- 1 Le premier est Géo Libbrecht (1891-1976) dont l’aventure de création d’une sorte de phalanstère agr (...)
1Dans Le Magazine littéraire de septembre 1982, Conrad Detrez, un des trois écrivains belges francophones1 à avoir passé une partie importante de sa vie au Brésil, en retrace synthétiquement l’itinéraire en intitulant sa rétrospection « Dévoré par le Brésil ». Il y rappelle son arrivée en 1962, son engagement de gauche, la vie qu’il a partagée un temps « avec une personne de race noire » – ce qui le rendit « réceptif à cette culture afro-brésilienne », bien moins « conformiste » que celle des Blancs dans laquelle il retrouvait le monde « provincial et petit-bourgeois » qu’il avait voulu fuir en quittant la Belgique. Pour lui, « rien n’égalait » alors « en puissance », au niveau culturel, « la poésie de João Cabral de Mello Neto et les romans de Jorge Amado (en particulier les premiers), de José Lins do Rego et surtout de Guimarães Rosa, chantre épique du monde caboclo (l’univers du paysan métissé de Portugais, de Nègre et d’Indien) et du vieux Minas Gerais, fascinante réserve (manancial) du Brésil profond ». Et de conclure, après avoir rappelé que « la culture tropicale brésilienne [lui] est devenue consubstantielle, que « [l]’écrivain qui, en [lui], entre-temps, était apparu devait à son tour, forcément, faire figure de métis ».
- 2 Les erreurs de traduction liées à une méconnaissance du contexte et du terrain ont été repérées et (...)
- 3 L’Express du 28 septembre-4 octobre ; Le Monde du 19 septembre 1970.
- 4 Le 31 août 1970.
- 5 Le 14 avril 1978.
2En 1970 – avant, donc, les fictions personnelles de Conrad Detrez –, les éditions Stock ont publié sa traduction en français du roman de Jorge Amado Les Pâtres de la nuit2. Un an plus tard paraît la traduction, par Detrez, d’une autre fiction, de Callado cette fois : l’histoire d’un prêtre contestataire, dans le Brésil de la dictature, intéressé par la culture indienne. La traduction du roman d’Amado, dont L’Express et Le Monde3 rendent compte en détail alors que Le Figaro4 fait dans le bref, Conrad Detrez la commente lui-même dans La Relève5, périodique belge de tendance chrétienne progressiste destiné à la bourgeoisie cultivée. Il le fait huit ans après la première parution mais à l’heure de son édition en poche.
- 6 C’est moi qui souligne.
- 7 Detrez, Conrad, « Poètes baroques allemands. L’Actualité du Grand Siècle » in Le Matin de Paris, 11 (...)
3Detrez qualifie Amado « de Balzac ou de Simenon de la littérature brésilienne ». Il insiste sur l’ancrage bahianais du roman, « Bahia, la baroque, l’africaine »6. Il conclut, après avoir rappelé que les personnages s’y transforment « en êtres sacrés », que ce livre, au sein duquel « se mélangent le lyrisme, l’humour, le réalisme social et le réquisitoire contre l’ordre social », « fait voir le Brésil ». Cette hantise du baroque se manifeste la même année, dans l’article que Detrez consacre à la littérature baroque allemande du XVIIe siècle7.
4Interrogé par Gilles Lapouge dans La Quinzaine littéraire8, au moment de sa traduction des Pâtres de la nuit, Amado insiste, de son côté, sur la nature de « vagabonds » des personnages de ces romans ; sur le caractère de « carnaval nocturne et étincelant » de cet univers ; comme sur le changement qui s’est produit dans son parcours romanesque. « Avant, écrit-il, j’étais un pamphlétaire, je divisais le monde entre les bons et les mauvais. Aujourd’hui, je vois que personne n’est tout noir ou tout blanc. Il y a des dosages en chacun, c’est ce que j’ai appris chez Dickens, chez Gorki ».
- 9 Le 25 janvier 1980.
- 10 Detrez, Conrad, « L’Amérique latine, ce fabuleux continent de l’écriture » in Bruxelles : La Revue (...)
- 11 Ibid., p. 620. Callado se voit en revanche reprocher son manque de travail sur la langue et son inc (...)
5Ce carnaval, Detrez le commente dix ans plus tard dans La Relève9 en rappelant qu’il a été « négrifié en Amérique du Sud ». Après son expérience latino-américaine, Detrez se considère, rappelons-le, comme un « métis » culturel. Il le rappelle dans l’interview qu’il donne en 1980 à Félix Moacyr dans le n°25 d’Encontros com a civilização Brasileira. Et d’insister sur le fait que ses romans revêtent dès lors une dimension foncièrement étrangère à l’esprit français ; qu’ils comportent (ou relèvent d’) une dimension de sensibilité baroque ou picaresque. Dans la revue belge La Revue nouvelle10 – il y décrit sa fascination pour le fabuleux continent littéraire sud-américain –, Detrez n’hésite pas à rapprocher le Brésilien Guimarães Rosa de l’Espagnol Cervantes ou du Belge Charles De Coster, l’auteur de La Légende d’Ulenspiegel. Il évoque par ailleurs Jorge Amado dont il considère que l’œuvre constitue la véritable incarnation d’une forme de réalisme socialiste « à cause de la réalité trouvée sur place, si riche, si drôle, si tragique, si bouleversante que l’idéologie a volé en éclat » ; et qu’en conséquence, « [s]on réalisme a pris quelque chose de magique »11.
- 12 Panier, Christian, « Du Brésil à Paris et détours : entretien avec Conrad Detrez » in Bruxelles : L (...)
- 13 Ibid., p. 202.
- 14 Detrez, Conrad, Les Noms de la tribu, Paris : Seuil, 1983, p. 81.
- 15 Ibid., p. 80.
6L’interview que Detrez donne en 1981 à Christian Panier12 pour La Revue nouvelle sur son itinéraire littéraire ne mentionne pas Amado mais signale que l’écrivain « se sen[t] incapable de juger des êtres et des situations de façon définitive »13, ce qui correspond à l’Amado des Pâtres de la nuit. La même année, dans son essai consacré à son retour au Brésil (Les Noms de la tribu), Detrez évoque brièvement Amado dans le chapitre consacré à Salvador de Bahia. Il insiste d’une part sur la cordialité légendaire de la ville ; sur le caractère « brouillon » de ses habitants. Selon lui, Amado, « habile rabâcheur joue sur ce clavier, depuis cinquante ans »14. Il insiste d’autre part sur le caractère humide de l’ancienne métropole impériale, à l’égal de son caractère « fantasque. Dix fois par jour, il renouvelle ses foucades. Dans les (trop) nombreuses célébrations de Bahia, l’élément humide paraît peu. Les romans de Jorge Amado baignent dans une température égale, plutôt douce »15.
7Un contexte donc, des allusions. Rien qui ressemble en revanche à l’aveu d’une filiation ou à une reconnaissance de dette. Discrets mais nets, les renvois au baroque et au picaresque, comme au métissage culturel, servent à définir l’œuvre et la vie de Detrez après sa rencontre avec le Brésil (et du Brésil des années de plomb), un Brésil que transcenda le monde imaginaire de Jorge Amado.
8Difficile de ne pas y voir un lien de filiation. Malaisées, en revanche, les conclusions qui s’en peuvent tirer.
9Évoqué dans l’entretien donné en 1980 à Félix Moacyr, l’unique roman de Detrez publié en 1980 chez Balland, La Lutte finale, fait l’objet d’un assez long commentaire dans le dialogue avec Christian Panier de La Revue nouvelle en 1981. Detrez insiste sur le fait qu’à la différence de ses précédentes fictions – et notamment des trois tomes de son autobiographie hallucinée (Ludo – Les Plumes du coq – L’Herbe à brûler), ce roman s’est écrit pratiquement d’une coulée – ce que confirme le manuscrit conservé aux Archives & Musée de la Littérature sous la cote ML09203/0001
10Il insiste en outre sur la nécessité et la difficulté pour ses fictions d’opérer une fusion entre les éléments venus de son imagination et ceux issus de la réalité.
- 16 Panier, Christian, « Du Brésil à Paris et détours : entretien avec Conrad Detrez », op. cit., pp. 2 (...)
Encore que pour La lutte finale, le plus imaginaire de mes romans bien qu’il soit inspiré par des choses vues dans des bidonvilles d’Amérique latine ou d’autres grandes villes du tiers monde, je n’aie pas tellement ressenti cet écueil. L’écriture a été plus facile ; la difficulté c’était l’invention incessante, indispensable pour donner au livre un rythme un peu fou, presque délirant. Je voulais que La lutte finale soit un roman très picaresque, haut en couleur, très mouvementé, où chaque pays apporte pratiquement quelque chose de neuf à l’histoire. Le problème était de trouver le rythme de la phrase et du livre.16
11La dimension picaresque recherchée par l’écrivain est confirmée par les notes liminaires du manuscrit :
- 17 Souligné par l’auteur dans le manuscrit.
- 18 Conrad Detrez, La Lutte finale : [manuscrit], 1 cahier à spirales ; 30 cm, [s. d.]. Conservé aux Ar (...)
pícaro17 : le gueux, tare originelle (manchot, lumpen, sodomite)
références : Vida de Lazarillo de Tormes (auteur anonyme), Vida de Guzm[á]n d’Alfonado (Mateo Alemán), Moll Flanders (De Foe), Gil Blas (Lesage) 18.
12Aucune référence n’est faite dans ces notes à Ulenspiegel, le gueux de la tradition belge pourtant cité en 1977 par Detrez. La figure et la forme auxquelles l’écrivain renvoie en revanche sont bien celles du marginal social et de la marge du continent littéraire franco-français – celles que les littératures francophones vont particulièrement explorer et mettre à profit.
13Ouverte par un exergue tiré de Pasolini (« […] c’était la vie dans sa lumière la plus présente : vie, et lumière de la vie, pleine de la vie d’avant les prolétaires […] ») et située dans un espace précis et mythique à la fois, (Guanabara, métaphore du Brésil – même si le toponyme renvoie à Rio – et du Tiers Monde), l’action se déroule pour l’essentiel dans une favela située sur une colline assez éloignée de l’océan – le Morne du Trou. Quelques chapitres se déroulent en outre à Djezaïr, masque aisément décryptable d’Alger la Blanche.
- 19 Cette hantise se révèle massivement dès Ludo (1974), le premier roman de Detrez. Elle dépasse de lo (...)
14La vie des habitants de ce bidonville, où l’humide19 – c’est-à-dire le boueux – est aussi prégnant qu’il est peu présent (selon Detrez) chez Amado, est à la fois celle de la survie et du désir, mais aussi de la révolution à l’époque de la dictature militaire au Brésil. Il ne faut donc pas s’attendre à trouver, dans ce livre, un récit militant tel qu’on en vit proliférer dans la génération de Detrez. Celui-ci, qui connut les geôles de la dictature, ne manque d’ailleurs pas d’ironiser sur les maoïstes de luxe des années 1970. Deux Françaises en visite en Algérie, répondant aux noms de Telle et Quelle – ce qui ne dut réjouir, à l’époque, ni Philippe Sollers ni Julia Kristeva – en sont les parangons.
- 20 Dans l’entretien avec Félix Moacyr, Detrez dit : « Publiquei recentemente um romance intitulado La (...)
15Les intellectuels chassés de leur université par les militaires et soucieux de conscientiser les paumés du Morne du Trou (soit avec le Que faire ? de Lénine, soit avec La Révolution sexuelle de Wilhelm Reich) ne font pas non plus l’objet de dithyrambes20. N’ont-ils pas beaucoup de mal à comprendre que les personnages-clés de la révolte du bidonville demeurent liés aux joies de la narration traditionnelle, celle qu’Amado ne renia jamais ? Celle que, pour leur part, les paumés de la favela ont découverte dans les récits de l’arrivée au Brésil de la Cour du Portugal…
- 21 Dont celui d’avoir vécu en Algérie, par exemple.
16Ce récit bref (165 pages), qui se lit et se tient d’une traite, et dans lequel le moi narrateur ne peut être univoquement assimilé à Detrez, ne comporte pas de renvois transparents à la vie de l’écrivain21 bien qu’il y puise abondamment. Par son homogénéité formelle et sa dimension picaresque (de a à z), il constitue une sorte, non pas d’hapax, mais de livre extrême dans l’œuvre du romancier.
17Comment ne pas rappeler, dans ce contexte, qu’un des exergues de Pâtres de la nuit traduit par Detrez est « À l’école de la vie, il n’y a pas de vacances ». Pour différente qu’elle soit de celle de Pasolini inscrite à l’orée de La Lutte finale, elle n’est pas sans rapport avec elle. Difficile aussi de ne pas mettre en rapport Le Morne du Trou de Detrez et La Butte de Tue-le-Chat d’Amado ! Que l’étude des différences ait alors à se mettre en place est tout aussi évident – mais pas avant d’avoir pointé ces similitudes de matrice narrative.
- 22 Detrez, Conrad, La Lutte finale, Paris : Balland, 1980, p. 147.
- 23 Dans un article du 1er juillet 1977, paru dans La Relève, Detrez analyse le roman de Dominique de R (...)
18Comparaison et différenciation se renforcent encore lorsqu’on voit que l’âme du mouvement de la Butte de Tue-le-chat, celui qui tient la pancarte Salut aux amis du peuple, s’effondre, sous les balles de la police, dans les marécages du bas de la butte, mais se réincarne sur un terreiro. Mambo, le manchot qui est l’âme de la révolte du Morne du Trou, ne se jette-t-il pas à l’eau, à la fin de La Lutte finale, du haut du paquebot qui s’apprête à accoster à Guanabara ? S’il disparaît ainsi dans « l’immensité liquide »22, il continue de hanter les consciences révoltées à la façon du mythe du Cinquième Empire cher aux Portugais23.
19Nul doute, à mes yeux, qu’à travers cette matrice de la troisième partie des Pâtres de la nuit (Detrez ne donnera jamais de livre comparable, fait de récits accolés), le romancier belge soit parvenu à produire un texte au rythme soutenu dans lequel s’incarne son besoin de la « dérision, l’humain, l’ironie ». Ils constituent, comme il le dit à Christian Panier dans La Revue nouvelle de septembre 1981, sa façon de se défendre des avanies de la réalité mais aussi de faire mieux participer le lecteur au récit.
- 24 Panier, Christian, « Du Brésil à Paris et détours : entretien avec Conrad Detrez », op. cit., p. 20 (...)
Je crois finalement que l’humour est une des données spécifiques à la littérature picaresque et je dirais même : le comique est spécifique au picaresque, le tragi-comique davantage encore. La forme littéraire du picaresque correspond à mon tempérament et à mon regard sur les choses, à mon côté trivial.24
20Ainsi s’indiquent notamment une filiation, pas clairement revendiquée, avec Amado ; et une autre, encore plus cryptée, avec ce qui caractérise foncièrement, dans son mouvement différenciateur, la littérature francophone de Belgique de la littérature française de l’Hexagone.
- 25 Detrez, Conrad, Les Noms de la tribu, op. cit., p. 81.
21« L’Amérique latine, ce fabuleux continent de l’écriture » (titre que Detrez donne à son article de décembre 1977 dans La Revue nouvelle) est à coup sûr celui où mutèrent la vie et les structures d’un homme qui écrit en 1981, dans Les Noms de la tribu, qu’« à Bahia plus qu’ailleurs, on ignore les qualités de rigueur et de mesure des Français, davantage encore leur suffisance, leur raideur, leur froideur ». Car « l’art de vivre [y] est une obligation. Le désir prime tout […] »25.
22Detrez avait par ailleurs écrit, à propos du baroque, que
- 26 Detrez, Conrad, « L’Actualité du Grand Siècle », in Le Matin de Paris, 11 juillet1978.
notre sensibilité reste réfractaire à cet art. Pourtant, de jeunes écrivains – ceux qui cherchent à renouveler nos lettres, presque aussi fatiguées que notre cinéma – se tournent vers ces écoles d’outre-frontière. C’est bien sûr le roman qui attire d’abord l’attention et, là, les regards se tournent vers l’Amérique latine. On fait à Paris un succès aux œuvres qui viennent de Colombie, de Cuba, du Pérou, tout en oubliant qu’elles se rattachent à un baroque européen : celui de l’Espagne mère.26
- 27 Cfr Quaghebeur, Marc, « Carnavalesque et crépusculaire, un Ulysse de la fin de l’Histoire. La Mélan (...)
23On ne s’attardera pas ici27 sur la dénégation assez forte que Detrez pratique à l’égard de l’héritage culturel de son pays natal, pays fortement baroque dans sa culture comme dans ses façons de faire, et dont l’imaginaire s’est souvent référé à l’héritage espagnol. On insistera en revanche sur la quasi-inéluctabilité de la rencontre du baroque pour les écrivains francophones soucieux de sortir de la doxa franco-française qui barre une partie de leur rapport au monde et à eux-mêmes ; comme sur le fait qu’en ce qui concerne Detrez (il cite certes, dans certains de ses textes, Ghelderode, Brel ou De Coster), c’est par le Brésil que se sont opérées la rencontre et la métamorphose. Ainsi est-il advenu à lui-même comme individu et écrivain. Un écrivain qui retrouve de la sorte ce qu’il y a sans doute de plus fécond dans l’héritage littéraire belge (mais sans jamais pouvoir aller au bout du souffle du baroque, de la démultiplication des points de vue et des personnages).
- 28 Ce récit posthume voit l’écrivain/narrateur malade revenir sur (et emmêler de façon baroque) ses di (...)
- 29 La Lutte finale s’achève comme suit : « J’y suis encore allé mais avec Modesta. Nous n’y avons déco (...)
24Le travail de traduction des 429 pages des Pâtres de la nuit a certainement joué un rôle dans cette métamorphose. Fût-ce à retardement ou de façon inconsciente voire semi-consciente… Car l’écrivain, qui achève son périple par un livre intitulé La Mélancolie du voyeur28, incarne dans ses récits, comme dans ses personnages, un univers qui ne correspond pas à la joie et à l’espérance29 d’Amado – lequel, s’il se réfère à l’eau, ne l’imagine ni foncièrement glauque ni boueuse.
25Detrez raconte un autre moment des luttes sociales. Il demeure, là aussi, marqué par le poids du « Vieux Continent » dont il se déleste en même temps partiellement. Marqué à jamais par la rencontre du Nouveau Monde – dans sa version brésilienne, qui plus est (là où le métissage ne peut être évacué) –, Detrez invente une forme littéraire d’entre-deux. Son métissage, en revanche, va rarement au bout des potentialités du baroque.
26Chez Detrez, baroque et picaresque incarnent cette hybridation qui constitue foncièrement une volonté désespérée de métissage culturel. Une façon donc de mettre en tension l’héritage de la clarté française et du manichéisme occidental, en les confrontant à des réalités qui ne sauraient ni s’y réduire ni s’y conformer. En les proposant (dans La Lutte finale, en tous les cas) dans des scènes et des mythes plus carnavalesques que baroques, mais auxquels la métaphore du baroque a servi d’emblème et de prétexte, de détonateur…
- 30 De même, en va-t-il, quelque part, chez Charles de Coster.
- 31 De Coster, avec Thyl et Lamme, comme avec Thyl et Philippe ii, ou Thyl et Nele, joue lui aussi des (...)
27La narration de La Lutte finale ne comporte pas de vraies digressions ou redites comme il en va dans les trois livres qui composent Les Pâtres de la nuit, digressions qui supposent une confiance dans la vie30 (et ses imprévus) comme dans les méandres du conte. Detrez n’y cède nullement dans La Lutte finale. Son livre est beaucoup plus focalisé sur les deux faux jumeaux que sont le narrateur et Mambo31. Le récit de Detrez, qui comporte lui aussi des putains – mais bien différentes des belles du château de Tiberia chez Amado –, les voit à l’égal du seul orifice qui donne son nom au Morne du Trou. Il n’atteint jamais à la tendresse démultipliante de l’écrivain bahianais pour les êtres ni au plaisir du sexe qui ressort de chacun de ses livres.
28Detrez se réfère, on l’a vu, au tragi-comique, forme métisse elle-même. Forme d’entre-deux qu’entendit évacuer la tradition classique française, malgré Corneille et L’Illusion comique. Detrez y revient, comme à la vie. Même si la blessure tragique, qui est le propre de l’Occident, montre ses doutes dans les accentuations du récit de La Lutte finale. Cela explique le regard du livre posthume La Mélancolie du voyeur. Il est vrai que Detrez s’était dit « dévoré par le Brésil », dévoration que lui ont peut-être évitée les plaisirs de l’illusion baroque. Les héros de Detrez ne sont pas pour autant totalement carnavalesques. Ce ne sont pas, en tous les cas, de joyeux vagabonds. On est donc là, et au-delà de ces traditions, dans quelque chose de spécifique à l’écrivain. On ne se trouve pas pour autant dans le magique stricto sensu auquel se réfère Detrez dans ses commentaires – celui qui imprègne encore, par exemple, Le Manuscrit trouvé à Saragosse du comte Jean Potocki.