- 1 MacDonald, Dwight, « A Theory of Mass Culture », in Bernard Rosenberg et David White, Mass Culture (...)
- 2 Kammen, Michael, American Culture, American Tastes : Social Changes in the 20th Century, New York, (...)
- 3 Fiske, John, Understanding Popular Culture, London, Routledge, 1989.
- 4 Twitchell, James, Adcult : USA : The Triumph of Advertizing in American Culture, New York, Columbi (...)
- 5 D’après le recensement de 2005, 98,2 % des foyers américains possèdent au moins un poste de télévi (...)
1Aux Etats-Unis, depuis les années 1920, la culture de masse a changé les mœurs notamment en uniformisant les comportements et le mode de pensée. Après la Seconde Guerre mondiale, dans « A Theory of Mass Culture »1, Dwight MacDonald s’interroge sur la nature même du concept en prenant comme élément définitoire la facilité avec laquelle son message peut se comprendre. Pour sa diffusion, la culture de masse dépend des innovations technologiques et la radio, la télévision et aujourd’hui l’internet en sont les médias privilégiés. Depuis les années 1980, le débat, nourri notamment par des études sur l’impact de la télévision dans la société, se concentre sur la question de la passivité des individus qui, selon Michael Kammen, est un des critères pour définir la culture de masse2. Pourtant John Fiske3 pense que le public est de moins en moins passif en raison de la multiplicité des programmes et de la diversité socio-culturelle de la population, et donc de ses attentes, tandis que pour James Twitchell4, le pouvoir des grandes chaînes de télévision et des publicistes maintient les téléspectateurs dans un état de passivité, voire de dépendance. Les chercheurs s’accordent toutefois à dire que la télévision entraîne l’uniformisation du mode de vie du public notamment en stimulant le consumérisme. Aussi la culture de masse entraîne t-elle l’homogénéisation des téléspectateurs devenus consommateurs. En outre, en raison des médias toujours plus performants, la culture de masse a entraîné de nouvelles formes esthétiques, la standardisation de l’image, du rôle de l’artiste, de celui de la production et du message communiqué5.
2A cet égard, les séries télévisées sont des exemples types de cette culture de masse, c’est-à-dire programmées pour toucher un public le plus large qui soit, souvent dans un but lucratif. Elles sont fondées sur la répétition du message, et sont destinées à un auditoire relativement passif dans la mesure où l’interprétation de ce message est simple, simpliste quelquefois, ce qui conduit à l’uniformisation de la pensée du public et de son comportement social.
- 6 Kammen, Michael, op. cit, p. 22.
3Pour Michael Kammen, la télévision et les séries télévisuelles contribuent à la culture de masse et peuvent également participer à la diffusion de la culture populaire. En effet la culture populaire peut aussi dépendre des médias, et s’appuyer sur la répétition des images, symboles et concepts qui ne sont plus réservés à une élite. Les références utilisées sont (re)connues par l’ensemble de la population, et constitutives de la conscience collective, fondement de la culture populaire. Celle-ci repose sur des représentations culturelles qui sont censées être « abordables » et comprises par tous afin de pouvoir solliciter la participation, voire une certaine interaction, du public. Par exemple, elle a la qualité de permettre l’identification des individus avec les personnages. Suivant leur classe sociale, leur âge, leur sexe, leurs origines, leur patrimoine culturel, les téléspectateurs peuvent interpréter différemment les messages. Ainsi la culture populaire est participative et interactive6. Or, de nos jours, comme la culture de masse demanderait une réaction de plus en plus accrue du public en raison de sa diversité et donc des possibles négociations entre celui qui produit de message et les destinataires, la culture de masse peut rejoindre la culture populaire sur certains points.
4Les séries télévisées peuvent être une illustration de cette nouvelle combinaison. Elles sont largement diffusées grâce à la technologie moderne et peuvent induire une certaine passivité du public. Mais elles peuvent également favoriser l’identification des téléspectateurs avec les personnages des séries en question lorsque ceux-ci partagent les références ou le mode de socialisation sur lesquels les séries sont fondées. Elles peuvent même influencer le mode de pensée du public par exemple dans le cas où les références et le comportement des personnages répondent au code établi par les principes de l’ethnocentrisme qui fait que l’on juge les valeurs des autres par rapport aux siennes que l’on considère comme des modèles potentiels.
- 7 The Sopranos, créé par David Chase, produit par Brillstein-Grey Entertainment et diffusé par HBO e (...)
- 8 Ainsi cette étude ne se concentre que sur la première saison de la série.
5Un exemple éclairant de cette nouvelle forme de transmission culturelle est la série télévisée américaine The Sopranos7. En effet, celle-ci véhicule des éléments stéréotypés de la culture populaire américaine ainsi que des images codifiées : elle repose sur la représentation du mode de vie des classes moyennes qui habitent en banlieue, la société de consommation, le matérialisme et la réussite sociale. Ces références font écho au comportement des classes moyennes américaines qui regardent la série. La série diffuse également l’image de la mafia perpétuée aux Etats-Unis par la communauté italienne, celle de l’Italien machiste, de la mère italienne protectrice, notions populaires alimentées par l’ethnocentrisme et les préjugés à l’égard des Italo-Américains. D’ailleurs, les treize épisodes de la première saison donne un cadre complet des idées reçues culturelles et sociales de la communauté italo-américaine aujourd’hui8. En raison des poncifs sociaux et culturels qu’elle souligne, et de la façon dont le message est transmis, cette série fait non seulement partie de la culture de masse mais elle est également un vecteur de la culture populaire aux Etats-Unis.
- 9 D’après David Simon, quelque 9,5 millions de téléspectateurs ont regardé le dernier épisode de la (...)
- 10 D’après les chiffres publiés par l’OSIA, rapport annuel, 2004.
- 11 The New York Times, 10 octobre 2002.
- 12 Voir The New York Times, 22 avril 2001 ; Sciorra Annabella et Joseph Sciorra, « Una chiacchierata (...)
6En regardant The Sopranos, le public peut faire une lecture « populaire » des valeurs associées à la communauté italo-américaine, par habitude, par facilité, et aussi parce que c’est dans cette perspective que le message de la série a été construit : la série repose sur le système binaire « des bons et des méchants », ce qui facilite la propagation des stéréotypes et une interprétation manichéenne des valeurs dont il est fait référence, même s’il s’avère que l’un des attraits de The Sopranos est justement la remise en question de ce système binaire si l’on en pratique une lecture savante, comme nous le verrons plus bas. C’est ce manichéisme apparent qui fait la popularité de la série9. Cette lecture « populaire » a introduit une certaine controverse quant à la place et à la représentation de la communauté italo-américaine au sein de la société nord-américaine. Rappelons qu’aujourd’hui 96 % de la population qui revendiquent des origines italiennes sont nés aux Etats-Unis10. Donc, une grande partie de la communauté italo-américaine peut se reconnaître dans la famille Soprano, famille dont les parents sont de la deuxième génération, mais tout en sachant, d’une part, qu’il s’agit de fiction et, d’autre part, que peu d’Italo-américains sont effectivement liés au crime organisé comme l’est la famille Soprano. La série tend à associer la communauté italo-américaine à la mafia, d’où par exemple, la réaction de la Columbus Citizens Foundation qui organise tous les ans la parade de Columbus Day à New York et qui s’est opposée en 2002 à l’invitation que le maire de la ville avait lancée à deux des acteurs de la série, Dominic Chianese (qui joue le rôle d’Oncle Junior) et Lorraine Bracco (Dr. Melfi, la psychiatre de Tony Soprano), car la série donnait une mauvaise image de leur communauté11. Pareillement, l’Italian American Anti-Defamation League et la National Italian American Foundation ont dénoncé la série car elle nourrit les préjugés à l’encontre des Italo-américains12. La réaction de ces diverses associations atteste que la série peut avoir un impact considérable auprès de l’opinion publique.
- 13 Selon le recensement de 2000, l’Etat de New York compte plus de 2,7 millions habitants qui revendi (...)
- 14 Le clan de Tony Soprano entretient des liens étroits avec celui de Manhattan. Voir Marie-Christine (...)
7The Sopranos raconte l’histoire d’une famille d’Italo-américains qui pourrait être une famille typique de la société américaine. Mais il se trouve que le père, Tony Soprano, est le parrain de la mafia locale, dans le New Jersey, banlieue de New York. Or, le New Jersey est l’Etat qui concentre le plus grand nombre d’Italo-américains après New York13. La situation est par conséquent représentative de la réalité. Elle reflète également la dispersion des Italo-américains, qui étaient souvent installés à Manhattan et qui sont partis vers les banlieues à partir des années 1960. Toutefois ceux-ci tendent à conserver des liens avec leur quartier d’origine où se trouvent restaurants, épiceries, sièges d’associations et autres institutions dites ethniques, ce qui facilite le maintien d’une identité spécifique dans la société multiculturelle américaine14.
- 15 Gradaphé, Fred, « A Class Act. Understanding the Italian/American Gansgter », in Hostert, Anna et (...)
- 16 Cavallero, Jonathan, “Gangsters, Fessos, Tricksters, and Sopranos : the Historical Roots of Italia (...)
8La série est surtout populaire en raison des va-et-vient constants entre la vie familiale des Soprano et les activités de la mafia dans le contexte suburbain. En associant les valeurs sur lesquelles repose l’ensemble du système sociétal américain et les activités d’une famille mafieuse, la série encourage l’identification des téléspectateurs aux personnages. Tous défendent finalement des valeurs identiques – amour de la famille, amitié, respect des aînés, condamnation du trafic de drogue – malgré le caractère « exotique » du mode de vie des Soprano dû à leurs origines italiennes et visible entre autres à travers la consommation d’une nourriture traditionnelle ou l’emploi de prénoms italiens, comme celui de Carmela, la femme de Tony, ou de Livia, sa mère, (et de Tony même, comme nous l’expliquerons plus bas). Non seulement le public italo-américain peut se reconnaître dans certains aspects de la série mais toute personne blanche et appartenant à une classe sociale moyenne ou supérieure de la société américaine peut également s’identifier aux personnages principaux. C’est surtout en ce sens que The Sopranos véhicule des valeurs de la culture populaire américaine. Fred Gardaphé15 signale que les Italo-américains ont acquis un prestige tel au sein de la société américaine qu’ils ont pu devenir les personnages principaux d’une série télévisée à grand succès, illustration de leur assimilation. Selon Jonathan Cavallero, c’est parce qu’ils ne souffrent plus véritablement ni quotidiennement de discrimination que les Italo-américains peuvent être des héros de télévision16. D’un autre côté, on peut admettre que la mafia est devenue un élément du paysage social américain, et ce depuis l’époque de la Prohibition. Les spectateurs peuvent penser que la série traite d’une famille ordinaire d’Américains qui se trouvent avoir des liens avec la mafia, et cela ne semble plus surprendre personne tant l’existence de ce système est connue aux Etats-Unis.
- 17 Tous ces chiffres sont issus des statistiques du rapport annuel de l’OSIA de 2004, d’après le Bure (...)
9Les Italo-américains sont partie intégrante du mainstream ; ils semblent avoir réalisé leur rêve américain. Ils ont un niveau de vie typiquement américain, supérieur même, à celui de la moyenne nationale17. En 2000, le revenu médian annuel des Italo-américains était de 61 000 dollars. Il était de 50 000 dollars par an pour l’ensemble de la population. Le taux d’Italo-américains occupant une profession de col blanc était alors de 66 % contre 64 % pour la totalité des Américains. Ainsi, on ne peut plus dire que les Italo-américains sont socialement marginalisés ; on peut même admettre qu’ils constituent un pilier du système socio-économique de la société américaine.
10La famille de Tony Soprano est une famille américaine typique. Le foyer, qui comprend deux enfants, vit dans une banlieue chic du New Jersey, à Montclair. On voit Tony s’occuper de ses enfants, jouer à des jeux vidéos avec son fils, conduire sa fille à l’université. Il a des problèmes de couple avec sa femme (il la trompe), et son mal-être, sa solitude, tant il se sent seul et incompris, le poussent à consulter une psychothérapeute. Il est présenté comme un homme ordinaire, d’où la possibilité d’identification des téléspectateurs avec ce personnage. On le voit dans son intimité, en caleçon, au réveil le matin. Toutefois, c’est le parrain de la mafia locale.
- 18 Le sentiment de détresse affective est un thème qui est souvent repris dans les séries télévisées (...)
11Sa femme, Carmela, est mère de famille au foyer. Elle possède tous les gadgets d’une consommatrice moderne. Elle loue les valeurs préconisées par la société américaine, l’éducation, l’effort et le travail. Elle s’inquiète pour l’avenir de ses enfants et elle est souvent en conflit avec sa fille adolescente. Elle n’est pas véritablement heureuse en amour18. D’ailleurs, elle tient tête à son mari et faillit même le tromper, ce qui est inconcevable selon les valeurs traditionnelles de la mafia. Pourtant, elle est prête à l’aider dans ses activités illicites même si elle ne veut pas que ses enfants restent dans le milieu mafieux.
12Meadow, leur fille, connaît les expériences de toutes les adolescentes américaines, et en cela, elle est l’incarnation de la jeune génération. Quand elle découvre les activités criminelles de son père, elle s’y oppose mais continue de l’aimer, voire de l’aduler puisque, finalement, elle le considère comme un bon père. Comme son frère, elle est tout d’abord réticente à l’idée que leur père puisse faire partie de la mafia. Mais les deux enfants se placent rapidement du côté de leurs parents car cette position leur octroie une certaine supériorité, une qualité unique, par rapport à leurs camarades.
- 19 D’après le Center for Disease Control and Prevention : National Center for Health Statistics, Nati (...)
13Anthony Junior, le fils de 13 ans, est également un personnage représentatif. Il est en surpoids par exemple, comme un tiers des jeunes Américains de sa génération19. Il est réprimandé pour son manque de discipline au collège. Comme son père, il se « bagarre », mais Tony le défend auprès du principal du collège car faire des bêtises est « normal » à son âge. Tony s’élève contre les institutions catégoriques et incompréhensives qui condamnent son fils, comme il ne respecte pas les institutions qui le définissent comme un criminel. Par contre, il tente de lui inculquer le respect de la famille et l’importance de l’instruction.
14En quelque sorte, la famille Soprano est un microcosme de la société américaine, et la dernière scène de la première saison est une scène familiale, symbolique, peut-être pour que le spectateur garde en mémoire le désir de Tony de protéger sa famille. Cette scène sert à donner une image sereine de la situation familiale des Soprano. Toute la famille se retrouve autour d’une table dans un restaurant tenu par un Italo-américain par un soir de pluie : à l’abri du monde extérieur, ils mangent un plat de pâtes et Tony porte un toast à « ces petits moments de bonheur », image de la famille typiquement italienne dans la psyché américaine et sacralisée par l’Amérique moderne. Il s’agit de la représentation de la famille idéale, ce qui permet de mieux véhiculer les valeurs de la société et aux téléspectateurs de s’identifier à cette famille. Cette situation, comme la simplification des caractères des personnages, en particulier dans cette scène presque allégorique, confirme l’hypothèse que la série fait partie de la culture populaire.
15Il est d’ailleurs révélateur de remarquer que c’est grâce à la télévision et à l’internet que les enfants Soprano apprennent véritablement la nature des « activités professionnelles » de leur père et de son clan. Elles sont répertoriées dans les médias comme si elles faisaient partie du paysage social et culturel américain. A la télévision sont diffusés des reportages sur l’arrestation d’Oncle Junior et sur l’attentat contre Tony (épisode n° 12). Ce procédé de mise en abîme véhicule les valeurs de la culture populaire sur deux niveaux, celui de la série et celui des médias utilisés au sein même de la série. The Sopranos dépend également des moyens technologiques mis à la disposition de la culture de masse. A cet égard, les épisodes n° 2 et 8 sont primordiaux car ils s’intéressent à l’image que les médias donnent des Italo-américains, en d’autres termes à leur représentation dans la culture de masse américaine. Dans l’épisode n° 8, un spécialiste du crime organisé annonce à la télévision que « l’âge d’or de la mafia est révolu ». Le journal télévisé diffuse un reportage sur les investigations dont le clan Soprano est la cible, et, en fait, l’ensemble de la série montre ce qu’il est advenu du crime organisé aux Etats-Unis. La série confirme la réalité et correspond à ce que le grand public connaît. Elle diffuse les idées populaires ancrées dans la conscience collective. Aussi, dans The Sopranos, culture populaire et culture de masse se rejoignent.
- 20 Seuls 1 % des Italiens de la seconde génération parlent italien chez eux et/ou entre eux. Battiste (...)
- 21 Child, Irvin, Italian or American ? The Second Generation in Conflict, New Haven, Yale University (...)
16La famille Soprano a bien le mode de vie d’une famille américaine, et Tony agit comme un Américain du 20ème siècle. Alors qu’il est inimaginable dans le système des valeurs traditionnelles italiennes de ne pas s’occuper de ses parents vieillissants, Tony place sa mère dans une maison de retraite. Bien que celle-ci soit des plus confortables et la plus chère du New Jersey, cette situation semble tellement inacceptable dans la tradition italienne qu’elle pousse la mère, Livia, à trahir son fils et à lancer un contrat contre lui, contrat dont l’effet est de nourrir une guerre des gangs et de mettre Tony Soprano en danger. La mère, possessive et intolérante, apparaît encore plus immorale que le fils mafieux qui devient une victime et avec lequel les téléspectateurs compatissent. On comprendra que ceux-ci, et les Italo-américains de la seconde génération en particulier, sont alors tentés de prendre sa défense. Leur identification au personnage de Tony se renforce lorsque la directrice de la maison de retraite dans laquelle Tony conduit sa mère lui parle en italien pour le rassurer. Mais comme la plupart des Italiens de la seconde génération, Tony ne la comprend pas et ne peut pas lui répondre20. La scène en est presque comique puisqu’il loue continuellement ses origines mais dévoile ici ses lacunes concernant le maintien de son héritage culturel. Il se sent mal à l’aise, partagé entre deux mondes, deux langues et deux systèmes culturels. Tony appartient plus au système américain qu’à celui de ses parents, même s’il est fier de ses origines et s’il choisit ses amis et ses partenaires professionnels au sein de la communauté italo-américaine. Cette division entre les deux systèmes le trouble. Elle constitue un phénomène culturel et psychique typique des migrants de la seconde génération qui se sentent partagés entre le patrimoine ethnique de leurs parents et les valeurs de leur société d’adoption21. Dans le cas de Tony, cette situation intensifie le malaise qui le ronge et qui le conduit à consulter un psychiatre.
- 22 La Sorte, Michael, La Merica, Images of Italian Greenhorn Experience, Philadelphia,Temple Universi (...)
17La série repose sur un ensemble de clichés mais, paradoxalement et simultanément, lorsque l’on en fait une lecture savante, on s’aperçoit qu’elle les remet en question. Pour répondre au stéréotype classique de l’Italien aux Etats-Unis, le protagoniste s’appelle Tony. D’après Michael La Sorte, de nombreux immigrants s’appelleraient Tony parce que, pendant la grande période de l’immigration italienne aux Etats-Unis (1880-1910), les Italiens qui ne savaient pas parler anglais, avaient l’inscription « TO NY » notée sur leur casquette pour qu’on les aide à se diriger vers la ville pour y retrouver leur famille. Ainsi, le prénom du personnage principal est fréquent parmi les Italo-américains et est devenu un cliché pour désigner un homme d’origine italienne dans la culture populaire22.
18Tony Soprano est présenté comme un homme viril. Pendant le générique on le voit fumer un gros cigare au volant de sa voiture et tout au long de la série, il est souvent entouré de filles faciles. Toutefois, dès le premier épisode, le téléspectateur découvre qu’il a des points faibles. Contrairement à son père, immigré de la première génération, qui était véritablement un parrain respecté et craint de tous, Tony se sent comme « un triste clown » (épisode n° 1). Il comprend qu’il ne pourra jamais ressembler à son père et que son fils ne perpétuera pas la tradition en devenant un gangster, ce qui déstabilise la représentation de son système social et familial. Il est donc plein de désillusions et de nostalgie. Il pleure même. Il consulte un psychiatre, qui, de surcroît, se trouve être une femme. Il préfère s’en remettre à un spécialiste de sexe féminin pour susciter plus de complaisance mais aussi parce qu’il éprouverait des difficultés à avouer ses faiblesses à un autre homme. D’ailleurs, lors d’une conversation avec son neveu/homme de main, Christopher, qui se sent lui-même déprimé, les deux mafieux concluent que la dépression est une affaire de femmes, « de mauviettes ». Cependant, le fait de révéler dès le début du premier épisode de la série que le parrain a des défaillances indique qu’il n’est pas un héros hors du commun, sans sentiments ni faiblesses, comme les parrains présentés dans les films hollywoodiens classiques tels que Scarface ou The Godfather. Son image ne correspond plus à celle du criminel sans cœur ni état d’âme. Non seulement il avoue ses doutes concernant son mode de vie et ses relations avec autrui, mais, en plus, il admet qu’il rencontre des problèmes de libido, ce qui va complètement à l’encontre du cliché de l’Italien viril.
- 23 Johnson, Merri Lisa, « Gangster Feminism : the Feminist Cultural Work of HBO’s ‘The Sopranos’« Fem (...)
- 24 Alaya, Flavia, « The Last of the Unmeltable Ethnics », in Messina, Elizabeth, In Our Own Voices, B (...)
- 25 Gardaphé, Fred, op. cit., p. 65.
19Ses faiblesses peuvent également être perçues comme le résultat de la féminisation du gangstérisme rendue dans la série par l’influence des personnages féminins qui semblent anéantir l’autorité du parrain23. Sa mère le trahit, sa femme lui ment, sa fille ne lui obéît plus, sa psychiatre l’empêche d’exercer son pouvoir de mafieux, autant d’attitudes qui, d’une part, témoignent de l’évolution du statut de la femme dans la société américaine et rompent avec les traditions italiennes et, d’autre part, privent le crime organisé d’une structure stable, traditionnellement masculine. Cette évolution annonce son déclin. On peut même dire que ces femmes sont castratrices, puisqu’elles font de la famille mafieuse des sortes des castrats, des sopranos, d’où le jeu de mots sur le nom de la famille24. En tous les cas, la série montre un changement dans la (re)présentation de l’image du parrain. Tony rompt avec la tradition du code de la mafia car il ne respecte plus véritablement la loi du silence en se confiant à un psychiatre : il se réfère à ses activités, même si c’est à demi-mot : il parle. Dans le système traditionnel latin, les hommes agissent tandis que ce sont les femmes qui parlent. Cette situation peut être considérée comme une preuve de son émasculation ; elle montre une perte de vitesse de la mafia dont le principe du « secret » n’est plus respecté25.
20A plusieurs reprises, le sujet de la mafia est traité avec humour. Dans l’épisode n° 6, le nouveau parrain, l’Oncle Junior, l’oncle de Tony et son concurrent direct pour diriger le gang du New Jersey, fait la morale sur la façon dont on doit mener ses affaires et, progressivement, le travelling arrière de la caméra laisse voir que le parrain est en caleçon car il est en train d’essayer un nouveau costume. Sa crédibilité autant que son pouvoir en tant que chef de clan sont largement remis en question. La scène appartient bien là au registre de la culture populaire par le grotesque de la situation. De façon ironique, lors des séances avec sa psychiatre, Tony dit avoir une entreprise de traitement des déchets, et la description qu’il fait de ses activités peut avoir un double sens puisqu’il se débarrasse de ses concurrents/ennemis comme il se débarrasse des déchets. Quand le Dr. Melfi dit aux membres de sa famille qu’elle a un patient italo-américain, tous sont d’emblée convaincus qu’il s’agit d’un mafieux. Pourtant, ils sont eux-mêmes d’origine italienne et ne devraient pas adopter cette attitude suspicieuse et discriminante envers le patient en question sans le connaître puisqu’il s’agit d’un membre de leur communauté. Leur jugement repose sur des clichés de la culture populaire anglo-américaine qui associent les Italiens soit à la mafia soit à des classes sociales inférieures. Or, la profession officielle de Tony – il s’occupe de déchets – comme ses activités illicites correspondent aux stéréotypes de l’Italien. Il semblerait alors que les membres de la famille du Dr. Melfi aient acquis les valeurs socio-culturelles des Anglo-américains en gravissant l’échelle sociale et en rejoignant l’élite intellectuelle et économique (ils appartiennent à l’upper middle class). Pourtant, durant cette scène (épisode 8), on les voit partager un plat de pâtes et porter un toast « aux vingt millions d’Italo-américains honnêtes et travailleurs » qui ne font pas partie de la mafia et dont l’image est salie par celle des gangsters. On note ici une certaine distanciation de la part de l’élite italo-américaine et une ré-évaluation des valeurs culturelles attachées à la communauté. Cette nouvelle appréciation de la communauté italo-américaine ressurgit dans une scène délicate (épisode n° 5). Meadow demande à son père la vérité sur ses activités professionnelles. Celui-ci hésite tout d’abord à répondre mais n’ose pas lui mentir même s’il répond qu’assimiler les Italo-américains à la mafia est un cliché outrageant, voire diffamant. Il dit même que la mafia n’existe pas vraiment, ce qui, dans la bouche de Tony, sonne complètement faux. Pourtant, finalement, il avoue qu’une partie de son argent vient d’activités illicites. Le fait que le père n’ose pas mentir à sa fille rend le personnage attachant. Il correspond alors au père auquel tout homme souhaiterait s’identifier. Tony ne donne pas l’image d’un héros inaccessible, du mafieux tel qu’il est défini dans la conscience collective américaine mais celle d’un homme ordinaire soucieux d’entretenir des relations privilégiées avec sa fille.
- 26 Cinotto, Simone, Una famiglia che mangia insieme : Cibo ed etnicità nella comunità italoamericana (...)
21L’ambiguïté qui caractérise les personnages tels que Tony, Carmela et Christopher nourrit la popularité de la série en facilitant l’identification du public. Ils ne correspondent plus systématiquement aux représentations auxquelles les téléspectateurs s’attendaient. Au contraire, au fil des épisodes, les personnages semblent ressembler de plus en plus aux Américains qui les regardent à la télévision. Les clichés sont ré-évalués. En public, Tony apparaît comme un véritable Italo-américain, sûr de lui, viril, « macho », même si au sein du cercle familial, il tente de montrer qu’il est à l’écoute de ses enfants, voire qu’il peut être un père moderne : par exemple il accompagne sa fille à l’université ou joue à des jeux vidéos avec son fils et console l’adolescent en partageant une crème glacée. Dans tous les cas, il est fier de ses origines car elles apportent quelque chose de plus à sa personnalité. Malgré l’omniprésence des activités illégales de la mafia, le patrimoine culturel italien et sa contribution à la culture populaire américaine sont présentés par les personnages comme des points positifs de leur caractère. Tony aime rappeler qu’il partage un patrimoine commun avec Michel-Ange et A. Meucci. L’un des hommes de main de Tony, donc un criminel, a pratiquement le cœur brisé lorsqu’il constate que les cafés expresso et les pizzas qui sont devenus des éléments habituels aux Etats-Unis, n’ont plus rien de commun avec les mets originaux italiens, d’où un sentiment comique qui se dégage de la scène. Selon lui, la société américaine a spolié les vraies valeurs italiennes ! C’est « un outrage à la culture », ce qui prête à sourire puisque c’est un gangster, « a tough guy », qui s’attriste de cela. Or, dans la conscience collective populaire américaine, le maintien de l’identité ethnique des Italiens aux Etats-Unis dépend en partie de la consommation d’une nourriture typique et de la survivance de la mafia26. La série télévisée se réfère bien à des interprétations auxquelles le grand public est habitué. De plus, comme pour redonner fierté et respectabilité aux Italo-américains, ou serait-ce pour donner plus de véracité à la série, ou tout simplement parce que les téléspectateurs s’attendent à cette situation, les personnages emploient de temps à autres des termes ou des expressions en italien.
- 27 Nous donnons le nom générique de mafia à l’ensemble des organisations secrètes et criminelles du s (...)
22Faire partie du système de la mafia27 peut avoir un côté positif, même aux Etats-Unis, puisque c’est un système qui défend certaines valeurs : la loyauté et l’honneur entre autres. Toutefois, Tony espère que ses enfants feront carrière au sein du système socio-professionnel américain sans appartenir à cette organisation. Cette dichotomie entre le mode de vie de sa génération et ses attentes concernant l’avenir de ses enfants montre que l’idée selon laquelle les Italiens doivent faire perdurer la mafia aux Etats-Unis est devenue caduque. Tony est né dans un système de valeurs inspiré du mode de vie de la mafia du sud de l’Italie et fondé sur la solidarité clanique, la famiglia, l’honneur, le secret et le silence. Il respecte ce système – d’où sa solidarité avec les autres Italo-américains –, mais son attitude atteste l’adoption progressive de valeurs américaines par sa communauté (éducation et protection des enfants, émancipation des femmes, société de consommation). Par conséquent, la mafia, dans son acception classique, est vouée à disparaître. Son comportement le réconcilie avec les téléspectateurs de la classe moyenne. L’exemple de la famille Soprano incarne l’évolution de la communauté italo-américaine au sein de la société américaine, les progrès du processus d’intégration et l’appropriation des valeurs de la culture dominante par les personnages qui sont décrits comme faisant partie d’une minorité.
- 28 Simon, David, op. cit., p. 6.
- 29 Cavallero, Jonathan, “Gangsters, Fessos, Tricksters, and Sopranos : the Historical Roots of Italia (...)
- 30 Nelli, Humbert, The Business of Crime, New York, Oxford University Press, 1976 ; Michaud, Marie-Ch (...)
- 31 Barreca, Regina, A Sitdown with the Sopranos : Watching Italian American Culture on TV’s Most talk (...)
23Ostensiblement, The Sopranos reconnaît que la mafia fait partie du paysage socio-culturel de la société américaine. David Simon28 attire notre attention sur le fait que dans la société américaine, le mythe du héros prend souvent sa source dans des personnages de moralité douteuse. Que l’on se réfère aux Italo-américains, et l’on prendra Al Capone comme icône, ou encore aux hommes qui ont marqué la conquête de l’ouest, Jesse James ou Billy the Kid, on constate que des hors-la-loi ont pu devenir des héros. Du reste, les westerns comme les films de gangsters font partie du patrimoine cinématographique américain29. Leurs personnages sont devenus des figures mythiques de la psyché nationale. Ces héros/hors-la-loi ont profité des opportunités que leur offrait l’Amérique pour s’enrichir et asseoir leur respectabilité. Ils incarnent les valeurs inhérentes à la construction de la société américaine : concurrence, individualisme et opportunisme. Ils sont les images mêmes de ceux qui ont réalisé leur rêve américain. Tony Soprano suit ce schéma. Il a intégré les valeurs de la société américaine et a économiquement réussi. N’oublions pas qu’à l’époque de la Prohibition, le crime organisé est devenu pour les Italo-américains un moyen de s’élever socialement, une opportunité professionnelle, un « business »30. D’ailleurs, on peut dire que la société américaine est, par divers aspects, dirigée comme une entreprise et Tony dirige ses affaires de la même façon, avec à la fois une mentalité d’entrepreneur et des principes propres aux mafieux. Tony se révèle être un Américain typique dans le sens où, comme les autres migrants, toutes générations confondues, il s’efforce de construire une vie meilleure pour ses enfants en trouvant un compromis entre le mode de vie de sa société d’adoption et le respect du patrimoine ethnique du groupe auquel il appartient. Cette attitude correspond aux valeurs prônées dans le système multiculturel des Etats-Unis. La série s’appuie sur la représentation populaire de l’Italien en tant que gangster mais présente les Soprano comme une famille moderne italo-américaine intégrée dans le mainstream31.
24En tant que parrain, Tony doit tenter de protéger les principes de la mafia ; ainsi l’honneur, le respect des aînés, l’obéissance, la vengeance, la corruption de la police sont les piliers de son mode de vie. En même temps, il doit garantir la pérennité de son organisation dans l’environnement américain en adoptant certaines de ses valeurs. L’on sait que l’Amérique connaît d’énormes problèmes liés à la drogue et, par exemple, Tony s’oppose à la vente de stupéfiants. Il refuse de passer un accord avec d’autres gangsters qui veulent son aide pour développer ce trafic. Il ne veut pas traiter avec des gangsters colombiens et des Noirs dont les activités ne s’accordent pas avec les principes de la mafia italienne qui apparaît comme une institution « noble » comparée à l’organisation des autres groupes. Les Italo-américains ne veulent pas faire des affaires avec des gangs « non-blancs », ce qui renvoie aux stéréotypes de l’Italo-américain conservateur et raciste, et ce qui renforce le cliché qui associe délinquance et individus « non-blancs ». L’exemple le plus probant de l’honneur qui caractérise les membres de la mafia réside sans doute dans le fait que lorsque Tony et ses acolytes découvrent que l’entraîneur de l’équipe de football de sa fille a séduit une adolescente de l’équipe, ils veulent l’éliminer (épisode n° 9). Cette situation qui ferait écho aux scandales pédophiles qui ont marqué ces dernières années est insoutenable. Elle est donc inévitablement condamnée. S’il en était autrement, la série ne pourrait pas rester populaire auprès des téléspectateurs. Les membres du clan Soprano apparaissent comme de « nobles » criminels qui « ont des lois ». La violence, le crime et le sexe font partie de leur quotidien mais le respect dû à l’innocence des enfants est une valeur sacrée. Tout manquement doit être puni. Toutefois, au lieu de faire justice lui-même, comme les mafieux en ont l’habitude, sur les conseils de sa psychiatre, Tony dénonce l’entraîneur à la police. Sa réaction est alors en accord avec les valeurs de l’ensemble de la société. A ce moment là, il représente l’image du père qui lutte pour une Amérique saine et rassurante pour les générations futures. Ceci fait de lui un père presque comme les autres ; Tony et ses amis partagent les principes familiaux de la société américaine et ils suivent une partie des codes qui régissent cette société.
25Le respect de ce code permet la transmission d’un message moral. Le public sait depuis le début que la famille Soprano appartient à la mafia et il s’attend donc à voir des actes de violence perpétrés devant ses yeux, comme si la criminalité était acceptable dans certaines circonstances. Il s’agit d’un pacte tacite établi entre les téléspectateurs et les auteurs/producteurs de la série, pacte qui amène les premiers à « entrer dans le jeu » de la fiction, à accepter les pratiques du clan Soprano. Par exemple, au fur et à mesure des épisodes, une guerre des gangs devient inévitable et les téléspectateurs l’attendent même. Par contre, ils ne prévoient pas forcément de voir des personnages représenter un danger pour des enfants, tel que l’entraîneur de football, ou une mère (celle de Tony) vouloir la mort de son fils. Ainsi, Tony lutte t-il pour défendre « l’ordre » établi par la société américaine et par là même, s’affirme t-il comme un défenseur des valeurs – familiales notamment – auxquelles adhère la population américaine.
26La série, en faisant fréquemment référence au patrimoine cinématographique et télévisuel américain, réaffirme son appartenance à la culture populaire américaine et sa participation à la culture de masse. D’ailleurs, Martin Scorcese par exemple apparaît dans l’épisode n° 10. On note des allusions récurrentes à The Godfather de Francis Ford Coppola (1972) et également à The Devil’s Advocate (Taylor Hackford, 1997) ou à d’autres séries télévisées (The Fugitive dans l’épisode n° 8). Certains personnages citent des tirades de The Godfather et de Scarface de Howard Hawks (1932). Un des hommes de main de Tony aime imiter Al Pacino dans le chef-d’œuvre de Coppola. Lorsque Tony est attaqué, dans la rue, alors qu’il est devant un kiosque à journaux et s’achète du jus d’orange, la scène fait inéluctablement penser à celle dans laquelle on tire sur Don Corleone dans The Godfather. Ces allusions esthétiques et intertextuelles peuvent avoir un double rôle : d’une part renvoyer à l’image de la mafia, de la violence, de l’immoralité, et de l’autre confirmer que la série peut s’inscrire dans le patrimoine cinématographique américain.
- 32 Lavery, David, Reading the Sopranos, New York, I.B. Tauris & Co, 2006, p. 5 : selon David Lavery q (...)
- 33 Foucrier, Annick, Les gangsters et la société américaine, Paris, Ellipses, 2001, p. 60.
27 Les films cités ci-dessus sont devenus des œuvres classiques peut-être en raison de l’attachement aux stéréotypes, de leur présentation conventionnelle, sans parler du côté artistique, qui en ont fait des œuvres internationalement connues ; on peut même estimer qu’elles font aujourd’hui partie de la culture haute, savante, high art, du 20ème siècle32. La série The Sopranos, plutôt parce qu’elle remet en question les stéréotypes présentés par Hollywood, peut entrer dans la catégorie de la culture savante : elle amène le spectateur à revoir ses jugements et ses représentations « populaires » des Italo-américains, à changer de références socio-culturelles. La série ne décrit pas un monde parallèle à la société dans son ensemble, régi par un code spécifique. En ce sens, on peut l’opposer à la fameuse série télévisée des années 1960, The Untouchables (ABC, 1959-1963),dans laquelle les criminels vivaient en marge de la société américaine proprement dite et n’acceptaient pas ses codes. Comme de nombreuses autres séries télévisuelles qui présentent des familles de la classe moyenne ou de l’upper middle class, elle dresse en fait un portrait de la société américaine à travers la famille Soprano qui connaît des problèmes similaires à n’importe quelle famille américaine (conflit entre générations, problèmes de couple, entrée à l’université des enfants, mal de vivre et séances chez un psychothérapeute, etc). L’analogie avec le film Analyze This (Harold Ramis, 1999) est sans équivoque et renforce l’hypothèse que The Sopranos est à considérer comme une œuvre de culture populaire qui présente les mafieux comme des membres de la société de masse américaine du 20ème siècle. L’humour comme et la dérision sont constamment présents, et les mafieux rencontrent des problèmes qui les rendent « comme tout le monde ». Mais The Sopranos tend également à s’inscrire dans la culture haute en raison de la révision « savante » des clichés. Les faiblesses des personnages principaux sont dévoilées, ce qui rompt complètement avec l’image que le cinéma hollywoodien a voulu donner des Italiens associés au crime organisé. D’ailleurs, Christopher veut écrire un script pour le cinéma, un scénario dont l’action se passerait dans le milieu mafieux, mais, évidemment, sa fiction ne trahirait pas les secrets du clan. Même si l’on se souvient que pendant la Prohibition des gangsters fournissaient des renseignements aux scénaristes de Hollywood33, cette mise en abîme contribue à donner un cadre presque classique à la série. Ce procédé peut nous amener à considérer que The Sopranos, initialement pressenti comme une œuvre populaire, a pris une dimension savante grâce à ses références cinématographiques et à sa lecture de l’intégration des familles italo-américaines.
28Comme le magazine Newsweek (02 avril 2001 : 51) l’annonce, « Les Soprano, c’est nous », parce que leurs angoisses sont les nôtres, leur mode de vie est le nôtre. Ainsi, malgré son caractère immoral, le personnage principal se révèle telle une réplique du téléspectateur. Il est à la fois attachant et fascinant. Comme n’importe quel Américain, il cherche le succès matériel et connaît des doutes. Dans ces conditions, The Sopranos n’est pas un portrait de la mafia italienne aux Etats-Unis, ce qui est renforcé par l’identification possible des téléspectateurs aux personnages principaux de la série. Tous, personnages comme téléspectateurs, ont les mêmes aspirations, et on aura compris qu’à travers les « aventures » de la famille Soprano, c’est toute l’Amérique qui est portraiturée. C’est ce qui participe de son succès. La série est fondée sur des images populaires, ethnocentriques même, de la conscience collective américaine. En parallèle, les références culturelles et cinématographiques récurrentes, en plus de la révision des poncifs liés à la communauté italo-américaine, tendent à montrer que l’on peut aujourd’hui considérer qu’un glissement sémiologique s’est opéré et que The Sopranos s’avère également faire partie de la culture savante.