Nicasio Perera San Martín, Florencio Sánchez, El escritor en su centenario
Nicasio Perera San Martín, Florencio Sánchez, El escritor en su centenario, Buenos Aires, Ediciones Simurg, 2010
Texte intégral
1Le 7 novembre 1910 le dramaturge uruguayen Florencio Sánchez s’éteignait à l’Hôpital Fate Bene Fratelli de Milan. Le centenaire de sa mort est pour Nicasio Perera San Martín l’occasion de retracer la vie de cet écrivain mort à trente-cinq ans, de rappeler la richesse de son œuvre et d’examiner les raisons qui l’ont fait entrer dans le répertoire classique du théâtre du Río de la Plata.
2Florencio Sánchez qui maniera la langue avec tant d’aisance ne s’attarde pas à l’école et entre dès l’âge de 14 ans dans la vie active à Minas. Dès lors il s’intéresse au théâtre comme comédien d’abord, au journalisme, comme chroniqueur satyrique dans un premier temps, puis de La Plata à Montevideo, de Mercedes à Rosario il écrit dans divers journaux, en dirige certains et s’y fait aussi de nombreux ennemis. Après avoir épousé les opinions politiques conservatrices de sa famille, et s’être engagé aux côtés d’Aparicio Saravia, il rompt avec la tradition « blanca » et se rapproche du Centre International d’Etudes Sociales à Montevideo où va se forger son idéologie libertaire. Il publie Cartas de un flojo où il règle ses comptes avec le peuple uruguayen, ses politiciens et enfin avec Aparicio Saravia et le caudillisme. Dès 1897 il compose ses premières œuvres dramatiques et obtient son premier grand succès en 1902 avec Canillita. Il écrira vingt-et-une pièces jusqu’en 1909, date à laquelle il s’embarque pour l’Europe où il décède un an plus tard.
- 1 Après la publication de cet ouvrage, l’auteur Nicasio Perera San Martín s’est intéressé à la lectu (...)
3Outre sa production théâtrale, Sánchez, sous divers pseudonymes, publie nombre de textes ironiques, des chroniques et des traductions d’articles du Figaro. Jack (sin destripador) Jack, El mismo Jack, Jack the Ripper1, Ovidio Paredes, Luciano Stein tels sont les divers noms d’emprunt derrière lesquels se cache Sánchez pour écrire dans La Voz de Minas, La Razón, Alborada, Caras y Caretas et aussi pour présenter La gente honesta et Ladrones.
4Sánchez est un écrivain prolifique et la réputation qui lui est faite, celle d’écrire dans l’urgence, n’est en rien usurpée, ses œuvres étant souvent vendues avant même que d’être écrites. Bien qu’il n’ait pas toujours reçu de bonnes critiques et que son œuvre ait donné lieu à polémiques, Sánchez a connu le succès et paradoxalement n’a jamais vu son œuvre imprimée, à l’exception de La gente honesta et Los derechos de la salud.
5Cet homme dont la notoriété a été rapide est vite devenu une légende, construite autour d’images contradictoires : du saint laïc au démon anticlérical, de l’artiste original à l’improvisateur adaptant des œuvres européennes. Ses biographies relèvent toutes de l’hagiographie, que ce soit celle de Roberto Giusti, pourtant précise et claire, de Fernando García Esteban ou de Julio Imbert riche cependant en documents iconographiques et textuels.
6Quant au travail éditorial réalisé autour de son œuvre, s’il est important, il n’en est pas moins tardif, puisqu’il faut attendre 1941 pour voir apparaître la première publication de son théâtre complet (editions Dardo Cúneo) et 1967 pour avoir en main une édition critique digne de ce nom avec celle de Walter Rela, qui cependant est incomplète. Jorge Lafforque fera une autre tentative en 1969 mais en commettant certains oublis et en 1975 Fernando García Estebán rétablira les textes avec plus d’exactitude dans son Teatro completo. Il ne reste cependant que quatre manuscrits olographes dont l’authenticité soit indiscutable, le reste des œuvres étant reconstitué à partir des livrets des compagnies avec erreurs ou rajouts. Nicasio Perera San Martín déplore l’absence d’une édition actualisée des œuvres complètes de Sánchez qui ne soit pas purement théâtrale.
7Concernant les critiques qui se sont intéressés à l’œuvre de Sánchez, l’auteur retient Roberto Giusti qui admire le naturalisme de son œuvre, met en valeur le drame rural, exprime sa méfiance vis-à-vis de son théâtre d’idées et présente le dramaturge comme un bon garçon, génial mais marginal. Alberto Zum Felde, quant à lui, apporte un regard nouveau sur le théâtre de Sánchez, analyse le déterminisme économique et social du monde représenté par le dramaturge, et présente l’écrivain comme un être paradoxal alliant matérialisme, socialisme et une profonde miséricorde dont les racines sont éminemment chrétiennes. Pour Zum Felde, Sánchez est le rénovateur du théâtre « rioplatense » en tant que créateur d’un théâtre réaliste. Quant à Dora Corti, elle manie un gros appareil critique sans pour autant en tirer des conclusions sérieuses. Elle s’attaque au naturalisme, a Zola, à Antoine et à son Théâtre Libre laissant ainsi perplexe Nicasio Perera qui se demande à juste titre pourquoi elle s’intéresse à Florencio Sánchez !
8Après ce tour d’horizon qui replace Florencio Sánchez dans le contexte de l’écriture et rappelle la réception éditoriale et critique de son théâtre, Nicasio Perera San Martin consacre le troisième volet de son ouvrage à une analyse du succès du dramaturge uruguayen et aux motifs de son indéniable appartenance au théâtre classique du Río de la Plata.
9En tant qu’essayiste, ses Cartas de un flojo proposent une vision passionnée de l’idiosyncrasie uruguayenne, caractéristique d’un moment où les transformations sociales et la crise d’identité nationale ont marqué le pays. Dans une sorte de dialogue avec lui-même, Florencio Sánchez discrédite le système politique du pays et exhume la tentation séduisante du caudillisme. Quant à El caudillaje criminal en Sudamérica, il complète le profil de l’intellectuel engagé attentif aux nouvelles sciences sociales.
10Le théâtre de Sánchez, s’il trouve son inspiration dans le théâtre rural, l’opérette et le drame naturaliste, auquel on peut rajouter ce que l’auteur désigne comme « pasos de comedia » c’est-à-dire des œuvres brèves avec une intention partisane (par exemple faire chanter l’Internationale comme dans Puertas adentro) est de l’avis de Nicasio Perera San Martín un théâtre hybride : M’hijo el dotor est un mélange de drame rural et de comédie bourgeoise, Barranca abajo est un drame rural au dénouement tragique, Los muertos mêle naturalisme et intermezzo etc. Par ailleurs, formellement Sánchez transgresse certains codes : dans La Gringa, pièce en quatre actes dont trois se déroulent à la campagne et un dans une auberge, Nicasio Perera San Martin se demande si le déplacement de l’intrigue et du décor n’en fait pas son originalité et peut-être même son succès. Quant aux autres œuvres, si elles peuvent être classées dans des groupes homogènes : saynètes, tranches de vie, théâtre d’idées elles participent dans leur ensemble à une œuvre diverse et multiples que l’auteur se refuse à faire entrer dans une quelconque classification. Pour Nicasio Perera San Martín, le théâtre de Sánchez répond avant tout à l’hybridation des genres et la transgression des codes.
11Concernant le langage scénique, il se caractérise par sa sobriété avec des détails lourds de sens : quelques objets ou dialogues donnent tout leur sens poétique à la vision du monde du dramaturge. Dans M’hijo el dotor, l’oiseau que Jesusa essaie de rattraper pour le remettre dans sa cage préfigure l’intrigue amoureuse. Le changement de décor dans La pobre gente avec la disparition des machines à coudre est plus éloquent que des mots pour signifier la perte du travail. Il en est de même pour le lit de Robustiana dans Barranca abajo qui, séchant dans un coin, indique la mort de la jeune fille, etc.
12La galerie de personnages du théâtre de Sánchez est constituée de figures inoubliables : de Canillita, le vendeur de journaux à La Tigra, la prostituée au grand cœur, de Marta Gruni à Adela, tous sont construits avec cohérence et contribuent à la représentation de la condition humaine. On ignore le processus créatif qui donnait naissance aux personnages de son théâtre, seule La Gringa lui fut inspirée par la fille d’amis argentins ; en revanche la symbolique onomastique lui a inspiré nombre de noms de personnages de son théâtre rural ou se déroulant dans les conventillos : Robustiana, Jesusa, Prudencia, Zoilo, Próspero, La Tigra etc. Par ailleurs, les tics de langage contribuent à leur construction sémantique et révèlent leur indignation ou leur détresse.
13Enfin, Sánchez utilise peu de métaphores, peu de métonymies car la langue employée est purement référentielle. Il recrée le parler « gaucho » et le parler paysan pour opposer les analphabètes à ceux qui savent lire et écrire. Il utilise le cocoliche ou le piémontais, emploie quelques mots de lunfardo donnant aux scènes de conventillo toute leur authenticité. C’est dans les drames bourgeois qu’il est le moins habile, car il ne parvient pas à retranscrire avec exactitude le mode d’expression de la classe sociale aisée et lui attribue un langage par trop affecté et ampoulé.
14Nicasio Perera San Martín conclue en soulignant que l’œuvre de Florencio Sánchez est entrée dans la mémoire collective, qu’elle est à l’origine de la tradition théâtrale « rioplatense » et qu’elle a valeur de document historique. En ce premier centenaire de la mort du dramaturge, il n’était pas inutile de rappeler à notre souvenir le créateur d’un théâtre devenu aujourd’hui un classique dont la poétique réaliste nourrit toujours notre réflexion.
Notes
1 Après la publication de cet ouvrage, l’auteur Nicasio Perera San Martín s’est intéressé à la lecture et à l’analyse des articles publiés sous le nom de Jack The Ripper et après examen minutieux de ces textes, que jusqu’à présent l’on avait toujours attribués à Sánchez, il lui a semblé qu’ils ne correspondaient ni au style ni aux centres d’intérêt du dramaturge uruguayen. Ayant, par la suite, trouvé un article de Roberto Ibáñez (Ibáñez Roberto « Florencio Sánchez. Aportes y enmiendas a su biografía » en Revista de la Biblioteca Nacional, 11 Montevideo, 1975 ; p.9-27) prétendant que Florencio Sánchez n’était pas Jack The Ripper, il s’est attaché à rechercher l’identité de celui qui se cachait sous ce pseudonyme et a découvert qu’il s’agissait du journaliste équatorien José Antonio Campos (1868-1939).
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Référence électronique
Anne Gimbert, « Nicasio Perera San Martín, Florencio Sánchez, El escritor en su centenario », Amerika [En ligne], 6 | 2012, mis en ligne le 15 juin 2012, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/3047 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.3047
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