1Les pays d’Amérique latine sont connus comme l'extrême-Occident selon Alain Rouquié; le politologue en parlait au sens large, puisqu'il faisait référence à la culture, à l'économie, à la politique et à la société. C'est peut-être dans l'aspect religieux où il est le plus évident que l'Amérique latine ressemble et diffère de l'Europe, se rapproche et s'éloigne de ses sociétés. En elles-mêmes, les sociétés européennes et latino-américaines ne sont pas des blocs homogènes mais des réalités hétérogènes ; des sociétés dynamiques et changeantes. Ainsi, l'impact d'un phénomène social, tel que le fait religieux, n'affecte pas tous les pays ou toutes les régions de la même manière, cela est extrêmement évident dans le sous-continent latino-américain.
2De la même manière que la France est appelée “fille aînée de l'Église” et que l’Espagne est considérée la championne incontestée du catholicisme en Europe, l’on doit reconnaître que l'Amérique latine est aussi un continent catholique par excellence ; sa tradition franco-latine et son héritage hispanique ne lui laissent pas le choix. Pourtant, et contrairement au discours qui s'y est installé pendant 300 ans, le continent américain n'était pas une terre vide et vierge ; bien au contraire, on y trouvait déjà des sociétés aux formes d'organisation extrêmement complexes et élaborées Dans de vastes territoires, l'organisation sociale reposait principalement sur les aspects militaires et religieux ; raison pour laquelle la conquête n'aurait pas dû être seulement matérielle et humaine, mais surtout spirituelle. Des conquérants comme Cortés et Pizarro l'ont très bien compris, et c’est sans doute pour cela qu'ils se sont aventurés à respecter certains aspects de la religiosité préhispanique, à condition de ne pas contredire ou confronter la vision messianique du catholicisme.
- 1 Le phénomène du syncrétisme religieux en Amérique latine est passé en revue dans « Saint Thomas et (...)
3Ainsi, pendant la période coloniale, il y a eu l'émergence d'une Église, d'un rite et d'une forme de religiosité qui n'avait que très peu à voir avec l'Europe, mais qui a repris une partie de son esprit. Des phénomènes tels que la Vierge de Guadalupe, la Vierge Noire, les centaines de saints locaux que l'Église a fini par reconnaître, le calendrier des rituels préhispaniques lié au calendrier catholique, etc., en témoignent1. Cependant, depuis l'arrivée tardive de la modernité et tout ce que cela implique, dans le sous-continent, c'est qu'un processus de sécularisation s'est amorcé parallèlement au syncrétisme religieux qui s'est construit depuis le moment même où les deux mondes se sont croisés. Ainsi, comprendre la sécularisation et la laïcité dans les pays latino-américains passe nécessairement par des lectures complètement différentes de celles de l'Europe. Lorsqu’il s’agit de phénomènes sociaux qui atterrissent dans la réalité, comme dans de nombreux cas dans la région latino-américaine, la situation devient encore plus complexe, comme nous allons le voir maintenant.
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- 2 Pour une compréhension historique plus vaste du cas français, il nous semble impératif de lire l’œu (...)
5Le concept de laïcité est normalement compris comme étant un ensemble de normes et de règles grâce auxquelles l’État garantit une série de libertés aux citoyens : liberté de pensée, liberté de culte, liberté de choix, etc. Mais la laïcité nous renvoie également à la séparation de l’État et des Églises ; le cas français est, peut-être, le plus significatif et en même temps le plus connu. De plus, toujours grâce à l’analyse du cas français, nous notons que le concept de laïcité va de pair avec l’idée ou le concept de République2. D’après le Lexique de Sociologie, la laïcité est :
la conception politique qui affirme la neutralité et l’impartialité de l’État à l’égard des diverses conceptions religieuses (croyances en diverses religions, agnosticisme, athéisme). La laïcité est donc liée aux idées d’égalité des membres du peuple (laos en grec), de liberté de conscience, de séparation entre une sphère publique (celle de vivre ensemble) et une sphère privée (où peuvent être mises en œuvre diverses conceptions du bien, dès lors qu’elles ne portent pas atteinte à la loi commune) (Alpe et alt. 2007 : 171).
- 3 Rappelons-nous Giovanni Sartori et les trois niveaux de langage qui coexistent dans le monde quotid (...)
6En réalité, le concept de laïcité se fonde, certes, sur ces points mais également sur d’autres phénomènes et processus sociaux. Nous voudrions faire remarquer l’ambiguïté du concept lorsqu’il est employé par l’acteur non spécialiste3. Le dictionnaire donne, lui aussi, plusieurs définitions et exemples de laïcité en faisant appel à l’étymologie et à l’histoire du concept même.
- 4 Des hommes politiques tels que Léon Gambetta, Jean Jaurès, Pierre-Paul Royer-Collard, Jules Ferry e (...)
- 5 Nous attirons l’attention sur le fait que, bien qu’en français et en espagnol il existe deux concep (...)
7C’est justement grâce à une analyse historique que nous apprenons que ce concept est strictement occidental, très lié à la pensé des Lumières et au libéralisme des XVIIIe et XIXe siècles. Nous apprenons également que ce sont les Français qui ont réfléchi sur le sujet lors de l’instauration de la IIIe République4. Cela explique pourquoi aujourd’hui le concept de laïcité est lié à la République, à la liberté, mais encore à la séparation de l’État et des Églises5. Mais le concept de laïcité est tout cela et d’avantage encore. Selon Roberto Blancarte,
La laïcité ne doit pas être identifiée exclusivement par la séparation de l’État et des Églises, ni par la forme de gouvernement républicain, ni par le respect des droits de l’homme, ni par la neutralité de l’État dans le domaine des valeurs ». [Le même auteur définit donc la laïcité comme étant ]: « un régime social de convivialité, dans lequel les institutions politiques sont légitimées primordialement par la souveraineté populaire et non (plus) par des éléments religieux (Blancarte, 2004 :16).
8C’est donc sur le concept de souveraineté que doit être étendu celui de laïcité (à savoir où se trouve la source de légitimité du pouvoir politique).
9Suivant cette explication, nous devons définir le concept de laïcité comme étant un processus toujours inachevé en ce sens qu’il s’agit d’une transition de formes de légitimation sacrées à des formes de légitimation populaires ou démocratiques. En fait, lorsque nous étudions l’histoire, le concept de laïcité prend forme et se développe quand il existe, justement, une confrontation pour en finir avec un « ancien régime ». C’est le cas français mais également le cas mexicain. Vers 1870, la chute de Napoléon III et l’instauration de la IIIe République marquent la fin définitive d’un Ancien Régime dans lequel la source de légitimité se trouvait dans le religieux. Démarre alors un « nouveau régime » au sein duquel la légitimité se fonde sur le peuple. À partir de ce moment-là, la laïcité et la République coexistent. Ainsi pendant cette IIIe République commence la réflexion à propos de la séparation de l’État et des Églises, qui débouchera sur la célèbre loi de 1905. Cela explique aussi la confusion et l’ambiguïté du concept de laïcité (mais également celle de concepts tels que l’anticléricalisme ou bien encore le sécularisme).
10Bien que le concept de laïcité français ait réussi à s’imposer comme exemple à suivre, la laïcité, en tant que processus toujours inachevé, peut être différente d’un pays à un autre. Par exemple, dans certains pays la séparation État-Église n’existe pas, toutefois où l’État y est laïque fondamentalement grâce au fait que sa légitimité émane d’un processus démocratique. Autrement dit, il existe des systèmes laïcs dans des pays qui ont des régimes politiques de non-séparation des pouvoirs entre l’État et l’Église.
D’après leurs propres trajectoires historiques, les pays à forte implantation protestante sont assez laïques, bien que leurs Églises soient nationales ou officielles. D’un autre côté, là où les Églises orthodoxes sont fortement enracinées, comme la Grèce ou la Russie, l’État est moins laïc, étant donné qu’il dépend toujours dans une certaine mesure d’une légitimité qui provient de l’institution religieuse. Le cas des pays majoritairement catholiques présente une troisième voie, dans laquelle existent généralement divers degrés de séparation et une relation tendue entre l’État, qui cherche une gestion autonome, et l’Église majoritaire, qui essaie de modeler les politiques publiques (Blancarte, 2004 : 18).
11Ainsi, nous observons que c’est plutôt dans les pays occidentaux, où le catholicisme s’est fortement enraciné, qu’il existe le plus de tensions et le plus de conflits pour former et développer un État laïque.
- 6 Argentina. Religious Freedom World Report, International Coalition for Religious Freedom, http://ww (...)
12Notons que, dans les pays latino-américains, nous trouvons des situations différentes. Par exemple, le cas argentin, où la Constitution Nationale établit dans son article 2 que le Gouvernement Fédéral soutient le culte apostolique, catholique et romain ; cependant, la même Constitution Nationale dans son article 14 garantit la liberté de culte. De cette façon, nous pouvons avancer que l’Argentine étant un pays laïc, en raison de son histoire et de sa tradition culturelle, accorde un traitement préférentiel a l’Église Catholique6.
13Au sein du même Cône Sud, l’Uruguay a réalisé une précoce séparation du pouvoir ecclésial et du pouvoir séculier, séparant l’Église de l’État depuis 1919, ce qui était à l’époque extrêmement conflictuel a permis sur long terme l’institutionnalisation d’un État laïc fort. Sur l’ensemble du continent américain aujourd’hui, l’Uruguay est reconnu comme un pays qui, malgré sa tradition latine et catholique, a réussi à développer et à renforcer une culture laïque au sein de sa population ; certains auteurs osent même parler de « laïcité uruguayenne » (Da Costa, 2009 : 137-155).
14La Colombie est un cas extrêmement intéressant, étant donné que la séparation État - Église catholique ne date que de quelques années. Dès son émergence en tant que nation autonome, autour du début du XIXème, et jusqu'à 1991, la Colombie a été reconnue comme État confessionnel. La Constitution colombienne de 1886 donnait un poids prépondérant à l'Église catholique en lui permettant d'influencer des questions importantes telles que l'éducation. C’était en 1991 que le statut non-confessionnel de l’État a été proposé en Colombie. Le cadre réglementaire a été ratifié 20 ans plus tard, en 2011, pour garantir la liberté de culte et la diversité religieuse. Cependant, en raison du poids d’environs 500 ans de catholicisme, la séparation État-Église n’a pas pu se consolider dans le pays.
La validité prolongée de la Constitution de 1886 (cent cinq ans) ajoutée à la somme exorbitante de privilèges et de prérogatives dont jouissait l’Église catholique pendant cette période a conduit à la consolidation de l’État confessionnel en Colombie, tant sur le plan institutionnel que social. En plus de ce que précède, au XXème siècle, il n’y avait pas de grands mouvements migratoires dans le pays qui pourraient introduire de nouvelles croyances religieuses sur le territoire national. Ce qui précède n’est pas anodin car la Constitution politique a été publiée dans ce contexte. C’est-à-dire qu’en commençant l’étude du modèle d’État actuel selon sa relation avec le phénomène catholique, ce qui explique certains des retards dans la Constitution politique (Fernández, 2021 : 98).
15La preuve de ce qui précède sont les plaintes constantes des associations envers le gouvernement pour se conduire conforme à la norme constitutionnelle (González Velez, 2005).
16Pour en revenir au sujet, comme Blancarte, nous comprenons la laïcité comme étant un processus toujours inachevé, au sein de laquelle la légitimité du pouvoir politique émane des processus démocratiques, c'est-à-dire du peuple et non plus du Dieu.
17De façon globale, l’anticléricalisme soutient que les croyances religieuses relèvent du domaine exclusif de la vie privée ; les organisations religieuses restent ainsi en dehors de la vie publique (donc de la vie politique). Il considère également que les institutions religieuses sont indésirables dans l’ensemble social. L’individu, anticlérical, peut conserver sa croyance religieuse mais doit s’interroger sur le rôle de médiateur qu’exerce le clergé dans la profession de la foi. L’anticléricalisme est donc compris comme étant la défense constante et engagée de l’État laïque contre toute intromission de l’Église, quelle qu’elle soit. L’anticléricalisme est un sécularisme actif qui considère que toute conviction religieuse doit rester au sein de la sphère personnelle et individuelle. Par ailleurs, l’anticléricalisme soutient que les croyances, tout autant que les manifestations religieuses de tout individu, ne doivent pas être rendues publiques mais rester privées. C’est la réponse historique à l’existence d’un pouvoir fondamentaliste ou théocratique fondé sur la religion et soutenu par une institution ou une organisation religieuse (l’Église). Cependant, nous pouvons aussi affirmer que l’anticléricalisme cherche (en restant tolérant à l’égard des religions) à être une sorte de médiateur entre les institutions laïques et les Églises, pour ainsi se positionner comme le gardien des affaires publiques.
18Quoi qu’il en soit, l’anticléricalisme a toujours existé et s’est développé en même temps que les institutions religieuses ; nous devons comprendre cela comme une opposition à toute ingérence de l’Église dans la société et dans la politique. Un auteur tel que René Rémond signale que :
La comparaison entre les Lumières françaises, l’Aufklärung allemande et l’Enlightenment anglo-saxon (en Ecosse par exemple) montre que le mouvement des Lumières est loin d’avoir été opposé à la religion, l’anticléricalisme étant plus une caractéristique de pays catholiques que de pays protestants (Remond, 1985 :12).
19Cette citation peut s’appliquer au cas mexicain. Pour résumer, l’anticléricalisme est une sorte de laïcisme actif et combattant qui essaie de maintenir au sein de la sphère privée et personnelle toute conviction religieuse. Nous savons que, dans l’histoire de l’humanité, l’anticléricalisme a tendance à devenir rapidement radical, c'est-à-dire intolérant, lorsqu’il y a confrontations entre les États laïques et les Églises ou religions (Díaz Mozaz, 1976), (De la Cueva, 1994), (Dussel, 1964), comme cela a été le cas du conflit cristero au Mexique.
La stabilité sociale, politique et même économique des premiers gouvernements révolutionnaires est remise en cause à partir de 1926, au moment où le conflit cristero démarre... L’arrive de Calles à la présidence en 1924 a été mal accueillie par l’Église catholique qui voyait dans le président la continuation d’une relation froide et d’une politique –tout au moins dans le discours- très anticléricale (Torres Martínez, 2012 : 128).
20Ainsi une tradition, au moins discursive, d’anticléricalisme s’est installée parmi la classe dirigeante mexicaine qui, bien qu’elle puisse reconnaître son culte catholique en privé, dans la sphère publique aimait attaquer, diminuer et rabaisser l’institution ecclésiastique.
21Concernant la sécularisation, le concept est normalement confondu dans celui de laïcité, mais nous pourrions dire qu’elle va plus loin que la laïcité. En effet, elle affirme que les questions religieuses ne doivent pas être à la base de la vie publique ou politique. C’est un processus dans lequel les sociétés se débarrassent de l’influence religieuse et où d’autres formes de contrôle social prennent leur place. Bryan R. Wilson définit la sécularisation de la façon suivante : « Le processus par lequel la pensé, les pratiques et les institutions religieuses perdent leur signification sociale » (Wilson, 1966 : 14). Cette définition a été comprise aussi comme étant le passage d’une société traditionnelle à une société moderne au sein de laquelle l’aspect religieux est en perte de vitesse. Max Weber atteste dans Économie et Société que la sécularisation doit être comprise comme un processus historique qui évolue de façon constante et non comme un idéal normatif. Il faut, par conséquent, nous intéresser à ses causes et à ses effets sur la société moderne. Dans cette ligne de pensée, Peter Ludwig Berger (1978) s’attarde sur deux aspects clefs du processus de sécularisation : la rationalisation et la pluralisation. Bien que le premier élément soit applicable au cas mexicain, le second ne fonctionnerait pas dans ce pays. La métaphore d’un « marché religieux » ne s’applique pas à un pays où le catholicisme conserve toujours un important monopole religieux. Jean Baubérot, en parlant du cas français, souligne :
Une des caractéristiques majeures de la sécularisation, à la lecture des sociologues, m’a semblé être la différenciation entre institutions et autonomisation des institutions séculières par rapport à la religion. Cela a constitué un angle d’approche objectivant pour étudier l’évolution des rapports entre la religion comme institution particulière et la société française globale. Mais à partir du moment où il se produisait une différenciation institutionnelle, se posait le problème de la légitimité spécifique de chaque institution et peut-être une hiérarchisation entre institutions (Baubérot, 2004 : 2).
- 7 Cependant Philip S. Gorski écrit que depuis l’institutionnalisation du camp religieux, il existe un (...)
22Avec la sécularisation, le sacré fait place au profane et le religieux devient laïc. Un exemple clair du processus de sécularisation, tout au moins en Occident, est l’obtention par l’État du monopole de l’éducation au détriment de la religion, avec l’arrivée des Lumières7.
23La sécularisation implique ainsi un « désenchantement du monde », de la religion et de la société. Ce phénomène devient un « double mouvement qui conduit à la remise en cause du fondement religieux de l’ordre social et politique et, d’autre part, à un déclin de l’influence religieuse sur les autres dimensions de la vie sociale » (Alpe et alt, 2007 : 265). Roberto Blancarte (2004 : 16-21), quant à lui, affirme que la sécularisation est : « La subsistance de formes de sacralisation du pouvoir ; cependant, sous des schémas qui ne sont pas strictement religieux. Par exemple, plusieurs des cérémonies civiques ne sont que des rituels substitutifs pour intégrer la société sous des valeurs communes nouvelles ou additionnelles […]. Ainsi pour le cas mexicain […] les saints ont été substitués par les héros indépendantistes et les libéraux, et les piédestaux religieux ont été remplacés par les piédestaux de la Patrie. La substitution des rituels religieux par des cérémonies civiques, assez commune dans les États-Nations en formation, met en avant autant la volonté de changement au niveau symbolique que la difficulté pour générer des institutions vraiment laïques, c'est-à-dire non sacrées ». La sécularisation est donc aussi un processus dans lequel les rituels religieux deviennent des rituels, non pas sacrés, mais séculiers ; l’État reprend le contrôle des valeurs sociales. Le champ institutionnel sur lequel elles vont s’affronter est alors normalement l’école. D’après Jean Baubérot ( 2004 :2) : « C’était, en France du moins, la politique, l’État, qui définissait l’espace légitime d’intervention de chaque institution et la subordination ou l’autonomisation d’une institution par rapport à une autre ». L’école devient ainsi le centre de contrôle de la société ; sa sécularisation était primordiale afin que l’État retire le contrôle sociétal à la religion.
24Cependant Jean-Paul Willaime a observé que :
Une société peut être ‘démagifiée’ (désenchantée), notamment à travers la rationalisation de la science et de l’économie, sans être sécularisée, par exemple dans les sphères morales et politiques. Inversement, une société peut être sécularisée aux plans économiques comme aux plans juridique et politique sans être ‘démagifiée’ (désenchantée) (toutes sortes de croyances et de pratiques magiques peuvent s’y maintenir) (Willaime, 2006 : 759).
25Bien que cet auteur traite des réalités observées en Europe, cette citation peut être aussi employée pour décrire certains cas latino-américains.
26Un auteur renommé comme Karel Dobbelaere a avancé que dans les sociétés modernes, il existe au moins trois dimensions de la sécularisation : a) le désengagement religieux au niveau personnel, à savoir la sécularisation individuelle ; b) le processus de différenciation structurelle et fonctionnelle des institutions (autrement dit la laïcisation ou sécularisation organisationnelle) ; c) la transformation structurelle interne de la religion même. Nous pourrions mettre en avant l’adaptation de la religion au monde moderne, la « sécularisation sociétale » (Dobbelaere, 1994 : 164). Jean-Paul Willaime résume et ajoute :
Dobbelaere distinguait trois dimensions de la sécularisation : la laïcisation au niveau macro-social (la place de la religion dans la société), le « changement religieux » au niveau meso-social (les évolutions des organisations religieuses elles-mêmes) et l’implication religieuse à l’échelle individuelle (l’évolution des pratiques et attitudes individuelles) […]. Dobbelaere a alors conçu la « laïcisation » comme une sous-catégorie de la sécularisation sociétale et organisationnelle (Willaime, 2006 : 763).
27Ces trois dimensions sont complémentaires et il convient de les avoir à l’esprit pour pouvoir comprendre la distinction entre deux concepts : la sécularisation et la laïcisation. Pour Dobbelaere, mais surtout pour Willaime, il faut comprendre le laïcisme comme une sous-catégorie de la sécularisation sociétale afin d’expliquer les conflits issus du processus, volontariste et encouragé par une élite politique dans des contextes nationaux de sécularisation. Tout cela explique pourquoi des concepts tels que laïcité, anticléricalisme et sécularisation, restent toujours attachés à l’idée de République, de Réforme ou des lumières, mais aussi pourquoi ils sont des restent des concepts ambigus et confus et qui s’imbriquent entre eux tout au long de l’histoire. Lorsqu’on parle de laïcité, on fait toujours appel « au précepte historique de séparation de l’État et de l’Église catholique ».
28Si nous acceptons cette idée, la laïcité est encore un processus inachevé ; nous pouvons également comprendre la laïcité à travers une vision différente de la simple séparation de l’État et de l’Église, sans être forcément liée à des régimes tels que la République ou la Réforme. En fait, la laïcité devient effective au moment où ces régimes s’imposent et où les premiers succès sont, justement, la séparation de l’État et de l’Église. Toutefois, la laïcité ne s’arrête pas là car nous pouvons la définir également comme un régime dans lequel le pouvoir politique en place est légitimé par la souveraineté populaire, c'est-à-dire par des institutions démocratiques et non plus religieuses. Dans ce régime l’État, qui garde le pouvoir politique, assure la convivialité dans un cadre de tolérance et de respect d’autrui. Cela explique le fait que la laïcité soit un processus constant et non un objectif à atteindre. Jean Jaurés disait en 1904 : « Démocratie et laïcité sont deux termes identiques. Qu’est-ce que la démocratie ? Royer-Collard, qui a restreint arbitrairement l’application du principe, mais qui a vu excellemment le principe même, en a donné la définition décisive : La démocratie n’est autre chose que l’égalité des droits » (Jaures, 1904 : 1). On peut donc affirmer que la « laïcité » et la « démocratie » ne se fondent pas nécessairement sur les mêmes principes mais sont assez semblables et cela explique aussi la confusion que perdure jusqu’à aujourd’hui.
29Les cas latino-américains, argentin, uruguayen, colombien et mexicain, sont des bons exemples pour illustrer le fait que la laïcité est un processus encore inachevé dans lequel l’Église catholique essaie toujours, et parfois avec succès, d’être la source de légitimité du pouvoir politique en place. Cela montre aussi qu’un tel processus est à l’origine du conflit entre nombreux États latino-américains et l’Église catholique. Jean Baubérot nous rappelle qu’ :
Une sociologie historique (ou une socio-histoire) […] ne peut limiter son intérêt à la religion mais doit aussi se préoccuper des institutions qui lui étaient subordonnées ou peu distinctes d’elles […] des institutions embryonnaires, plus ou moins subordonnées (médecine) à l’institution religieuse ou même englobées (école) par elle. L’étude du processus de laïcisation prend forcément en compte l’évolution différenciée des institutions qui ont un rôle important de socialisation et dont l’instrument de domination est essentiellement la violence symbolique (Baubérot, 2004 : 1).
30Nous pouvons ajouter que, parmi les institutions, la famille joue un rôle primordial autant qu’elle est le principal instrument de socialisation de l’individu, ainsi que l’école.
31Cependant la réception du concept sécularisation dans le sous-continent n’est pas toujours le même dans tous les pays, ou même pas que celui adopté en Europe. Un auteur tel que Felipe Gaytan (2018 :600) dit : « Dans certains moments c’est un miroir de la vitesse à là qu’avance la modernité dans l’Amérique Latine, celui qui nos différences de l’Europe ; dans d’autres moments c’est un processus de résistance face à la rationalité moderne qui s’impose des autres sociétés ». Dans le fond il s’agit d’un questionnement du principe institutionnel et organitasionel de la religion. À différence de l’Europe, pour le cas des pays de l’Amérique Latine, le principe de rationalité ne se limite pas à une dimension instrumentale et individuelle mais émotionnelle et collective ; cette vision questionne l’avancement d’un optique religieuse très personnelle, très libérale, assez post-moderne, à savoir néolibérale.
32N’oublions pas que la sécularisation est un phénomène dynamique, qui bouge, change et s’adapte aux circonstances et conditions temporelles et géographiques. Pour l’Occident latino-américain on peut trouver au moins trois moments particuliers : a) le processus de modernisation, à ne pas confondre avec la modernité ; b) la recherche du modèle européen dans l’Amérique Latine (théorie de la dépendance) ; pluralisme religieux à partir de l’appartenance pour la voie de la croyance (Berger).
33Bastian considère que c’est le pluralisme religieux qui s’impose dans la région grâce à la vitesse du changement d’une société rurale vers une société urbaine. Pour cet auteur le procès d’urbanisation ne ce n’est pas arrêté au changement géographique, territorial et spatial, mais surtout dans l’organisation sociale, la façon de cohabiter et vivre avec d’autres auxquels on ne partage plus un lieu commun d’origine. Cela ne signifie pas abandonner des rituels et traditions populaires mais de voir muter ceux-ci vers des rituels et cérémonies moins traditionnels et plus « modernes » ; ces nouveautés ont permis de garder et développer le sens d’appartenance à une communauté (Bastian, 1997).
34Sur le même phénomène Mariana Espinosa dit à propos de Bourdieu et la sécularisation
L'auteur comprend que l'ensemble des transformations corrélatives à la naissance et au développement des villes (urbanisation) et au progrès de la division du travail (intellectuel et matériel), constituent la condition commune de : a) la constitution d'un champ religieux relativement autonome, c'est-à-dire la constitution d'instances spécifiquement préparées pour la production, la reproduction, la diffusion des biens religieux, et l'évolution de ce système vers une structure plus différenciée et plus complexe ; b) et le développement d'un besoin de moralisation et de systématisation des croyances et pratiques religieuses. Ce processus est possible grâce à l'action convergente d'un corps de spécialistes chargés exclusivement de la gestion des actifs de santé, par opposition et par l'apport de la dépossession objective du capital religieux des laïcs. La dépossession objective du capital religieux des laïcs, et l'exclusivité de l'exercice de ce capital par des spécialistes, est possible en reconnaissant la légitimité de cette dépossession pour le seul fait de ne pas le savoir comme tel (Espinosa, 2010 : 135. (traduction de l’auteur)
35Pour le cas des pays latino-américains l’urbanisation a accéléré les pratiques d’accumulation et dépense des capitaux, mais alors que, dans l’espace paysan le capital continuait d’être matériel et limité à l’église et aux fétiches religieux, en ville, le capital devenait symbolique et pas forcément matériel, les fétiches ne s’obtenant plus dans les églises, mais dans les centres commerciaux.
36Ainsi le phénomène de sécularisation est devenu en Amérique Latine un processus qu’expliquait par lui même émergence du syncrétisme, du pluralisme et la diversité religieuse. Un phénomène religieux qui n’est pas catholique, n’est pas chrétien, n’est pas indien ou africain, mais tout et rien à la fois, un phénomène donneur d'identité et d'appartenance.
37Pour bien comprendre la différence –et la similarité– des concepts tels que laïcité, anticléricalisme et sécularisation, il faut s’intéresser aux processus socio-historiques qui servent de toile de fond afin d’expliquer les résultats actuels de ces mêmes processus. Quoi qu’il en soit, le processus de laïcité s’est imposé depuis les Lumières et continue de le faire de nos jours encore au sous continent latino-américain. Cependant, la construction de l'État-nation moderne en Amérique latine s'est souvent accompagnée d'un catholicisme hérité de la colonie espagnole ; même aujourd'hui, les États d'Amérique latine continuent de lutter pour se positionner en tant qu'arbitres du concours sur le "marché de la foi", ils ont du mal à être au-dessus de la mêlée. Cela expliquerait logiquement que certains États latino-américains aient vu la nécessité de se bâtir sous des vêtements politiques anticléricaux, notamment dans leurs constitutions, alors que culturellement ils étaient fortement enracinés dans le catholicisme : le Mexique et l'Uruguay en témoignent. Parallèlement à l'anticléricalisme, s’est développé également un courant qui a préféré se positionner du côté de la religion et de l'Église catholique dans une logique d’alliance stratégique et pragmatique comme on a pu le voir en Argentine et au Chili. Enfin, de toute cette série de circonstances et de particularités historiques et sociales, on voit émerger de nouvelles formes de religiosité qui vont de pair avec le processus de sécularisation qui accompagne toutes les sociétés et tous les États modernes ; processus dont le syncrétisme, la pluralité et la diversité religieuse sont le résultat. D'abord comme une simple imitation de l'extérieur mais qui conserve les particularités de l'intérieur ; cela permet la génération d'identité et d'appartenance à quelque chose, pas nécessairement religieux mais dans la plupart des cas ; plus comme un acte de préférence (marché) et non plus d'appartenance (foi).