Sur un livre de Charles Horton Cooley jamais traduit en français: Human Nature and the Social Order (1903)
Abingdon, Routledge, 2017 [1902 pour la première édition; 1922 pour la réédition revue par l’auteur], xxxviii+444 p.
ISBN-13: 978-1138525474
Texte intégral
- 1 La première édition de Human Nature and the Social Order (parue à New York chez Charles Scribner’s (...)
- 2 Sociologue américain, Randall Collins a fait paraître quatre ouvrages centrés sur les grandes tradi (...)
- 3 On se référera au recueil de textes classiques en sociologie complétant l’ouvrage cité précédemment (...)
1Pratiquement inconnu en France, Human Nature and the Social Order [1902] n’est pas vraiment une nouveauté et a déjà été réédité trois fois au cours du 20e siècle1. Ce premier livre de Charles Horton Cooley (1864-1929) est considéré comme un classique de la sociologie et de la psychologie sociale, du moins aux États-Unis. Certains penseurs plus près de nous — comme les sociologues américains Randall Collins et Craig Calhoun — le citent au passage dans leurs ouvrages d’initiation à la sociologie2. En outre, de courts passages du troisième chapitre de Human Nature and the Social Order sont repris dans une anthologie de textes de base en sociologie dont les éditeurs anglo-saxons détiennent la recette3. La présente édition avait été revue et augmentée par Cooley en 1922; toutefois, les deux textes introductifs, numérotés en chiffres romains (pp. ix-xxxviii), ont été ajoutés dans une version posthume (pour l’édition du centenaire de Cooley, parue en 1964).
- 4 John Scott et Gordon Marshall consacrent une notice à Cooley dans leur Oxford Dictionary of Sociolo (...)
2Auteur jamais traduit en français, Charles H. Cooley a pourtant influencé plusieurs générations de penseurs des sciences sociales et du pragmatisme américain, à commencer par George Herbert Mead (1863-1931), son contemporain, qui aura retenu de Cooley son concept de l’image de soi (« looking glass self »), voulant que pour chaque individu, la constitution de soi soit influencée par plusieurs facteurs sociaux, et notamment par le regard des autres sur lui-même4. Même si la perception d’autrui était faussée ou biaisée, l’individu en tenait compte dans la manière dont il se faisait une image de lui-même. Cette conception du Soi selon Cooley ajoutait une dimension sociale à une notion jusqu’alors considérée comme étant purement psychologique.
- 5 Voir p. xxix de la présente édition. On constate que le texte d’ouverture de Mead (« Cooley's Contr (...)
3Dans un article ajouté en guise de préface à la présente édition, George Herbert Mead expliquait — en 1930 — que la pensée de Cooley se rangeait principalement du côté de la sociologie de l’esprit et de la psychologie sociale; de plus, Mead considérait Cooley comme étant en avance sur Gabriel Tarde (p. xxix); toutefois, dans sa conclusion de ce bel hommage à son ancien collègue, Mead situait davantage les travaux de Cooley dans le domaine de la psychologie sociale, sans mentionner d’autres disciplines connexes des sciences sociales5.
4Human Nature and the Social Order se subdivise en douze chapitres touchant successivement l’opposition entre individu et société (dans lesquelles les groupes ne seraient que des entités vivantes, p. 48), l’influence de l’entourage dans les choix apparemment individuels, la sociabilité, la sympathie, le Soi empirique, les différents modes du Soi, l’hostilité, l’émulation comme conséquence du conformisme, le leadership, les dimensions sociales de la conscience (p. 396), la dégénérescence dans les conduites individuelles et se conclut sur un retour à propos de la notion de liberté, brièvement abordée au premier chapitre.
- 6 À l’origine, cette phrase souvent abrégée de Cooley était ainsi formulée: « I conclude, therefore, (...)
- 7 En fait, Cooley propose dans les pages suivantes une réflexion sur des considérations qui par bien (...)
5Précurseur de l’interactionnisme symbolique mais sans jamais utiliser cette expression (qui n’existait pas encore), Cooley reste surtout célèbre pour cette phrase souvent citée, et figurant dans le présent ouvrage: « les manières dont les gens s’imaginent les uns les autres constituent de solides faits sociaux » (p. 121)6. Cependant, trop de commentateurs omettent de citer intégralement cette phrase fondatrice qui se poursuivait ainsi : « et leurs observations et leurs interprétations doivent constituer l’objectif primordial de la sociologie »7. Autrement dit, les perceptions (justes ou biaisées) que les gens ont des autres et leurs interprétations (exagérées, inexactes) sont des faits sociaux incontestables et les sociologues doivent en faire l’objet premier de leur démarche. À cela, il faudrait ajouter que ces observations sur les autres ne sont pas des révélateurs de la réalité ni de la vérité; mais celles-ci nous permettent de constater ce que les gens perçoivent des autres en fonction de leurs préconceptions, de leurs prismes et de leurs préjugés. Et ce travail centré sur les sens attribué aux choses devrait, selon Cooley, être considéré comme central pour la sociologie. Avec le recul, ce positionnement, cette attitude peuvent s’inscrire en continuité avec l’étude des idéologies et de la fausse conscience, avec l’étude des préjugés et des stéréotypes, voire de l’exclusion et du racisme.
- 8 Pour une vue d’ensemble sur G. H. Mead, on se référera à l’anthologie de textes sous la direction d (...)
- 9 On peut déduire que la nouvelle Introduction de Philip Rieff (1922–2006) a été rajoutée lors de la (...)
- 10 Les ouvrages cités par C. H. Cooley sont: Boris Sidis, The Psychology of Suggestion: A Research int (...)
6À plus d’un siècle d’intervalle, pourquoi relire Charles H. Cooley en 2021? L’intérêt de cette lecture n’est pas réservé qu’aux historiens de la sociologie et aux tenants de l’individualisme méthodologique. Son livre Human Nature and the Social Order montre comment un contemporain de Durkheim et de Max Weber pouvait formuler une conception originale de la sociologie des émotions et du Soi dont allait s’inspirer G. H. Mead et les fondateurs de l’École de Chicago8. Les chapitres centraux (5 et 6) sur le Soi socialisé (« Social Self ») et les phases du « Soi » restent les plus inspirés; la dernière moitié semblera moins riche. Comme pour tout penseur de la sociologie classique, le cercle des invités ayant été convoqués dans l’argumentation faite par Cooley — tout comme la liste des absents — peut également devenir révélatrice: on y rencontre beaucoup de psychologues américains et bien sûr Darwin, mais pratiquement aucun sociologue et très peu d’auteurs français, mis à part une brève allusion aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau (p. 291). D’ailleurs, ni Durkheim ni Weber, ni Auguste Comte ni même l’Africain-Américain W.E.B. DuBois et encore moins Marx ne sont mentionnés dans aucune édition de Human Nature and the Social Order, sauf peut-être pour deux brèves mentions sur Durkheim (p. xvii, xviii) contenues dans la nouvelle Introduction de Philip Rieff9. Se référant assez peu à des travaux purement sociologiques, Cooley mentionne par exemple une étude de Boris Sidis (p. 73) ou encore un ouvrage de l’anthropologue Edward Tylor (p. 78)10. Inchangé depuis un siècle, il ne faudrait pas s’attendre à découvrir un chef-d’œuvre inconnu du début du 20e siècle Human Nature and the Social Order n’a certainement pas la portée d’un ouvrage de William James ou de John Dewey.
- 11 Pour une recontextualisation, on se référera à l’étude substantielle sur Cooley rédigée par le soci (...)
7Le lecteur voulant se procurer Human Nature and the Social Order devra être prudent car il existe une multitude d’éditions électroniques ou réimprimées par de petits éditeurs qui profitent de l’expiration de la limite du copyright pour commercialiser des versions en fac-similé des premières éditions, publiées il y a plus d’un siècle. La nouvelle édition à couverture rigide de Routledge a le grand avantage d’offrir une reliure solide et contient en outre un index (déjà présent dans certaines éditions précédentes), même s’il s’agit d’un fac-similé de l’édition de 1964, sans notes de contextualisation ni de nouvelle présentation qui serait postérieure à 196411.
Notes
1 La première édition de Human Nature and the Social Order (parue à New York chez Charles Scribner’s Sons) remonte à 1902; une version revue par l’auteur est parue en 1922, mais celle-ci comportait peu d’ajouts bibliographiques, ou encore une brève allusion à ce qu’on nommait alors « the Great War » (p. 417). Puis, trois rééditions posthumes ont d’abord eu lieu en 1930, 1964 et 1983. La présente édition de l’éditeur anglais Routledge reprend avec la même couverture verdâtre celle de format souple parue en 1983 chez Transaction Books, qui était en réalité un fac-similé de la réédition précédente, publiée l’année de ce qui aurait été le centenaire de Cooley.
2 Sociologue américain, Randall Collins a fait paraître quatre ouvrages centrés sur les grandes traditions sociologiques. Voir en particulier: Randall Collins, Four Sociological Traditions, Oxford, Oxford University Press, 1994. Par ailleurs, Craig Calhoun fait aussi mention de Cooley dans son chapitre d’ouverture du collectif sous sa direction, Sociology in America — A History (Chicago, University of Chicago Press, 2007, p. 15, note 33).
3 On se référera au recueil de textes classiques en sociologie complétant l’ouvrage cité précédemment et au titre presque identique, de Randall Collins (dir.), Four Sociological Traditions. Selected Readings, Oxford, Oxford University Press, 1994 [1985], pp. 283-289, et en particulier p. 287. Voir notamment le chapitre qui ouvre la quatrième partie et dont le titre reprend une formule célèbre de Charles Horton Cooley (« Society is in the mind »), p. 287.
4 John Scott et Gordon Marshall consacrent une notice à Cooley dans leur Oxford Dictionary of Sociology (Oxford University Press, 2005, p. 115); ils rappellent que « Cooley se défiait des catégories » et qu’il « refusait de se laisser attribuer l’étiquette de sociologue », optant plutôt pour une rencontre entre la philosophie et l’histoire. Par ailleurs, Cooley a aussi droit à une notice, rédigée par Donald Levine, dans un autre ouvrage de référence anglais, sous la direction de Bryan S. Turner (dir.), Cambridge Dictionary of Sociology, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, pp. 92-93. Cette notice d’une demi-page mentionne le livre Human Nature and the Social Order [1902] et rappelle l’assertion de Cooley voulant que le Soi soit un produit social.
5 Voir p. xxix de la présente édition. On constate que le texte d’ouverture de Mead (« Cooley's Contribution to American Social Thought ») placé ici en avant-propos n’avait pas été préparé dans cette optique; c’était en fait un éloge funèbre de Charles Horton Cooley rédigé par Mead et initialement paru dans la revue American Journal of Sociology (Vol. 35:5 March 1930, 693-706) durant l’année suivant le décès de Cooley (voir la note 1, p. xxi de l’avant-propos de Mead dans la présente édition). Voir aussi p. xxxviii.
6 À l’origine, cette phrase souvent abrégée de Cooley était ainsi formulée: « I conclude, therefore, that the imaginations people have of one another are the solid facts of society, and that to observe and interpret these must be the chief aim of sociology” (Cooley, p. 121). Cette phrase célèbre reviendra au tout début de cette édition, en ouverture de la nouvelle Introduction de Philip Rieff, datée de 1930 (p. ix).
7 En fait, Cooley propose dans les pages suivantes une réflexion sur des considérations qui par bien des aspects s’apparenteraient à l’imaginaire social mais aussi à l’imagination sociologique (au sens que C. Wright Mills donnera plus tard à cette expression), bien que ces concepts n’étaient pas encore élaborés en tant que tels du vivant de Cooley. Voir aussi p. 396.
8 Pour une vue d’ensemble sur G. H. Mead, on se référera à l’anthologie de textes sous la direction de Filipe Carreira da Silva, G. H. Mead: A Reader, Abingdon, Routledge, coll. « Routledge Classics in Sociology », 2011.
9 On peut déduire que la nouvelle Introduction de Philip Rieff (1922–2006) a été rajoutée lors de la réédition de 1964 puisque celle-ci contient au passage une référence à un ouvrage de 1948 (p. xiv). Philip Rieff a également rédigé la nouvelle préface de la réédition d’un autre ouvrage de C. H. Cooley, Social Organization: A Study of the Larger Mind.
10 Les ouvrages cités par C. H. Cooley sont: Boris Sidis, The Psychology of Suggestion: A Research into the Subconscious Nature of Man and Society, New York, D. Appleton & Company, 1898. Edward Tylor, Primitive Culture, 1871. Plusieurs rééditions.
11 Pour une recontextualisation, on se référera à l’étude substantielle sur Cooley rédigée par le sociologue allemand Hans-Joachim Schubert, précédant la réédition du deuxième livre de Charles Horton Cooley, Human Nature and the Social Order, Chicago, University of Chicago Press, coll. « The Heritage of Sociology », 1998. C’est une réactualisation très complète. En français, le meilleur article sur Cooley est de Baptiste Brossard, « Charles H. Cooley, un classique méconnu », Sociologie [En ligne], N°2, vol. 7 | 2016, mis en ligne le 26 septembre 2016, consulté le 1er août 2020. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/2774
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Yves Laberge, « Sur un livre de Charles Horton Cooley jamais traduit en français: Human Nature and the Social Order (1903) », Amerika [En ligne], 25 | 2023, mis en ligne le 07 mars 2023, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/17020 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.17020
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