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Dossier : Périphérie(s) dans les imaginaires et les récits latino-américains contemporains
Discours et sociétés

Javier Milei et la tradition politique argentine. Continuité et rupture

Fernando Stefanich

Résumés

Autoproclamé libertarien, Milei a mis fin à l’hégémonie kirchnériste qui avait commencée en 2003 avec la présidence de Néstor Kirchner. Il assume ses fonctions le 10 décembre 2023, dans un contexte complexe : le pays traverse une crise importante et la société argentine est profondément divisée. C’est la grieta (la brèche), la frontière invisible qui sépare les Argentins.

Dans le présent travail, nous nous proposons d’étudier la polarisation de la société argentine à travers la figure de Javier Milei.

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Texte intégral

  • 1 Contraction du prénom Alberto avec títere = marionette.

1En 2019, le kirchnériste Alberto Fernández assume la présidence de la nation. Il représente la continuité d’un modèle qui se trouve déjà à bout de souffle (il est vu par certains comme une marionnette de Mme Fernández, sa vice-présidente, ce qui lui vaut le surnom d’Albertítere1. Par ailleurs, le contexte ne lui est pas favorable. Il doit faire face à la crise sanitaire et renégocier le prêt de 57 milliards de dollars consenti par le FMI à Mauricio Macri. A la fin de son mandat, les indicateurs économiques et sociaux sont désastreux ; l’Argentine enregistre, selon l’INDEC (Institut National de la Statistique), une inflation de 94,8% sur l’année 2022 et 36,5% de la population se trouve sous le seuil de pauvreté.

2Alberto Fernández ne briguera pas la réélection et l’alternance arrivera en 2023 de la main de Javier Milei qui, en ballottage, fera alliance avec la candidate macriste Patricia Bullrich (elle deviendra par la suite sa Ministre de la Sécurité).

3Autoproclamé libertarien, Milei met fin à l’hégémonie kirchnériste qui avait commencé en 2003 avec la présidence de Néstor Kirchner. Il assume ses fonctions le 10 décembre 2023, dans un contexte complexe : le pays traverse une crise importante et la société est profondément divisée ; c’est la grieta (la brèche), la frontière invisible qui sépare les Argentins.

4Dans le présent travail, nous nous proposons d’étudier la polarisation de la société argentine à travers la figure de Javier Milei, un politicien qui incarne à la fois continuité et rupture.

Théâtrocratie et circulation des élites

5Même si Javier Milei est un outsider en politique (son ascension fut météorique : il fut élu député en 2021 et président deux années plus tard), il n’est pas pour autant un inconnu du grand publique. En effet, en tant qu’économiste, il est souvent invité par les médias pour qu’il commente la situation du pays, il collabore depuis 2010 avec des journaux (tels que La Nación, Infobae, El Cronista), anime (de 2017 à 2022) sa propre émission de radio (Demoliendo mitos, radio Conexión abierta) et en 2018 débute comme acteur dans la pièce de théâtre El consultorio de Milei.

6Il se distingue en partie par son franc-parler, ses avis tranchants et une personnalité atypique. Du point de vue idéologique, il s’inspire de l’école autrichienne (fondée par Carl Menger, Friedrich von Wieser et Eugen von Böhm-Bawerk, ce groupe comptera plus tard avec les contributions de Friedrich Hayek et de Ludwig von Mises) et se dit libertarien. Les analystes hésitent ; pour certains il appartient à extrême droite alors que d’autres le considèrent un populiste de droite, dans la lignée de son voisin Jair Bolsonaro. Tout comme Donald Trump, Milei fait de la théâtrocratie (Platon, p. 701) : il se met en scène ; on le voit une tronçonneuse à la main, porter l’uniforme militaire et arracher d’un tableau les étiquettes à scratch portant les noms des ministères qu’il prévoit de supprimer une fois élu. Ces images sont destinées à alimenter les médias, car les politiques sont conscients de l’importance de l'image numérique. Les réseaux sociaux, qui permettent aux foules solitaires engendrées par l’hyper-individualisme de la société néolibérale de fusionner et de générer une nouvelle communauté politique (Gerbaudo, p. 748), sont l’arène du politainment où information politique et divertissement se conjuguent dans la recherche de l'attention des utilisateurs (Cervi et al.).

7Pour María Susana Martins, la stratégie de Milei sur Instagram repose essentiellement sur deux éléments. Premièrement, l’iconisation. Pour illustrer ses propos, Martins choisit une image où les traits de Milei et ceux d’un lion fusionnent (nez/museau, chevelure/crinière). La composition vise à attribuer au candidat les caractéristiques du fauve ; c’est-à-dire, la force, le courage, le leadership.

8Deuxièmement, la performance. Sur les plateaux de télévision, Javier Milei déploie sa performativité avec aisance. Il en connaît les rythmes, les codes, il sait se montrer provocateur et polémique. Ces comportements représentent une valeur supplémentaire pour le candidat qui évolue dans ce contexte marqué par le vertige de l’information et la polarisation idéologique.

9Sur TikTok, en revanche, sa stratégie semble moins lisible. Bien que le compte officiel (@javiermileii) soit peu actif, il s’appuie sur des comptes secondaires ou de soutien (@elpelucamilei, @javiermilei2023 et @javiermilei_0). Les sujets les plus fréquents concernent le système politique (33%) et l'économie (23,5%), alors que la majorité des vidéos expriment une critique (40%) ou présentent des propositions (29,4%). Cependant, l’élément qui transparaît dans le matériel analysé est le caractère antipolitique de son discours (Ariza et al.). En effet, Milei s’érige en ennemi de ce qu’il appelle la « caste » : « Ne vous laissez pas intimider ni par la caste politique ni par les parasites qui vivent de l’État. Ne vous soumettez pas à une classe politique qui ne cherche qu’à se perpétuer au pouvoir et à maintenir ses privilèges » (2004). Milei est la cristallisation d’un macro-contexte dominé par société du spectacle (Guy Debord) et par la rupture entre la population et les élites. Pour Michel Maffesoli :

Le pouvoir c’est ce qui est institué, renvoyant aux élites. La puissance, c’est ce qui est instituant. Quand une nouvelle forme institutionnelle s’élabore, il y a un accord entre le pouvoir et la puissance. Il est des moments (…) où il y a un décalage, (…) une discrépance. Ça ne colle plus entre les institutions, ceux qui sont censés représenter le peuple et la puissance instituante, celle du peuple. Il y a un type de déconnexion.

10Les réseaux sociaux lui permettent de renforcer son branding car, en effet, le candidat est devenu une marque commerciale : son logo est un lion ; son slogan : « Vive la liberté, bordel ! », un mantra vide qu’il répète à chaque apparition publique.

La rupture avec le kirchnérisme

11Le vingtième siècle marque un changement de paradigme dans la vie politique argentine. Les Kirchner instaurent un populisme de gauche et très vite la société se divise en deux camps : kirchnéristes et antikirchnéristes. C’est ce qu’on appelle la grieta (la brèche), un fossé qui sépare deux visions opposées et irréconciliables.

12Dans le microcontexte, Milei incarne la rupture avec le modèle kirchnériste. Il critique non seulement la caste politique qui était jusque-là au pouvoir mais encore l’un des leurs piliers : la justice sociale. Ces groupes se serviraient idéologiquement auprès de l’opinion du concept de justice sociale (qui pour, Hayek n’est rien d’autre qu’un mirage car impossible à définir objectivement) pour transférer dans leurs poches une richesse créée par autrui : « Les partisans de la justice sociale partent de l’idée que l’ensemble de l’économie est un gâteau qui peut être partagé différemment, mais ce gâteau n’est pas donné, c’est une richesse qui est générée dans ce qu’Israël Kirzner appelle un processus de découverte » (2004).

13Ce système de prédation, explique Thierry Aimar, encourage ses victimes à s’organiser eux-mêmes en communautés revendicatrices pour échapper à la spoliation. Sous le prétexte d’une plus grande égalité, chacun finit par voler tout le monde, dans une forme de parasitisme destructeur du lien social. En étouffant la création de valeur, cette redistribution généralisée animée par la recherche de rentes (le rent-seeking) conduit tout droit l’économie dans des trappes à pauvreté.

Milei, Macri et la tentation technocratique

14En Argentine, les cycles de violence propres au vingtième siècle sont révolus ; désormais la voie du changement, c’est l’alternance démocratique. En 2015, Mauricio Macri interrompra brièvement la domination populiste ; c’est l’antécédent direct de Javier Milei, on pourrait même imaginer une filiation Macri-Milei.

15Macri ne fera qu’un seul mandat et sa gestion ne suffira pas à tourner définitivement la page kirchnériste. Les raisons de cet échec sont multiples. Il a essentiellement une vision rationaliste de la politique. Son conseiller, Durán Barba, décrit le candidat comme un homme qui « n’a pas de rites, qui n’a pas besoin d’être ni de droite ni de gauche ni péroniste […] ; pour lui, tout cela n’a pas d’importance ». Macri est un homme d’entreprise pragmatique qui veut imposer sa vision technocratique et désenchantée du monde. Cependant, il serait erroné de réduire la politique à une simple science dont les outils seraient l’analyse des statistiques, les enquêtes ethnographiques, les archives et les entretiens. Souvent, les technocrates considèrent les problèmes économiques et politiques comme des questions purement techniques qu’ils tentent de résoudre de manière rationnelle. Toutefois, la rationalité technique ne doit pas être confondue avec la rationalité politique. Cette dernière consiste à « tenir compte de toutes les connexions, de toutes les contradictions qui structurent la réalité économique et politique » (Leduc, p. 56). Autrement dit, « toute politique, même rationnelle, contient et engendre de l’irrationnel » (p. 59).

16La raison et l’imaginaire sont compatibles. Les sondages servent à évaluer le positionnement d’un candidat lors d’une élection et à identifier son électorat (par âge, par niveau d’études, par profession, par zone géographique), mais ils servent également à « appréhender leur vie quotidienne, leurs mythes, leurs rêves, leurs peurs, leurs priorités et leurs ambitions » (Durán Barba).

17La rationalité politique doit tenir compte de toutes les connexions et contradictions qui structurent la réalité économique et politique et les sondages ne permettent pas toujours d’interpréter les aspects irrationnels et les priorités des citoyens. En fin de compte, la politique est un mélange complexe de raison et d’imaginaire, et les décisions politiques ne peuvent pas être prises uniquement sur des bases techniques.

18Macri ne fera qu’un seul mandat. Son gouvernement aura échoué tant sur le plan symbolique qu’économique. Plusieurs raisons expliquent cet échec : la situation économique difficile de l’Argentine au début de son mandat, un contexte international défavorable (hausse des taux d’intérêt de la Réserve fédérale américaine, ralentissement de l’économie chinoise, tensions commerciales entre les deux pays), ainsi que l’accord avec le FMI. Macri a dû mettre en place un plan d’austérité pour réduire le déficit de l’État, mais cela n’aura pas suffi à relancer l’économie de manière significative.

19En méprisant les mythes et les rites, Macri ne réussira jamais à consolider un narratif solide, un ciment symbolique qui aurait pu souder l’opinion publique autour d’un projet politique.

Milei ou le retour du ménémisme

  • 2 En 2003, il remporte le premier tour des élections présidentielles mais il ne participe pas au ball (...)

20En s’opposant au kirchnérisme, Milei pourrait être qualifié d’antipéroniste. Or, il se reconnait ouvertement dans la tradition péroniste des années ’90, celle de Carlos Menem, président de la nation à deux reprises2 (1989 et 1995). Si bien Menem s’était présenté aux élections comme un caudillo, il quittera le pouvoir comme un trader. Ayant pris le pouvoir de manière anticipée en raison de l’hyperinflation alfonsiniste, Carlos Menem met en place en 1992 la dollarisation de l’économie argentine. Avec l’aide de son ministre de l’Économie, Domingo Cavallo (qui deviendra l’une des sources d’inspiration de Javier Milei), Menem impose l’équivalence entre le peso argentin et le dollar, créant ainsi le célèbre uno a uno. Au-delà de l’aspect financier, cette mesure a un impact symbolique indéniable : l’Argentine semble enfin appartenir au Premier Monde. Le récit ménémiste fonctionne alors comme une fable compensatoire.

  • 3 YPF : Yacimientos Petrolíferos Fiscales
  • 4 ENTEL : Empresa Nacional de Telecomunicaciones

21Les années ‘90 marquent l’apogée du néolibéralisme. Menem assouplit les règles du travail et réduit la taille de l’État en privatisant des entreprises telles que YPF3, ENTEL4, Aerolíneas Argentinas ou encore les chemins de fer. C’est l’époque de la performance, où l’État est minimisé au profit du marché. Ces privatisations ont été rendues possibles grâce à la « stratégie du choc », concept décrit par Naomi Klein dans son livre éponyme. Selon cette théorie, les crises servent de chocs permettant aux gouvernements d’introduire des réformes radicales et impopulaires. Dans le cas de l’Argentine, le choc initial a été l’hyperinflation de l’ère alfonsiniste (la présidence du radical Raúl Ricardo Alfonsín – 1983-1989 – signe le retour de la démocratie après la dictature de 1976). Lorsque Menem prend ses fonctions à la tête du gouvernement, il déclare avoir hérité d’un pays en crise, en proie aux flammes. Il appelle les Argentins à le suivre, leur promettant de ne pas les décevoir. Dans cette position, Menem se présente comme un sauveur. À l’instar de Moïse, il lit dans l’histoire ce que les autres ne voient pas encore, guidant son peuple vers l’avenir. Son charisme est celui d’un leader capable de sortir le pays de la crise. L’analogie avec Moïse se poursuit : comme lui, Menem est porteur d’une impulsion sacrée, une voix qui révèle la vérité et guide le peuple. Pour Menem, les problèmes de l’Argentine à la fin du siècle sont l’hyperinflation et l’hypertrophie de l’Etat.

22Cependant, il est important de noter que Menem n’a fait que suivre les recettes néolibérales déjà mises en place pendant les années ‘70 sous la dictature militaire. D’après Naomi Klein, la première introduction du libéralisme en Amérique latine remonte au 11septembre 1973, lors du coup d’Etat de Pinochet au Chili, fait qui marque l’émergence des théories de Milton Friedman et de l’Ecole de Chicago dans le sous-continent.

Milei et le péronisme

  • 5 Le péronisme est un mouvement qui rassemble la gauche et la droite.

23Pour appréhender la relation que Milei entretient avec le péronisme, il faut s’attaquer premièrement à la figure de l’initiateur de ce mouvement5 : Juan Domingo Perón. Au début du vingtième siècle, une période tumultueuse s’amorce, marquée par un changement de paradigme et l’émergence du peuple en tant que protagoniste de la vie politique. En 1914, la loi Sáenz Peña est promulguée, et en 1916, Hipólito Yrigoyen est élu président. Carlos Gardel, figure emblématique de cette époque, incarne parfaitement cet esprit : chanteur des quartiers populaires, il parvient à conquérir le cœur de la société en se produisant au théâtre Empire, grâce à ses liens étroits avec les punteros.

24Le jeudi noir (ou krach de 1929) produisit une baisse des prix des matières premières et une réduction des importations, ce qui entraina augmentation du chômage et de la pauvreté. Les gouvernements latinoaméricains se virent obligés de renforcer les marchés intérieurs en substituant les importations par la production locale. C’est l’émergence des populismes. Au Mexique, Lázaro Cárdenas approfondit la réforme agraire initiée par la Révolution mexicaine. Au Brésil, Getulio Vargas modernise l’État brésilien en créant l’Estado Novo (1937), renforce les syndicats, organise des monopoles commerciaux pour certains produits (comme le café et le cacao) et encourage l’extraction de pétrole et de minerais.

25En 1930, l’Argentine a connu son premier coup d’État de l’histoire. Cet événement marqua le début d’une période d’instabilité institutionnelle appelée la Décennie Infâme. Cette période tumultueuse se conclut par un nouveau coup d’État, organisé par le Groupe d’officiers unis (GOU).

26L’irruption de Juan Domingo Perón dans la vie politique argentine fut significative. Tout d’abord, il occupa le poste de Secrétaire du Travail et de la Prévision. Plus tard, en 1946, il devint Président de la Nation. Le gouvernement de Perón, caractérisé par son nationalisme et son antilibéralisme, mit en place des politiques sociales visant à protéger les droits des femmes, des enfants, des personnes âgées et des travailleurs. De plus, il organisa les syndicats pour renforcer la voix des travailleurs argentins.

27Ce changement de paradigme n’a pas été du goût de tous. Pour le comprendre, il suffit d’examiner la production culturelle de l’époque. Dans son œuvre intitulée « Las puertas del cielo », Julio Cortázar dépeint avec mépris le public qui assiste à un bal populaire, allant jusqu’à les qualifier de monstres :

28

  • 7 No se concibe a los monstruos sin ese olor a talco mojado contra le piel, a fruta pasada, uno sospe (...)

On ne peut concevoir des monstres sans cette odeur de talc mouillé sur la peau, de fruit rassis, on imagine la toilette précipitée, le chiffon mouillé sur le visage et les aisselles, puis, ce qui compte le plus, la lotion, le mascara, la poudre sur le visage, une croûte blanchâtre et par dessous les plaques brunes qui transparaissent. Elles teignent leurs cheveux aussi, (…) elles étudient même les gestes des blondes (…), persuadées de leur transformation, elles dédaignent avec condescendance celles qui défendent leur couleur7 (p. 131).

29Dans « Casa tomada », une maison de famille habitée par un homme (le narrateur) et sa sœur est squattée par une force énigmatique. Ce texte peut être interprété comme une allégorie de la réalité vécue par le pays : la maison représente le foyer commun, l’Argentine ; la présence mystérieuse pourrait être associée au péronisme.

30Nous pouvons également considérer que c’est un affrontement entre partisans et opposants du péronisme. « La fiesta del monstruo » est une nouvelle publiée par Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares sous le pseudonyme de Bustos Domecq. Le récit suit les pas d’un groupe d’hommes qui se prépare à assister au discours du Monstre (une allusion à peine voilée à Perón). Dans les environs, ils découvrent un juif portant des livres sous le bras. Ils trouvent un prétexte pour l’importuner et finalement, l’homme est lapidé. À son retour, le narrateur raconte cette anecdote à son épouse :

  • 8 Fue desopilante; el jude se puso de rodillas y miró al cielo y rezó como ausente en su media lengua (...)

C'était hilarant ; le Juif se mit à genoux, regarda le ciel et pria distraitement dans sa demi-langue. Quand les cloches de Monserrat sonnèrent, il est tombé, parce qu'il était mort. On s’est défoulé encore un moment, avec des cailloux qui ne lui faisaient plus mal. Je te le jure, Nelly, nous avons laissé le cadavre dans un état pitoyable. Alors Morpurgo, pour faire rire les garçons, m'a fait enfoncer le canif dans ce qui restait de son visage8 (p. 21).

31Le texte met en lumière l’antisémitisme, l’anti-intellectualisme et la barbarie des hordes péronistes. De plus, Borges n’a jamais caché son antipéronisme, qualifiant le mouvement de « fables pour les dupes » (1955, pp. 9-10).

32Le texte de Bustos Domecq fait référence aux prises de parole de Perón et nous rappelle également une date historique : le 17 octobre 1945. Perón avait été enfermé dans la prison de l’île Martin García et ce jour-là, le 17 octobre, une foule sans précédents réclama sa libération (on parlera désormais du Jour de la Loyauté et il sera célébré chaque année). Certains n’hésiteront pas à qualifier ces manifestations populaires d’alluvion zoologique (expression attribuée au radical Ernesto Sammartino qui l’aurait prononcée dans la Chambre des députés le 7 aout 1947).

33Parfois, l’opposition péronisme-antipéronisme tournera à la tragédie. En 1955, des militaires qui s’opposaient à Perón bombardèrent la Plaza de Mayo provoquant plus de 300 morts. Le 16 septembre 1955, un coup d’État renverse le gouvernement de Juan Domingo Perón. L’autoproclamée Révolution libératrice (Revolución libertadora), dirigée initialement par le général Eduardo Lonardi et ensuite par le général Pedro Eugenio Aramburu, sera surnommée la Révolution fusillante (Revolución fusiladora) par les secteurs péronistes, en raison de l’exécution de plus d’une trentaine de militaires et civils en 1956. Ces exécutions font suite à un soulèvement péroniste avorté déclenché par le général Juan José Valle.

Apollon et Dionysos dans les Pampas

  • 9 El padre pertenecía a los invasores, se iría; la madre a los vencidos, moriría; pero él era el pueb (...)

34La division de la société argentine existait déjà avant l’apparition du péronisme et elle persiste encore aujourd’hui. De quoi est-elle le nom ? En examinant le processus historique du sous-continent, on réalise qu’il existe un trauma qui remonte à la Découverte car, comme le dit Martínez Estrada, « le père appartenait aux envahisseurs, il partirait. La mère aux vaincus, elle mourrait. Mais lui, il était le peuple, il allait rester9 » (p. 27). Pour saisir l’âme des multitudes anarchiques argentines, il est essentiel de se pencher sur la psychologie du fils humilié (p. 35).

  • 10 Malón : raid éclair mené par des indigènes.

35Au fil du temps, ces deux groupes vont se consolider et se perpétuer ; ils changeront de nom, s’imprégneront du contexte social et historique, mais garderont toujours leur essence. Ainsi, l’opposition entre péronistes et antipéronistes n’est que la réédition de l’antinomie qui caractérisait le dix-neuvième siècle entre fédéralistes et unitaires. Un tableau de Daniel Santoro illustre parfaitement cette évolution. Il s’agit de « La vuelta del malón » (2011) où le malón10, observé par Victoria Ocampo depuis la tour d’ivoire de sa maison, fonctionne comme une allégorie de la foule péroniste.

36En d’autres termes, la tension entre civilisation et barbarie a marqué et continuera de marquer toute notre Histoire, car il s’agit de deux faces de la même médaille. Radicalement opposés, ils sont condamnés à vivre ensemble, et toute synthèse semble impossible. Cela explique pourquoi le pays a toujours été soumis à des cycles de violence. Aujourd’hui, même si les interruptions institutionnelles semblent a priori impossibles, la société reste complètement divisée. A l’instar de Nietzsche, nous appellerons ces axes apollinien et dionysiaque.

37L’apollinien se caractérise par l’ordre, la mesure et la maîtrise de soi. Il représente la rationalité, la stabilité. C’est l’expression du génie occidental, la tradition classique, l’harmonie. Le dionysiaque, quant à lui, évoque le chaos, l’effervescence sentimentale, l’unité primitive où les différences individuelles s’effacent. Leur espace est la rue, la place publique.

38C’est la confrontation entre « le rêve et l’ivresse » (Nietzsche, p. 23). Les apolliniens rêvent d’un retour au mythe du grenier du monde, ces décades – de la fin du dix-neuvième siècle au début du vingtième – où l’économie du pays fut prospère grâce à l’exportation de viande et de céréales. Cet essor fut possible grâce à la mise en place d’un ensemble d’institutions libérales ; toutefois, l’absence d’une réforme agraire conduit à la concentration des ressources entre un nombre restreint de familles. Les dionysiaques, quant à eux, cherchent l’ivresse, l’annihilation de l’individuation dans l’effervescence populaire. Guidés par un leader charismatique, ils sont protégés par un État puissant et paternaliste. Leur terrain de jeu est la rue et les manifestations carnavalesques. Leur objectif est d’atteindre la justice sociale en distribuant les ressources de manière équitable.

39Ces deux visions s’affrontent dans le corps social argentin, portant chacune sa propre conception du passé, de l’avenir et du bien-être collectif.

40Développé par l’École de Chicago, l’interactionnisme symbolique soutient que les groupes sociaux se battent non seulement pour les espaces et les ressources, mais aussi pour les symboles. Ainsi, la confrontation entre le rêve et l’ivresse, entre l’apollinien et le dionysiaque, se manifeste également dans les luttes symboliques au sein de la société. Ainsi, chaque axe développe et renforce son capital symbolique à travers un ensemble de rites et en constituant un panthéon de mythes et de héros.

41Commençons par l’axe apollinien. Il est incarné par la Génération du '37 et du '80, représentée par des personnalités telles que Domingo Faustino Sarmiento, Esteban Echeverria, Juan Bautista Alberdi et Julio Argentino Roca. Cette lignée, appelée Mayo-Caseros, est ouverte au monde, libérale et affiche un mépris marqué pour tout ce qui est local. Par exemple, la politique d’immigration d’Alberdi, « gouverner, c’est peupler » (p. 16), coexiste avec la politique des frontières et la Guerre du Désert qui vont contribuer à décimer les indigènes, les gauchos et les afro-descendants.

42L’axe dionysiaque, en revanche, se reconnaît dans les rassemblements massifs. Cette lignée s’étend de San Martín à Rosas, puis plus tard à Perón. Idéologiquement, ils sont nationalistes, protectionnistes et antilibéraux. Ils incarnent la révolte contre une société mal constituée.

Temps court, temps long : l’enracinement dynamique

43Pour comprendre la réalité, il faut accepter le présent comme une temporalité multiple où temps court et temps long s’imbriquent dans un processus d’enracinement dynamique ; autrement dit, c’est l’actualisation de la matrice fondatrice à travers le social-historique.

44Le temps court, c’est le domaine de l’action politique, de la relation de causalité. C’est également le social-historique, le micro et macro contexte. Le temps long, c’est le magma des représentations issues de la matrice fondatrice, générées par le processus historique, et leurs dynamiques. Ignorer cette multiplicité temporelle nous condamne à vivre dans le présent perpétuel du temps court, à concevoir la réalité comme un enchainement simple et linéaire de causes et conséquences.

45La mémoire tient davantage du récit que de l'argumentation car, comme l'affirme Tzvetan Todorov, « tout travail sur le passé, ne consiste jamais seulement à établir des faits mais aussi à choisir certains d'entre eux comme étant plus saillants et plus significatifs que d'autres, à les mettre ensuite en relation entre eux » (p. 50). Toute manipulation de la mémoire est donc idéologique.

46Dans de précédents travaux, nous évoquions une identité conflictuelle composée de deux axes qui se trouvent constamment en tension. Ce conflit aura lieu tout au long de l’Histoire argentine et il recevra différentes dénominations. Sarmiento oppose la civilisation à la barbarie, la liberté et les formes constitutionnelles (1843) aux traditions rétrogrades et barbares léguées par les anciens maîtres (1844).

Les 3M : Menem, Macri, Milei

47Il est possible d’établir des similitudes entre Carlos Menem, Mauricio Macri et Javier Milei. Au moment de prendre le pouvoir, ils trouvent un pays en crise et, confrontés à ce scénario, ils proposent des recettes libérales. Ils sont tous les trois libéraux, apolliniens, même si le cas de Carlos Menem est assez particulier. Il accède au pouvoir incarnant l’axe dionysiaque : il est péroniste, a l’apparence d’un caudillo et dirige une province de l’intérieur du pays (La Rioja). Or, son dionysisme péroniste sera finalement le cheval de Troie qui lui permettra d’accéder au pouvoir car très vite le caudillo se métamorphose en homme d’affaires, et l’homme dionysiaque devient apollinien (même si l’oxymore de son slogan « pizza con champán » laisse entrevoir la volonté de concilier ces deux aspects). Ayant détecté les blessures narcissiques latentes dans l’inconscient collectif argentin, il va imposer une politique ouvertement néolibérale.

48Il y a des similitudes mais il y a également des différences. Ainsi Milei, à l’inverse de Macri, a su se doter d’un cadre théorique (l’école autrichienne), ce qui lui a permis de peupler son panthéon personnel. Nous y trouvons les déjà mentionnés Menger, Wieser, Böhm-Bawerk, Hayek et Mises ou encore la romancière et essayiste Ayn Rand qui prônait le laissez-faire et l’égoïsme rationnel comme moteur du capitalisme. Ainsi, si le héros du premier péronisme est le travailleur ; le nouveau héros, c’est l’entrepreneur, celui qui créé de la valeur, celui qui saisit les opportunités cachées en ajustant les activités en fonction des évolutions des marchés et des nécessités.

49Milei se présente donc en héritier d’une tradition historique, une lignée où se trouvent, entre autres, Alberdi, Sarmiento, Mitre, Avellaneda. Certains situent la genèse de cette lignée dans la Révolution de Mai, un mouvement essentiellement portègne (de Buenos Aires), hégémonisé par l'élite politique, militaire, commerciale et religieuse qui cherchait à s’emparer de la direction de la politique économique en gérant le port et les douanes de Buenos Aires.

50La frontière idéologique façonnera parfois le territoire et deviendra physique. En 1874, par exemple, Alsina fait construire une tranchée de 374 kilomètres de long, deux mètres de profondeur et trois mètres de large (la Zanja de Alsina comportait également une série de forts qui communiquaient entre eux grâce au télégraphe) pour séparer les civilisés des indigènes. Elle est gardée par le gaucho qui est recruté de force à cet effet (c’est la trame du Martin Fierro de José Hernández). Elle réapparaîtra à la fin du vingtième siècle avec le néolibéralisme ménémiste ; c’est la muraille du country, le quartier privé qui protège une partie de la population de la menace des nouveaux sauvages.

Conclusion

Nous avons défini la multiplicité temporelle comme l’imbrication du temps court et du temps long dans un processus d’enracinement dynamique. Ainsi, nous constatons que Javier Milei incarne à la fois la rupture et la continuité ; sa proposition met fin aux politiques néo-populistes du péronisme de gauche (le kirchnérisme) mais reconnaît des liens avec le macrisme et le péronisme ménémiste, et s’enracine dans une tradition historique :

51Lorsque nous avons adopté le modèle de la liberté – en 1860 – nous sommes devenus en 35 ans la première puissance mondiale, tandis que lorsque nous avons embrassé le collectivisme, au cours des cent dernières années, nous avons vu comment nos citoyens ont commencé à s’appauvrir systématiquement, jusqu’à tomber au 140e rang mondial (2024).

52En 1852, Juan Bautista Alberdi pose, avec Bases y puntos de partida para la organización política de la República Argentina, les fondements de la Constitution Argentine et la bataille de Caseros met fin à l’hégémonie de Juan Manuel de Rosas. Dès lors, les gouvernements mèneront pendant quelques décennies des politiques libérales basées sur l’économie de destruction et l’exportation de matières premières. C’est le début du mythe du grenier du monde, qui s’avèrera être un colosse aux pieds d’argile : le pays délaisse l’industrie, les richesses produites ne profitent qu’à quelques familles, l’économie dépende entièrement des prix internationaux et des caprices des marchés.

53Axée sur des recettes hyperlibérales, une libido narcissique et des fables compensatoires, la proposition de Milei est en définitive une réécriture, une récréation, une actualisation du modèle libéral argentin ; Milei tente de faire du neuf avec du vieux car, comme l’affirme Arturo Jauretche dans son Manual de zonceras argentinas :

  • 11 La idea de Nación no se identifica con la Patria como expresión de un territorio y un pueblo en su (...)

La lignée Mai-Caseros n’identifie pas la Nation à la Patrie comme l’expression d’un territoire et d’un peuple dans son développement historique, intégrant le passé, le présent et le futur. La Patrie est un système institutionnel, une forme politique, une idée abstraite, qui prend tantôt le nom de civilisation, tantôt celui de liberté11 » (p. 179).

54Confronté à la crise, un Milei doloriste, messianique – il n’hésite pas à évoquer les Forces du Ciel (Maccabées 3 : 19) – annonce l’Enfer et le Paradis, présente un plan d’austérité mais promet le Salut à un peuple en quête de Rédemption.

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Bibliographie

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Notes

1 Contraction du prénom Alberto avec títere = marionette.

2 En 2003, il remporte le premier tour des élections présidentielles mais il ne participe pas au ballotage.

3 YPF : Yacimientos Petrolíferos Fiscales

4 ENTEL : Empresa Nacional de Telecomunicaciones

5 Le péronisme est un mouvement qui rassemble la gauche et la droite.

6 Les punteros utilisent les liens personnels et les faveurs matérielles pour construire une clientèle politique.

7 No se concibe a los monstruos sin ese olor a talco mojado contra le piel, a fruta pasada, uno sospecha los lavajes presurosos, el trapo húmedo por la cara y los sobacos, después lo importante, lociones, rímel, el polvo en la cara de todas ellas, una costra blancuzca y detrás las placas pardas trasluciendo. También se oxigenan, (…) hasta se estudian gestos de rubia (...) se convencen de su transformación y desdeñan condescendientes a las otras que defienden su color. [Trad. de l’auteur].

8 Fue desopilante; el jude se puso de rodillas y miró al cielo y rezó como ausente en su media lengua. Cuando sonaron las campanas de Monserrat se cayó, porque estaba muerto. Nosotros nos desfogamos un rato más, con pedradas que ya no le dolían. Te lo juro, Nelly, pusimos el cadáver hecho una lástima. [Trad. de l’auteur].

9 El padre pertenecía a los invasores, se iría; la madre a los vencidos, moriría; pero él era el pueblo que iba a quedar. [Trad. de l’auteur]

10 Malón : raid éclair mené par des indigènes.

11 La idea de Nación no se identifica con la Patria como expresión de un territorio y un pueblo en su devenir histórico, integrando pasado, presente y futuro. La Patria es un sistema institucional, una forma política, una idea abstracta, que unas veces toma el nombre de civilización, otras el de libertad, [Trad. de l’auteur]

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Pour citer cet article

Référence électronique

Fernando Stefanich, « Javier Milei et la tradition politique argentine. Continuité et rupture »Amerika [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 10 juillet 2024, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/19825 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1222b

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Auteur

Fernando Stefanich

CY Cergy Paris Université, UMR Héritages (9022), fernando.stefanich@cyu.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

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