1En 1948, lorsqu’un groupe de jeunes intellectuels angolais mené par Viriato Cruz décida de « redécouvrir l’Angola », ce mouvement portait le projet théorique et esthétique d’élaborer une littérature profondément enracinée dans la culture angolaise. Ces écrivains devaient alors se libérer de l’héritage de la culture coloniale portugaise qui amputait une part de l’identité individuelle et collective de ce territoire. C’est alors qu'ils se sont tournés, tout naturellement, vers le Brésil, une ancienne colonie qui était parvenue à se libérer de l’empire colonial portugais. La plupart des écrivains d’Afrique lusophone vont s’identifier, tant dans le choix des thèmes que dans la forme, à cette littérature qui se voulait à l’image du Brésil, depuis la Semaine d’Art Moderne de 1922, organisée à l’occasion du centenaire de son indépendance à São Paulo. La question de la « brésilianité » s’était trouvée au centre des préoccupations des intellectuels brésiliens de l’époque, motivés par le désir d’élaborer une culture nationale, succédant ainsi au travail monumental que les écrivains romantiques avaient accompli. Les intellectuels brésiliens modernistes étaient soucieux de « redécouvrir le Brésil » et se sont lancés dans la lourde tâche de démythification de la culture importée, pour pouvoir voir librement, comme le souhaitait Oswald de Andrade, la véritable réalité brésilienne.
2Ces intellectuels, désireux de proposer une rénovation artistique en définissant en de nouveaux termes les notions de littérature et d’écrivain au Brésil, ont connu une période très active jusqu’aux années 30, et ont ouvert ainsi le chemin vers une phase de maturité interrompue en 1945 avec la fin de la Seconde Guerre Mondiale. La naissance du Modernisme brésilien correspond à une période durant laquelle le pays vivait d’importantes transformations sociales. Le développement de l’industrie (et de l’ensemble de l’économie) depuis la Première Guerre Mondiale était à l’origine de nouvelles mentalités qui contestaient la légitimité du système politique dominé par la classe des grands propriétaires ruraux, détentrice du pouvoir à tous les niveaux de la société. La création du Parti Communiste Brésilien en 1922, l’affaiblissement de l’oligarchie causé par la crise économique internationale de 1929, et la Révolution d’Octobre de 1930 qui mena Getúlio Vargas au pouvoir sont autant de facteurs qui vont instaurer un climat propice à de nouvelles espérances et à un renouveau artistique dans le pays. L’art et la littérature modernes sont alors reconnus comme des formes d’expression légitimes de la sensibilité et des mentalités brésiliennes.
- 1 Voir à ce sujet Helena, Lúcia, Modernismo brasileiro e vanguarda, São Paulo : Editora Atica, 1986.
3Les intellectuels brésiliens, en lutte pour leur liberté d’expression, chercheront à transmettre les émotions et les réalités du pays. Cette nouvelle liberté devait passer par une rupture envers les modèles académiques imposés jusqu’alors, tant dans le choix du vocabulaire, de la syntaxe, des thèmes abordés que dans la manière d’appréhender le monde. D’un point de vue stylistique, la norme portugaise est rejetée au profit d’un registre plus courant, parfois familier, plus propice à représenter la manière brésilienne de parler. Les écrivains, influencés par les courants d’avant-garde1 venus d’Europe vont manifester leur désir d’être actuels et d'exprimer, à travers leur quotidien, les réalités de la société moderne. Les écrivains modernistes voueront un culte aux origines, en valorisant le traditionnel et le folklore, soit sur un ton humoristique et anti-académique à la manière de Mário de Andrade, soit dans le projet primitiviste puis anthropophage d’Oswald de Andrade. Soucieux de dévorer et d’assimiler de manière critique les valeurs héritées de la colonisation, ils chercheront également à mettre en exergue leurs autres valeurs, réprimées par ce même héritage.
- 2 Pires Laranjeira, José Luís, Literaturas africanas de expressão portuguesa, Lisboa : Universidade A (...)
4Il n’est donc pas étonnant que ce mouvement littéraire ait trouvé un écho favorable auprès des intellectuels angolais qui vivaient vers la fin des années 40 le début d’une période fondamentale pour la formation de la littérature angolaise. A la suite de la Seconde Guerre Mondiale, en Afrique comme en Europe, une certaine ouverture et une détente de la politique internationale ont amené un léger vent de liberté qui a permis aux Angolais de créer le Mouvement des Nouveaux Intellectuels d’Angola (MNIA) en 1948. L’activité littéraire de ce mouvement était fortement imprégnée par un désir d’émancipation vis-à-vis de la culture coloniale. Cette prise de conscience culturelle et nationale était alimentée par les témoignages des Africains partis étudier en Europe qui ne cessaient de dénoncer leur statut de « citoyen portugais de seconde catégorie »2.
5L'objectif de ces écrivains était d'écrire une littérature qui exprimerait le sentiment d’« angolanité », signe de l’éveil d’une conscience nationale, révélée à travers une littérature plus africanisée.
6Comme l'a souligné l’écrivain angolais Fernando Costa Andrade, les écrivains angolais, mais également d’Afrique lusophone en général, connaissaient et s’identifiaient à cette époque aux écrivains modernistes brésiliens :
- 3 « Entre a nossa literatura e a vossa, amigos Brasileiros, os elos são muito fortes. Experiências se (...)
Entre notre littérature et la vôtre, amis Brésiliens, les liens sont très forts. Des expériences similaires et des influences simultanées peuvent se vérifier. Il est facile, pour un observateur courant, de rencontrer Jorge Amado et ses Capitaines de sables dans nos meilleurs auteurs. Drummond de Andrade, Graciliano, Jorge de Lima, Cruz e Sousa, Mário de Andrade et Solano Trindade, Guimarães Rosa, sont reconnus et considérés comme des amis, ils sont perçus comme des maîtres pour les jeunes générations d’écrivains angolais. C’est pour cela, à cause de l’impact qu’ils ont auprès de notre peuple, qu’ils sont mis de côté par les colonialistes. Ils sont présents, néanmoins, dans les préoccupations littéraires de ceux qui luttent pour la liberté. Votre littérature a influencé la nôtre. C’est un fait. Elle a élaboré la même identité et l’hybridité a résulté des mêmes coordonnées.3
7En effet, les écrivains d’Afrique lusophone se sont identifiés à la littérature brésilienne qui apparaissait à leurs yeux comme un modèle, une voie à suivre pour l’élaboration d’une littérature autonome, détachée des schémas coloniaux. Le projet brésilien à caractère nationaliste a fortement marqué les esprits des écrivains africains qui commençaient à cette époque à divulguer des textes dénonçant l’exploitation de leur peuple et à manifester un profond sentiment de révolte. L’homme noir occupait la place centrale de la scène énonciative des littératures africaines, à partir d’une perception dépouillée de la vision stéréotypée et exotique que la littérature coloniale lui avait concédée jusqu’alors.
8Cependant, bien que la première génération de modernistes brésiliens ait exercé un rôle prépondérant dans le travail d’écriture des écrivains africains, ce fut par la suite le développement de la littérature du nord-est au Brésil qui eut des répercutions importantes au sein des élites intellectuelles africaines. En effet, les écrivains ont continué à percevoir dans ce genre littéraire un chemin à suivre, consolidant ainsi le dialogue intertextuel transatlantique.
- 4 Laban, Michel, Encontro com escritores, vol. 1-3, Porto: Fundação Eng. António de Almeida, 1991.
- 5 Picchio, Luciana Stegagno, La littérature brésilienne, Paris : Presses Universitaires de France, Co (...)
9L’œuvre du grand écrivain bahianais Jorge Amado était devenue une source d’inspiration intarissable pour les écrivains d’Afrique lusophone. En Angola, les précieux témoignages légués par Michel Laban dans Encontro com escritores4 abondent dans ce sens. En effet, à partir des années 30, la nouvelle génération littéraire qui a vu le jour au Brésil, en produisant des textes narratifs et sociologiques a eu, comme le souligne Luciana Stegagno Picchio5, une importance sur le plan formel car ces néo-réalistes n'ont dédaigné aucune des nouvelles techniques : style oral, construction et montage cinématographique, expressionnisme verbal.
10L'écrivain Óscar Ribas fait partie des écrivains angolais à avoir sereinement reconnu l'importance de la lecture de l’œuvre de Jorge Amado dans son travail d'écriture :
« Li uma série de livros dele, adoptei aquele sistema dele. Sabe que o Jorge Amado apresenta os factos e a meio da narrativa, da acção, apresenta a explicação e depois reata. E eu fiz assim... » (p. 28).
11En accord avec Leonel Cosme, il est possible d'affirmer que la littérature du nord-est a été la principale source d'inspiration de toute la génération littéraire angolaise des années 50 et Jorge Amado était certainement l'écrivain le plus lu. Bien que l’œuvre de Jorge Amado ait été censurée au Portugal puisque l'écrivain était considéré comme persona non grata par le régime salazariste en raison de son implication politique au sein du Parti Communiste, les intellectuels angolais étaient parvenus à acquérir ses œuvres qui arrivaient directement du Brésil. Ceux qui se trouvaient dans la métropole, dans les « Casas dos Estudantes do Império », avaient également eu connaissance de son œuvre comme en témoigne l'écrivain Antero de Abreu qui se trouvait à Coimbra dans les années 50. L’œuvre de l'écrivain bahianais fut introduite dans des cercles de lecture et provoqua un tel engouement que l'écrivain David Mestre parlera d'une « véritable fièvre Jorge Amado ». Le caractère réaliste et épique de ses romans ne laissait pas indifférents ses lecteurs assoiffés de découvertes de nouveaux modèles littéraires. Les écrivains angolais voyaient dans la société métissée dépeinte par Amado des similitudes avec la société coloniale de Luanda. La forte identité littéraire de cet écrivain, qui a participé à la divulgation de l'identité nationale du Brésil, a influencé les écrivains angolais qui ont adopté une littérature plus réaliste et plus libre. Il y eu également une forte adhésion aux personnages marginaux d'Amado, surtout aux personnages noirs, élevés ici au rang de héros nationaux. Jorge Amado partageait avec les écrivains africains une conscience sociale qui fait partie des fondements de la littérature nationaliste angolaise.
12L'écrivain angolais Mário António a d'ailleurs rendu un bel hommage à l'écrivain brésilien dans son poème « Canto de Farra », publié en 1952 :
Quando li Jubiabá
Me cri António Balduíno
Meu primo, que nunca o leu,
Ficou Zeca Camarão.
Eh Zeca !
Vamos os dois numa chunga
Vamos farrar toda a noite
Vamos levar duas moças
Para a praia da Rotunda !
Zeca, me ensina o caminho :
Sou António Balduíno !
E fomos forrar por aí,
Camarão na minha frente. (...)
13En effet, le poète s'identifie pleinement dans ce texte au personnage d'António Balduíno de Jubiabá, œuvre publiée pour la première fois en 1935 à Rio de Janeiro. Comme nous le verrons plus tard, la lecture de cette œuvre eut un impact en Afrique lusophone dans la mesure où António Balduíno apparaissait comme l'un des premiers véritables héros noirs de la littérature brésilienne. Toutefois, l'écrivain ne se limite pas ici à la distinction raciale du personnage et montre que cette identification passe également par des valeurs culturelles et sociales. Le métissage culturel et biologique (ici également représenté par le personnage métis Zeca Camarão), l'éloge de l'exaltation des sens qui se traduit par les plaisirs sensuels et l'allégresse de la fête ; la joie de vivre, la solidarité et la richesse de la culture populaire sont autant de facteurs qui lient l'Angola au Brésil et qui participent à la constitution de relations interculturelles riches et fécondes.
14Un autre écrivain angolais, José Luandino Vieira, a également témoigné de l'importance de l’œuvre de Jorge Amado dans la littérature angolaise, ainsi que dans son propre travail d'écriture. L'auteur souligne à propos de l'importance de l'influence de l'écrivain et de la littérature brésilienne :
- 6 Entretiens accordés à Juliana Santil, « Le Brésil de Luandino Vieira », in Lusotopie, Vol. 14, No. (...)
[...] la littérature brésilienne était spéciale parmi ces influences parce qu’il y avait des correspondances entre le Brésil et l’Angola. Tout le monde voulait écrire comme Jorge Amado, parce que c’était la meilleure façon de parler de l’Angola… De plus, si la littérature portugaise a été importante, c’est bien la littérature du Nordeste qui nous a éduqués pour la littérature portugaise.6
- 7 Amado, Jorge, Jubiabá (1935), São Paulo : Companhia das Letras, 2008.
- 8 Vieira, José Luandino, A vida verdadeira de Domingos Xavier (1971), Lisboa : Caminho, 2003.
15Certains chercheurs ont établi une lecture comparative du roman Jubiabá7 de Jorge Amado et de A vida verdadeira de Domingos Xavier8 de José Luandino Vieira. Cette comparaison mérite en effet une attention particulière dans la mesure où il est possible d'établir de nombreux points de convergence entre ces deux œuvres si différentes au premier regard. Le roman Jubiabá, publié en 1935, nous raconte l'histoire de Balduíno, un personnage noir issu de la classe sociale la plus pauvre de la société bahianaise. Ce personnage, considéré par la critique littéraire comme l'un des premiers personnages épiques noirs de la littérature brésilienne, connaît une importante évolution psychologique et sociale tout au long de l’œuvre. En effet, ce mineur abandonné va s'essayer à plusieurs métiers et à différents modes de vie : il exercera le métier de boxeur, de compositeur de sambas, de travailleur dans une plantation de tabac, et d'employé dans une compagnie de cirque, avant de devenir un docker engagé, un meneur de grève qui lutte pour la justice sociale. Initié depuis son plus jeune âge aux cultes afro-brésiliens à travers la figure du vieux « macumbeiro » Jubiabá, Balduíno décide de suivre un autre chemin, en prenant peu à peu conscience de la nécessité d'un engagement social face à l'exploitation de la main d’œuvre dont il fut victime. Le syndicalisme devient alors sa grande révélation, la voie à suivre dans sa quête de la liberté.
16L’œuvre A verdadeira vida de Domingos Xavier de José Luandino Vieira, publiée quant à elle pour la première fois en 1971, nous raconte l'histoire de Domingos Xavier, un tractoriste noir qui travaillait dans une entreprise responsable de la construction du barrage Cambambe sur le fleuve Kuanza. Ses deux compagnons de travail, le Noir Sousinha et l'ingénieur Blanc Silvestre, sont des militants angolais engagés dans des organisations clandestines qui œuvrent contre les forces coloniales. L'histoire débute avec l'arrestation du protagoniste, et montre la solidarité des réseaux militants du mouvement nationaliste et révolutionnaire. L'enfant Zito qui guette les nouvelles reconstituera avec l'aide de son grand-père le vieux Petelo, la liste des responsables de cette arrestation. Cette nouvelle est, comme le souligne l'Angolais Mario de Andrade, « une approche sociologique de la résistance que les Angolais de Luanda, à la veille du déclenchement de la lutte armée, opposent à la domination coloniale ». Ce texte dénonce en effet l'exploitation humaine et l'oppression puisque Domingos Xavier sera exécuté à la fin du récit, après avoir refusé de dénoncer ses camarades. Il sera alors élevé au rang de héros national, martyr de la révolution.
17La comparaison entre ces deux œuvres s'étend à différents niveaux de lectures. Elles participent à la mise en exergue de héros nationaux, issus de milieux populaires, qui luttent pour leur collectivité. Ces deux personnages, en quête de liberté, sont dans un premier temps des métaphores de la soumission des hommes dans leurs sociétés respectives. Tous deux sont victimes de ségrégation sociale et raciale. Cependant, ces romans dépassent la dichotomie raciale « Noir/Blanc » et montrent que les comportements racistes sont également liés aux différences sociales. Domingos Xavier refusera d'ailleurs de dénoncer l'ingénieur Silvestre, un Blanc, au prix de sa propre vie. La prise de conscience des injustices liées aux privilèges de classe devient un élément moteur dans le combat de ces protagonistes. Ces auteurs allient la nécessité d'une reconnaissance sociale de la race au combat prolétaire. Ces œuvres apparaissent comme des romans d'apprentissage, qui montrent des parcours de vie qui participent à des mouvements de désaliénation sociale. Notons que Balduíno souhaite faire de sa vie un ABC populaire. Cette référence à la littérature de cordel ne se limite pas à apporter une dimension lyrique au texte. L’œuvre littéraire, issue ici de la culture populaire, participe à la construction du personnage et devient également un instrument de lutte révolutionnaire.
- 9 Trigo, Salvato, Luandino Vieira, o logoteta, Porto : Brasília Editora, 1981.
18Ces deux œuvres montrent également certaines caractéristiques communes d'un point de vue de la structure. Elles débutent, toutes deux, à partir de scènes qui ne respectent pas l'ordre chronologique de l'histoire. Si Jubiabá commence par un combat de boxe hautement symbolique entre Balduíno et un boxeur allemand, la narration de A verdadeira vida de Domingos Xavier démarre quant à elle avec l'arrestation du protagoniste. Comme le montre Salvato Trigo dans son étude Luandino Vieira o logoteta9, l'écrivain ne suit pas l'ordre de l'histoire et se concentre plutôt sur l'ordre d'un discours qu'il cherche à véhiculer. A travers ce procédé, Luandino Vieira participe à la construction d'un récit qui dépasse les histoires officielles de l'époque. Si l'usage de montages cinématographiques sert à créer une part de suspense dans ces œuvres, il est également possible d'observer le rôle qu'ils ont dans la constitution de discours idéologiques qui tentent de dévoiler la réalité sociale et économique de ces pays.
- 10 Godet, Rita Olivieri, « Identidade, território e utopia em Tocaia Grande », in Fraga, Myriam (org.) (...)
19Un autre procédé similaire aux deux œuvres peut être observé au niveau de l'alternance des séquences diégétiques avec des séquences symboliques. Ces passages évoquent la relation que ces personnages entretiennent avec leur territoire. Comme le souligne Rita Godet à ce propos : « A interação entre o território geográfico e os referentes históricos e míticos constroem um patrimônio simbólico que embasa o processo de identificação do indivíduo à coletividade »10.
20En effet, comme le montre encore l'auteur, le sentiment d'appartenance d'un individu à sa collectivité s'enracine dans une expérience collectivement partagée par un groupe social, dans des événements qui ont marqué leur histoire, dans leur système culturel et dans leur croyance. En littérature, l'articulation entre le territoire géographique et l'espace identitaire est un procédé qui a pour vocation de représenter les singularités d'identités nationales ou régionales. Cette articulation apparaît clairement dans ces œuvres où les personnages entretiennent des relations très fortes avec les éléments de la nature. Les éléments symboliques et allégoriques liés à la faune et à la flore, et le constant dialogue que les personnages entretiennent avec la nature montrent, chez Luandino Vieira, une dimension cosmologique de l’œuvre qui participe à la constitution de l'espace identitaire national. Chez Amado, Balduíno voit également à travers la mer et les fleuves des symboles de liberté et d'espoir. Le patrimoine symbolique et culturel que nous lèguent ces auteurs s'insère de ce fait dans la constitution d'un patrimoine national à travers la diffusion de croyances mythiques et religieuses.
21Enfin, si l'une des richesses de l’œuvre de Jorge Amado réside dans la capacité de l'auteur à représenter la diversité culturelle de Bahia (et du Brésil) à travers un riche éventail de personnages complexes et représentatifs des diverses classes sociales de la région, son engagement envers la population marginalisée apparaît tant dans la place centrale que l'auteur leur accorde dans la scène énonciative du roman que dans la divulgation de leur culture populaire, narrée à partir d'un langage également populaire, empreint de familiarité, de régionalismes et de jargons. Là encore, l’œuvre de José Luandino Vieira partage le même engagement, en mettant en scène les personnages marginalisés des bidonvilles de Luanda, également à travers des discours représentatifs du langage populaire. Toutes générations confondues y sont dépeintes, et s'expriment à partir d'un portugais en voie d'autonomisation vis-à-vis de la norme européenne. L'auteur s'évertue dans ce récit à africaniser le portugais aussi bien au niveau de la syntaxe, que dans l'emploi de termes ou d'onomatopées propres à la langue Kimbundo, s'exerçant ainsi à un travail de la langue qui marquera la singularité de l'écriture de José Luandino Vieira.
22L'étude comparative qui vient d'être proposée montre dans quelle mesure l'écrivain José Luandino Vieira fut un grand lecteur de l’œuvre de Jorge Amado. A l'instar de l'écrivain brésilien, l'écrivain angolais propose une œuvre qui s'inscrit dans une lignée révolutionnaire en dénonçant l'oppression colonialiste et participe ainsi à l'éveil de la conscience nationaliste en affirmant son sentiment d'angolanité. L’engagement politique apparaît pour ces écrivains comme une nécessité dans le parcours existentiel de chaque individu. De plus, ces écrivains s'investirent également dans la divulgation des particularités de leur pays et s'engagèrent dans la constitution d'une mémoire nationale à travers l'acte d'écriture.
- 11 Couto, Mia, « Sonhar em casa », in E se Obama fosse africano ? e outras Interinvenções, Lisboa : Ca (...)
23Comme l'a rappelé l'écrivain mozambicain Mia Couto11 lors d'une conférence donnée en l'honneur de l'écrivain bahianais en 2008, l'influence de Jorge Amado ne se limitait pas à son pouvoir d'écriture. Il était devenu une référence pour toute une génération d'écrivains qui combattait le système colonial en Angola. Lorsque José Luandino Vieira fut condamné en 1964 à quatorze ans de prison au camp de concentration de Tarrafal au Cap Vert, il fit passer une lettre entre les barreaux qui demandait l'envoi de son manuscrit (Luuanda) à Jorge Amado dans l'espoir qu'il parvienne à le publier au Brésil. Les intellectuels africains étaient habités par un imaginaire brésilien empreint de liberté dans lequel Jorge Amado était devenu un de leurs principaux alliés, un ami pour l'ensemble des pays d'Afrique lusophone.