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Varia/Opinion

Richard Hofstadter: pionnier de la critique de la théorie du complot et de l'anti-intellectualisme durant les années 1960

Yves Laberge
Référence(s) :

Sous la direction de Sean Wilentz pour les notes additionnelles et la postface, New York, Library of America, 2020, 1047 p.  

Texte intégral

  • 1 Christopher Lasch, La culture du narcissisme, Paris, Flammarion, 2018 [1982].
  • 2 Allan Bloom, L'âme désarmée. Traduction de: « The closing of the American mind », Montréal, Guérin (...)
  • 3 Neil Postman, Se distraire à en mourir, Paris, Flammarion, 1986. Plusieurs rééditions.

1Aux États-Unis, on considère Richard Hofstadter (1916-1970) comme un historien et un essayiste, mais sur le plan disciplinaire, c’est assez limité comme présentation. En réalité, Hofstadter était un historien qui n’hésitait pas un moment pour déborder des cadres stricts de la discipline des sciences historiques pour observer la société qui l’entourait, osant même s’aventurer du côté des sciences de la société. En écrivant sur la présence pernicieuse de l’anti-intellectualisme dans la vie américaine durant les années 1950, il posait un diagnostic novateur, sinon audacieux, que d’autres penseurs reconfirmeront par la suite — et de différentes manières — à propos des décennies subséquentes : pensons à Christopher Lasch1 (1932-1994), Allan Bloom2 (1930-1992), Neil Postman3 (1931-2003) ou encore Saul Bellow (1915-2005) dans sa préface au livre L’Âme désarmée d’Allan Bloom. Toute la réflexion de Richard Hofstadter se situe au centre des Études américaines et de l’histoire des idées.

2Le présent recueil regroupe des textes rédigés entre 1952 et 1965; on y trouve entre autres un essai sur la théorie du complot, qui avait d’ailleurs été traduit en français sous le titre Le Style paranoïaque : théories du complot et droite radicale en Amérique (chez François Bourin Éditeur, 2012). La dernière partie est composée de brefs articles. Mais la pièce de résistance de cet ensemble reste sans doute son essai l’ayant rendu célèbre, Anti-Intellectualism in American Life, paru en 1963, doublement primé, mais jamais traduit dans notre langue. Par ailleurs, contrairement à ce que l’on pourrait déduire, l’éditeur Library of America n’est en aucune manière une quelconque officine de la Bibliothèque du Congrès, mais bien un éditeur newyorkais affilié à un plus large conglomérat pour ce qui touche la distribution internationale (Penguin Random House agit comme diffuseur).

3La thèse soutenue par Richard Hofstadter dans Anti-Intellectualism in American Life est assez simple : l’anti-intellectualisme en tant qu’idée serait progressivement devenu un sujet de préoccupation aux États-Unis à partir des années 1950; auparavant, il ne s’agissait que d’un problème limité aux conversations entre universitaires et intellectuels. L’élément déclencheur de cet l’anti-intellectualisme pourrait être le Maccarthysme et le climat de méfiance qui l’accompagnait, associant le communisme honni à une partie de la frange intellectuelle américaine. Mais ce n’était qu’une dimension d’une question beaucoup plus large et plus complexe. Un autre élément déterminant, toujours selon Hofstadter, serait l’avènement à la présidence américaine, en 1952, du populiste Dwight Eisenhower contre son adversaire démocrate Adlai Stevenson, considéré alors comme un homme instruit, cultivé, sinon un intellectuel (p. 5). La définition proposée par Hofstadter de l’anti-intellectualisme semblera simplifiée à l’extrême, à une époque où peu d’universitaires osaient s’enfermer dans une seule définition. Selon Hofstadter, l’anti-intellectualisme serait : « un ressentiment et une méfiance envers les choses de l’esprit et ceux qui la représentent » (p. 7). Le propos d’Anti-Intellectualism in American Life se subdivise en quatre chapitres substantiels marqués par une inévitable relecture de l’histoire américaine depuis la Révolution de 1776 — passage obligé dans tout essai paru aux États-Unis au milieu du 20e siècle; il sera également question du « déclin du gentilhomme » avec plusieurs pages sur la remontée du statut de l’expert, en particulier dans le contexte de la Deuxième guerre mondiale, ce qui aura occasionné une (re)valorisation de l’intellectuel (p. 240). Toute la dernière partie du livre traitera de l’importance de l’éducation en tant que dimension constituante de la démocratie, selon une conception où les valeurs seront considérées comme étant même plus importantes que les savoirs (p. 385).

4Il faut ajouter que ce recueil dépassant les 1000 pages réunit en fait plusieurs titres de Richard Hofstadter auxquels s’ajoutent, dans les 200 dernières pages, une quinzaine d’essais brefs prolongeant certains des thèmes principaux déjà discutés dans Anti-Intellectualism in American Life. Ainsi, Hofstadter reformule son crédo envers la culture générale (ou la culture de base, ce qui doit inclure la connaissance des auteurs classiques) dans un contexte assez critiqué de ce qu’il nomme les « soi-disant universités faiblement soutenues par les états » (dans l’article « The Revolution of Higher Education », p. 857). Il serait injuste de réduire ces écrits méconnus à de simples pièces de circonstance ou à des fragments; certains articles démontrent au contraire la capacité de Richard Hofstadter de conceptualiser des idées ou de proposer une lecture éclairante d’un penseur, par exemple Darwin, chez lequel il détectera des mots-clefs — considérés comme étant pratiques ou révélateurs — comme « lutte, survie, variation, héritage, adaptation, environnement » (p. 840). L’ouvrage se conclut par des pages élogieuses sur la perspicacité d’Alexis de Tocqueville à propos des États-Unis.

5Mais pourquoi relire les livres de Richard Hofstadter soixante ans après leur parution? Et un demi-siècle après la mort de leur auteur? Et cinq ans après ce qui aurait été son centenaire? Pour le lecteur du 21e siècle, l’intérêt de l’essai Anti-Intellectualism in American Life sera double : à la fois par son contenu mais aussi pour les différents concepts qu’il mobilise. D’abord, l’auteur cerne les arcanes de ce débat persistant qui oppose la vie intellectuelle et le populisme dans toutes les sphères aux États-Unis; indéniablement, cette discussion reste toujours d’actualité, et pas seulement en Amérique. Par ailleurs, Hofstadter introduit habilement dans son analyse une série de concepts pertinents afin de nommer les dimensions à l’œuvre et les idées qui s’affrontent. Il traitera nommément de l’identité nationale (« national identity », p. 6), ou encore de d’aliénation (au sens politique du terme (p. 471). Dans un autre essai, Hofstadter emploiera le concept de « narrative », qui connaît un engouement certains dans le monde académique anglo-saxon depuis une vingtaine d’années (p. 772). Dans Anti-Intellectualism in American Life, Hofstadter fait également allusion aux différents rôles sociaux confiés tour à tour à certains intellectuels convoqués en tant qu’experts : dans son « rôle sacré, en tant que prophète, universitaire ou artiste » (p. 43). De ce nombre, la pire position selon Hofstadter serait d’être considéré comme un intellectuel devenu idéologue, c’est-à-dire porteur — et propagateur — d’une idéologie; ceci serait contraire à la nécessité d’être sinon neutre, du moins objectif (p. 43). Cette nuance est capitale. Dans la conclusion de son Anti-Intellectualism in American Life, Hofstadter réaffirme sa croyance en une éducation libre et diversifiée, « l’une des vertus majeures de la société libérale » (p. 484). Ailleurs, Hofstadter évoque au passage l’hypothétique disparition de la haute culture des élites, suggérant « l’effondrement de la culture libérale ou la disparition de la haute culture » (p. 484), comme le feront plus tard Allan Bloom et Neil Postman dans leurs livres respectifs, déjà mentionnés en notes. On pourrait bien sûr reprocher à ces écrits certaines longueurs (principalement en ce qui touche les rappels de l’histoire américaine) et le fait que le propos d’Hofstadter soit très centré sur les États-Unis; mais n’est-ce pas là le propre de la plupart des penseurs américains des siècles précédents? Il faut cependant ajouter que les essais subséquents de la dernière moitié du recueil font preuve d’une plus grande ouverture aux idées venues d’ailleurs et font allusion à différents penseurs européens, et pas uniquement britanniques : Freud, Mannheim (p. 771) et même au marxisme, mais relativement peu à Marx lui-même (p. 841). N’oublions pas qu’à cette époque, les Américains étaient encore dans la mouvance du Maccarthysme, une idéologie virulemment anticommuniste — et donc antimarxiste — introduite par le sénateur Joseph McCarthy. Si un universitaire ne pouvait éviter une allusion à Marx, il fallait alors le faire par personne interposée, et ne jamais le citer directement.

6Il faut situer Richard Hofstadter dans son contexte et appréhender ses écrits pour ce qu’ils constituaient au milieu des années 1950: des morceaux d’analyse sur l’histoire des idées, ancrés dans la tradition américaine, et voulant revaloriser les choses de l’esprit par opposition au populisme et à la culture de masse, mais aussi en prenant une certaine distance face aux dérives possibles de l’unilatéralisme qui caractérisait l’Amérique de l’après-guerre. En somme, l’anti-intellectualisme que dénonçait Richard Hofstadter se voulait une mise en garde envers ses contemporains qui avaient trop facilement confondu les idées émergentes de l’après-guerre et la volonté de changement avec le spectre du communisme, dans un contexte où l’anticommunisme apparaissait pour beaucoup de non-initiés comme une valeur-refuge, correspondant au consensus américain du milieu du 20e siècle. En ce sens, et c’est un paradoxe, Anti-Intellectualism in American Life reste en un sens très daté sur le plan strictement factuel, mais en même temps, pourra apparaître comme une inspiration quant à la pensée et aux avancées théoriques, à condition d’en retirer les éléments les plus tangibles et les plus intemporels.

7Avant de terminer, quelques remarques brèves sur la réédition de ces œuvres regroupées de Richard Hofstadter s’imposent. Cette anthologie de la Library of America ne contient pas de préface ni d’avant-propos; les interventions du responsable Sean Wilentz se situent exclusivement en fin de volume, dans les notes très détaillées et toujours appréciables qu’il ajoute pour contextualiser les avancées de l’auteur ou encore pour certaines références culturelles. On y retrouve en outre une chronologie et un index détaillé. La reliure rigide et la jaquette soignée ajoutent à la qualité de l’ensemble; on croirait presque à une imitation de la collection de La Pléiade, mais de format un peu plus grand et sans l’appareillage critique de notes en fin de volume. Et sans le fameux papier bible.

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Notes

1 Christopher Lasch, La culture du narcissisme, Paris, Flammarion, 2018 [1982].

2 Allan Bloom, L'âme désarmée. Traduction de: « The closing of the American mind », Montréal, Guérin littérature, 1987.

3 Neil Postman, Se distraire à en mourir, Paris, Flammarion, 1986. Plusieurs rééditions.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yves Laberge, « Richard Hofstadter: pionnier de la critique de la théorie du complot et de l'anti-intellectualisme durant les années 1960 »Amerika [En ligne], 25 | 2023, mis en ligne le 07 mars 2023, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/17026 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.17026

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Auteur

Yves Laberge

Ph.D. , Centre de recherche en éducation et formation relatives à l'environnement et à l'écocitoyenneté, Canada

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