1Quand les personnages symbolisent, ils agissent ; quand on croit qu’ils agissent, ils symbolisent. C’est ce que j’appelle le chiasme hustonien. Dans les films de John Huston, des chercheurs d’or, des lanceurs de lasso chasseurs de mustangs sauvages, des éleveurs de bétail, des soldats, des marins déploient une activité inlassable, et quand elle échoue, le cinéaste paraît incriminer le destin et la Nature implacables. Huston a sans aucun doute eu tout au long de son œuvre une thématique majeure : celle de la beauté dénaturée, et corrélativement une préoccupation, l’exaltation de la beauté de la Nature américaine et la nostalgie d’un « monde d’avant » fondé sur l’harmonie homme-nature, vu depuis le présent d’une Amérique en pleine croissance économique, victorieuse et fière d’elle-même certes, mais dans le même temps raidie sur des valeurs exclusives, racistes et machistes, livrée à l’enlaidissement de ses banlieues démesurées, à la brutalisation de ses paysages par le monde industriel. L’homme Huston, lui-même, ne fut-il pas chasseur de fauves, voyageur compulsif, collectionneur de pièces d’art mexicain ancien plus ou moins bien acquises ? (Fig.1) Ne fut-il pas cet entrepreneur prédateur dont tant de ses collaborateurs ont souligné les zones d’ombre ? L’œuvre témoigne de ses contradictions, mais plus grande que son auteur, nourrie de l’apport de scénaristes remarquables, d’actrices et d’acteurs à forte personnalité, elle questionne avec force l’ambiguïté écologique dont notre monde contemporain n’est pas encore sorti. Le cinéma de John Huston est toujours d’actualité.
2Entre Le Trésor de la Sierra Madre (1948) et Les Misfits (1961), moins de 15 ans s’écoulent, et pourtant la position de John Huston a évolué quant au rapport à la beauté du monde et à l’équilibre homme-nature. Presque du tout au tout. Dans Le Trésor de la Sierra Madre tourné au Mexique, la Nature est toute-puissante. Les hommes égratignent son sol mais ne la domptent pas. Ils ne font que passer, et leurs rêves de domination retournent à la poussière. Le dernier regard que les chercheurs d’or, quittant la montagne avec le trésor arraché à ses entrailles, jettent à celle-ci, les remerciements qu’ils lui adressent comme à une Mère dépouillée, sont déjà le signe de leur future défaite. Le spectateur emportera l’image d’une haute terre magnifique et souveraine, comme le seront bien plus tard les volcans Popocatepetl et Ixtaccíhuatl (« la femme blanche » en nahuatl) qui dominent la scène de Under the Volcano (1984) d’après Malcolm Lowry. En revanche, le trio d’hommes qui s’attaquent avec un avion et un camion à une poignée de chevaux sauvages dans Les Misfits, tourné dans l’Ouest américain (Reno, Nevada) est bien près de remporter une victoire à la Pyrrhus. Livrant leurs prises à l’industrie alimentaire pour quelques dollars, ils videraient les montagnes de toute vie. L’homme tuerait la nature sauvage et priveraient par contrecoup l’humanité de ses rapports à la vie naturelle, qui, seuls, donnent un sens élargi à la vie étriquée de la société contemporaine que justement ils dénoncent.
3Le film Le Trésor de la Sierra Madre (1948) d’après le roman de l’écrivain allemand B.Traven (1927), est hanté par la fragilité du monde, la perte de la grâce et le deuil de la beauté. Le rêve de la beauté de l’Amérique prend fin en elle, du moins sur le plan symbolique -et les autres films du maître en garderont la nostalgie. Le Trésor de la Sierra Madre est, avant la lettre, une fable écologiste. Trois chercheurs d’or américains ont quitté les États-Unis pour chercher de l’or dans la Sierra Madre au Mexique (Fig.2). En ayant trouvé, ils s’en vont en remerciant la montagne, après avoir refermé les plaies qu’ils ont ouvert en son sein. Mais sur le chemin du retour, les ennuis s’abattent sur eux. Finalement les bandits mexicains qui se sont emparés des sacs, confondant la poussière d’or avec du simple sable, la laissent emporter par le vent. Ce dernier la ramène à la Sierra Madre. Une quinzaine d’années avant les utopies écologistes des années 60, l’œuvre de Huston fournit un cadre poétique possible au dilemme de notre rapport au monde : comment voyagent les hommes et les matières premières, qui est propriétaire des richesses du sol, qui travaille à les extraire, qui en profite, comment partager dans les temps de crise (le livre de Traven est celui d’un anarchiste allemand qui a fui son pays après avoir participé à la République des Soviets en 1919, et s’est installé au Mexique en 1924), que veut dire le rapport à la « montagne mère » et qu’est-ce que la beauté pour des yeux aveugles ?
4Le Trésor de la Sierra Madre (1948) montre la lutte entre les hommes et la terre-mère, entre la nature de l’homme et celle du monde. Quand les bandits mexicains -qui sont les réels propriétaires des lieux, si la notion de nation a bien un sens-, les attaquent, un des trois Etats-Uniens est tué ; les Indiens, paysans pacifiques, retiennent auprès d’eux le plus âgé qui a sauvé un de leurs enfants. Ce sont là deux situations bien connues de l’émigration : le rejet (la violence qui exclut) et l’intégration. Les deux rescapés, le vieux et le jeune, vivront ensuite l’un au Mexique avec les Indiens, l’autre revenu aux États-Unis, de ce que donne la terre aux hommes quand on la cultive sans lui faire violence, avec toute la douceur que ce travail respectueux de la terre-mère, seule patrie qui existe pour tous les hommes, confère aux relations que les humains ont entre eux.
5La poudre d’or revient à sa montagne d’origine ; elle n’a fait que prêter un rêve aux chercheurs d’or qui l’ont remerciée : la Sierra Madre, la montagne Mère, dont les flancs ont engendré cette poussière d’or humaine qui y retournera dans sa tombe : creuser sa tombe est la dernière tâche confiée aux bandits devant leur peloton d’exécution par les Federales. La Sierra Madre est mauvaise mère quand elle leurre ceux qu’elle porte, et bonne lorsqu’elle leur donne, mais elle est impitoyable envers ceux qui veulent la forcer. Le lézard venimeux qui se cache dans le trou du trésor de Dobbs traduit cela : ce Fafner mexicain est à la fois le dragon gardien du trésor et un monstre exterminateur.
6Ceux qui auront compris que la seule poussière d’or qui compte, ce n’est pas la poudre d’or, qui ressemble à s’y méprendre à du sable -ce que les bandits qui dispersent les sacs dans l’abbaye en ruines ont cru-, c’est la poussière humaine à qui il faut donner un but digne.
7Le personnage de Dobbs, incarné par Bogart, mise tout sur la réussite-cliché : le luxe et les femmes. Curtin veut retrouver le paradis de l’enfance, la nature bonne qui fournit les fruits, ici de belles pêches, le travail des hommes et la musique, la fête du village recommencée (à la Jean-Jacques Rousseau). Howard vivra d’un petit savoir, d’une position de confiance (un peu usurpée, mais bonhomme) au milieu des Indiens mexicains. Le seul qui ne veut pas revenir à la terre-mère, à la nature, à la communauté des hommes, c’est Dobbs, qui n’a pas de passé, qui est en rupture de patrie -même s’il s’attache dans la mendicité à cette notion de « compatriote » quand il s’adresse à un Américain. Dobbs n’aime pas son enfance : c’est pourquoi il se montre odieux avec l’enfant qui veut lui vendre un billet de tombola, qui lui donne sa chance, le numéro 13, mais une chance qu’il sacrifiera à un leurre, le rêve de la toute-puissance de l’or. Il n’a pas connu -ou pire, a eu honte, ou la haine de- sa mère (peut-être un double de cette mère apparaît-il dans les rues de Tampico, sous la figure d’une prostituée).
8Symétriquement à la mort -méritée ? - de celui qui perdit la raison de désespoir, survient la mort injuste de Cody, qui, perçu comme l’ennemi du groupe (défenseur de ses intérêts) est en réalité un époux et un père aimant qui cherche la fortune. Une lettre à sa femme et son fils retrouvée sur son corps prouve qu’il se languit d’eux : ce sera sa dernière tentative de trouver de l’or, et après, quel qu’en soit le résultat, positif ou négatif, il assure qu’il reviendra auprès de sa famille.
9C’est d’un enjeu éthique tout autant qu’écologique dont le film The Misfits (1961) ou Les Désaxés (à partir d’un roman d’Arthur Miller publié en 1957, repris par l’auteur dans le scénario) est porteur. Rarement Huston en a-t-il appelé autant à la responsabilité des hommes pour qu’ils cessent de rompre le fragile équilibre avec le vivant, avec la Nature. Deux décennies plus tard, dans son ouvrage Le Principe responsabilité (1979), le philosophe Hans Jonas posera comme principe pour l’action humaine : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur Terre. » Les films de John Huston, à l’instar de ceux de John Ford, sont de véritables huis-clos en plein air, dans les vastes paysages du western américain. Huston filme en noir et blanc et en cadrant les visages, sans aucune concession à l’image carte postale, un drame psychologique au milieu des déserts grandioses du Nevada, notamment dans la scène de la capture des chevaux sur l’ancien marais asséché. Le film oppose deux modes de vie : le mode de vie nomade hérité de l’époque des pionniers de l’Amérique et des cowboys, associé à la montagne où se trouvent les mustangs, et le mode de vie urbain, où l’on travaille dans des bureaux, vit en famille. Mais entre ces deux mondes, il y a un monde interlope de la ville de Reno, ce qu’Isabelle, l’amie de l’héroïne Roslyn, jouée par Marylin Monroe, décrit comme « le grand dépotoir » : le monde des bars miteux, le refuge des vagabonds et des paumés, des criminels en cavale, des coureurs de rodéos sans panache, Reno la capitale des divorces. A l’instar de sa Pontiac cabossée, Roslyn est une danseuse de cabaret qu’on a dupée, une jeune femme meurtrie qui vient de divorcer – « tu es ailleurs », reproche-t-elle à son ex-mari, « et puis c’est trop tard ». (Fig.3) Gay (Clark Gable) et Guido (Eli Wallach), auxquels se joint plus tard Pierre (Montgomery Clift) l’emmènent à la campagne, dans les montagnes où ils veulent capturer des mustangs sauvages. Eux-aussi ont perdu une femme, l’amour de leur mère ou de leurs enfants, sont sans repères dans un monde qui a changé : faut-il se ranger, prendre un petit emploi, ou rester des cowboys, « les derniers hommes, pas plus fiables que les papillons » (Isabelle) ? Seulement, dans la montagne, le face-à-face avec soi-même accroît l’angoisse de ne pas savoir qui ou où l’on est. Une blague racontée dans le film l’expose trivialement : un citadin à la campagne s’adresse à un fermier : « Savez-vous où est la poste ? » -Réponse : non ! – « où est la gare ? » -non ! « Mais vous ne savez rien ! » -Réponse : « Moi, je sais où je suis ! ». Dans Les Misfits, le mythe de la Frontière, des cowboys aussi libres que l’air dans l'Ouest américain s’effondre, tout autant que le mythe de l'innocence.
10Tour à tour, les trois hommes se rapprochent de la jeune femme. Guido tente de l’installer dans sa maison, jamais terminée, en lieu et place de sa femme défunte. Roslyn ne veut pas être prisonnière : lors d’une soirée où Guido se montre pressant, elle s’échappe de la maison et danse, avant d’embrasser en extase un arbre géant. La beauté de Roslyn est pour Gay un honneur qui rend la vie digne d’être vécue : « avec vous, la vie paraît belle ». Quand il ramène la jeune femme à la maison, il place un moellon devant la terrasse pour lui faire une marche. Ainsi, Roslyn peut-elle être libre de ses mouvements. Elle monte et descend à plusieurs reprises, scandant en riant : « Je peux entrer, je peux sortir ! ». Tout se gâte avec l’expédition dans l’espace sauvage pour attraper les chevaux. Le rapport des hommes aux animaux, leur violence contre eux constituent pour l’empathique jeune femme, qui a une relation sensitive, quasi animiste au monde végétal et animal, une ligne rouge, un marqueur absolu. Elle est, comme le chien Caporal qui tremble quand il pressent la chasse, à la fois parce qu’il a peur d’y laisser sa peau et parce qu’il « se souvient d’avoir été sauvage ». Guido utilisera l’avion pour rabattre les mustangs des montagnes sur le lac salé. Il horrifie Roslyn en se souvenant devant elle de son expérience de pilote de bombardier pendant la guerre -on est dans l’Amérique d’Eisenhower-, de ces « bombardiers aveugles ». « Je n’ai jamais rien vu » -dit-il ajoutant : « Lancer des bombes, c’est comme les mensonges » et « Je n’arrive pas à atterrir et j’arrive pas jusqu’à Dieu ». Le scénario de Miller et le film d’Huston se hissent sur le plan métaphysique. Gay dit simplement : « Je fais ce que je faisais autrefois », pour maintenir un état antérieur, celui des Pionniers, qui existait quand des humains encore peu nombreux se nourrissaient en tuant à la loyale, si l’on peut dire, des bêtes au sein d’immenses troupeaux sauvages : « Certains doivent mourir pour que les autres vivent ». Pour Roslyn, tuer est impossible : « ça -s’écrit-elle- ça change tout ! ». Commence alors une scène hypnotique, au milieu du lac salé, l’immobilisation des bêtes, attrapées au lasso à partir du camion lancé à leur poursuite, épuisées à force de galoper en traînant derrière elles un pneu de camion attaché au lasso, puis entravées et ficelées par les trois hommes. C’est une arène de gladiateurs, un rodéo féroce, le noir d’une corrida. Ce n’est déjà plus une lutte à la loyale, à cause des moyens mécaniques utilisés : l’avion, le camion, le moteur contre l’énergie vitale des animaux. Roslyn s’échappe et crie aux hommes : « Assassins ! Trois cadavres ambulants ! ». Pierre, ébranlé, se souvenant de son abandon par sa mère qui l’a tant fait souffrir, libère l’étalon. Gay le capture à nouveau, à mains nues, puis le libère en disant : « Je n’aime pas qu’on prenne des décisions à ma place » et expliquant son geste : « Tout a changé, tout est plein de sang, autant prendre un rêve au lasso. Il faut trouver un autre moyen pour continuer à vivre, si cela en vaut la peine ! » Roslyn sait qu’il a pris cette décision pour elle. L’ultime scène voit elle et Gay revenir en camion : « Comment trouves-tu ton chemin dans le noir ? – Je suis l’étoile qui conduit chez nous ». Hallucinantes de beauté dans l’espace ouvert, la séquence et la réplique rappellent cette expérience vécue par l’artiste américain Tony Smith et rapportée par Robert Smithson qui marquera tant les débuts du Land Art américain :
« J’ai fait la route de quelque part dans les meadows jusqu’à New Brunswick. Il faisait nuit noire et il n’y avait ni lumière, ni accotements balisés ni lignes ni rampe, rien à l’exception du bitume sombre qui se déroulait dans un paysage de plaine bordé au loin par des collines... » ,
11Alors que les chevaux entravés par les pneus évoquent irrésistiblement Monogram (1959) de Robert Rauschenberg où un mouflon taxidermique barbouillé de peinture est entouré d’un pneu, symbolisant la victoire de la société industrielle et de ses déchets sur les paysages naturels.
12Le premier film dédié au Sud est Key Largo (1948). Tourné après la guerre, il en est encore marqué, d’autant que le conflit mondial a laissé les problèmes de corruption et les conflits entre communautés pendants. Ces derniers se réveillent, et la tempête d’une grandiose violence est l’image d’une violence qui n’a pas cessé avec le retour à la paix. L’image du Sud chez Huston est celle du paradis corrompu par les hommes, et son horizon celui du désenchantement et parfois de la colère. L’intrigue se déroule à la pointe de la Floride, dans l’île corallienne de Key Largo, rattachée aux autres îles par une simple digue portant un pont. Y sont réfugiés des Indiens, premiers habitants de l’Amérique du Nord -à ce bout, presque à l’extérieur des États-Unis, dans cet acrotère de la maison-Nation, une pointe livrée aux typhons. Deux Indiens qui avaient voulu recouvrer l’indépendance pour leur nation, ayant fui la prison, sont recherchés par la police. La nation américaine est constituée d’immigrants. Le gangster Rocco (patronyme italien) s’est emparé de l’hôtel où se déroule toute l’action. Réfugié à Cuba où sous le gouvernement de Fulgencio Batista (1940-1944), les mafias italo-américaines (la Cosa Nostra) agissent en direction du continent, avec la complicité des grandes sociétés installées dans l’île et du gouvernement américain et de ses agences de renseignements, Rocco veut livrer une cargaison de fausse monnaie à des trafiquants qui sont encore sur le sol américain, mais il est bloqué par la venue de l’ouragan. Le gangster regrette la période d’avant la Seconde Guerre mondiale. Lui, qui a mis le pied à l’étrier à tant de politiciens véreux, se juge en droit de revenir sur le sol américain, dont la justice l’a chassé. Le sol américain lui appartient-il ? Dans cette nation d’immigrants qui s’est constituée sur le génocide des Indiens natifs, qu’est-ce qui peut légitimer de parler de patrie, de se sentir Américain ? La loi du plus fort, celle que veulent imposer les bandits, n’est-elle pas le seul possible, puisque les premiers occupants américains, qui dépouillèrent les Indiens furent illégitimes -et même lorsqu’il croit faire leur bien, le patron de l’hôtel finit par faire tuer les deux Indiens par la police sur un malentendu orchestré par les méchants immigrants, la bande à Rocco ? Pourtant les Américains se sont battus pour sauver l’Europe, le monde libre de la barbarie nazie, et le commandant McLean -joué par Humphrey Bogart- revient d’Italie, où le fils du patron de l’hôtel, qui servait dans sa compagnie, a été tué. Mais cette légitimité nouvelle vaut-elle face au crime organisé qui s’est si vite reconstitué, qui n’a même pas vraiment cessé ? S’il y a de bons et de mauvais immigrants, qui peut l’emporter alors que les seconds semblent les plus forts ? Mc Lean vacille : à quoi bon s’être battu pour le bien ? et surtout pourquoi le faire encore puisque chez soi n’est pas chez soi, que le Mal est à la maison -ce que symbolise l’ouragan dévastateur de la beauté insulaire ? La raison impose de se préserver et de se taire. Mais voilà : le cœur pousse à lutter encore car fonder un nouveau foyer, repartir sur de nouvelles bases (avec la jeune veuve, belle-fille de l’hôtelier) n’est pas possible sans cela. Et alors l’Américain qui a vaincu au-delà des mers – grâce au débarquement et à la lutte sur les terres lointaines de l’Europe, originaires pour les immigrants américains- se débarrasse des bandits sur le bateau entre la Floride et Cuba. Il peut reprendre pied sur le sol qui devient enfin une patrie, le lieu des ancêtres. Même si les Indiens n’ont pas été bien traités, sans doute reviendront-ils se mettre sous la protection des bons Américains.
13Avec The African Queen (1951), John Huston tourne en Afrique, le Sud profond des origines, un Sud mythifié, au milieu de la jungle avec la descente des rapides dans un petit bateau piloté par le couple vedette, Humphrey Bogart et Katharine Hepburn, (fig.4) le tout en pleine première guerre mondiale, où les colonies étaient mises à contribution. Décidément, le thème des Sud est bien pour Huston celui de la beauté rescapée de la guerre et de la destruction. Une Anglaise, sœur d’un pasteur installé dans une colonie allemande en Afrique, et un aventurier canadien tentent d’échapper aux Allemands et surtout de couler leur navire de guerre qui empêche de rejoindre les possessions anglaises de l’autre côté du lac. Le territoire qu’ils ont à parcourir est une série d’épreuves initiatiques à la fois réelles (les combats contre les Allemands qui leur tirent dessus depuis le fort qui domine la rivière, la lutte contre les parasites, les rapides) et symboliques (il s’agit de triompher de ses propres démons, préjugés, orgueil, dans une véritable psychomachie). L’aventure oscille entre la Carte du Tendre que dessine l’évolution des rapports amoureux et la métaphysique du labyrinthe où le sens du monde risque à tout moment de se perdre dans l’absurde, la matière sans lueur, épaisse, le tourment de la vitesse ou au contraire l’enlisement. La scène finale avec l’arrivée miraculeuse au lac, alors que le bateau s’était perdu dans la jungle et les multiples bras du fleuve, est de ce point de vue particulièrement évocatrice. Avant de s’endormir, Rose prie pour qu'elle et Charlie soient admis au Paradis. Pendant qu'ils dorment épuisés, de fortes pluies font s'élever le niveau de la rivière et permettent à l'African Queen de flotter de nouveau. Ils atteignent le lac qui était en réalité tout proche et évitent de peu d'être repérés par le Louisa, le haut navire allemand, qu’après avoir été fait prisonniers, ils parviennent à faire exploser.
14Le scénario du film peut faire penser à un film beaucoup plus noir, signé John Boorman, Délivrance (1972) où quatre hommes d'affaires d'Atlanta, Ed Gentry, Lewis Medlock, Bobby Trippe et Drew Ballinger, ont décidé de descendre en canoë la rivière Cahulawasseea, qui prend sa source dans les Appalaches en Caroline du Nord et rejoint la Géorgie. La rivière va disparaître sous un gigantesque lac de barrage, et les quatre citadins veulent en quelque sorte rendre un dernier hommage à la nature que l'homme va détruire. Le titre paradoxal accompagne la structure en chiasme de la narration filmique. Les quatre jeunes gens se délivrent du monde urbain, de ses obligations, du travail, de la famille. Le début est idyllique : les premiers jours réveillent les muscles et les sens, même s’ils ont croisé des populations de montagnards affaiblis par la consanguinité et le retard technologique -ils parlent alors de « péquenauds » -. Cette phase d’émancipation dans et par la Nature, splendide et solitaire, s’interrompt brutalement par une agression. Avec elle, disparaît la possibilité d’une alliance entre les populations rurales et le monde urbain, alliance qui avait été magnifiée par le duo musical au début de l’aventure où un jeune homme malingre lui avait donné la réplique, son banjo répondant à la guitare jouée par Andrew.
15Quand il veut évoquer les grandes plaines de l’Ouest américain du temps des pionniers et des Indiens, Huston n’hésite pas à venir tourner au Mexique. Ainsi Le Vent de la Plaine (The Unforgiven, 1960) est-il filmé à Durango (Mexique). Le film, en couleur, stupéfiant de beauté -tant pour les plaines aux riches troupeaux et aux nombreux étangs que pour les montagnes, lieu d’une âpre chasse à l’homme- montre que l’Amérique peut être anéantie par le racisme, l’exclusion et le massacre de l’homme par l’homme au nom de la race, de l’identité supposée d’un territoire et d’une race. Le film d’après une nouvelle d’Alan Le May, à qui l’on doit également La Prisonnière du désert, fait participer le paysage à l’action. La vie de famille, l’amour entre les habitants, la complicité des hommes et des bêtes, vont de pair avec le temps clair et noble, le ciel limpide où passent les oies sauvages, des « êtres humains volant plus haut », selon la jeune Rachel (Audrey Hepburn). En revanche, le personnage du vieil Abe Kelsey, par qui viendront la guerre et la haine, apparaît comme un spectre brandissant son grand sabre et invoquant le Dieu de vengeance au milieu de la tempête de sable, le vent soulevant la poussière, arrachant les buissons. Rachel a été recueillie, alors qu’elle n’était qu’un bébé, par une famille de fermiers, les Zachary (elle est donc ce que les Indiens appellent un « lost bird »). Sauf la mère et le vieux Kelsey, personne ne le sait. Kelsey, pour venger la mort de son fils, dévoile cette origine secrète. Les fermiers racistes, comme les Indiens Kiowa qui veulent récupérer l’enfant, ne tiennent aucun compte de l’attachement de Rachel à sa famille d’adoption : seuls les liens de sang comptent pour eux. Le fils aîné des Zachary, Ben (Burt Lancaster), en revanche, affirme : « L’homme reste où il a pris racine. » (Fig.5) Pourtant la guerre est déclenchée.
16Le trauma de la seconde guerre mondiale et de la Shoah, le contexte de la Guerre froide et de l’escalade atomique sont la toile de fond de ce film où la beauté du monde est comme en sursis, même si les oies sauvages qui franchissent à nouveau le ciel à la fin du film emblématisent la liberté. L’orgueil des hommes, l’aveuglement de la vengeance peuvent transformer l’Eden en Enfer. Quelques années auparavant, John Huston avait adapté au cinéma le roman (1851) d’Herman Melville Moby Dick (1956). Les références bibliques de la vengeance du capitaine Achab y étaient revêtus d’une actualité inquiétante du fait du scénariste du film qui n’était autre que le romancier de science-fiction Ray Bradbury. Ce dernier ajoute en effet un élément qui retient l’attention : sur la carte mondiale qu’a dessinée Achab sur les mouvements des baleines (« the Season-on-the-Line »), il a arrêté le lieu où il affrontera la baleine. Ce lieu, c’est l’îlot de Bikini, dans l’archipel des Marshall, dans le Pacifique entre la Chine et l’Amérique, dont on voit apparaître le nom sur la carte à l’écran. Or, comme on le sait, il s’agit du lieu de l’explosion de la première bombe à hydrogène américaine le 1er juillet 1946 -les essais se poursuivant jusqu’en 1958. La lutte forcenée où Achab entraîne son équipage devient celle où la survie de l’humanité est en jeu -dans le livre de Melville (qui ne parle évidemment pas de l’atoll de Bikini) comme dans le film de Huston, la gigantesque baleine est décrite et vue comme une île. Ainsi la beauté du monde -que les mers du Sud emblématisent- est-elle toujours sous la menace de la démesure humaine. De même, dans Freud Passions secrètes (1962), avec Montgomery Clift, irradiant, dans le rôle du fondateur de la psychanalyse, Huston place la psychologie profonde de l’humanité dans la continuité avec le monde physique et biologique. Freud y rêve de l’enterrement de son père Jacob. Il ne peut franchir la porte du cimetière juif : tout vacille et il s’évanouit dans un vertige, voyant s’éloigner le corbillard. Sur l’arrière du cercueil, il y a des pointes lumineuses. Le corbillard passe devant un bâtiment sévère, aux voûtes et arcatures massives, probablement le columbarium. Mais il se dirige vers une grande colonne de flammes, un brasier infernal. Dans le film de Huston, Freud rêve-t-il de façon prémonitoire des camps de concentration, des fours crématoires ? L’étoile de David au sommet de la porte désigne-t-elle l’extermination que tout un peuple va subir, et à laquelle Jacob et lui-même, Freud, ont échappé ? Et un autre signe pourrait venir en surimpression : la sinistre formule « Arbeit macht Frei » à l’entrée du camp d’Auschwitz.
17Le triple cercle des pointes lumineuses rappelle l’enroulement des galaxies que l’on voit dans l’image qui ouvre le film où sont déclinés les noms de Copernic (cosmogénèse), de Darwin (phylogenèse) et Freud (ontogenèse) : tous trois, à leur façon, explore les profondeurs du temps (au niveau du monde, du vivant, de l’esprit). L’ontogenèse rejoint la phylogenèse. L’image étrange en ouverture et fermeture du film est une sorte de broche, ou de comète, ou un motif peint sur une toile, un coup de pinceau impossible à déchiffrer : c’est le signe, l’indice, d’un mystère à découvrir, d’une profondeur, d’une obscurité à pénétrer, peut-être d’une menace.
18Les films de John Huston consacrés au Sud profond participent d’une esthétique du déclassement, fondée sur la mélancolie de la perte de l’innocence et du désenchantement. Ils mettent souvent en scène des idéalistes et des paumés, tombés dans la déchéance, voire le crime, mais qui préfèrent la beauté de leur rêve à la réalité. Dans The Asphalt Jungle (1950) ou Quand la ville dort, où il s’agit du casse d’une banque, Dix rêve de revenir avant la catastrophe qui l’a mené dans l’univers impitoyable des villes où l’argent et le pouvoir ont tout corrompu. La mort de son père a en effet précipité la ruine de la famille. Le domaine familial dans le Kentucky a été vendu. Dans son enfance, l’espoir de voir gagner aux courses le poulain noir élevé par son père animait toute son existence, lui donnait un sens qu’il essayera ensuite de retrouver en faisant des paris sur les courses de chevaux. Blessé durant le casse, il revient tant bien que mal à la ferme de son enfance et meurt dans un champ du Kentucky, veillé par de jeunes poulains.
19Dans La Nuit de l’iguane (1964), d’après Tennessee Williams, film que Huston tourne au Mexique dans la région de Puerto Vallarta, dans l’Etat du Jalisco sur le Pacifique, l’iguane enchaîné symbolise à la fois le tourment dont souffrent les hommes -ils sont enchaînés comme l’est le lézard, ils sont monstrueux comme lui et pourtant sans défense-, et leur cruauté, leur volonté de possession, -dont ils ignorent qu’elle s’exerce d’abord à leur propre égard. Libérer l’iguane viendra en clôture du drame. Le révérend joué par Richard Burton est, tel Pâris, sommé de choisir entre trois femmes, qui sont trois vies différentes, trois options dans ce qu’il sait confusément être un itinéraire vers la perte ou le salut, une psychomachie. C’est Hercule in bivio, au carrefour des routes du vice facile et de l’aride vertu. De façon intéressante, et parce que Huston est le Dieu clément qui offre un Purgatoire, une troisième voie, il y a trois Grâces. La jeune fille sexy et diablesse (la Lolita de Kubrick), la peintre aventurière figure christique : Deborah Kerr, et la femme-amante offrant une vie de couple à qui a déjà goûté à la sensualité : Ava Gardner. La délivrance aura divers visages : la mort du poète après son testament poétique (« grand-père »), le détachement de la femme christique du soin du grand-père et de la possible sexualité (son penchant pour le révérend) qu’elle évite, comme « embarrassante », la générosité de la femme sensuelle qui renonce au profit de l’amour éthéré qu’elle a entrevu entre le révérend et la peintre, et qui finalement, par un retournement favorable du destin, gagne l’amour qu’elle désire, l’acceptation par le révérend d’un amour de chair mais véritable qui le sort du dilemme entre le péché de chair et l’aspiration ascétique du saint.
20La mer joue dans ce film le rôle de la Sierra Madre : elle est le lieu des origines mais aussi de l’expression successive des passions - le lieu où se baigne la belle Ava Gardner, femme Aphrodite, entourée de deux Noirs jouant d’instruments de musique- et du calme apollinien qui procède de leur sublimation. La luxuriance de la végétation installe une touffeur paradisiaque propre à la séduction et à la sexualité, mais l’éthique des protagonistes, illuminée par la récitation du poème de « grand-père », qui est un hymne d’acceptation de l’ordre du monde et de la finitude de toute créature vivante, alors que perdure la vie, offre à chacun sa voie, entre renoncement et ouverture à l’autre.
21C’est à la renonciation à la possession à tout prix des êtres et des choses, qui permet seule la réconciliation de l’âme humaine et du monde, dans le respect de l’autonomie de la beauté de la vie, que ne parviennent pas les héros sombres, les anti-héros des trois films suivants que John Huston inscrit au plus profond des Sud délaissés, perdus, presque en dehors de l’Histoire.
22Reflets dans un œil d’or (1967), filmé en Géorgie, d’après un roman de Carson McCullers datant de 1941, s’ouvre sur le carton suivant : "Il y a un fort dans le Sud où voici quelques années un meurtre fut commis". Marlon Brandon y campe un officier raidi dans un corps lourd, aussi épais qu’impeccable dans son uniforme sanglé, mais crispé et à qui la grâce est refusée. Sa femme l’effarouche, aussi vivante, concrète, meneuse d’hommes qu’il est, lui, un stratège abstrait épris de la théorie de Clausewitz. Il aspire à la beauté qui lui apparaît sous la forme d’un jeune soldat, Williams. Mais ce dernier, qui chevauche parfois nu dans des sous-bois traversés de rais de lumière, n’a d’yeux que pour la femme de son supérieur, jouée par Élisabeth Taylor. Il l’épie, fasciné, et son image d’idole se reflète dans son œil. Il en vient à entrer dans sa chambre et à la regarder dormir, tout à son adoration. C’est là que, jaloux d’avoir été dédaigné, l’officier tue celui dont il n’a pu faire son amant.
23Le Malin (Wise Blood) (1979), également tourné en Géorgie, est l'adaptation américaine réalisée par John Huston du roman de Flannery O'Connor, La Sagesse dans le sang (Wise Blood) (1952). Démobilisé, Hazel revient dans son village. Son grand-père y fut un prêcheur évangélique. Les images de son enfance refoulée reviennent : le puritanisme, la haine des femmes, le racisme. La plupart des gens sont partis vers le Nord pour chercher du travail. C’est une zone désormais sinistrée, en pleine déprise rurale, où dans la vacuité et le néant de l’existence, ceux qui restent sont sans espoir. Hazel devient prédicateur et prophète, comme son grand-père. Il fonde l'Église du Christ sans Christ. Son exaltation lui vaut des disciples et des ennemis. Il menace l’ordre en devenant une manière d’Antéchrist. Dans une scène d’anthologie, le shérif du lieu précipite sa voiture du haut d’une pente d’où elle plonge dans un étang : c’est comme si ni les hommes ni la Nature elle-même ne voulaient du fanatisme et du nihilisme. La beauté des corps et du paysage se défend contre la conduite déréalisante et masochiste d’Hazel, puisqu’il va jusqu’à s’aveugler et s’infliger des sévices corporels.
24Au-dessous du volcan (1984) d’après le roman de Malcolm Lowry (1947), se situe dans la ville mexicaine de Cuernavaca. Sous la silhouette du couple formé par les deux volcans qui dominent la ville, on suit le consul britannique démis de ses fonctions Geoffrey Firmin durant les douze heures du « jour des morts » le 2 novembre 1938, rongé par l’ivresse, laisser d’impuissance son couple aller de nouveau au naufrage. Le désir de vivre incarné par sa femme Yvonne et son frère Hugh sera contrecarré par la pulsion de destruction et de mort, qui oppose aux amants transformés en volcans Popocatepetl et Ixtaccíhuatl selon la légende indienne, les multiples signes de la corruption et de la mort : un Indien mourant au bord de la route vu au cours d’un voyage en bus, les volcans devenus effrayants, les collines qui se transforment de façon surréaliste en silhouettes de « miches de pain », les cantinas où l’on boit du mezcal, les ravins pleins de détritus, qui sont comme les abîmes de l’âme.
25La beauté de l’Amérique fait ainsi l’objet d’approches contrastées par le cinéaste John Huston. Une certaine mélancolie leur est commune : la question du secret perdu, la beauté âpre de l’errance, le spectre de la destruction et de la guerre, la malédiction de la découverte et du voyage d’exploration, la plongée dans le Sud profond et l’âme perdue du monde. Chez Huston, les hommes se sont éloignés de leur origine. La Nature est si forte qu’elle demeure seule, immobile malgré son apparent mouvement, et les hommes qui « réussissent » sont ceux qui reviennent à elle. C’est le mythe du retour, le retour à l’origine, au secret du monde. Le beau secret du monde a pourtant la beauté implacable du destin.
26Le Faucon maltais (1941), film tôt venu dans l’œuvre de Huston -d’après le roman de Dashell Hammett-, avait déjà apposé sur la beauté le sceau énigmatique du Temps. Que la statuette soit venue jusqu’à nous à travers les mystères de l’Ordre de Malte et de l’Orient fait d’elle quelque chose de plus important que ce qu’elle est en réalité -un faux- : un secret, des hiéroglyphes, l’oiseau royal de l’antique Égypte. Amenée sur le sol américain depuis l’extérieur, elle pose le trésor de l’origine en dehors de l’Amérique elle-même et le rend donc inaccessible. Et « cela, qu’est-ce que c’est ? » demande un policier à l’extrême-fin à propos de la statuette. Le détective, joué par Humphrey Bogart, répond : « c’est la matière dont les rêves sont faits. » Dans une note sur Typhon (1902), Joseph Conrad avait déjà écrit : " De même que dans la plupart de mes ouvrages, ce ne sont pas les évènements eux-mêmes sur lesquels j'insiste ; mais l'effet qu'ils font sur les personnages". La beauté des Amériques, vues par les personnages de John Huston, est, elle-aussi, faite de l’étoffe de leurs rêves.
Fig.1 : John Huston
Fig.2 : Le Trésor de la Sierra Madre (1948). Les chercheurs d’or : Humphrey Bogart, Walter Huston, Tim Holt, Barton MacLane
Fig.3 : Marilyn Monroe et Clark Gable dans The Misfits (1961)
Fig.4 : The African Queen (1951) : Humphrey Bogart et Katharine Hepburn
Fig.5 : Le Vent de la Plaine (The Unforgiven, 1960) : la jeune Rachel (Audrey Hepburn) et le fils aîné des Zachary, Ben (Burt Lancaster) : « L’homme reste où il a pris racine. »