et les personnages créent un vis à vis entre ceux qui montent et ceux qui descendent. Il en est aussi ainsi pour les main-courantes. Ce premier effet de contre-champ spéculaire est lui-même renforcé par la duplication de cette image sur le fond blanc du mur à l'arrière. Cette duplication introduit un autre artifice auquel un photographe ne peut être que sensible : à savoir la combinaison invertie du noir et du blanc. Comme si la photographie était à elle même son propre négatif.

51Manuel Álvarez Bravo se sert lui aussi d'escaliers pour créer un dispositif scénique approprié au langage complexe de la photographie artistique. Contrairement à Lola Álvarez, il ne joue pas sur un chassé-croisé de personnes montant et descendant les escaliers dans le cadre d'une même unité visuelle. Il fait deux photographies pour rendre compte de la position montante ou descendante des mêmes personnages. En effet, dans une première photographie où l'on voit des escaliers épousant la forme d'un Y, deux femmes les montent, laissant voir leur dos. Dans une deuxième photographie, ces deux personnages féminins descendent maintenant chacune des branches du Y. Autrement dit, le mouvement de montée se fait dans la convergence et la fusion tandis que la descente signifie séparation et retour progressif vers le point initial. Cette opposition serait beaucoup plus banale que le passage en alternance des personnages photographiés par Lola Álvarez. Mais il faut trouver le sens poétique des photos de Manuel Álvarez Bravo un peu moins dans la construction des formes et davantage dans une métaphore poétique.

52C'est le mouvement d'aspiration vers le reflet d'un dôme en vitre sur le mur de l'escalier qui attire le regard du photographe et qui l'oblige à une double prise de vue. En effet, les deux femmes semblent s'élever vers une espèce de voie lactée pour en redescendre ensuite. Manuel Álvarez Bravo poursuit sa quête surréaliste : il associe deux réalités divergentes que le hasard combine en une seule image pour lui donner un sens imprévu. Le reflet de la verrière en forme de dôme est le fruit d'un jeu optique de réflexion. Ce n'est pas cette dimension physique qui intéresse l’œil du photographe mais le prolongement poétique qu'elle peut susciter. L'univers est ses constellations semble être à portée de main. Le hasard ou la coïncidence de la vision entre ce hasard et le mouvement de va-et-vient des deux figures féminines ont pour effet de faire entrer le cosmos dans une demeure aux allures princières. Ce mouvement de va-et-vient se transforme en une image concrète de la faculté d'attirance existante entre quête humaine et compréhension du cosmos. De façon très élégante, presque dans un décor aristocratique, le photographe donne à voir ce que peut être la quête humaine d'une place dans l'univers. Dans le grand débat de l'homme dans l'infiniment grand, constellations et lumière du soleil, la photographie Figuras en el castillo est une représentation palpable de cette interrogation sur la présence humaine, ici féminine, pour donner à voir les jeux des rayonnements de l'astre solaire tel que nous le voyons dans cette immense circonférence où la grisaille des structures du dôme renvoie à un sentiment de transparence et d'éblouissement. Effectivement, la luminosité en plus d'être totale, est presque étourdissante. Une des silhouettes féminines qui monte les marches, ne se protège-t-elle pas de cette intensité en levant son bras droit ?

Conclusion

53Incroyable dialogue visuel que celui de Manuel Álvarez Bravo et de Lola Álvarez ! On assiste autant à l'histoire d'un couple qu'à celui de l'apparition de la modernité photographique. La série de parallélismes retrouvables de photos en photos au gré de la relation entre un maître et une disciple le prouve. Cette dernière conjugue mimétisme, lien temporel simultané ou distant et nécessité impérieuse de mettre ce lien fusionnel en rapport avec l'essor de la création photographique au niveau mondial.

54On retrouve ce jeu créatif dans une Genèse d'inspiration mexicaine. Les photographes rendent compte ainsi du parcours symbolique de l'apport de leur pays à l'invention du monde. Ils ouvrent une brèche différente au milieu de la domination européenne ou nord-américaine de la photographie artistique. Les photographies Paisaje fabricado et Ventana al corro sont représentatives d'une démarche nouvelle consistant à retrouver, dans un curieux phénomène de mouvance des pierres, l'idée d'un univers en gestation. Quant aux photographies Sexo vegetal et Organos, elles montrent comment naissent les éléments de la nature qui renvoient à l'apparition du sexué. Elles font de plantes représentatives d'une aridité radicale la métaphore de la différence entre masculin et féminin. Elles traduisent sur le mode d'une exacerbation épineuse ce que la sexualité peut avoir d’oscillant entre violence et suggestion de l'accouplement. Avec les photos de Lola Álvarez Sin título (Juan Soriano recostado) et celle de Manuel Álvarez Bravo El eclipse, le jaillissement des corps sur fond d'eau et le ciel perturbé par l'occultation de l'astre solaire, introduisent une vision d'attente. L'homme et la femme dévisagent chacun à leur façon leur lieu et leur place dans l'univers. L'un demande à l'eau de sculpter son dynamisme physique quand l'autre, portant ses mains sur les yeux, essaie de scruter les mystères qui l'entoure. Dans cet effort de saisie sur l'éclaircissement de la présence humaine au monde, le motif de la femme retiendra le regard des deux photographes. Le modèle de Maudelle Bass, corps noir, ajoutera une note supplémentaire à ce que représente habituellement le nu pour les créateurs. Les points de vue seront différents si le regard porté sur ce buste noir exprime une fascination masculine (cas de la photo de Espejo negro) ou s'il rend compte d'une vision féminine davantage attirée par la personnalité et l'expression intérieure du modèle.

55Explorateurs des origines, Lola Álvarez et Manuel Álvarez Bravo se sont intéressés à l'ordinaire de la vie quotidienne. Ils voient aussi dans l'ordinaire la possibilité de découvrir la dimension plastique qui transforme la réalité immédiate en une recherche esthétique profonde. Cette recherche leur permettra d'articuler leur œuvre avec les grandes tendances de l'exploration photographique qui les entourait et qui leur parvenait des quatre coins de la planète. Tel est le cas des deux photos En su propia carcel (11 a.m.) et Trenzas, où la saisie, figée de l'élégante ou rêveuse de la femme accoudée sur le rebord d'une fenêtre, donne lieu à un jeu de construction de spéculations géométriques combinées à une approche lyrique du portrait. On assiste à une combinaison foisonnante de lignes se plaisant à formuler un contraste entre pleine lumière et ombre. Une telle faculté est aussi visible dans le regard abstrait porté sur les échafaudages et les toiles flottantes des photos Andamios et Telas. On entrevoit un pur emboîtement de volumes et de lignes. Dans les photos d'escaliers, intitulées Unos suben y otros bajan de la photographe et dans Figuras en el castillo et Figuras en el castillo 4, l'espace est entièrement consacré à un ordonnancement géométrique inspiré par une poésie d'atmosphère.

56Les photographes restituent les curieux spectacles de la rue. Elle leur offre l'occasion de traiter avec humour et sur le mode du burlesque des scènes réelles caractérisées par la furtivité. Les clichés Saliendo de la ópera et Angeles en camión montrent que Lola Álvarez et Manuel Álvarez Bravo ont su, eux aussi, se livrer à la recherche du hasard, suivant en cela les préceptes du surréalisme qui voulait que la déambulation en ville permettait de découvrir les malices de l'insoupçonnable et de la coïncidence inattendue. Sur le mode de la distance inquiétante et du doute ironique, Lola Álvarez et Manuel Álvarez Bravo, dans leur cliché Hiedra (ruinas) et Los leones de Coyoacán, remettent en cause le respect pour l'académisme. Outre la reprise des conventions inaltérables, le retour à l'académisme est une façon de lancer un clin d’œil à ces conventions. Quoique poétique, le choix de Lola pour l'évocation du modèle latin ou hellénique introduit de façon plaisante une dimension surannée. Quant au symbolisme du renversement de l'animal, le photographe s'amuse avec remise en cause des significations dominantes de l'imaginaire collectif.

57Une troisième voie caractérise aussi les photographes mexicains : immortaliser des personnages qui deviendront des mythes. Les photographies Frida Kahlo et Frida en la azotea en sont la preuve. Elles sont à la fois biographiques et légendaires. Ces photos ont donc un côté prémonitoire : bien que rendant compte de la fréquentation régulière d'une femme et de son œuvre, ces photos participeront à la fabrication d'un mythe en devenir. Elles font partie de la constitution d'une des icônes les plus importantes du Mexique. Ils feront avec les procédés de l'image en argentique ce que les représentations populaires de la Vierge de Guadalupe ou les légendes sur la Malinche ont réussi à faire pour constituer une galerie féminine des mythes nationaux.

58Lola Álvarez et Manuel Álvarez Bravo resteront dans la culture photographique de leur pays comme des fondateurs. Ils ont su poser un regard sur leur monde en s'inspirant de la complicité des photographes du monde entier venus les visiter. Ils inventeront ainsi un regard mexicain dans la production des avant-gardes visuelles entre les années 1930 et 2000.

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Bibliographie

Ferrer Elisabeth, Lola Álvarez Bravo, México : Fondo Cultura Económica et Turner, 2006.

Banville John, Lemagny Jean-Claude, Fuentes Carlos, Manuel Álvarez Bravo, Londres : Lunwerg, 2008

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Table des illustrations

Titre Paisaje fabricado
Légende Lola Álvarez, 1951
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/5048/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 2,3M
Titre Ventana al corro
Légende Manuel Álvarez Bravo, 1934-1936
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/5048/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,0M
Titre Sexo vegetal
Légende Lola Álvarez, 1948
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/5048/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 2,1M
Titre Organos
Légende Manuel Álvarez Bravo, 1929-1930
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/5048/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 856k
Titre Sin título (Juan Soriano recostado)
Légende Lola Álvarez, 1937
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/5048/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 2,0M
Titre El eclipse
Légende Manuel Álvarez Bravo, 1933
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/5048/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 612k
Titre Maudelle Bass
Légende Lola Álvarez, 1947
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/5048/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 2,2M
Titre Espejo negro
Légende Manuel Álvarez Bravo, 1947
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/5048/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 52k
Titre En su propia carcel (11 a.m.)
Légende Lola Álvarez, 1950
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Titre Trenzas
Légende Manuel Álvarez Bravo, 1930
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Fichier image/jpeg, 1,4M
Titre Andamios
Légende Manuel Álvarez Bravo, 1929
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Titre Telas
Légende Lola Álvarez, 1950
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Fichier image/jpeg, 3,2M
Titre Saliendo de la ópera
Légende Lola Álvarez, 1950
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Titre Angeles en camión
Légende Manuel Álvarez Bravo, 1930
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Titre 98 Frida Kahlo, CA
Légende Lola Álvarez, 1944
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Titre Frida en la azotea
Légende Manuel Álvarez Bravo, 1930
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Fichier image/jpeg, 1,9M
Titre Hiedra (ruinas)
Légende Lola Álvarez, 1930
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Titre Los leones de Coyoacán
Légende Manuel Álvarez Bravo, décennie 1930
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Titre Unos suben y otros bajan
Légende Lola Álvarez, 1940
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Titre Figuras en el castillo
Légende Manuel Álvarez Bravo, década 1920
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Titre Figuras en el castillo 4
Légende Manuel Álvarez Bravo, década 1920
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/docannexe/image/5048/img-21.jpg
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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Aubague, « Manuel et Lola Álvarez Bravo : le couple fondateur de la modernité photographique au Mexique »Amerika [En ligne], 10 | 2014, mis en ligne le 30 juin 2014, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/5048 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.5048

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Auteur

Laurent Aubague

Université Paul Valéry Montpellier III
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