1La spécificité de notre proposition est le domaine de l’architecture, et ses méthodes, par lesquels nous interrogeons les marges d’une situation métropolitaine, celle de Montevideo, capitale de l’Uruguay. Ce domaine implique, de notre point de vue, un véritable regard architectural sur les transformations existantes, passées et à venir, que ces géographies ont connu. Nous entendons les significations, et ses possibilités, que nous offre cette lecture. Entre les marges physiques des continents qui racontent la formation de la Terre (Bourcart, 1939), la marginalité sociale et spatiale, le problème des marges est son ambiguïté, voire son instabilité, sans cesse tiraillée entre une signification sociale, politique (Bailly, 1983), et une signification physique et environnementale. Pour notre travail, cette ambiguïté devient un potentiel pour reconnaître les enjeux que traverse l’espace, notamment concernant la rencontre de l’habitat avec la géographie, son climat, ses évènements et ses changements.
2Certaines conditions physiques et environnementales du territoire métropolitain de Montevideo deviennent progressivement habitées par des habitants en quête d’un logement à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Leur apparition et leur matérialisation semblent signer la fin des certitudes d’une époque, marquée par le rôle d’un État social, transformateur et modernisateur. La fin de l’industrialisation, l’irruption de la dictature militaire en 1973 et les crises économiques à répétition engendreront l’irruption et la matérialisation du thème de la marginalité à Montevideo, comme partout en Amérique latine. Si celle-ci apparaît progressivement spatiale et géographique, c’est qu’elle rencontre progressivement les bords des cours d’eau, leurs sols et leurs aléas avec lesquels elle évolue, change et fabrique l’habitat de façon presque simultanée.
3À Montevideo, les marges font notamment référence aux abords des cours d’eau, des rivières et des fleuves qui la traversent et la bordent. L’architecte Julio César Abella Trias, directeur du département de planification du conseil départemental de Montevideo, évoquera en 1960 leurs nécessaires transformations : canalisation, entubage, assèchement (Abella Trias, 1960). Un certain nombre de ces marges ont fait l’objet d’installations d’abattoirs, d’activités industrielles clandestines ou officielles au siècle précédent. Ainsi, selon lui, le littoral du Cerro Montevideo est un « espace ruiné » par les nombreux saladeros et les usines frigorifiques qui bordent le Río de la Plata. Dans le même temps, l’architecte observe de nouvelles conditions spatiales et sociales à l’échelle du territoire. Il s’agit d’un processus d’éclatement, de diffusion et de dispersion de l’habitat, une « conurbation » aux frontières multiples (Abella Trias, 1960: 44), qui prend une dimension métropolitaine. Dans ce processus, les « cantegriles » apparaissent comme phénomène qui émerge. Ces nouvelles formes d’habitats seront notamment qualifiées à travers les hommes qui les construisent. L’anthropologue Daniel Vidart évoquera « les hommes des rives » et « les hommes des marges » quelques années plus tard, en 1969, pour évoquer ce phénomène situé les bords, les rives, les marges : « ceintures de maisons individuelles et de cabanes […] entre les friches, ruisseaux […] Les rives ont l’aspect d’une chose incomplète » (Vidart, 1969: 49-51). Ainsi, à travers la description de l’habitat apparaît la complexité d’une situation géographique et d’une matérialité ouverte, non finie, changeante. Il s’agit d’un processus en permanente transformation. Ces conditions spatiales nouvelles qui se forment évoluent et rencontrent progressivement l’échelle géographique, le climat, la matérialité de son sol, son relief et la présence de l’eau.
4C’est à travers la rencontre de ces processus que certains architectes se positionnent en faveur d’une reconnaissance des qualités que révèlent ces établissements marginalisés pour mieux en proposer des principes d’habitabilités. Il s’agit d’une condition sine qua non pour saisir l’irruption des nouvelles modalités de production d’une partie de la ville. Alors, dès 1980, Juan Pablo Terra se positionne sur ces architectures. Ce dernier cherchait à donner un sens aux processus mis en place par l’habitat marginalisé et ce afin qu’il puisse être lu et regardé afin de tirer des principes plus généraux. Il évoque que si la situation initiale est bien liée à des contraintes économiques et politiques, l’habitat évolue progressivement en tirant parti des conditions spatiales, géographiques et climatiques rencontrées :
« Cuando la gente construye protecciones para las inclemencias del clima, cuando adapta el trazado de vías de todo tipo a la circulación de bienes y personas o cuando organiza los espacios para la actividad del grupo, lo hace partiendo del clima, el relieve y el suelo, los recursos y las potencialidades productivas. » (Terra, [1980] 2018: 313)
5Il allait encore plus loin en considérant que ce processus pouvait conduire à « une grande adaptation écologique » (Terra, [1980] 2018: 303). Cet ajustement aux conditions géographiques est toutefois fortement lié aux possibilités offertes par le site, liées à la trame urbaine existante, mais aussi aux qualités des sols ainsi qu’à la possibilité de se maintenir sur place. Cette capacité à se transformer est alors regardée. On apprend des possibilités que cela peut offrir et la signification nouvelle pour l’architecture et le processus de conception lui-même. Les habitats et leurs habitants proposent des processus de fabrication spatiale à travers des assemblages, des combinaisons d’espaces ouverts et fermés sur leur environnement, intégrant progressivement à l’habitat des espaces contenant les matérialités des sols et la présence de l’eau. Ainsi, malgré des conditions physiques dynamiques qui empêcheraient l’évolution de l’habitat, les marges géographiques « accueillent » et deviennent habitées sur leurs bords, sur leurs proximités, et parfois en leur sein même.
6Ces capacités d’évolutions interrogent alors des qualités qui seraient à même d’inclure le temps qui passe et ses nombreux bouleversements et changements. Le regard que porte l’architecte va au-delà des situations figées, il se porte sur les dynamiques transformatrices permanentes. Il ouvre un écart avec l’existant et indique la voie que l’habitat semble suivre. Ici, l’architecte affronte, selon nous, le problème majeur qui se pose. Entre un espace physique, environnemental, exposé au climat et à ses changements, et un espace habité et social, fabriqué par un contexte économique, politique de l’Uruguay et de toute une région au fil du XXe siècle. L’architecte focalise ici l’attention sur les processus spatiaux de fabrication qui sont mis en place dans les marges, et ce afin de mieux lire les potentialités de transformations de l’espace, et ce pour tirer des modalités d’intervention plus adéquates. Ainsi, aborder les marges dans leurs réalités temporelles et géographiques permettrait déjà d’aborder des éléments de réponse aux besoins d’une partie grandissante des habitants et ainsi s’immerger au cœur des problèmes et des difficultés d’une société.
7Alors, cet article questionne les possibilités qu’offrent les marges pour se lire comme sites, de processus spatiaux et matériels, qui engagent la pensée de l’architecture et du projet. Nous proposons une réflexion spatiale à partir d’un territoire en mettant en avant les qualités qui se fabriquent au gré des contraintes économiques, physiques et climatiques. Si le travail prend au sérieux ce que peut nous enseigner ce territoire, il n’ignore pas pour autant les grandes difficultés rencontrées par les habitants. Ainsi, notre hypothèse considère que les marges représentent la matérialisation de conditions de l’habiter en grandes transformations. L’architecture, à travers les outils de lecture du projet, peut se saisir de ces situations pour faire face aux incertitudes de notre époque.
8Pour ce faire, nous avons investi les conditions spatiales de la plage du Cerro Montevideo, située sur les rives Río de la Plata. Les situations de proximité, de juxtaposition ou de friction des habitations avec la matérialité de la côte rocheuse et la présence de l’eau, agissent en retour par une exposition aux aléas. Si les processus traversent initialement des conditions de contraintes liées à la situation économique, ces conditions sont marquées par la présence d’évènements climatiques. Les effets des inondations, des submersions et de l’érosion liés au réchauffement climatique questionnent la plage et les possibilités de continuer à vivre et habiter.
9La plage du Cerro Montevideo est caractéristique de ces territoires : lieu d’activité industrielle de la viande et du cuir, le site est abandonné puis progressivement habité de nouveau au milieu du XXe siècle. Ce travail propose alors de lire la plage du Cerro Montevideo et ce afin de représenter les qualités transformées, et en transformations, qui ont participé à la mise en place d’un processus de fabrication spatiale. Lire les conditions de l’habiter de la plage du Cerro Montevideo permettrait d’entrevoir des conditions qui n’ont cessé de changer et qui changeront encore dans le futur.
Schématisation de la méthode : relevés dessinés sur le terrain, photographies, images aériennes historiques (1945-2021), données cartographiques
- 2 Je tiens à remercier ici la Faculté d'architecture, de design et d'urbanisme (FADU) de Montevideo, (...)
10Nous avons investi ce terrain à partir de multiples lieux habités, relevé les espaces ouverts et intermédiaires, échangé et discuté avec leurs habitants2. Nous avons croisé ces lieux, dans leurs matérialités, avec les évolutions récentes et passées pour comprendre les mécanismes et les processus de transformations de l’espace qui ont eu lieu sous les effets du temps et des évènements, tant économiques que climatiques. Les outils de représentation du projet sont utilisés pour investir les temps, les espaces et les géographies habités. Ce faisant, nous souhaitons participer et mobiliser l’engagement et le rôle de l’architecte comme accompagnateur et anticipateur des situations de fragilité des populations les plus démunies (Cankat, 2018). En faisant émerger, en construisant et en révélant les situations, les outils de l’architecte permettent une distance critique des phénomènes observés. L’exploration spatio-temporelle à l’aide de cartographies historiques, de photos aériennes historiques et de documents d’archives nous permet de relire les processus de fabrication de l’habitat entre 1945 et 2021. Elle sépare et démultiplie par période à partir de nos documents sources, révèle les structures de l’espace utilisées, les évolutivités, les destructions comme les réversibilités permanentes des espaces. Le « territoire des cartes » se construit (Corboz, 1993). Il révèle les imbrications de temporalités passées, remobilisées dans le temps présent pour tenter de mieux affronter le futur. L’espace dans les marges n’est pas figé, mais change continuellement, à la recherche d’articulations et d’ajustements avec la matérialité géographique du terrain. Ainsi, associer le temps permet de révéler les espaces spécifiques et leurs rôles. Cette exploration est révélée par un processus de dessin et redessin au sein d’extrait cartographique de 300 par 300 m. Réassemblée, cette représentation souhaite révéler les espaces et les processus spatiaux qui se jouent aujourd’hui et à différentes échelles. En intégrant les relevés précis des espaces et en se croisant à d’autres modes de représentations comme la coupe, la carte joue un rôle analogue au plan (Desimini, Waldheim, 2016). Ainsi, ce travail est alimenté de nos relevés et de nos descriptions sur le terrain. Le relevé et la description participent d’une première étape qui cherche à construire notre objet de recherche. Nous nous sommes placés en position de lecture proche, de reading, suivant l’architecte Giancarlo de Carlo (De Carlo, 1996). Croisée à nos relevés sur place, aux discussion habitantes, mais aussi aux aléas climatiques existants et à venir, la cartographie est ainsi utilisée dans son potentiel descriptif comme de projection. Elle révèle et fabrique progressivement les espaces (Corner, 2011), les structures du passé, du présent comme du futur. Associée à la coupe, elle permet de tenir et de lire ensemble la multiplicité des temporalités et des métriques. Entre échelles de l’habitat sur près d’un demi-siècle, l’exposition aux aléas présents et à venir, et l’échelle géologique de plus de millions voire milliards d’années, la représentation en coupe souhaite révéler les fragments de réponses, les formes d’aptitudes et d’adéquations spatiales entre l’habitat et sa situation géographique.
11La plage du Cerro Montevideo est significative de cette rencontre de processus. Elle traverse l’histoire, notamment industrielle, du Cerro Montevideo et d’une partie de l’Uruguay. On peut lire dans son organisation bâtie les accumulations spatiales successives des vagues d’installations humaines autour de l’ancien bâtiment industriel du saladero Auturquin puis Duclos, reflétant alors la matérialisation d’une période industrielle, bouleversée par les crises économiques et politiques que traverseront le pays et la capitale à partir des années 1950 (Bailby, 1965). Pour comprendre ces processus de formation, il faut revenir à la géographie uruguayenne de ce morceau de territoire d’une part et à sa transformation au cours du XIXe et XXe siècle d’autre part.
12À Montevideo, les pointes rocheuses d’une partie du littoral sont en permanence rappelées comme lieux stratégiques, de défense, d’abord, puis pour l’intérêt du commerce ensuite. Les pointes de Punta del Rodeo à l’Est et Punta Lobos constituent les pointes rocheuses singulières au sein d’une série à l’Ouest de la capitale. Cette singularité est notamment liée à une géologie commune, révélée très tôt par le géologue Karl Walther par de nombreux dessins et croquis (Walther, 1949). Caractérisées par des roches métamorphiques, noires, grisâtres, les amphibolites évoquent des temporalités bien lointaines, entre 540 millions et des milliards d’années. Cette nature métamorphique évoque l’histoire et les processus mêmes de la formation du continent sud-américain. Il s’agit en effet des socles géologiques les plus anciens correspondant alors à près de la moitié de l’histoire de la Terre (Gaillardet, 2023). Cette temporalité longue nous rappelle à quel point ces fondements géologiques constitueront des ressources qui ne cesseront d’être intégrées dans des cycles de transformations. Avec la colonisation, ces cycles prendront une tournure singulière au sein des marges de la côte de Montevideo.
Cartographie des conditions physiques, par l’auteur. Entre les pointes rocheuses, l’eau et la grille, ces conditions spatiales sont préparées dès l’époque coloniale
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13Ces conditions apparaissent, à bien des égards, préparées dès la période coloniale. En effet, la ville-coloniale étendait son organisation spatiale à l’échelle géographique du territoire (Carmona, 2002). À travers la loi des Indes, elle précisait d’emblée la vocation industrielle et commerciale des marges des fleuves et des rivières3 (Baracchini, 1971). La grille est l’une des modalités les plus visibles de l’organisation du territoire de la capitale. Au Cerro Montevideo, la Villa Cosmópolis est fondée en 1834 (Saldaña,1967) avec comme objectif de devenir un lieu majeur d’industries de la viande et de cuir. Cela signifiait alors d’offrir les conditions optimales pour ce faire : l’accès à l’eau, aux terres et à la main-d’œuvre. On établit le tracé des rues et des îlots sous forme de damier à partir 1867 (Saldaña,1967) et la grille s’étend jusqu’aux limites du littoral pour favoriser les conditions des industries qui avaient besoin de l’accès à l’eau tant dans le processus de production que pour le transport vers le port (Poggi, 2019). La rencontre de la grille avec le littoral rocheux fabrique des îlots et des parcelles entre terre et Río de la Plata. Le plan de la ville de Montevideo de 1893 montre une baie du Cerro ceinturé de saladeros4. Le plan montre la situation de ce qui correspond alors au saladero Auturquin. Ainsi, la plage du Cerro Montevideo à proximité de la punta Rodeo, fait tour à tour l’objet de plusieurs établissements. Les saladeros changent de propriétaires et de noms rapidement, ainsi il n’est pas rare qu’un premier établissement soit racheté, change de nom, et ce sans changer de localité. Ainsi, la plage du Cerro Montevideo fait tour à tour l’objet d’installation du saladero Auturquin mentionné dès 1885 (Seoane, 1928), qui sera vendu à la société Duclos dès 1902, avant d’être revendu en 1908 puis en 1910 (Lerena, 1918). Composé de plusieurs bâtiments pour le salage, de cours pour l’abattage, mais aussi d’un quai, de murets, le saladero matérialise déjà des transformations importantes. En s’installant, l’établissement industriel transforme la géographie, fonde les édifices dans l’épaisseur rocheuse, établit des murs de soutènement et remblaie en partie. La côte rocheuse constitue une des conditions physiques privilégiées pour l’installation de l’établissement, suffisamment solide pour se fonder, à la fois en hauteur et à la fois proche du littoral pour l’export. On s’installe alors jusqu’en limites des plus hautes eaux du Río de la Plata (Lerena, 1918). Au total, le complexe d’édifices est installé sur un éperon rocheux entre le ruisseau Pichuaga, les bords de plages et le Río de la Plata, une situation idéale pour l’établissement. L’industrie des saladeros fermera alors que l’industrie des usines frigorifiques ouvrira, laissant alors vacante une partie de ces bâtiments. Cette implantation littorale exposait déjà aux évènements climatiques majeurs, notamment aux tempêtes liées aux vents forts venant du Río de la Plata. Le 10 juillet 1923 une tempête extraordinaire atteint la côte uruguayenne et provoque des destructions majeures dans toute la ville avec des vents de plus de 190km/h et des inondations importantes (Inzaurralde, 2023). Et alors qu’ouvre la plage municipale à l’été 1924-1925, le quai et une partie des murs de soutènement n’apparaissent plus. Seules restent, encore aujourd’hui, les traces de leurs fondations.
14Cette lecture historique rapide permet de comprendre la formation de conditions qui évoluent, se cumulent, se transforment et favorisent déjà les futures installations humaines. Ces conditions sont marquées par la matérialisation d’une nouvelle économie, toujours plus globale, portée par les usines frigorifiques, et dont dépend alors une grande partie de la population de l’Ouest de Montevideo. Elles signifient aussi ici une proximité avec les conditions géographiques et climatiques contraignantes. En croisant les différentes cartographies aériennes historiques entre 1945 et 2021, nous pouvons, à rebours, cartographier le processus d’installation et d’évolution de l’habitat et identifier les évènements socio-économiques, environnementaux et climatiques qui participent et orientent les choix d’organisation spatiale.
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15Nous identifions une première période entre 1945 et 1966. Alors que la photographie aérienne de 1945 nous renseigne sur la présence de constructions qui faisaient vraisemblablement partie des bâtiments industriels, comme le révèlent les photos historiques rassemblées par le « collectif de l’Ouest »5, et dont l’une indique en légende « logements de travailleurs saladero Duclos », un décret d’expropriations est pris par la municipalité en 1944 afin d’élargir l’emprise de la station balnéaire à l’ensemble des parcelles encore construites. Seulement quelques-unes seront démolies les années suivantes. À partir de 1950, la crise économique qui sévit en Uruguay et particulièrement au Cerro avec la fermeture de l’usine Swift située à Punta de Lobos, amène avec elles de nouveaux établissements à la plage du Cerro. Ces derniers investissent alors directement la structure allongée de l’ancien saladero, installée parallèlement au rivage, ce qui est confirmé par le travail de terrain et les échanges avec certains habitants. Ces premières installations s’effectuent directement à partir de l’organisation spatiale existante, à l’intérieur de grandes pièces carrées d’environ 5,50 par 5,50m, dotées chacune d’une porte individuelle donnant alors sur l’espace ouvert et résiduel entre la rue Suiza et le bâtiment. Investir ce bâtiment signifiera alors très tôt une relation de proximité avec le littoral et les aléas aux évènements climatiques. Dès avril 1959, de grandes inondations touchent l’Uruguay et cet évènement reste parmi les mémoires des habitants, l’eau pouvant atteindre le mur du saladero6.
16Cet évènement illustre la situation du bâtiment de l’époque industrielle, en position de limite, de dialogue, entre les effets des tempêtes et du climat et les premières installations des années 1950. L’édifice représentera alors également une forme de refuge en cas d’aléas climatiques importants. Plus haut, aux murs épais et en pierres, il constitue un élément protecteur face aux vents et aux inondations. L’ancien bâtiment consolidera ce statut de limite et de protection pour les extensions qu’il permettra d’abriter.
17Si entre 1966 et 1985, nous pouvons identifier une consolidation des premières extensions, ce sont les espaces ouverts qui commencent à qualifier et matérialiser les séparations de voisinages à partir de limites, de murets et de clôtures entre le bâtiment industriel et la rue Suiza. L’année 1985 signe le retour de la démocratie après la période de dictature militaire, période marquée par les expulsions de logements. Les usines EFCSA et Nacional fermeront à la fin des années 1970, alors que le régime militaire s’était installé dans le Cerro. Puis entre 1985 et 1998, de nouvelles extensions s’établissent à partir des constructions initiées jusque-là, se prolongeant alors sous forme de lanières du Nord au Sud et du Sud au Nord. Une nouvelle construction s’établit à l’Ouest dans l’alignement de la construction industrielle. Elle initie alors un dépassement d’une limite implicitement établie jusque-là. Dans le même temps, en 1997-1998, le « plan de Obras du Cerro » transformera la rue qui longe l’établissement en une « rambla », véritable promenade côtière requalifiée. Les relations changent entre les terrains qui longent la promenade et les habitations. Cela nécessite alors l’invention et la création de dispositifs spatiaux, autant de nouveaux seuils et limites, qui articulent et mettent en relation les nouveaux nivellements de sols.
18La période 1998-2003 marque de nouvelles densifications et extensions du Sud vers le Nord, affirmant alors le rôle du bâtiment historique comme référence pour le partage de l’espace et des terrains. Cette période est marquée par la « grande crise » économique de 2002. Celle-ci consolide alors les générations et les extensions suivantes sur les terrains initialement investis, mais aussi de nouvelles arrivées. À l’Est, un processus de réhabilitation et d’extension à partir d’un habitat existant s’initie autour d’un jardin. On investit l’habitat et on reconnaît les plantations déjà existantes qu’il contient dans ses abords pour le faire advenir comme véritable jardin et serre. Sur un sol rocailleux, on fabrique et on ajoute de la terre, tenue par des murets en pierres du site. Se fabrique ainsi une surépaisseur de sol, aux dimensions modestes, mais aux rôles majeurs pour les habitants. Sa position « d’interface » face aux rayons du soleil, aux vents et aux pluies, affirme progressivement l’habitat et ses extensions dans des rôles socio-écologiques.
Cartographies réalisées par l’auteur. Processus de fabrication décomposé
19Enfin, entre 2003 et 2014, si nous pouvons lire de nouvelles extensions, notamment une nouvelle construction en façade Sud du bâtiment industriel, cette période est aussi significative du point de vue des évènements climatiques. Le 23 août 2005, une tempête de type cyclone tropical a engendré des vents majeurs, constants ainsi que des pluies torrentielles augmentant considérablement alors le niveau du Río de la Plata sur le bord de plage. Si ces évènements ne semblent pas affecter outre mesure les habitants, c’est que l’espace initialement investi, de l’ancien saladero, joue un rôle d’abri lors de ces évènements climatiques. Toutefois, cet évènement a réduit à néant certaines constructions initiées et a réorienté certains processus d’installations et de consolidations. Ainsi, en partie Sud-Ouest, des systèmes de terrasses et de murets en pierres sèches du site se consolideront comme dispositifs de mise à l’écart et de mise en hauteur face aux possibles inondations. Loin de former seulement un obstacle, ces murets se fabriquent sans liant, permettant la perméabilité des écoulements des eaux. Les modalités d’assemblage signalent aussi leurs dimensions temporaires et transitoires. C’est la pierre naturelle issue du site, l’amphibolite, le socle géologique même de l’installation, qui est utilisée dans ces processus de construction. Cela ne constitue pas un cas isolé au Cerro, nous avons pu observer d’autres habitats sur la plage et sur la colline qui utilisent cette pierre pour édifier des murets et des murs. Ce n’est pas un hasard, le Cerro Montevideo constitue une des géographies où affleure cette roche en abondance. Ainsi, les habitants inscrivent ces constructions avec une dimension finie et limitée. De la même manière, le recul de la plage et du sable, notamment dans la partie la plus à l’Est, est significatif dans cette période, la plage s’étant déplacée à l’Ouest entre les années 1985 à nos jours. Si cette situation joue en la défaveur des activités économiques des habitants, ceux-ci répondront par le déplacement, la démultiplication et l’activation d’espaces d’activités économiques de subsistance de l’Est vers l’Ouest. On investit alors des espaces disponibles à l’Est, le long de la rue Suiza, initialement des garages, pour les convertir en réel dispositif de vente et épicerie de façon à répondre à ces enjeux. Ce faisant, les habitants recyclent des locaux disponibles non utilisés, et ce de façon à suivre l’activité de la plage. Ainsi, entre 1985 et 2023, les activités économiques n’ont fait que se multiplier pour mieux se déplacer et se délocaliser.
La construction du territoire de la coupe, par l’auteur. Les matérialités des sols, de l’eau et de l’habitat se sont progressivement imbriquées
- 7 Les modèles établis par DINAGUA et l’IHCantabria / Dinagua pour le Plan Nacional de Adaptacion Cost (...)
20Au total, ces processus d’évolution et de fabrication interrogent déjà clairement les phénomènes climatiques en cours. La proximité avec le Río de la Plata, les dynamiques de courants et de vents entraînent des hausses importantes de son niveau, provoquant des inondations. Si différents épisodes ont eu lieu dans le passé comme en 1923, 1959, en 2005, ou encore en 2012 et 2014, les habitants ont mobilisé, réorienté les espaces et les ressources en partie déjà existantes. En intégrant la lecture des aléas par submersion côtière au sein de notre travail cartographique, on voit bien que l’habitat côtoie en permanence ces phénomènes. La hausse constante du niveau de la mer, déjà de 10 à 25 cm ces 100 dernières années, et attendu à environ un mètre de plus à horizon 2100 n’arrangera rien7. Elle révèle des inconnues quant au futur. Les incertitudes des prédictions sont importantes tant elles dépendent de facteurs planétaires interdépendants. Intégrer ces données à la représentation de l’espace ouvre alors des enjeux qui associent les mesures et les temps de l’espace. La prise en compte de ces paramètres révèle les espaces de proximité, de bords, de juxtaposition et de frottements qui coexistent, et à la fois résistent, face aux aléas du climat et de la vie. Les espaces ainsi accumulés dans le temps dialoguent et cohabitent progressivement avec les rives de la plage. Mais pour encore combien de temps ? Ce qui semble certain, c’est que la disponibilité des structures spatiales et constructives, espaces issus des transformations des siècles précédents, en marge de la plage, semble avoir permis de fabriquer des matérialités géographiques, ouvertes et changeantes face aux manifestations des aléas climatiques. De façon paradoxale, la nécessité d’une mise à l’abri dans un contexte politique et économique violent a produit ces espaces singuliers, caractérisant un renouvellement de l’habitat presque quotidien et permanent. Ainsi, les traces et les tracés matérialisés par l’époque industrielle constituent des conditions spatiales qu’on a investies pour mieux les habiter. Ces processus, s’ils signifient des vagues et des maintiens des installations habitantes au gré des crises économiques, matérialisent des transformations et des évolutions significatives dans les relations géographiques qui se nouent entre habitats, roches et plages.
Cartographie et coupe associée, par l’auteur. Associer les échelles spatiales et temporelles : habitats, sols, limites et aléas
21Conclusion
22Ainsi, cette situation, décortiquée notamment par les outils de l’architecte, révèle des qualités spatiales devenues progressivement géographiques. En se fabriquant par la rencontre de processus économiques et sociaux d’une part, et géographiques d’autre part, les qualités si dynamiques des marges sont la matérialisation même de conditions qui changent avec importance depuis, au moins, la moitié du XXe siècle. Si les résultats de ces processus sont des qualités fragmentées, et aussi, contradictoires avec certains enjeux environnementaux, elles nous invitent à tenir les relations entre les différentes temporalités, matérialités et métriques. Si celles-ci semblent être au cœur des enjeux de toute situation socialement et géographiquement marginalisée, elles sont aussi au cœur des temps incertains qui émergent (Morin, 1976). En dessinant et cartographiant les évolutions des habitations simultanément avec des conditions physiques et climatiques, elles-mêmes en plein bouleversement, les représentations nous ouvrent la voie à penser les possibilités de résolutions à ces problèmes, si nécessaires en ce début de XXIe siècle. Elles questionnent la nécessité pour l’architecture et le projet, d’être capable de penser des processus de conception qui anticipent les changements de l’habitabilité de la Terre comme ceux qui accompagnent des actions ciblées et graduées.
23Les enseignements de ces situations sont à nos yeux importants. Ils peuvent surprendre, car ils prennent probablement le contre-pied de regards négatifs, de l’absence de regards et de toutes représentations spatiales sur ces situations. Cette absence semble avoir conduit jusque-là à l’impossibilité de concevoir des solutions adaptées à ces problèmes si imbriqués.
24L’attention portée à une lecture fine et immergée de ces territoires, fragmentés et marginaux, peut produire un espace habitable renouvelé face aux enjeux majeurs que tous les territoires affrontent. Cet espace est en partie déjà là. Sa reconnaissance, à travers une éthique et un engagement de l’architecture et de ses outils, devient vitale.