1
2 La France est considérée comme le premier pays à avoir organisé sa « propagande culturelle » à travers la création, en 1883, de l’Alliance Française. Cette ébauche d’une politique culturelle se précise avec la création en 1910 du Bureau des écoles et des œuvres françaises à l’étranger, mettant ainsi fin à la phase où les initiatives privées dominent (congrégations religieuses, Alliance Française, etc.). Pendant la Première Guerre mondiale, on passe des actions extraordinaires à une phase de vraie politique culturelle qui se concrétise d’une façon définitive en 1920 avec la création, à l’intérieur du ministère des Affaires étrangères, du Service des œuvres françaises à l’étranger. (Suppo, 1998 : 127)
- 1 Dans les pages suivantes Abud développe : « O fato que primeiramente salta à vista é a concepção (...)
3 Nous formulons l’hypothèse que la politique culturelle française menée au Brésil, à l’endroit des élites intellectuelles de ce pays au long du XIXe et pendant la première moitié du XXe siècle est un exemple sans équivoque de soft power réussi. Les « missionnaires » français, ou les professeurs français qui ont été actifs à l’Université de São Paulo (USP) ont réussi à laisser une empreinte indélébile sur les deux premières générations d’historiens (Capelato et al, 1994 : 348-358) qui en sont issues et, en conséquence, ont joué un rôle décisif dans la constitution de l’histoire comme champ disciplinaire et du savoir-faire universitaire en sciences sociales. De plus, comme le signale Katia Abud dans son article, O ensino da história como fator de coesão nacional : os programas de 1931, l’enseignement de l’histoire au niveau supérieur était fondamental pour la cohésion nationale et pour la construction d’une identité brésilienne, et, dans le cas de São Paulo, de « la nation pauliste » (Abud ; 1993 : 164)1. Les professeurs français ont réussi à faire avancer la politique nationale de la France, en promouvant la langue française, l’humanisme et les valeurs de la République et ont, en outre, tissé des liens avec les élites intellectuelles brésiliennes qui perdurent jusqu’à nos jours.
- 2 La note officielle énonçait : « Même dans l’ordre intellectuel, la collaboration de ses services (...)
La France compte alors, (d’après une note du ministère des Affaires étrangères de 1933)…, sur une vraie ‘milice prête à servir et qui ne demande qu’à être utilisée dans l’action quotidienne par nos représentants à l’étranger et nos services d’information’. Cette milice se compose fondamentalement de professeurs détachés dans les universités étrangères; en 1933, ils étaient plus de trois cents établissements d’enseignement supérieur à l’étranger. La participation du ministère des Affaires étrangères se fait fréquemment de façon occulte et discrète, comme le rappelle une autre note officielle en 1934 (Suppo, 1998 : 128).2
4 Le concept de soft power peut être défini comme la capacité d’influencer le comportement d’un tiers pour atteindre certains objectifs. Le soft power s’oppose au hard power qui repose sur la force ou la motivation économique (Nye, 2004 : 4). Pour la réussite du premier, il est nécessaire que la population ciblée adopte les valeurs de celui qui l’exerce, voire les intériorise et se les approprie comme siennes. Guy Martinière (1982) et Mario Carelli (1987) emploient un autre terme pour décrire le même phénomène : la transplantation culturelle, et nous ajouterons, intellectuelle. Même si cette alliance ou amitié se traduisait surtout en avantages économiques pour la France, nous nous attachons plus ici aux influences d’ordre intellectuel et au savoir-faire universitaire. La séduction déployée à l’endroit des intellectuels brésiliens par les détenteurs du savoir universitaire français ne peut pas être comprise, comme le démontre Christophe Charle, si on ne prend pas en compte les rivalités franco-allemande et franco-britannique à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. En ce qui concerne l’Amérique du Sud, en particulier, il s'agissait d'affirmer la filiation avec l’une des cultures dominantes, d’assurer la permanence de l’universalisme français dans le monde. (Charle, 1994 : 366)
5 Nous partons du principe que le savoir-faire universitaire et les modèles intellectuels dominants sont intimement liés aux structures du pouvoir. Au Brésil, on observe une oscillation en fonction des modèles de pouvoir impériaux (anciens et nouveaux) et de l’apport local qui façonnent dans des proportions diverses le champ disciplinaire. Pour analyser l’évolution du savoir-faire universitaire au Brésil, il faut prendre en compte le contexte historique et politique tant sur le plan intérieur qu’extérieur.
6 Avant d’aborder les particularités de l’USP, son département d’histoire, l’influence française dans le savoir-faire disciplinaire en histoire brésilienne et ses effets à long terme, il nous semble important de faire le point sur le savoir dominant et le rôle que celui-ci peut jouer comme arme de la politique culturelle française à l’étranger.
Les pensées de la classe dominante sont aussi les pensées dominantes de chaque époque, autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose du même coup des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font d’une classe, la classe dominante ; autrement dit, ce sont les idées de sa domination (Martinière cite Karl Marx, 1982 :16).
7 Martinière écrit que le concept même de l’Amérique latine avait été créé à la veille de l’expédition militaire et scientifique française au Mexique sous Napoléon III. Auparavant, plusieurs tentatives d’implantation française territoriale au Brésil, aux XVIe et XVIIe siècles (pensons à la France antarctique et à la France équinoxiale) avaient été infructueuses. À la fin du XVIIIe siècle, les idées issues des lumières et de la Révolution française avaient mobilisé les Bahianais contre le modèle économique et politique établi par les Portugais, comme l’a démontré Mattoso (Mattoso, 1969). La volonté d’étendre l’influence française par le biais de la colonisation ou par les idées n’est pas un phénomène nouveau. L’argument avancé par Martinière et que nous reprenons est le suivant : l’invention de « latinité » sous le second Empire, destinée à assurer la mainmise de la France, comme digne héritière des puissances catholiques, sur les nations de l’Amérique récemment indépendantes, faisait partie du projet impérial français au XIXe siècle. Ainsi, les diverses missions culturelles françaises ont opéré comme un vrai soft power à partir du XIXe siècle.
8 L’envoi de missions religieuses en Amérique du Sud sous le second Empire ainsi que de missions artistiques et scientifiques, l’établissement de lycées français et de l’Alliance Française ont effectivement assuré l’influence française dans ces contrées. Les Anglais et les Allemands y étaient également présents mais les élites locales avaient une prédilection pour la France, surtout sur le plan culturel, au point de la solliciter de façon spontanée. Georges Dumas, vrai soldat universitaire et cheville ouvrière du programme politique français en Amérique du Sud déclarait dans les années vingt :
Nous ne devons pas — et nous ne pouvons pas — prendre vis-à-vis des Brésiliens l’attitude des gens qui font la conquête intellectuelle du pays. Il serait de mauvais goût d’arriver dans une ville du Brésil où nous ne comptons que des amis, en leur disant ‘Nous vous apportons un enseignement.’ Non, il faut attendre qu’on nous le demande, on nous l’a déjà demandé… Le lycée français devrait donner une double culture, c’est-à-dire qu’il devrait donner la culture nationale brésilienne et la culture française telle qu’elle est organisée dans les lycées de Paris… Associer le Brésil avec nous, ce n’est nullement tenter la conquête intellectuelle de ce pays qui n’en a nul besoin… c’est simplement le conseiller… Loin de se combattre, les intérêts sont les mêmes…. Plus le Brésilien se rapproche de la France et plus il se retrouve lui-même. Il est latin comme nous; il retrouve avec nous les qualités profondes de son esprit, son goût pour les choses intellectuelles, les idées générales que nous avons forgées au cours des siècles (Martinière, 1984 : 63).
- 3 Anatolisme fait référence Anatole France (1844-1924).
9 L’adhésion de plein gré des Brésiliens au concept d’une « latinité » commune prouve à quel point les Brésiliens ont ressenti une fraternité entre les deux pays. Pour les élites paulistanas des années 20, ce rapprochement n’équivalait pas à « une soumission » à l’Europe. Bien au contraire, les relations culturelles et scientifiques leur donnaient l’illusion de pouvoir prétendre faire partie de la ligue des pays civilisés. « Au dire d’Augusto Meyer, les Brésiliens subissaient l’ensorcellement, la coqueluche, la délicieuse peste de l’anatolisme » (Carelli, 1987 :150). Le rapprochement s’opéra autour de l’idéologie alors triomphante de la latinité. »3 Si cette latinité s’est révélée si percutante, c’est aussi parce que les élites locales s’identifiaient avec cette culture.
- 4 « Assim, o modelo adotado durante a Belle Époque paulistana, fixando um imaginário tão caracterís (...)
10 Jeffrey Needell dans sa thèse de doctorat (Needell, 1982) avait avancé l’idée d’une Belle Époque Carioca, marquée par un vrai engouement des élites de Rio de Janeiro pour la France à la fin du XIXème et au début du XXème siècles. On constate le même phénomène à São Paulo, ainsi que l’a démontré Marcia Camargos (2001) avec l’exemple de la Villa Kyrial, qui servait de salon pour une élite paulistana. On y retrouvait toutes les manifestations culturelles artistiques pouvant faire écho aux modèles français4. Même dans les années suivant la deuxième Guerre mondiale, la présence française à São Paulo parmi ces élites est indéniable. L’ouvrage de Marcio Rodrigues Pereira (2009) sur le théâtre souligne que la France a alors utilisé la diplomatie culturelle comme arme pour tenter de maintenir son emprise. Affaiblie dans le monde d’après Guerre et échouant à s’adapter aux nouveaux modes de consommation culturelle et à se réinventer face à la montée en puissance des États-Unis, la France s’appuie sur ces liens affectifs, vestiges d’une autre époque. Même si les États-Unis avaient des intérêts économiques et politiques eu Brésil, au début du XXe siècle, ils n’avaient pas encore adopté l’exportation scientifique et culturelle dans leur politique extérieure. Comme le signalent Suppo, Dumont et autres, l’objectif premier pour la France est de se poser en alliée privilégiée dans la formation des élites brésiliennes. Stratégie astucieuse et efficace car à cette époque, il est admis que ce sont les élites qui dirigent la nation.
11 À São Paulo, comme le signale Gilles Mathieu, la France trouvait un milieu favorable pour la diffusion de sa production intellectuelle. La séduction exercée par la France sur les élites favorisait aussi l’écoulement des produits de luxe français. Il cite Georges Clemenceau en voyage en Amérique du Sud en 1911 :
La ville de Saint Paul (350.000 âmes) est si curieusement française dans certains de ses aspects qu’au cours de toute une semaine je ne me souviens pas d’avoir eu le sentiment que j’étais à l’étranger. Que le français y soit communément parlé, cela n’est pas particulier à Saint Paul. La société pauliste, qui a, de tradition, une personnalité plus accusée peut-être que toute autre agglomération de la République du Brésil, présente ce double phénomène de s’orienter résolument vers l’esprit français et de développer parallèlement tous les traits d’individualité brésilienne qui déterminent son caractère’. (Matthieu, 1991 : 49-50).
- 5 Les échos que l’eugénisme trouva au Brésil en fournissent un exemple très parlant.
12 S'il y a un consensus que la classe dominante au Brésil a été, dès la colonisation, européenne et non pas indienne ou africaine, alors la culture et la logique de cette domination ont été elles aussi fondamentalement européennes. Cette culture dispose à la fois des moyens matériels et des moyens de production intellectuelle comme le signale Marx ainsi que des arguments scientifiques5 pour légitimer son pouvoir. Même si aujourd’hui, on constate une certaine ascension socio-économique des métis, caboclos, des noirs, des indiens et autres, les marques de cette domination sont encore très présentes. On observe une pérennisation des inégalités notamment en ce qui concerne l’accès au savoir académique et au pouvoir.
Quand on parle de « Brésilien », on parle généralement et implicitement d’une espèce de mélange culturel, composée à égale contribution des groupes ethniques africains, amérindiens et européens. Or, pendant la colonie, au XIXe siècle et durant une bonne partie de la première moitié du XXe siècle, ce que l’on observe sur le territoire brésilien c’est l’exclusion des cultures et des individus amérindiens et d’origine africaine de tous les secteurs supérieurs de la gestion, de l’économie, de la politique et de la culture en général (Bien qu’en ce qui concerne les Noirs, on doive plutôt parler de tentative d’exclusion, puisque depuis le XIXe siècle il n’est pas rare de constater la présence des Noirs et de Métis à proximité du sommet du pouvoir économique et politique au Brésil. Car ces mêmes secteurs sont occupés par une élite qui parle portugais, boit du vin et du whisky, prie le dieu des chrétiens, organise la production pour le marché etc. (Matthieu, 1991 : 49-50 )
13 Toutefois, il y a des questions qui se posent concernant la notion de transposition, car celle-ci renvoie à l’idée que les Brésiliens ne sont que des récepteurs passifs, alors que la réalité est bien plus complexe. Denis Rolande nous met en garde vis-à-vis de l’utilisation du mot transposition qui, au sens strict, suggère un modèle de dons et transferts à sens unique. Il s’agit plutôt ici, comme l’indique Fernand Braudel dans son ouvrage Le modèle italien de « dons et transferts d’une part, acceptation, adoptions, adaptations et refus de l’autre » (Braudel, 1989, cité par Rolland, 2000 :14) Pour Rolland, parler de transposition procède d’une nostalgie dominatrice (Rolland, 2000 : 14-15). Ce que nous observons, dans le cas brésilien, c’est la sélection des éléments qui reflète l’image que ces élites dirigeantes voulaient donner à leur nation.
14 C’est, selon de Souza, le besoin de construire la nation brésilienne qui a entraîné la rupture au plan politique et surtout culturel avec le Portugal. Les mots de l’écrivain et intellectuel José Veríssimo (1857-1916) traduisent ce phénomène :
- 6 « Os brasileiros sentimos que Portugal já nos deu tudo o que nos podia dar, e que dele nada mais (...)
Nous, les Brésiliens, avons le sentiment que le Portugal nous a donné tout ce qu’il avait à offrir et qu’on n’a plus rien à recevoir où à espérer de lui. Par amour pour notre futur qui promet d’être splendide, ce n’est plus vers le Portugal que l’on doit tourner les regards, mais vers les nations qui vont au-devant de la civilisation, dont on peut avoir non seulement les bras et les énergies économiques de toute sorte mais également la lumière spirituelle qui nous fait encore défaut.6
15 Les élites dirigeantes et intellectuelles à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, ont activement choisi les éléments du vieux monde qu’elles souhaitaient incorporer pour façonner leur propre vision d’un pays « civilisé ». Le mouvement d’art moderne né à São Paulo dans les années vingt symbolise en quelque sorte l’échange complexe entre le vieux et le nouveau monde et la volonté d’une affirmation de la brésilianité.
- 7 La citation originale est attribuée à Castro, Sílvio dans Teoria e Política do Modernismo Brasile (...)
16 Les métamorphoses survenues à cette époque n’étaient pas limitées à l’art, à la littérature et à la culture car on les retrouve aussi dans le milieu académique. Sur le plan intellectuel, l’intelligentsia locale cherchait une rupture à la fois avec la formation traditionnelle professionnalisante (ex. droit, médecine, ingénierie) de l’élite brésilienne et avec la dépendance universitaire européenne (ou ce que Schwartzman appelle le colonialisme scientifique). « Le mouvement spirituel moderniste ne doit pas purement se limiter aux arts et à la littérature. Il y a la nécessité, depuis longtemps, d’une transformation philosophique, sociale et artistique » (Castro, 1979 : 29 cité dans Martins, 1987: 12)7. Le projet d’une université à São Paulo et notamment d’une faculté en sciences humaines trouve effectivement ses racines dans les transformations profondes des années vingt. Cette université, cependant, ne verra le jour qu’une décennie plus tard, en 1934. La version répandue, quant à son émergence, est qu’à la suite de la défaite des oligarques de São Paulo et de la fin du système du coronelisme face au pouvoir central de Vargas, ces élites allaient se réorganiser pour reprendre en main le destin de la nation. La logique de la création de l’Université de São Paulo (USP) et en particulier de la Faculdade de Filosofia, Ciencias Humanas e Letras (FFCHL) était intimement liée aux projets politiques de l’élite paulistana qui entendait reprendre la direction de la nation et se soustraire au pouvoir fédéral de Vargas. Quoi qu’il en soit, le projet politique des élites lié à la création de l’USP, c’est-à-dire la formation désintéressée en sciences sociales et humaines, au cœur de la création de l’université, est alors pensé comme primordial à une nation moderne.
17 D’après Capelato et Prado (1989 : 101), c’est le premier directeur de la Faculdade de Filosofia, Ciencias Humanas e Letras, Teodoro Ramos qui est envoyé en Europe pour recruter des professeurs. Dans ce cas particulier, il est important de rappeler que la présence universitaire française (ainsi que celle des autres pays européens comme l’Italie, l’Espagne et ou même le Portugal) reposait sur l’invitation des Brésiliens même si ultérieurement elle bénéficiera de financements français. Le choix des premiers professeurs étrangers engagés obéissait à une logique intérieure qui reflétait l’effervescence politique et culturelle de São Paulo, comme on a pu l’évoquer précédemment. Le journal O Estado de São Paulo, sous la direction de Julio de Mesquita Filho, assisté par Armando Salles et Fernando Azevedo était, avant la création de l’université, le lieu de référence pour les échanges sur les questions politiques, sociales, culturelles et le vecteur de leur diffusion. Nous rappelons ici le rôle fondamental des espaces de discussion dans la création de l’université.
18 Pour Limongi, la création de l’USP ne doit pas pourtant être considérée, ainsi qu’il est traditionnellement admis par le milieu universitaire, comme un projet politique destiné à reprendre la direction du pays. Elle doit plutôt être comprise comme une réaction et adaptation aux transformations sociales en cours dans une métropole en plein essor (Limongi, 1989). Si la nouvelle université recourait à des professeurs étrangers, c’était d’abord parce qu'il n'y avait pas de professeurs de qualité au Brésil et ensuite parce qu’elle voulait préserver son autonomie par rapport au pouvoir fédéral. Il ne s’agissait pas pour autant de subir une domination intellectuelle européenne. Patrick Petitjean, chercheur du CNRS qui travaille sur le rôle des savoirs dans le développement des empires aux XIXe et XXe siècles écrit :
L’émergence d’une tradition scientifique au Brésil, au XIXe siècle et dans les premières années du XXe, n’est pas la simple importation d’une tradition européenne, voire française. C’est un phénomène plus complexe, qui ne ressortit pas seulement au champ intellectuel. En envoyant des missions scientifiques en Europe, les Brésiliens peuvent évaluer les expériences et les adapter à leur pays ; ce n’est pas foncièrement différent de ce qui se passe en Europe même (voir les débats sur le modèle scientifique allemand à la fin du XIXe siècle). Quand les Brésiliens ont l’initiative d’invitations de scientifiques européens, ils choisissent d’après ces critères. Cela peut d’ailleurs provoquer des conflits avec les modes d'exportation de la science à l’initiative des Européens (Petitjean, 1989 : 96).
19À ce propos, nous citons Frédéric Mauro qui écrit:
Dans le nouveau Brésil, celui des gratte-ciels, de l'industrie métallurgique, de l'indépendance économique et culturelle, un nouvel esprit est né qui devait fatalement naître. Au moral il marque la fin d'un complexe de soumission à l'égard de l'Europe, de ses idées, de ses produits, de ses préjugés sur le mélange des races. Sur le plan intellectuel, il affirme sa volonté de bâtir une culture proprement brésilienne, — pensons au beau livre de Fernando de Azevedo [A cultura brasileira, São Paulo, Edit. Nacional, 1946] — qui ne soit pas l'annexe de la portugaise et d'une science proprement brésilienne, elle aussi, qui ne soit pas l'annexe, sans plus, de l'européenne ou de l'américaine. Un domaine était largement ouvert à cette volonté de rénovation : celui des sciences sociales (Mauro, 1957 : 104).
20Roger Bastide suggère que :
Toutes les notions qu’il (le Brésil) a apprises dans les pays européens ou nord-américains ne valent plus. Le vieux se mêle au jeune. Les époques historiques s’embrouillent les unes dans les autres. Les mêmes mots, comme ceux de ‘classe sociale’ ou ‘dialectique historique’, n’ont pas la même signification, ne recouvrent pas les mêmes réalités concrètes. (Bastide, 1989 : 101).
21 Selon les données de Fernanda Massi (1989 : 486) concernant la mission française dans la FFLCH, on compte dans les deux premières décennies qui ont suivi la fondation de l’USP, 29 professeurs français pour 6 matières, sur lesquels 10, soit plus du tiers enseignaient l’histoire, matière essentielle dans la fabrication d’une identité nationale dominante. Ces professeurs effectuaient des séjours plus ou moins longs en fonction des accords entre les universités françaises et celle de São Paulo ; ils pouvaient être des professeurs chevronnés aussi bien que des débutants. Les 10 professeurs d’histoire sont indiqués dans la liste ci-dessous avec leurs dates de présence à l’USP en tant que titulaires de chaire pour les 5 premiers ou professeurs invités pour les 5 suivants (Massi, 1989 : 418):
-
Émile Coornaert (1934-1935 et 1949-1950)
-
Fernand Braudel (1935-1938)
-
Jean Gagé (1937-1945)
-
Émile G. J. Leonard (1948-1949)
-
Jean Glénisson (1957-1958)
-
Philippe Wolff (1951-1952)
-
Maurice Lombard (1954-1955)
-
Marcel Bataillon (1953-1954)
-
Frédéric Mauro (1953-1955)
-
Jacques Godechot (1953-1954)
22 Selon l’article de de Paula (1971), le premier historien brésilien à occuper la chaire d’histoire médiévale à la FFCLH, le département d’histoire a également bénéficié à cette époque des séjours d’autres professeurs comme Albert Soboul, Jean Santou ou E. Lombard. (de Paula, 1971, 425-451). Il est vrai que la première génération d’historiens locaux fut formée à l’USP par les Français pour le plus grand plaisir de l’élite libérale de São Paulo. La présence de Paulistanos de la très haute société est attestée lors de l’inauguration. Braudel raconte dans ses souvenirs que ses premiers cours étaient en langue française et qu’y assistaient des représentants du gouverneur ainsi que les amis de Júlio Mesquita, les propriétaires de O Estado de São Paulo et nombre d’autres membres de l’élite paulistana.(Limongi, 1989 :158)
Dès les débuts de la faculté de philosophie, la mission française avait donné le ton et la collaboration des maîtres français a été fondamentale pour l’aboutissement du projet des libéraux de São Paulo. Cependant, à cette époque, ces professeurs sont l’objet de maintes critiques : les catholiques contestent la présence de « ces rationalistes-matérialistes » ; les défenseurs de l’enseignement technique et professionnel jugent inutile la présence de Français pour enseigner les sciences humaines ; les intégralistes nationalistes et xénophobes s’insurgent contre l’arrivée des étrangers. Les adversaires des libéraux remettent en cause l’utilité de l’université, qu’ils tiennent pour un caprice de l’oligarchie. (Capelato et Prado, 1989 : 102)
23 Si le « projet politique » à l’origine de la création de l’USP était celui de la formation des élites brésiliennes, ses quatre premières années d’existence montrent une réadaptation de ce projet, notamment en ce qui concerne les sciences sociales. À la veille de l’inauguration de l’USP, il y avait plus de professeurs que de demandes d’inscriptions et pendant les années qui suivirent, le taux d’assiduité et de réinscription était très bas. Les enfants des élites brésiliennes continuèrent à se former dans les écoles professionnelles fréquentées par leurs parents, c’est-à-dire surtout en droit ou en médecine. Selon les données de Limongi (cité plus haut), il y avait, au départ, en 1934, 182 étudiants en première année dont seulement 37 sont restés pour la deuxième année ; en 1935, on dut se résigner à accepter des étudiants sans vestibular (concours d’entrée), pour faire passer le nombre des inscrits à 218, dont 83 par un système de comissionamento (un système créé dans l’urgence qui dispensait les étudiants enseignant dans le primaire et le secondaire de leurs obligations didactiques). La troisième année, 1936, s’est annoncée pire encore, avec seulement 64 étudiants en première année, et l’année suivante, en 1937, la FFCLH comptait 133 étudiants de première année dont 13 seulement ont réussi à finir leur année universitaire. « Il y avait très peu d’étudiants arrivant à la FFCLH pour lesquels c’était le premier choix. » (Limongi, 1989 : 160-196). À la suite de ces difficultés, l’USP a dû organiser un système de bourses pour recruter des étudiants issus de l’intérieur de l’État de São Paulo. De ce fait, les étudiants qui se dirigeaient vers la FFCLH, présentaient des profils très différents de ce qui était prévu ; ils étaient surnommés atraídos (attirés) ou mantidos (c’est-à-dire financés par des bourses). Pour beaucoup d’entre eux, faire des études était un moyen d’ascension sociale. À titre indicatif, nous soulignons que des 11 champs disciplinaires de la FFCLH, l’histoire était certainement le plus populaire, notamment en ce qui concerne les femmes. En 1938, il y avait 40 étudiants inscrits en histoire sur 128 ; en 1939, 26 sur 177 ; en 1940, 22 sur 151 ; en 1941, 6 sur 63 ; en 1942, 25 sur 194 et en 1943, 13 sur 109. Jusqu’en 1946, les femmes représentaient 42,8 % des étudiants en histoire contre 2,4% seulement en faculté de droit (Limongi, 1989 : 175).
24 Même si les premiers étudiants en histoire n’étaient pas forcément les élites visées, leur apprentissage de cette discipline, adoptant la méthodologie française, suivait le projet universitaire conçu par les élites politiques de São Paulo. Capelato soutient que la présence française a été décisive pour la discipline historique : en s’appuyant sur Gilda de Mello e Souza, elle indique que l’historiographie a connu des changements importants dans les habitudes intellectuelles brésiliennes, et notamment en ce qui concerne la méthodologie (Capelato, Prado, 1989 : 102). Alors que jusque-là, l’étude historique se réduisait à la répétition des textes ou des sources, le département d’histoire de l’USP a accompagné tous les mouvements du savoir universitaire français de cette époque. L’histoire en France était alors en plein bouleversement, comme l’atteste l'émergence de l’école des Annales. Jean-Paul Lefebvre tend à faire écho aux propos de Capelato quant à la trace indéniable laissée par la présence des membres des missions scientifiques françaises à São Paulo:
L’influence de cette mission fut décisive pour l’université de São Paulo à qui elle donna un éclat tout particulier par la valeur exceptionnelle de ses membres. Les professeurs français allaient, principalement dans les sciences sociales, marquer de leur sceau les institutions d’enseignement et de recherche paulistes.(Lefebvre, 1990 : 6)
25 Ces échanges scientifiques sont qualifiés de « décisifs » pour ce champ disciplinaire, mais on peut soutenir qu’ils ont également permis aux savants français d’élargir leurs horizons et de questionner leur propre façon d’étudier les sciences sociales. Il reste, toutefois, à signaler que les termes de ces échanges restent inégaux. « Fernand Braudel et Lucien Febvre sont restés peu de temps dans le département d’histoire, mais leurs productions ont marqué de façon décisive les historiens brésiliens. La Revista de História, créée en 1950, a suivi l’orientation des Annales. ». (Capelato, Prado, 1989 : 101) Une recherche dans la revue Annales. Histoire, Sciences Sociales des années cinquante montre certes la contribution des intellectuels brésiliens à cette publication (en particulier Sérgio Buarque de Holanda), mais celle-ci ne peut se comparer à celle des intellectuels français à la Revista de História.
26Capelato et al. désignent trois générations d’historiens uspianos dans leur article : « À l’origine de la collaboration franco-brésilienne: une mission française à la faculté de philosophie de São Paulo » (1989). La première génération d’historiens brésiliens formés à l’USP a été fortement influencée par les universitaires français : « Des témoins de cette époque, des intellectuels brésiliens élèves de la mission française ont dit combien leur formation garde l’empreinte de ces pionniers, et le souvenir de certains entre eux est souvent évoqué. » (Capelato, Prado, 1989 : 101). Mentionnons Eduardo d'Oliveira França ou Astrogildo Rodrigues de Mello, futur titulaire de la chaire d’histoire brésilienne, tous deux disciples de Braudel (Rodrigues, 2013 ; « Morre o professor emérito da USP Eduardo Oliveira França », 2003), ou Eurípedes Simões de Paula et Alice Piffer Canabrava, élèves de Jean Gagé (Ohara, 2020). La chaire d’histoire de civilisation brésilienne a pu cependant, en quelques cas, revenir à des historiens locaux qui n’ont pas tous eu des Français comme professeurs ni même l’histoire pour formation initiale : ce fut le cas de Sérgio Buarque de Holanda, formé en droit et néanmoins auteur de la thèse Visão do Paraíso – os motivos edênicos no descobrimento e na colonização do Brasil. À cette époque, au Brésil, la classe dominante ainsi que l’élite intellectuelle, demeuraient avant tout de formation européenne ; le savoir-faire universitaire en histoire qui est mis en place dans la nouvelle l’université de São Paulo, et plus particulièrement dans la FFCLH, garde une marque de naissance spécifiquement française conférant à ses fondateurs un prestige certain. Ceux-ci n’hésitent d’ailleurs pas à l’adapter aux besoins locaux.
- 8 Un système qui équivalait à celui des concours et qualifications universitaires en France.
27 La deuxième génération de l’école uspiana (Capelato et al, 1994) d’histoire fait référence à celle qui fut formée par les disciples des historiens francais ; lui attribuer une date d’apparition reste difficile. La troisième génération est clairement définie par les réformes universitaires de la fin des années soixante qui mettent fin au système de cátedras8. Aujourd’hui, cependant, l’histoire à l’USP reste toujours répartie en deux branches, histoire économique, d’une part, et histoire sociale, de l’autre, témoignage vivace de l’héritage français. En effet, bien que le rôle de la diplomatie culturelle française joue un rôle moins important en Amérique Latine, et au Brésil particulièrement depuis la deuxième Guerre, les liens entre les historiens ont perduré et les historiens de l’USP et les Français ont jusqu’à présent continué à échanger idées, connaissances et influences. « Frédéric Mauro, disciple de Braudel est arrivé à la faculté en 1946 … Depuis, il a toujours maintenu des liens étroits avec des étudiants et professeurs brésiliens, il entretient un échange intellectuel fructueux avec eux » (Capelato et al, 1994 : 101).
28 On a pu évoquer, en quelques lignes, la formation de la pensée et du savoir dominants au Brésil comme miroir d’un pouvoir impérialiste, et nuancer les propos de transmission culturelle. Nous avons soutenu que l’action culturelle de la diplomatie française avait été une des premières formes d’un soft power qui avait laissé une empreinte indéniable dans l’enseignement de l’histoire à l’Université de São Paulo. Le triomphe de la « latinité » incarnée par la France a été plus efficace, dans notre perspective, que ne le seront les échanges scientifiques ultérieurs entre États-Unis et Brésil. Cette latinité était en effet pour les élites, en recherche d’un modèle de civilisation, le vecteur de véritables affinités culturelles et même spirituelles. Ceci ne doit cependant pas masquer l’émergence de la « brésilianité » qui se constitue sur des bases scientifiques avec des questionnements et critères spécifiques pour explorer les problématiques qui lui sont propres. On peut avancer aujourd’hui que la discipline a beaucoup évolué depuis 1934 ; comme le suggère Bastide, elle s’est dotée de son lexique et d’approches sui generis et n’est plus sujette à une domination scientifique. L’école historique de l’USP s’affirme à son tour comme un formidable producteur de savoir scientifique. Les approches historiques de la réalité brésilienne produites à l’USP nous ouvrent des voies et pistes de recherche qui ne sont pas exclusives au Brésil et nous offrent également un prisme nouveau à travers lequel chacun peut analyser son histoire.