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Dossier : Périphérie(s) dans les imaginaires et les récits latino-américains contemporains
Discours et sociétés

Le centre et les périphéries à l’aune de l’esthétique « tremblée » d’Édouard Glissant : une approche artistique et géoculturelle transversale

Mohamed Lamine Rhimi

Resúmenes

Cette analyse apporte un nouvel éclairage sur la dichotomie (Centre/Périphéries), sous le signe de laquelle opère la machine coloniale. Il s’agit de rendre compte de la méthode et de la logique dont Glissant procède pour déconstruire la dialectique qui unit historiquement les dominants et les dominés, les Occidentaux et les périphériques. L’écrivain s’inscrit dans le sillage de Deleuze et Guattari, se revendique des schèmes de « rhizome » et de « l’identité-relation » et met à contribution la poétique baroque pour mettre en place une philosophie archipélique et cultiver une esthétique transversale, l’autorisant à subsumer les différentes communautés et les diverses régions du monde, sous les auspices du vivre-ensemble, loin de toute propension de centralisation monolithique.

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Dans la colonisation, il y a cette double notion d’un centre établi non plus comme idéal mais comme réalité, et d’une périphérie inconnue : il s’agira de remplir les espaces vides sur les cartes géographiques, traduits en propriétés légitimes. Il me semble que, dans cette progression, l’Occident n’a jamais réellement mis en cause sa légitimité de son appropriation du monde […]. Les textes des philosophes des Lumières au XVIIIe siècle sont à ce sujet remarquablement pauvres. Montesquieu, Voltaire ou d’Alembert reprochent avec vivacité la condition regrettable des nègres, comme Montaigne avait déjà parlé de celle des Indiens, mais à aucun moment et dans aucun des textes de ces philosophes des Lumières, hormis peut-être Rousseau et Diderot, on ne trouve le questionnement, comme chez Montaigne, de la légitimité de l’appropriation du monde par l’Occident. C’est-à-dire que la périphérie est véritablement considérée alors comme le jardin de la maison, et non pas comme constituant la maison elle-même, ni comme une autre maison qui serait à respecter (Glissant, 2008 : 128-9).

Introduction

1À la question de François Noudelmann, dans L’entretien du monde : « Pourriez-vous revenir sur votre notion de "pensée tremblée" […] ? », Édouard Glissant a réagi en ces termes : « Il y a un tremblement du monde parce que nous devons renoncer aujourd’hui à considérer que nous pouvons prévoir ce qui va se passer dans le monde […] Cette pensée du tremblement est nécessaire parce que c’est la seule qui peut nous permettre de nous éloigner des sectarismes et des intransigeances de tout système de pensée » (Glissant, 2018 : 47).

2La « pensée du tremblement », chez Glissant, se désolidarise ainsi de la centralisation propre à la culture atavique et problématise les clivages monolithiques pour construire une poétique de la Relation, laquelle établit l’échange et réhabilite l’interaction, sur un pied d’égalité, entre les cultures du Centre et les cultures des périphéries, et ce, indépendamment des heurts civilisationnels. Si, à en croire le penseur martiniquais, la philosophie de l’Histoire hégélienne hiérarchise les cultures et les sociétés et légitime la colonisation, la philosophie de la Relation glissantienne les égalise pour les repenser en fonction de l’emmêlement culturel, pierre angulaire de toute sa poétique.

3 Dans cette optique, la rhétorique inhérente à la littérature archipélique ainsi qu’à l’esthétique tremblée de Glissant remet en cause toute centralisation culturelle et discrédite tout nombrilisme racial. Elle s’emploie à revaloriser, par là même, les périphéries et épouser ce que le romancier appelle significativement « une pensée excentrée ». Corrélativement, toutes les cultures, toutes les identités et toutes les régions du monde peuvent se développer à l’abri de toute forme d’exclusion ou de toutes sortes de réductionnisme. C’est cette idée qui se trouve mesurée dans Les entretiens de Baton Rouge :

Une pensée excentrée : c’est une pensée qui questionne la légitimité de l’appropriation, celle de l’extension et de l’expansion, une pensée qui, informant la notion de centre et de périphéries, contribue à constituer toutes les périphéries en centres et tous les centres en périphéries d’autre chose. Et qui par conséquent amène à constituer le relatif dans la Relation. Il me semble qu’une des grandes conquêtes de l’Occident, au moment de son expansion, a été l’approche de la notion d’absolu. Et que la notion d’absolu, c’est ce qui pouvait à son tour caractériser une pensée duelle, éloignée de l’inextricable, une pensée qui conçoit et légitime un centre et une périphérie. Et que la notion du relatif, ou de la relativisation, ou de la relation, c’est celle qui ne conçoit plus des centres par rapport à des périphéries, même s’il existe encore des centres de puissances, économique, politique ou militaire (Glissant, 2008 : 129-30) ?

4Nous tenterons de méditer, dans ce présent travail, sur la coupure épistémologique que veut introduire le penseur caribéen au cœur même de l’historicité de la culture humaine et de la perception géopolitique du monde contemporain. D’ailleurs, c’est dans cette joute discursive que s’inscrivent le discours oratoire et l’art romanesque provenant des Caraïbes, c’est-à-dire de la périphérie. Dans ce contexte, l’analyse de Dominique Maingueneau qui porte sur le « champ discursif » revêt une importance considérable : « Dans l’univers discursif, […] il y a toujours des dominants et des dominés, des positionnements centraux et d’autres périphériques. Un positionnement "dominé" n’est pas nécessairement "périphérique", mais tout positionnement "périphérique" est "dominé" » (1996 : 14).

5 Alors, en quel sens le penseur antillais articule-t-il les schèmes de Centre et de périphéries à l’esthétique du tremblement pour procéder à la déconstruction des paradigmes propres aux systèmes monolithiques ? Ne s’agit-il pas ainsi d’une approche artistique et géoculturelle horizontale qui bouleverse de fond en comble la verticalité des cultures ataviques, lesquelles étaient séculairement au service de l’expansion coloniale ? Quelle serait la portée géopolitique de cette esthétique périphérique et de cette approche anthropologique transversale ?

1. La rhétorique périphérique glissantienne : les soubassements d’une littérature archipélique

  • 1 « C’est le premier genre de la rhétorique classique (avec le délibératif et le démonstratif) : il s (...)

6 L’écriture et la rhétorique de Glissant s’inscrivent délibérément aux antipodes des discours systémiques essentialistes dont les partisans proscrivent ou mettent sous leur joug tous ceux qui se dotent d’une identité différente. C’est ce que revendique clairement l’écrivain caribéen dans Philosophie de la Relation : « Là où la propension archipélique soutient le divers du monde, la visée continentale au contraire imposait une unicité qui le plus souvent fut portée par les pensées de système, lesquelles s’organisaient assez vite en systèmes de pensée » (Glissant, 2009 : 50). C’est dans le sillage de cette mouvance révolutionnaire que la rhétorique qui étaie la littérature glissantienne se veut principalement une rhétorique archipélique, qui s’inscrit en faux contre la standardisation issue des systèmes impérialistes. Cette archipélisation fonctionne en écho avec le genre judiciaire1 dont est investi l’art rhétorique glissantien, dans la mesure où elle se désolidarise de toute uniformisation et remet en cause toute systématisation récupérante. Cette pensée asystémique se veut ouverte à tous les lieux du monde et à toutes les communautés, voire à tous les imaginaires. Le romancier se la représente sous les auspices de ce qu’il baptise, dans Introduction à une poétique du Divers, par « totalité-monde » et la place ainsi sous le signe d’une poétique du « chaos-monde » :

Aujourd’hui, cette pensée de système que j’appelle volontiers « pensée continentale » a failli à prendre en compte le non-système généralisé des cultures du monde. Une autre forme de pensée, plus intuitive, plus fragile, menacée, mais accordée au chaos-monde et à ses imprévus, se développe, arc-boutée peut-être aux conquêtes des sciences humaines et sociales mais dérivée dans une vision du poétique et de l’imaginaire du monde. J’appelle cette pensée une pensée « archipélique », c’est-à-dire une pensée non systématique, inductive, explorant l’imprévu de la totalité-monde et accordant l’écriture à l’oralité et l’oralité à l’écriture. Ce que je vois aujourd’hui, c’est que les continents « s’archipélisent », du moins du point de vue d’un regard extérieur (Glissant, 1996 : 43-4).

  • 2 « Troisième genre oratoire, selon les théoriciens, le genre démonstratif (ou, d’après le mot grec, (...)

7 Il est aussi probant de souligner que cette approche archipélique s’inscrit dans la même perspective que celle de l’éloquence épidictique2, dans le sens où cette mouvance archipélique est nourrie de l’altérité et pétrie de la diversité. C’est dire qu’elle s’emploie à valoriser toutes les cultures, y compris la culture antillaise qui a connu d’énormes bouleversements. Ce fragment extrait de Malemort (1975) revient plus précisément sur la métamorphose culturelle mondiale autant que sur les heurts auxquels les Caribéens sont confrontés :

Et si nous nous tournons […] vers l’ouvert et la mer où se dessine le monde agissant et bougeant, si nous tâchons de surprendre en nous ce lancinement, de le dégager de l’enrouement d’enfance et d’innocence où il prend source, de l’aiguiser, loin des pathétiques langages de l’adolescence désarmée, si nous nous demandons à notre tour quelle sorte de distance s’épuise entre ce bougement du monde et nos tremblement, nous entendons d’abord, au loin de Dlan Silacier Médellus, et si semblables pourtant dans l’insoupçonné martellement, ceux-ci que maintenant nous découvrons être gens qui ont toujours ouvert notre horizon toujours marqué notre regard […] (1997a : 151).

8 Autrement dit, l’éloquence épidictique glissantienne cultive cette dimension archipélique dans l’intention d’exalter l’identité insulaire des Caribéens et de célébrer la naissance de l’antillanité, comme en témoignent les vers puisés dans Le Sel noir (1960) :

Cette île, puis ces îles tout-unies, ô nommez-les.

Criez-les. Je ne veux en la mer qu’un pli d’argiles qui

épient. Toute une écume terrassée.

[…]

Ô mer, nommez ces revenants (Glissant, 1994 : 229).

9 Dans cette perspective, la rhétorique archipélique de Glissant remet en question toute modélisation culturelle et jette l’anathème sur le narcissisme ethnique. Elle s’attache à valoriser, de ce fait même, les zones périphériques et embrasser ce que le romancier dénomme significativement « les pensées excentrées ». Partant, toutes les cultures et toutes les identités peuvent s’épanouir loin ou en dépit des chocs civilisationnels réducteurs et dommageables. L’opinion que nous adoptons ici est résumée par Glissant dans Les entretiens de Baton Rouge :

Aujourd’hui les pensées excentrées, à mon avis, viennent de la périphérie, parce que ce sont des pensées qui questionnent et mettent en cause la notion même de centre et de périphérie et qui ne considèrent la totalité-monde que comme une série de centres à l’infini et une série de périphéries à l’infini, et les uns par rapport aux autres. Et c’est ça qui me paraît intéressant à l’heure actuelle dans le processus, dans les systèmes ou les non-systèmes de pensées à l’œuvre dans le monde. Ce qui fait aussi que, sur le plan de l’exercice de la langue, la chose est si intéressante : c’est comment des langues, qui ont tellement pris l’habitude du centre absolu, peuvent vraiment, se touchant, relativiser (Glissant, 2008 : 134) ?

10 Rappelons ici que la pensée archipélique dont s’arme la rhétorique prend aussi en considération les commotions culturelles et tient compte des collisions civilisationnelles dont subissent, au fil de l’Histoire, les peuples et les communautés. Cette pensée archipélique a trait à la « pensée du tremblement », en ce sens qu’elle « s’accorde à l’errance du monde et à son inexprimable » (Glissant, 2005 : 25-6) et qu’elle se rattache à « la pensée de la trace » (Glissant, 1996 : 69), dans la mesure où celle-ci (la trace) « ne répète pas la sente inachevée où l’on trébuche, ni l’allée ouvragée qui ferme sur un territoire, sur le grand domaine » (Glissant, 1996 : 70). C’est dans ce sens que la rhétorique glissantienne se veut disruptive, en cela qu’elle procède à la déconstruction des modèles monolithiques et des modèles préétablis pour émanciper et privilégier les langues minorées, les cultures périphériques, laissées en friche, et les imaginaires censurés et jetés, pour très longtemps, aux oubliettes. N’est-ce pas là le caractère à la fois nouveau et novateur de la pensée archipélique que cette rhétorique cherche à promouvoir ? À ce sujet, le penseur martiniquais écrit dans Introduction à une poétique du Divers :

Nous brusquons tous en nous les traces de nos histoires offusquées ; ce n’est pas pour détourer bientôt un modèle d’humanité que nous opposerions, mais de manière toute tracée, à tant d’autres patrons qu’on force à nous imposer. Voici bien le détour qui n’est fuite ni renoncement, mais l’acte neuf du délacement du monde (1996 : 70).

  • 3 « Le genre délibératif est un des trois grands genres de l’éloquence. Il est défini par une matière (...)

11 Ainsi cette pensée s’avère-t-elle fédératrice de catégories de pensée autour desquelles s’ordonnent la rhétorique et la poétique périphériques de Glissant, telles que l’échange, la relation et l’interaction entre les différentes cultures, dont les résultantes sont ultérieures et imprédictibles. C’est de la sorte que la littérature archipélique cultive l’esthétique du divers et répond en écho à la visée délibérative3. Il s’agit d’une « [pensée] archipélique, où se concentre l’infinie variation de la Diversité. Mais leur alliance est encore à venir » (Glissant, 2005 : 231). C’est également en ce sens que la « pensée du tremblement », misant sur la tolérance et le vivre-ensemble et se dressant immanquablement contre les idées arrêtées et les prêts-à-porter des colonialistes, acquiert une portée considérable, comme le souligne Glissant avec insistance dans La Cohée du Lamentin :

La pensée du tremblement […] n’est ni crainte ni faiblesse, elle n’est pas irrésolution (« Agis dans ton Lieu, pense avec le Monde »), mais l’assurance qu’il est possible d’approcher ces chaos, de durer et de grandir dans cet imprévisible, d’aller contre ces certitudes encimentées dans leurs intolérances, de « palpiter du palpitement même du monde » qui est à découvrir enfin. Nous répéterons souvent cela, imitant nous aussi l’obstination du monde à se répliquer (2005 : 25-6).

12 Nous ne sommes-nous pas ainsi confrontés à une conjoncture mondiale placée sous le signe du choc culturel, orchestrée autour de la bipolarisation civilisationnelle et reposant sur le clivage entre le Centre et les périphéries ? En quel sens Glissant réinvestit-il la notion de « rhizome » (Deleuze ; Guattari, 1980 : 36) pour tenter d’asseoir une pensée sonnant le glas de la philosophie monolithique de l’Être ? Quelles articulations s’établissent-elles entre les schèmes d’« identités relations » (Glissant, 2010 : 40) et de « racine en rhizome » (Glissant, 1997 : 21), d’un côté, et la culture et à la géopolitique contemporaines, de l’autre ?

2. Monolithisme vs identité-rhizome : l’investissement de la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari

13 Il convient de rappeler à ce point de la présente réflexion sur la rhétorique périphérique glissantienne que, pour sortir son peuple antillais de l’aliénation et de le délivrer du prêt-à-penser colonialiste, le romancier-orateur envisage de nouveau, par le biais du genre judiciaire, une démarche d’analyse critique. Somme toute, il bat en brèche le monolithisme et l’essentialisme, lesquels ne font que profiter aux esclavagistes et servir leur avancée expansionniste. Dans cette mesure, le romancier, en philosophe encore une fois, s’inscrit dans la lignée de la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans l’intention de faire l’impasse sur les prétextes des colonialistes, de dévoiler leurs ruses et mensonges et de déjouer leurs stratagèmes. En ce qui concerne les auteurs de Capitalisme et Schizophrénie 2 : Mille Plateaux, ils portent un regard particulier sur le nerf de la culture occidentale : « […] l’arbre a dominé la réalité occidentale et toute la pensée occidentale, de la botanique à la biologie, l’anatomie, mais aussi la gnoséologie, la théologie, l’ontologie, toute la philosophie […] le fondement-racine, Grund, roots et fundations » (Deleuze ; Guattari, 1980 : 27-8).

14 S’agissant de la rhétorique de Glissant, elle se devait d’avancer une autre vision du monde, une autre conception culturelle, laquelle serait à même de fournir une proposition de résistance au néocolonialisme en donnant conscience aux peuples exploités, aux périphéries, qu’ils doivent relever ce grand défi, celui de la véritable émancipation.

15 Diachroniquement parlant, la rhétorique qui sous-tend la pensée périphérique de Glissant constitue dans une large mesure un moment épistémique crucial et fécond, en ceci qu’elle s’emploie à mettre sur pied une nouvelle conception sociétale. Dans cette optique, l’on tentera de placer cette lecture sur deux éclairages : pour une part, Glissant tâche, dans Traité du Tout-Monde, de tirer au clair l’arrière-plan historique et culturel de la situation aux Antilles : « La plupart des convulsions de notre époque sont déterminées par un tel contexte : cultures ataviques querellant à mort entre elles de leurs légitimités respectives, ou se disputant le droit légitime d’étendre leur territoire » (1997 : 36-7). D’autre part, le philosophe martiniquais procède à la sape des notions monolithiques réificatrices de la filiation et de la légitimité, lesquelles représentent le substrat des cultures ataviques ainsi que le moteur de la domination. Somme toute, Glissant se rapporte à Gilles Deleuze et à Félix Guattari dans l’objectif de descendre en flammes le nombrilisme identitaire occidental et formuler, par suite, la conception identitaire plurielle et rhizomique. C’est ce que confirme le penseur caribéen dans Traité du Tout-Monde, en portant la lumière sur ce qu’il désigne significativement par la « culture composite » et « l’identité comme rhizome » :

Il en est résulté deux conceptions de l’identité, que j’ai essayé de définir d’après l’image de la racine unique et du rhizome, développée par Deleuze et Guattari. Une conception sublime et mortelle, que les cultures d’Europe et d’Occident ont véhiculée dans le monde, de l’identité comme racine unique et exclusive de l’Autre. La racine unique s’ensouche dans une terre qui devient territoire. Une notion aujourd’hui « réelle », dans toute culture composite, de l’identité comme rhizome, allant à la rencontre d’autres racines. Et c’est par là que le territoire redevient terre (1997 : 195-6).

16 Il faut préciser à ce propos qu’Édouard Glissant doit beaucoup à Gilles Deleuze et Félix Guattari, à leur philosophie et plus particulièrement à leur dynamique du rhizome, laquelle dynamique est, à notre sens, la base du multilinguisme, de la créolisation, de la pensée du tremblement, de la poétique et de la philosophie de la Relation et de l’esthétique du chaos-monde glissantiens. Pour le moins, la conception rhizomique de l’univers inspire le romancier-phénoménologue antillais et le conduit, via les genres oratoires, à promouvoir les cultures composites, sans pourtant tomber dans les embûches de la généralisation. Dans ce cadre résonne l’analyse très judicieuse de Gilles Deleuze et Félix Guattari qui accusent la hiérarchisation et s’en prennent à toute systématisation :

Contre les systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchique et liaisons préétablies, le rhizome est un système acentré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états. Ce qui est en question dans le rhizome, c’est un rapport avec la sexualité, mais aussi avec l’animal, avec le végétal, avec le monde, avec la politique, avec le livre, avec les choses de la nature et de l’artifice, tout différent du rapport arborescent : toutes sortes de « devenirs » (1980 : 32).

17 Dans cet ordre d’idées, Glissant met en échec « les identités à racine unique » au profit des « identités-relations » ou des « identités rhizomes » (Glissant, 2010 : 39-40). Il conçoit la bipolarité culturelle – dont les deux antipodes ne sont autres que les communautés assujetties, d’une part, et les impérialistes, d’autre part – à travers la dynamique opérante de la créolisation, laquelle constitue le substrat de la rhétorique à laquelle l’écrivain a recours et la pierre angulaire de sa poétique et de son esthétique, comme il le confirme dans Traité du Tout-Monde :

Dans cette circonstance, la distinction nous est devenue nécessaire entre deux formes de culture : – Celles que je dirai ataviques, dont la créolisation s’est opérée il y a très longtemps, si elle s’est faite, et qui se sont armées entre-temps d’un corps de récits mythiques visant à les rassurer sur la légitimité de leurs rapports avec la terre qu’elles occupent. Ces récits mythiques prennent le plus souvent la forme d’une Création du monde, d’une Genèse. – Celles que j’appellerai composites, dont la créolisation se fait en quelque sorte sous nos yeux. Ces cultures ne génèrent pas de Création du monde, elles ne considèrent pas le mythe fondateur d’une Genèse. Leurs commencements procèdent de ce que j’appelle une digenèse (1997 : 194-5).

18 L’on touche ainsi à la sève oratoire de la rhétorique glissantienne. Le penseur focalise sa rhétorique, entre autres, sur le dépassement des clivages, des conflits et antagonismes culturels et de la standardisation monolithique. Il se voue, par la même occasion, via sa poétique étayée foncièrement par le brassage des genres oratoires, à édifier ce qu’il appelle significativement, dans Poétique de la Relation, une « [esthétique] de la rupture et du raccordement » (1990 : 166). Celle-ci l’amène à faire table rase de cette bipolarité pernicieuse pour les cultures humaines, en cela qu’elle tient lieu de privilège pour certaines et de joug et d’entraves pour d’autres. Glissant le souligne d’une façon on ne peut plus expresse : « Centre et périphéries s’équivalent » (Glissant, 1990 : 26). À l’instar de Deleuze et Guattari – qui conçoivent l’écriture à l’image chaotique et rhizomatique de l’univers, comme ils le soulignent dans Capitalisme et Schizophrénie 2 : Mille Plateaux : « Le monde est devenu chaos, mais le livre reste image du monde, chaosmos-radicelle, au lieu de cosmos-racine » (1980 : 12-3) –, l’écrivain antillais appréhende la culture, la littérature et l’art par le truchement du dépassement édifiant et prometteur, le dépassement de cette bipolarisation civilisationnelle pour, in fine, se figurer les différentes cultures des communautés humaines. C’est ainsi qu’il les place sous l’égide de la philosophie de la Relation et de la dynamique de la créolisation, lesquelles sont les pièces maîtresses de la poétique de la totalité-monde qu’il s’emploie à promouvoir. C’est ce que soutient le phénoménologue martiniquais dans Introduction à une poétique du Divers :

Cultures ataviques et cultures composites confrontent la même situation, il ne sert de rien de se référer à celles-là ou de vanter celles-ci, quand on n’entend pas courir aux dépassements. Aujourd’hui, nous avons à concilier l’écriture du mythe et l’écriture du conte, le souvenir de la Genèse et la prescience de la Relation, et c’est là une tâche difficile. Mais quelle autre semblerait plus belle (1996 : 63-4) ? 

19 Prenons, à titre d’exemple, dans ce contexte d’entrelacements et de brassages culturels sonnant le glas de l’égocentrisme civilisationnel, un passage puisé dans La Lézarde (1958) :

Ce qui court entre eux, c’est plus que la grâce aiguë du désir, plus que l’ineffable et le grondement, bien plus encore que l’assurance de deux arbres qui auraient joint leurs racines sous la surface et ainsi s’embrasseraient dans la terre, oho ! c’est le charroi de toute la sève, c’est le cri même de la racine, ho ! c’est le geste venu du fond des âges, qu’ont parfait les ancêtres et que voici renaître roide et tendre dans la motte d’ici (1958 : 148-9).

20 En nous plaçant, à la suite de Glissant, dans la perspective rhizomique, il n’est pas inutile pour nous de poser les questions suivantes : à quoi renvoie le concept de « nomadisme en flèche » (Glissant, 1990 : 24) ? Comment l’écrivain antillais procède-t-il à la critique de ce nomadisme ? Et dans quelle mesure met-il ses lecteurs en garde contre les retombées ô combien désastreuses de ce phénomène ?

21 La rhétorique qui travaille l’écriture et la poétique de Glissant s’avère être une réaction oratoire et culturelle révoltée contre le discours monolithique et essentialiste des colonialistes. On a vu que le romancier intente, par le biais de l’intention judiciaire dont s’investit sa rhétorique, un procès contre l’avancée expansionniste. Pour ce faire, il s’emploie à s’affranchir des faux-semblants coloniaux et des stéréotypes esclavagistes pour jeter un regard nouveau sur le phénomène de la colonisation. En même temps, il se voue à ébranler l’armature historique et idéologique de l’impérialisme. Pour ce qui est de la poussée expansionniste, elle doit son émergence, en premier ressort, à l’atavisme des cultures européennes qui « s’autorisent d’une Genèse, d’une Création du monde » (Glissant, 1997 : 35), du Mythe et du Sacré, se rattachent organiquement à « la filiation » et se réclament violemment d’une légitimité pour dégénérer en machine d’invasion de terres des autres peuples et communautés. Il s’agit là en effet d’une machine infernale dont le fonctionnement est essentiellement tributaire de la ruée vers les richesses, comme le précise Glissant dans Traité du Tout-Monde :

C’est certes un privilège de fréquenter directement le Sacré, de parler à son Dieu, de se voir confier ses desseins. Il en provient que toute communauté ou culture qui ainsi engendra une Genèse entendit bien en tirer leçon pour tous. Par une succession absolument légitime (qu’on ne peut remettre en question) de filiations, elle se raccorde à ce jour premier de la Création, et elle affirme par conséquent son droit sur la terre qu’elle occupe, qui devient son territoire. La filiation et la légitimité sont les deux mamelles de cette sorte de Droit divin de propriété, pour ce qui est en tout cas des cultures européennes (Glissant, 1997 : 35).

22 Dans cette optique, le penseur caribéen met en lumière l’arrière-fond du colonialisme, dénonçant la conception égocentrique et essentialiste de la culture et de la civilisation. Écoutons, à ce sujet, dans Poétique de la Relation, l’analyse pertinente de Glissant qui développe particulièrement la modalité narcissique et hégémonique de l’Occident : « Par la notion tout occidentale de civilisation, on résume l’acquis d’une société pour le projeter aussitôt dans un devenir qui est aussi et le plus souvent une expansion. Quand on dit civilisation, on implique par là même la volonté de civiliser. Cette idée est liée à la passion d’en imposer à l’Autre » (1990 : 26). Il s’agit là de ce que Glissant appelle « nomadisme en flèche », lequel se nourrit du nombrilisme culturel, du fanatisme, des idées arrêtées et des stéréotypes essentialistes. Et l’écrivain antillais de porter, dans Poétique de la Relation, un regard particulier sur ce nomadisme de prédateurs :

[…] le nomadisme envahisseur, celui des […] des Conquistadores [sic], qui a pour but de conquérir des terres, par extermination de leurs occupants. Ce nomadisme n’est ni prudent ni circulaire, il ne ménage pas ses effets, c’est une projection absolue vers l’avant : un nomadisme en flèche […] les descendants […] des conquistadores, qui imposaient leurs clans, se sont peu à peu stabilisés en se fondant dans leurs conquêtes. Le nomadisme en flèche est un désir dévastateur de sédentarité (1990 : 24).

23 Il faut remarquer que, si l’avancée colonialiste se révèle désastreuse et dévastatrice pour tous les peuples dominés, elle l’est d’autant plus dans le contexte des Antillais, car il est question, non pas uniquement d’une colonisation, avec tout les dégâts qu’une colonisation réussie peut occasionner quant aux colonisés, mais d’un déracinement, puis d’un éparpillement et d’une dissémination qui se sont séculairement opérés dans les douleurs les plus affreuses. Pour ces raisons, Glissant préconise la pensée de l’errance et « le nomadisme circulaire » qui, lui, constitue une sorte de pérégrination conditionnée par les circonstances et l’environnement invivable. Il s’agit là d’une ultime tentative de survie. Quoi qu’il en soit, ce nomadisme circulaire est loin d’être placé sous le signe de l’intolérance, et de la violence, ou encore de l’usurpation des biens des autres, comme le signale l’écrivain dans Poétique de la Relation : « Le nomadisme circulaire est une forme non intolérante de la sédentarité impossible » (1990 : 24). Précisons, à ce propos, que la pensée de l’errance ainsi que le nomadisme circulaire apportent beaucoup à la poétique de la Relation, laquelle se veut un exutoire qui permet, aussi bien à toutes les communautés qu’à toutes les cultures et langues dans le chaos-monde glissantien, de mettre fin à la domination et à la réduction, à l’exclusion et à toute forme de réification. Dans ce cadre, l’analyse de Glissant dans Poétique de la Relation se révèle d’une importance cruciale :

Contrairement au nomadisme en flèche (découverte ou conquête), contrairement à la situation d’exil, l’errance donne avec la négation de tout pôle ou de toute métropole, qu’ils soient liés ou non à l’action conquérante d’un voyageur […] Aussi les langues de l’Occident étaient-elles réputées véhiculaires et tenaient-elles souvent lieu de métropoles. Par opposition, le dit de la Relation est multilingue. Par-delà les impositions des puissances économiques et des pressions culturelles, il s’oppose en droit au totalitarisme des visées monolingues (1990 : 31).

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25 L’écrivain, dans son roman Tout-Monde (1993), traduit nettement la pensée archipélique de l’errance, l’esthétique baroque du chaos-monde, le multilinguisme et la créolisation qui devaient ranimer autant les rhétoriques que les imaginaires et les cultures de la totalité-monde, prônée par Glissant. C’est ici le lieu de signaler que le romancier entend subvertir le nomadisme en flèche pour instaurer une dynamique de dialogue et d’échange, laquelle dynamique constitue l’épine dorsale de la philosophie transversale de la Relation :

LE LIEU. – Il est incontournable. Mais si vous désirez de profiter dans ce lieu qui vous a été donné, réfléchissez que désormais tous les lieux du monde se rencontrent, jusqu’aux espaces sidéraux. Ne projetez plus dans l’ailleurs l’incontrôlable de votre lieu. Conservez l’étendue et son mystère si abordable. Ne partez pas de votre rive comme pour un voyage de découverte ou de conquête. Ou plutôt, partez de l’ailleurs et remontez ici, où s’ouvrent votre maison et votre source. Circulez par l’imaginaire, autant que par les moyens les plus rapides ou confortables de locomotion. Plantez des espèces inconnues et faites se rejoindre les montagnes. Descendez dans les volcans et les misères, visibles et invisibles. Ne croyez pas à votre unicité, ni que votre fable est la meilleure, ou plus haute votre parole. – Alors, tu en viendras à ceci, qui est de très forte connaissance : que le lieu s’agrandit de son centre irréductible, tout autant que de ses bordures incalculables (Glissant, 1993 : 31).

26 Dans quel sens alors le baroque et l’esthétique du chaos glissantiens s’inscrivent-ils dans la droite ligne de la dynamique transversale de la créolisation entre les centres, d’un côté, et les périphéries, de l’autre ?

3. Le baroque et le chaos-monde au service de l’esthétique de la transversalité glissantienne

27 L’auteur, dans Malemort (1975), se voue à donner du poids à l’esthétique baroque en ces termes : « […] il déroulait, loin des splendeurs baroques de ses bonnes années, des discours tout aussi perdus de contenu mais d’une banalité rase » (Glissant, 1997a : 167). Il est indubitable que le baroque glissantien prend de la distance par rapport aux clichés et aux idées stéréotypées pour embrasser le mouvement et les transmutations perpétuelles. Le baroque s’écarte aussi des normes préétablies et de toute systématisation, qu’elle soit antérieure ou ultérieure. C’est pourquoi l’écrivain martiniquais recommande à ses lecteurs, dans Poétique de la Relation, de souscrire à cette esthétique : « La naturalité baroque a, s’il se trouve, une structure ou du moins un ordre, et il nous faudrait inventer un savoir qui n’en garantirait pas d’avance la norme, mais qui suivrait au fur et à démesure, la quantité mesurable de ses variances vertigineuses » (1990 : 116). Précisons également que le baroque propre à la rhétorique archipélique de Glissant s’inscrit foncièrement dans le sillage de l’impulsion judiciaire, en ceci qu’il bat en brèche toute propension archétypale provenant d’un quelconque monolithisme ou atavisme. Au lieu de l’unicité et du modèle de l’Être, il propose la diversité des « étants », la variété littéraire, culturelle et identitaire des communautés. Le romancier caribéen le signifie clairement dans Les entretiens de Baton Rouge :

Toute la littérature, tout l’effort et toute la pulsion et toute la tension de la littérature occidentale, pour dire la chose d’une manière grossière et qu’il faudrait nuancer, tout cet effort est allié à la conception de l’être comme être : il me semble que, sauf hérésies, toutes les littératures occidentales sont allées à cette recherche de l’être comme être. À savoir que toutes les littératures occidentales sont d’une recherche de la profondeur. C’est seulement dans les moments extrêmes et de réaction violente chez les poètes qu’apparaissent, par exemple, des formes de littérature baroque, qui ne sont pas des littératures de la profondeur, mais qui sont ce que j’appelle des littératures de l’étendue […] Si la littérature continuait à être liée à une recherche de l’être comme être (« la vérité »), elle cesserait d’être importante dans le cri du monde actuel (2008 : 99).

28 Dans cette optique, Glissant se départit, en définitive, de tout classicisme prototypique, surtout en raison du caractère dogmatique qu’il recèle. Ce faisant, il place sa rhétorique et sa pensée archipélique sous le signe du baroque et de la pluralité culturelle et artistique, pluralité qui se veut inaliénable dans la logique et la philosophie glissantiennes. C’est en ce sens que le penseur antillais souligne, dans Introduction à une poétique du Divers, le caractère transversal ou horizontal incoercible du baroque, lequel contredit, et la verticalité, et la typicité de la culture atavique :

Autrement dit, la fonction du baroque est de prendre le contre-pied de l’ambition et de la prétention classique. Or la prétention classique, bien entendu, c’est la profondeur. Si je propose au monde mes valeurs particulières comme valeurs universelles, c’est parce que je crois que j’atteins à une profondeur. Et, bien entendu, le baroque c’est l’étendue. Le baroque c’est l’étendue, c’est-à-dire le renoncement à la prétention de la profondeur. Nous savons bien que tous les arts baroques en architectures, en peintures ou en littérature sont des arts de l’étendue, de la prolifération, de la redondance et de la répétition (1996 : 94).

29 Il faut préciser ici que le baroque profite énormément à la dynamique de la créolisation, dans la mesure où celui-ci s’inscrit aux antipodes de toute centralisation et conteste toute exclusion. Ce qui constitue, d’ores et déjà, un atout dont bénéficie la créolisation. C’est d’ailleurs ce que Glissant s’attache à montrer dans l’ouvrage précité :

La créolisation est toujours une manifestation du baroque parce que le baroque est ce qui s’oppose disons au classique […] Le baroque c’est l’anti-classicisme, c’est-à-dire que la pensée baroque dit qu’il n’y a pas de valeurs universelles, que toute valeur est une valeur particulière à mettre en relation avec une valeur particulière et que par conséquent, il n’y a pas de possibilité qu’une valeur particulière quelconque puisse légitimement se considérer ou se présenter et s’imposer comme valeur universelle. Elle peut s’imposer comme valeur universelle par la force, mais elle ne peut pas s’imposer comme valeur universelle en légitimité. C’est ce que la pensée baroque dit, et en ce sens toute créolisation est une forme de baroque à l’ouvrage, n’est-ce pas, en acte (1996 : 50-1).

30 Dès lors, le baroque, qui se méfie des stéréotypes et se désolidarise de la systématisation, pour réhabiliter la diversité et accréditer l’ouverture et l’étendue, fonctionne de concert avec l’esthétique du chaos-monde, laquelle récuse toute réduction et toute forme de sclérose. Ainsi le baroque, qui est « la parole privilégiée [des] cultures » (Glissant, 1990 : 105), s’érige-t-il en vecteur de renouvellement, embrassant toutes les civilisations sous le ciel du chaos-monde, sous l’égide de la créolisation et sous les auspices de la diversité et du respect de l’altérité. C’est ainsi que l’écrivain antillais assure dans Poétique de la Relation :

L’art baroque cesse d’être a contrario, il consacre une vision novatrice (bientôt une autre conception) de la Nature, et s’y accorde. Le temps fort de cette évolution est le métissage : des styles, des langages, des cultures. Par la généralité de ce métissage, le baroque achève de se « naturaliser ». Ce qu’il dit désormais dans le monde, c’est le contact proliférant des « natures » diversifiées. Il « comprend » ou plutôt il donne avec le mouvement du monde. Il n’est plus réaction, mais la résultante de toutes les esthétiques, de toutes les philosophies. Alors, il n’affirme pas seulement un art ou un style, mais plus outre, provoque un être dans le monde (1990 : 93).

31 C’est sous cet angle qu’on peut lire dans son poème « Les Grands Chaos (1993) », dont le titre est à cet égard révélateur, les vers suivants :

Mais aussi la parole déroulée de leur errance. Ils détournent

la raison suffisante de ces langages dont ils usent, et c’est

par des contraires de l’ode ou de l’harmonie : des désodes. Ils

comprennent d’instinct le chaos-monde. Même quand ils

affectent, jusqu’à la parodie, les mots de l’Autre. Leurs

dialogues sont d’allégorie. Folles préciosités, science non sue,

idiomes baroques de ces Grands Chaos. Venus de partout, ils

décentrent le connu. Errants et offensés, ils enseignent. Quelles

voix débattent là, qui annoncent toutes les langues qu’il

se pourra (Glissant, 1994 : 409) ?

32 À l’évidence, qui importe le plus dans cette mouvance baroque, qui incarne l’un des maîtres-mots de l’esthétique du chaos ou du chaos-monde, c’est, à juste titre, le décentrement épistémique, culturel et artistique qu’elle met en vigueur et érige en une modalité génératrice d’innovation et d’inventivité pluridimensionnelles. Dans cette perspective, la formule de Gilles Deleuze se révèle d’une grande importance : « Mais le baroque ne se projette pas seulement dans sa propre mode. Il projette en tout temps, en tout lieu » (Deleuze, 1988 : 1). En outre, cette vision baroque dote la poétique du chaos-monde, appuyée par la rhétorique glissantienne, d’une ouverture non réductrice, dans la mesure où elle cultive le dialogue, l’échange et l’interaction entre toutes les cultures et les imaginaires possibles. Or, ce qui hisse vraiment l’esthétique ou la poétique du chaos-monde à ses sphères paroxysmiques, c’est le caractère imprévu et imprédictible dont se nourrit cette esthétique et qui est, bel et bien, la particularité du processus de la créolisation avec laquelle elle noue des liens solides. C’est là où siège l’apport de la rhétorique glissantienne, qui s’applique à brasser toutes les pensées, tous les arts, toutes les cultures, tous les imaginaires, voire toutes les possibilités créatives et toutes les alternatives d’inventivité provenant, et des centres, et des périphéries. Il s’agit ainsi non seulement d’embrasser toutes les identités, communautés et ethnies, toutes leurs histoires, langues et civilisations, mais plus encore de s’apprêter à appréhender tout imprédictible résultant du contact, de l’interpénétration, voire même du choc des différentes cultures autant que de leurs différentes modalités d’expression. C’est de cette manière que se conçoit, en partie d’ailleurs, l’esthétique du chaos-monde, comme Glissant la développe dans Introduction à une poétique du Divers : « Une fois de plus, en ce qui concerne la notion de chaos, quand je dis chaos-monde, je répéterai ce que j’ai précisé à propos de la créolisation : il y a chaos-monde parce qu’il y a imprévisible. C’est la notion d’imprévisibilité de la relation mondiale qui crée et détermine la notion de chaos-monde » (1996 : 37). C’est dans la même optique salvatrice de la rhétorique glissantienne que l’esthétique du chaos-monde s’applique à convertir les chocs dramatiques de la Traite en des générateurs de remède, de consolation et de dépassement : « Les poétiques diffractés de ce Chaos-monde que nous partageons, à même et par-delà tant de conflits et d’obsessions de mort, et dont il faudra que nous approchions les invariants » (Glissant, 1997 : 16).

33 Le romancier martiniquais tente, dans un élan curatif ou psychothérapeutique, de normaliser, s’il se trouve, les heurts du chaos-monde pour les siens, comme il le rappelle dans l’essai précité : « Les interrelations procèdent principalement par fractures et ruptures. Elles sont même peut-être de nature fractale : d’où vient que notre monde est un chaos-monde » (Glissant, 1997 : 24).

34 Il faut préciser que Glissant s’attache à définir le « chaos-monde » par opposition à toute uniformisation et à toute hiérarchisation culturelle, c’est-à-dire par opposition à tout égocentrisme civilisationnel, radicalisant le clivage entre le Centre occidental, d’une part, et les périphéries, d’autre part. Autrement dit, la poétique du chaos-monde est diamétralement opposée à toute dilution et à toute sorte de réductionnisme. C’est ce qu’il développe notamment dans Poétique de la Relation :

Le chaos-monde n’est ni fusion ni confusion : il ne reconnaît pas l’amalgame uniformisé – l’intégration vorace – ni le néant brouillon. Le chaos n’est pas « chaotique ». Mais son ordre caché ne suppose pas des hiérarchies, des précellences – des langues élues ni des peuples-princes. Le chaos-monde n’est pas un mécanisme, avec des clés (1990 : 108).

35 Glissant revendique, en toute conscience, l’esthétique du chaos-monde, la poétique étayée par l’intention rhétorique, laquelle constitue sans doute la modalité de sa participation et, outre cela, de la participation des Antillais au chaos-monde littéraire, artistique et culturel. C’est là un enjeu majeur de la poétique glissantienne, dans le sens où l’esthétique du chaos-monde remplit une fonction cruciale, que ce soit au niveau du brassage ethnique ou de l’interaction des différents imaginaires du monde. Et l’écrivain martiniquais de certifier à ce propos : « Ma poétique, c’est que rien n’est plus beau que le chaos – et il n’y a rien de plus beau que le chaos-monde » (1994a : 111). C’est ainsi également que le baroque fait la part belle à la poétique de la Relation à laquelle l’esthétique du Chaos-monde est coextensive :

L’esthétique du chaos-monde (qui est donc ce que nous nommions l’esthétique de l’univers, mais désencombrée des valeurs a priori) globalise en nous et pour nous les éléments et les formes d’expression de cette totalité, elle en est l’action et la fluidité, le reflet et l’agent en mouvement.

Le baroque est la résultante, non érigée, de ce mouvement.

La Relation est ce qui en même temps le réalise et l’exprime. Elle est le chaos-monde qui (se) relate (Glissant, 1990 : 108-9).

36 C’est ainsi que le penseur antillais arrive à descendre en flammes la dichotomie (Centre/périphéries), laquelle a légitimé l’avancée esclavagiste et a séculairement catalysé la poussée colonialiste dont les violences continuent à sévir jusqu’à nos jours en frappant de plein fouet plusieurs communautés marginalisées et maintes zones périphériques. C’est cette analyse qui se trouve étayée dans Les entretiens de Baton Rouge :

37

Si l’on veut parler de centre et de périphérie, à ce moment, la périphérie est déjà dans le centre et se partage le centre. Donc le centre n’existe que comme référent légitiment du partage de ce pouvoir réel. Ce qui est intéressant, c’est que les nations occidentales se sont projetées sur le monde (en particulier la France et l’Angleterre, les deux grandes puissances coloniales), à peu près six ou sept siècles plus tard, ces nations ne se sont pas partagé un référent impérial unitaire. Elles se sont disputé autre chose, qui était à l’extérieur, hors d’elles, la multiplicité du monde. Les empires coloniaux français et anglais se sont bâtis sur le mode de l’opposition et de la compétition, la compétition en Afrique, la compétition en Asie, et avant cela les compétitions entre les Portugais et les Espagnols, les Français et les Anglais, dans les Amériques. Le principe qui constituait à cette époque le centre, à savoir la valeur éminemment supérieure des cultures et des civilisations occidentales, n’était pas un principe absent, comme le principe romain, absent déjà au temps de la prononciation des Serments. C’était au contraire un principe virulent, encore en activité, en pleine activité, qui fondait la légitimité des colonisations. Ce que ces centres se disputent aujourd’hui, ce n’est pas leurs propres centres, c’est encore l’extérieur. Si, à l’époque des Serments de Strasbourg, les parties prenantes avaient pu dire : « Moi, je garde la Hongrie, vous, vous mettez la main sur le pays du Nord, moi j’occupe… », et ainsi tout à l’entour, nous eussions pu établir un parallèle avec des situations d’aujourd’hui (2008 : 125-6).

Conclusion

38En somme, l’écrivain martiniquais se révolte contre toute uniformisation et s’applique à faire barrage à toute standardisation, lesquelles consistent à modéliser toutes les cultures en fonction de la même systématisation, celle des Occidentaux, auxquels il adresse l’interpellation suivante : « Les périphériques vous parlent » (2005 : 27), dans l’objectif de leur proposer une « pensée excentrique » (Glissant, 2008 : 56).

39Toujours est-il que le romancier place sa littérature sous le signe des « contre-rhétoriques » (Glissant, 2010 : 24), en ceci qu’elles véhiculent « une révolution culturelle » (Glissant, 1981 : 407) et une « contre-poétique » (Glissant, 1981 : 279). Celles-ci s’allient organiquement à la pensée archipélique, en tant que « pensée du tremblement qui ne s’élance pas d’une seule et impétueuse volée dans une seule et impérieuse direction », mais qui « éclate sur tous les horizons, dans tous les sens, ce qui est l’argument topique du tremblement. Elle distrait et dérive les impositions des pensées de système » (Glissant, 2005 : 75), dans le but de cultiver un projet propre aux sociétés composites, projet en mesure de tenir compte de leur digenèse : « La littérature est l’enjeu des peuples. S’il en est bien ainsi, du moins des littératures de contestation, des littératures de combat, eussent dû continuer d’actualiser ou d’activer, sous une forme radicale ou fondamentale, les luttes traditionnelles ou nouvelles de ces peuples pour leur émergence » (Glissant, 1981 : 317).

40 Glissant procède ainsi à « une coupure épistémologique » (Glissant, 1990 : 235) qui discrédite, en définitive, une certaine philosophie de l’Histoire au profit de la pensée archipélique des périphéries, laquelle revendique l’identité-relation et se réclame de la pensée du rhizome, de la « pensée des transversalités » (Glissant, 2007 : 118) des « histoires des peuples [qui] se sont rencontrées enfin et ont contribué à changer la représentation même que nous faisons de l’Histoire et de son système » (Glissant, 1997 : 16). Dans ce même élan, la rhétorique glissantienne se focalise sur l’esthétique baroque et la poétique du divers. Elle cultive également l’opacité, qui garantit la diversité et la variété culturelles. L’écrivain caribéen s’applique ainsi à « tisser ce réseau » (Glissant, 1997 : 251) du « Tout-monde » (Glissant, 1997 : 176) et se déclare manifestement pour le nomadisme circulaire, pour le dialogue, l’interaction et l’échange culturels entre les diverses régions du monde : « […] comment être soi sans se fermer à l’autre et comment consentir à l’autre, à tous les autres sans renoncer à soi ? » (1996 : 37), s’interroge Glissant, dans Introduction à une poétique du Divers, soulevant les questions cruciales de l’ipséité et de l’altérité.

41 Loin de magnifier les « modèles universels » (Glissant 1990 : 207) et de souscrire au « spectacle des hégémonies » (Glissant, 1996 : 68), Glissant se détermine, dans Introduction à une poétique du Divers, pour « la fracture de l’universel généralisant et a priori la surprise de l’étant, de l’existant surgissant, à l’encontre de la permanence de l’être » (1996 : 68). C’est justement dans la perspective de cette coupure épistémologique que le penseur martiniquais s’érige en héraut d’une conception novatrice de la culture, annonciatrice de l’ère d’une Totalité-monde. C’est ce que le penseur antillais met en exergue dans son Entretien du CARE :

La question à poser est donc celle de la reconversion des savoirs. Le savoir occidental, encore triomphant, est systématique et « utilitaire ». D’autres formes de savoirs, en germe dans des cultures aujourd’hui encore méconnues ou dominées, ont chance d’ouvrir non plus sur des régentements, mais sur une réelle mise en relations à l’échelle planétaire. C’est pourquoi un de nos devoirs les plus évidents est aujourd’hui dans nos pays de prophétiser la multiplicité. Celle-ci est la condition irréversible de l’unité solidaire (1983 : 23-4).

42 En dernière analyse, si, sous l’égide de la poétique du chaos-monde, la rhétorique archipélique se focalise sur les interactions et les enchevêtrements culturels et réactive « l’emmêlement » (Glissant, 1990 : 205) civilisationnel pluridirectionnel, en dehors de toute hégémonie, elle ne saurait être qu’un catalyseur de reviviscence et de jouvence culturelles pour les communautés, qu’elles soient du Centre ou des périphéries, comme le confirme le penseur martiniquais dans Traité du Tout-Monde : « Tous les peuples sont jeunes dans la totalité-monde » (1997 : 230).

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Bibliografía

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Notas

1 « C’est le premier genre de la rhétorique classique (avec le délibératif et le démonstratif) : il s’inscrit dans le cadre d’un procès, car son rôle est de juger ce qui a été fait ; il porte donc sur le passé et les valeurs qui lui servent de critère sont le juste et l’injuste […] Le genre judiciaire est centré sur la narration, car il s’agit d’exposer les faits sous le jour le plus favorable à la cause défendue […] », Michel Jarrety, avec la collaboration de Michèle Aquien, Dominique Boutet, Emmanuel Bury, Pierre Frantz, Daniel Ménager, Gilles Philippe, Yves Vadé, Lexique des termes littéraires, Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 238.

2 « Troisième genre oratoire, selon les théoriciens, le genre démonstratif (ou, d’après le mot grec, épidictique) est celui où l’art doit être le plus brillant. L’argument type est en effet l’amplification, car son propos porte sur des valeurs, qu’il s’agit de louer ou de blâmer : c’est donc le genre de l’éloge et du blâme, et il porte sur le présent, car il demande l’adhésion immédiate aux valeurs d’une communauté (doxa), déjà partagées par le public. L’épidictique est, par excellence, le genre de la célébration collective […] où la communauté affirme les liens qui la constituent. Cette éloquence d’apparat se retrouve aussi bien dans la poésie élevée (ode, hymne) que dans l’épopée ou la tragédie. En prose, elle est celle des discours de réception, des panégyriques ou des oraisons funèbres. C’est pourquoi elle demeure très vivante dans la vie sociale et politique. », Ibid., p. 120-1.

3 « Le genre délibératif est un des trois grands genres de l’éloquence. Il est défini par une matière du discours : le caractère opportun ou inopportun d’une décision à prendre, de la part de particuliers ou de corps constitués, touchant aussi bien les positions idéologiques, que la morale et ses enjeux les plus concrets dans l’action. Le genre délibératif envisage aussi ce qu’on appellerait aujourd’hui les conditions de faisabilité de l’éventuelle entreprise, en y incluant la considération des mœurs des personnes concernées. », Michèle Aquien & Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, La Pochotèque, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, 1996, p. 116.

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Referencia electrónica

Mohamed Lamine Rhimi, «Le centre et les périphéries à l’aune de l’esthétique « tremblée » d’Édouard Glissant : une approche artistique et géoculturelle transversale»Amerika [En línea], 28 | 2024, Publicado el 18 julio 2024, consultado el 14 diciembre 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/19870; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1222c

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Autor

Mohamed Lamine Rhimi

Université de Tunis

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