1Cet article propose de souligner l’importance du rôle joué par le théâtre de l’une des plus importantes dramaturges argentines actuelles Griselda Gambaro. C’est par le biais de ses textes empreints de cruauté qui semblent surgir directement de l’horreur, que Griselda Gambaro devient le porte-parole de la résistance face à la répression, insufflant ainsi au lecteur-spectateur le devoir de mémoire.
- 1 Armando Discépolo (1887-1971), pour qui le « Grotesco criollo » est l’art d’atteindre l’effet comi (...)
2Même si la dramaturge ne nie pas complètement les multiples influences européennes que son théâtre a subies, elle revendique cependant sa réelle appartenance au « Grotesco criollo »1 d’Armando Discépolo, de Francisco Defilippis Novoa et de Florencio Sánchez : « Les dramaturges auxquels je me sens le plus identifiée sont ceux qui appartiennent au « Grotesco criollo », même si je ne nie pas subir certaines influences, car tous, nous y sommes soumis ».
- 2 Ramón del Valle Inclán considérait que les héros classiques reflétés dans des miroirs concaves con (...)
3Pour exprimer son indignation face au pouvoir arbitraire, la dramaturge a recours à divers ressorts théâtraux. Son arme de prédilection est sans nul doute l’humour noir. Dans chacune de ses œuvres, la dramaturge s’efforce de désorienter le récepteur, en créant des situations absurdes dans lesquelles évoluent des personnages qui ne se mettent nullement au service de l’intrigue. Le mécanisme désarticulé de la construction dramatique de Griselda Gambaro provoque chez le récepteur une sensation d’angoisse et de mal-être. L’objectif premier de cette dramaturge est d’aiguiser la curiosité du lecteur-spectateur, et d’éveiller surtout l’esprit critique de ce dernier. Gambaro brise le schéma du dénouement final propre au théâtre traditionnel. Nous invitant à la réflexion au moyen de procédés métaphoriques, elle pose toujours des problématiques sans jamais y apporter de solutions. Les personnages de ses pièces théâtrales sont des pantins grotesques, témoins des atrocités infligées par le pouvoir répressif. La victime et le bourreau se trouvent toujours au centre de la thématique proposée par son théâtre. L’ambiguïté, le langage confus et aberrant, les grimaces grotesques décrites dans les didascalies, l’incohérence du discours, ne permettent pas au lecteur-spectateur de s’évader, et l’obligent au contraire à se poser des questions sur le réel objectif du message de la pièce lue ou représentée. De la même façon que la théâtralité caractérise « El esperpento » de Valle Inclán (1866-1936)2, Griselda Gambaro utilise la théâtralité comme une mise en scène de la subversion, et élabore cette théâtralité à partir du « Grotesco criollo ». Cette technique théâtrale combine ambiguïtés et attitudes pathétiques des personnages, avec des situations absurdes dont sont victimes les personnages malgré eux. Le langage familier, grossier, les corps blessés, disgracieux et déformés, les expressions affligées des personnages, les outrages et le mépris subis par les individus, les sourires amers, la présence d’objets insolites sur scène, les éléments carnavalesques propres à la tradition du cirque, forment le « Grotesco criollo » sur lequel repose la théâtralité. La préoccupation majeure de Griselda Gambaro est de transgresser l’ordre établi, et les recours théâtraux qu’elle utilise nous rappellent l’univers carnavalesque analysé par Mikhaïl Bakhtine :
« […] La fête populaire est le modèle opposé de la vie courante et la liberté s’y traduit notamment par une inversion généralisée des signes en ce qu’elle s’inscrit dans une logique originale des choses à l’envers par les rabaissements, les travestissements, les profanations, les grossièretés. Bref, elle est par toutes ces disconvenances une parodie de la vie ordinaire, un renversement des valeurs […]. »3
4L’œuvre théâtrale de Griselda Gambaro est dense, et il est bien sûr impossible dans le présent travail de la cerner. Nous tenterons cependant d’illustrer la problématique de la victime et du bourreau, de la torture, du drame des disparus, de la perte d’identité, de l’horreur et de l’angoisse, du cynisme, de la lâcheté, de la douleur, en présentant des exemples tirés de quelques œuvres qui nous semblent fondamentaux pour la mise en lumière du contexte de la répression et des crimes perpétrés par la dictature de Juan Carlos Onganía dans les années soixante et par celle de Rafael Videla dans les années soixante-dix. Des pièces comme Acuerdo para cambiar de casa (1971), Información para extranjeros (1973), Atando cabos (1991), sont des oeuvres qui nous semblent « agir comme points de repère collectifs pour reconstituer une mémoire ». Ces trois œuvres révèlent l’art de Griselda Gambaro pour dénoncer et stigmatiser les perversions de la dictature. La dramaturge explique au journal « El Clarín » : « […] De nombreuses institutions continuent à travailler afin que les répresseurs ne jouissent d’aucune impunité. L’unique façon de réparer le passé est un présent juste et démocratique. ».
5Nous tenterons donc de comprendre si le récepteur d’aujourd’hui est ou non en mesure de percevoir les pièces précédemment citées comme révélatrices d’une « voix de la mémoire ».
6Si nous nous inspirons de la réflexion de Victor Hugo qui considère « qu’une pièce de théâtre c’est quelqu’un, c’est une voix qui parle, c’est un esprit qui éclaire, c’est une conscience qui avertit », il est impossible alors d’étudier et de comprendre le théâtre de Griselda Gambaro sans le mettre en lien constant avec le contexte politique argentin dont il est le fruit.
7Il est évident que nous ne prétendons pas présenter ici un panorama exhaustif de la très complexe histoire contemporaine argentine. Il semble cependant indispensable de « rafraîchir la mémoire » par le biais d’un bref résumé des faits historiques qui ont marqué l’Argentine dès les années 30. Nous prendrons comme point de référence historique l’époque du PRN ou Proceso de reorganización nacional (Processus de réorganisation nationale), en rappelant toutefois que la répression et la violence féroce infligée à une frange de la population argentine à partir du 24 mars 1976, trouve son origine dans la dictature du général Juan Carlos Onganía ( du 29 juin 1966 au 8 juin 1970).
8Si les années 30 sont synonymes pour l’Argentine d’ouverture du pays vers la modernité et vers un changement profond des mentalités, il n’en demeure pas moins que le coup d’État de José Felix Uriburu le 6 septembre 1930, inaugure un demi-siècle d’instabilité, d’autoritarisme, et de violence. Cette violence deviendra un topique, et aura des conséquences extrêmes pour la société argentine.
9Le 16 juin 1955 le coup d’État provoqué par « La Revolución Libertadora », menée par le général Eduardo Lonardi, renverse Perón, et le force à l’exil. Perón restera en Espagne jusqu’en 1973. Ce coup d’État conduit l’Argentine sur la voie de l’instabilité politique qui se traduira par l’alternance entre gouvernements démocratiques et gouvernements militaires autoritaires. Rappelons brièvement qu’à partir des années soixante, les conflits d’intérêts économiques, l’anti-communisme et l’anti-péronisme, sont à l’origine des vagues de la violence sociale et politique en Argentine. Arturo Illia, président élu démocratiquement le 12 octobre 1962, est destitué par le coup d’État militaire du 28 juin 1966. Le général Juan Carlos Onganía accède alors au pouvoir, montrant la ferme intention de prendre le pouvoir en main et de ne plus le lâcher. Très vite, il impose un nouveau programme nommé « La revolución argentina » qui remplace la constitution. Il réaffirme son adhésion à la doctrine de la sécurité nationale et interdit les partis politiques et les activités syndicales. Le régime d’Onganía impose alors une forte censure et une répression sans pareille dont les premières victimes seront les intellectuels, les étudiants, les artistes, les syndicalistes et quiconque s’oppose au régime. Les universités sont considérées comme le berceau du communisme, du désordre, de la subversion. La nuit du 29 juillet 1966, connue sous le nom de « La noche de los bastones largos », est l’un des événements les plus représentatifs de cette répression dictatoriale. Les forces de police font irruption dans l’université de Buenos Aires pour déloger à coups de bâtons, et avec une violence indescriptible, les professeurs, les étudiants et autres personnels de l’université. Malheureusement cette nuit tragique sera suivie de nombreuses nuits de cauchemars, celles des innombrables séquestrations organisées par la dictature de Videla à partir de 1976. Nous rappellerons en particulier la fameuse « Noche de los lápices » illustrée en 1986 par le cinéaste Héctor Olivera avec son film éponyme, événement qui inspira Griselda Gambaro pour la création de sa pièce Atando cabos (1991).
10Malgré le climat de tension provoqué par la répression, Onganía tente de montrer un semblant de rééquilibre économique et de réduire l’inflation en gelant les salaires. Il ne s’agit en fait que d’un mirage, car les impôts ne cessent d’augmenter, les salaires stagnent, et qui plus est, l’on exige des ouvriers qu’ils soient de plus en plus productifs en temps record, et sans aucune compensation. La répression et la situation sociale insoutenable provoquent à partir de 1968 des actions de violences menées par des groupes opposés à la dictature. Dans le but de renverser le régime d’Onganía une lutte armée est engagée ; elle est menée par la guérilla dont le chef est Che Guevara. Le 29 mai 1969 une rébellion éclate à Córdoba. Ce mouvement populaire connu sous le nom de « Cordobazo » est assimilé au « mai 68 » français. « El cordobazo » symbolise l’une des plus importantes luttes ouvrières et sociales des années 70 en Argentine. Le 30 mai 1969 l’armée rétablit l’ordre à Córdoba. Le bilan tragique du « Cordobazo » qui porte un énorme préjudice au gouvernement d’Onganía, se solde par de nombreux morts et blessés graves. Le 8 juin 1970, Onganía est remplacé par le général Roberto Marcelo Levingston qui sera remplacé à son tour par le général Alejandro Lanusse. Le gouvernement de Lanusse entreprend alors une lutte antis-subversive acharnée. Il élabore une sorte de compilation des lois anti-subversives, ce qui vaudra à son organisation le nom de « Cámara de terror ». Jusqu’en 1973 la vie politique argentine sera ponctuée par une succession de gouvernements.
11A la façon d’Harold Pinter, Griselda Gambaro a tendance à mettre en lumière dans ses pièces l’horreur quotidienne d’une société irrationnelle. Nous proposons d’illustrer cette problématique en nous appuyant sur quelques exemples de trois de ses œuvres théâtrales : Acuerdo para cambiar de casa (1971), Información para extranjeros (1973), et Atando cabos (1991).
12La toile de fond de Acuerdo para cambiar de casa est un hospice insalubre tenu par un directeur autoritaire, un fonctionnaire paternaliste qui accomplit, sans plus, son devoir de personnel administratif. Ce personnage annonce à cinq femmes handicapées mentales que le centre qui les héberge doit être démoli pour céder la place à un casino luxueux. Non sans difficulté, le directeur finit par convaincre les cinq femmes qu’elles doivent changer de lieu de résidence. Dans un premier temps, les cinq femmes refusent de se déplacer, car « l’on sait ce que l’on quitte, mais l’on ignore ce qui nous attend ». La crainte de ce qui est inconnu provoque en elles une angoisse. Elles s’unissent et s’enferment dans une attitude de résistance. Cette réaction de désobéissance rappelle celle d’un peuple qui résiste dans un premier temps à tout autoritarisme afin de défendre ses droits. Les cinq femmes refusent d’obtempérer et d’entrer dans le jeu qu’impose le pouvoir. Cependant à forces de manigances, le directeur nourrit leurs illusions, en leur faisant croire qu’il les emmène en voyage touristique dans la région de Córdoba, région très réputée pour la beauté de ses paysages de montagne, de ses rivières, et du bon air que l’on y respire. Finalement, il est impossible à ces cinq femmes de résister, et elles finissent par accepter la proposition fondée sur un mensonge, puisque l’on comprend à la fin de la pièce que ce directeur les déplace dans asile d’aliénés. Cette situation rappelle l’attitude des nazis qui envoyaient les juifs dans les camps de concentration, ou encore celle du protagoniste du film La vie est belle, (1998) joué par Roberto Benigni ; lorsque le père et son petit garçon se retrouvent avec d’autres juifs dans un wagon blindé pour la déportation vers les camps, le père, pour protéger son enfant d’un traumatisme et d’une angoisse, lui fait croire qu’ils partent en voyage d’agrément.
- 4 Textes traduits par Sylvie Suréda-Cagliani.
Directeur : Les filles, est-ce que ça vous plairait d’aller à Córdoba ? […] à la montagne […]. Un aller retour. Vous vous oxygénerez les poumons. [..] Il sort
Aurora : Allez les filles !! on y va !! Vite dans le bus !!
Le directeur revient en poussant une sorte de caisse à la forme cubique, complètement ouverte, posée sur un châssis à roulettes. Une pancarte indique : « Voyage touristique ». Heureuses, les cinq femmes se bousculent pour monter. Elles forment une grappe humaine autour de l’un des barreaux verticaux et alors que le Directeur les pousse vers la sortie, souriantes, elles saluent d’un geste de la main). Rideau.4
13La seconde pièce que nous proposons ici à titre d’exemple, Información para extranjeros (1973), est, à notre avis, l’une des pièces dans laquelle Griselda Gambaro implique le plus le récepteur, en le plongeant dans l’univers macabre de la torture. Cette œuvre se présente sous la forme d’une chronique, basée sur des documents de police et des coupures de presse. Información para extranjeros est une allégorie de l’oppression dans le violent contexte politique qui caractérise l’Argentine durant l’époque antérieure à celle du Processus de réorganisation nationale. Rappelons que le 28 juin 1966, le général Juan Carlos Onganía avait décrété le dogme des « limites idéologiques » selon lequel l’armée avait pour mission non seulement d’assurer la Défense Nationale, mais aussi de protéger les citoyens argentins contre d’éventuelles « idéologies exotiques ». L’armée devient alors ce qu’Onganía nomme « Les valeurs morales et spirituelles de la civilisation occidentale et chrétienne ». La didascalie introductive de la pièce précise :
« Chronique constituée de 20 scènes. […] Les textes exposés par les guides comme « Explications pour les étrangers » sont extraits des journaux de l’époque.
14Información para extranjeros présente un guide qui « promène » un groupe de touristes-spectateurs dans un lieu bizarre semblable à un labyrinthe. Cet espace qui représente deux chambres situées sur deux étages, est décrit dans la didascalie :
L’ambiance théâtrale est une grande maison à deux étages avec des couloirs et des chambres vides, dont certaines communiquent entre elles. Le public est divisé en deux parties. Dans des scènes précises, les acteurs jouent le rôle du public…Les groupes qui s’entrecroisent dans les couloirs peuvent observer la même scène.
15Les différents personnages sont invités à participer à une pièce qui illustre des événements bizarres et inquiétants. Le groupe de spectateurs doit visiter des catacombes. Soudain, il se retrouve dans un espace qui symbolise la répression et les chambres de tortures. Comme dans beaucoup d’autres de ses œuvres théâtrales, Griselda Gambaro joue avec les situations absurdes qui n’ont ni queue ni tête. Dans cette pièce, elle renvoie à « l’inquiétante étrangeté », le « Unheimlich » de Freud. « Heimlich » désigne en allemand ce qui est familier ou domestique, ce qui relève de l’intime, ce qui est aimable. « Un » est la négation. « Unheimlich » fait donc référence à ce qui aurait dû rester caché, ce qui est impénétrable, ce qui est secret, ce qui nous donne des frissons, qui vient d’être dévoilé ou qui brusquement se manifeste.
16Dans Información para extranjeros, le spectacle qui, au premier abord est apparemment familier, devient menaçant, dangereux, et sinistre. Ici, le paradoxe repose sur le fait que l’angoisse et la peur ne sont pas éveillées par l’aspect étrange de la situation vécue, mais sont surtout ressenties par le changement soudain de cette situation, qui, au départ, était familière et agréable (le spectacle) et qui, soudain, se transforme en une situation effroyable. Par le biais des didascalies, Griselda Gambaro fait dans cette pièce de théâtre une claire référence aux chambres de tortures.
[…] Le guide : Mesdames et Messieurs, quiconque souhaite participer y est invité. Participez sans crainte, Mesdames et Messieurs !! Vous n’avez aucune obligation…juste pour le plaisir. L’entrée coûte mille pesos pour les adultes. La pièce correspond à notre style de vie : argentin, occidental et chrétien. Nous sommes en 1971. Je vous demande de ne pas vous séparer et de garder le silence. Faites attention aux marches. (Avec enthousiasme) Allez, allez !
Un spectateur : Les catacombes !
Le guide : Ah oui ! Les premiers chrétiens en bavaient !! Rien qu’en imaginant comment les lions allaient les bouffer. On dit que la viande humaine est tendre.
Le guide conduit le groupe vers l’une des chambres. La chambre est complètement sombre. Une porte claque. Soudain des voix superposées et imprécises se font entendre. La conversation est incompréhensible. Le groupe pénètre dans une chambre toute blanche qui communique avec une autre pièce. Sur une table, une caisse métallique munie de boutons et d’un micro. Par la porte entrouverte, l’on peut apercevoir dans l’autre pièce, un fauteuil sur les repose-bras duquel pendent de larges courroies métalliques reliées à des câbles électriques. Des courroies pour attacher les jambes. Un micro pend du plafond. […]
17La dramaturge joue sur les situations grotesques et absurdes, ponctuées par des expressions familières typiquement argentines. Par exemple, Le guide fait semblant d’être bien intentionné et disposé à fournir une information correcte (« espero no pifiarla » « j’espère ne pas me planter »). En réalité, ce personnage ne fait que restituer « la véritable histoire officielle » et se fait le porte-parole d’un pouvoir qui nie les pièges et les ruses du régime :
Le guide : Attention Mesdames et Messieurs ! Voici le plat de résistance. J’espère ne pas me planter. Asseyez-vous confortablement. Silence s’il vous plaît. C’est l’histoire d’un couple Untel Unetelle très méchant. (Avec un ton professionnel, sec et rapide) : Explication pour étrangers : C’est au cours de l’après-midi du 3 juillet 1971, que Juan Pablo Maestre et son épouse Mirta Elena Misetich ont été séquestrés par un groupe d’hommes. Le cadavre de Juan Pablo Maestre a été retrouvé peu de temps après. Concernant Mirta, on n’a plus jamais eu de nouvelles. Tous deux appartenaient au FAR. Forces Armées Révolutionnaires.
18Gambaro démontre là jusqu’à quel point la perception du peuple peut être manipulée et contrôlée par ceux qui écrivent « L’histoire officielle ». Certains citoyens argentins finissent par être des étrangers dans leur propre pays puisqu’ils « ignorent » ce qui se passe, ou du moins font mine pour certains d’entre eux de ne rien « voir » soit parce qu’ils sont terrorisés soit parce qu’ils se situent dans la tendance de la politique menée ; c’est le cas par exemple de ceux que l’on nommait en Argentine « Los videlitas » qui avaient souvent tendance à employer l’expression « no te metás » (ne te mêle de rien). Les informations qui sont données ont pour objectif d’endormir les consciences par le biais de justifications dictées par l’ordre établi. Cependant, en dépit des apparences, certains citoyens ne se laissent pas leurrer par l’appareil répressif. Griselda Gambaro est de ceux-là. Elle met son art théâtral au service de la dénonciation. Información para extranjeros se présente sous la forme d’une fiction policière tout au long de laquelle la dramaturge théâtralise le drame des séquestrations, des disparitions et des assassinats. Elle ridiculise même les spectateurs qui se prêtent à l’expérience de la gégène et qui finissent par devenir des victimes. Ainsi, la dramaturge met-elle l’accent sur l’aspect dérisoire de l’existence humaine.
Le guide : (au groupe sur un ton professionnel) : Mesdames et Messieurs, notre expérience à pour objet de déterminer l’intérêt pédagogique du châtiment. Dans quelle mesure le châtiment accélère-t-il le processus de l’apprentissage ? (S’adressant au jeune) Asseyez-vous s’il vous-plaît. N’ayez pas peur, il s’agit d’une expérience pensez-y.
Un jeune du public : Je me sens…je me sens rassuré ! Je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur. Je fais tout avec plaisir. Merci beaucoup, vous êtes gentil ! Je me sens… un peu serré.
Le guide : Desserrez ! (Il le fait). Faites attention. Le maître va s’installer face au micro dans la pièce adjacente. Il va lire des mots à la suite les uns des autres, et il les relira à l’envers en les mettant en lien avec les mots lune, soleil, jour, nuit. Vous devrez vous souvenir lesquels de ces mots sont associés à la lune. Si vous vous trompez, vous recevrez une décharge électrique comme châtiment.
Le jeune du public : Ah oui ! car grâce au châtiment je vais apprendre !
19Información para extranjeros met en lumière un drame social. Afin d’insister sur l’ampleur de ce dernier, Griselda Gambaro incorpore au texte théâtral des poèmes de personnes disparues, ainsi que des événements directement liés aux tortures, aux détentions, aux irruptions violentes dans les domiciles.
J’étais à la maison en train de manger du pain. J’embrassais mes enfants.
Tu seras le seul à savoir
Où et comment s’est perdu mon corps
Où s’est perdue ma voix, le pourquoi de mes insomnies, ce que sont les voix de la peur et ce que sont les visages désespérés.
Mon Dieu, que sont devenus ceux qui étaient courageux en ce monde ?
Tu seras le seul à savoir.
(Poésie de Marina, une jeune fille prisonnière et torturée)
20A la façon de Bertolt Brecht dans Mère courage, Griselda Gambaro utilise les scènes qui s’enchaînent comme s’il s’agissait de tableaux. Información para extranjeros fait alors office de documentaire, une mise en abyme de la cruauté, du sadisme latent chez l’être humain et de la violence du totalitarisme. En 1974 la création de la triple A (AAA) (Alianza anticomunista argentina) par José López Rega, le ministre des affaires sociales, exagère encore plus les châtiments infligés par la répression. Rappelons que l’obsession de López Rega est la création d’un « pouvoir militaire » semblable à celui des SS nazis.
21Le 24 mars 1976, le coup d’État du triumvirat Videla, Massera, Agosti, marque l’apogée de l’autoritarisme et du pouvoir dictatorial en Argentine. La sombre époque du PRN (Processus de réorganisation nationale) est synonyme d’une horrible réalité qui dépasse la fiction. Dans ces circonstances l’existence d’un réalisme théâtral est impensable, impossible. La censure est imposée, la parole est confisquée, et nombreux sont ceux qui sont forcés à l’exil. Dans le but de favoriser une réception politique de sa production dramatique, Griselda Gambaro établit avec le lecteur-spectateur une sorte de « marché ». Pour rendre cette horreur quotidienne dans le texte théâtral, elle se voit dans l’obligation d’utiliser de nouveaux codes. Comme beaucoup de ses contemporains Gambaro rejoint entre 1981-1983 l’expérience théâtrale « Teatro abierto ». Rappelons que « Teatro abierto » est une réponse artistique politico-culturelle contre la discrimination idéologique qui caractérise les années de plomb. Pour démontrer et imposer l’existence et la vitalité du théâtre argentin, un groupe de dramaturges, Aída Bortnik, (Papá querido), Roberto Cossa (Gris de Ausencia), Ricardo Monti (La cortina de abalorios), Eduardo Pavlosky (Tercero incluído), Pacho O’Donnell (Lobo…¿ estás ?), Ricardo Halac (Lejana tierra prometida) Griselda Gambaro (Decir sí) etc. entreprennent par le biais de « Teatro abierto » une action de rébellion face à l’autoritarisme.
22Griselda Gambaro n’échappe pas à la censure. Son roman Ganarse la muerte qu’elle écrit en 1976 se fait l’écho de son engagement politique car elle y remet en question les agissements effroyables du terrorisme d’État. En 1977, la junte militaire promulgue une loi qui interdit la vente du roman car il « représente une agression directe contre la société argentine, contre la famille, et contre les traditions ». Gambaro est forcée à l’exil. Elle reste à Barcelone avec sa famille jusqu’en 1980. Elle rentre en Argentine en pleine dictature, car elle décide de poursuivre son militantisme à travers le théâtre. Elle prend le risque de défier le pouvoir en écrivant une pièce sous la forme d’une farce intitulée Real envido. Pour dénoncer la terrible situation que vit l’Argentine tout en se protégeant, elle décide de situer l’action de son oeuvre à l’époque médiévale. Les actes tyranniques sont dénoncés de façon détournée par le jeu des personnages-pantins propres de la tradition chevaleresque et des contes de fées.
23Si les œuvres antérieurement citées théâtralisent la violence exercée par la dictature, sa pièce Atando cabos (1991) dédiée à « Los chicos de la noche de los lápices », propose une lecture différente de l’histoire. Dans cette pièce, Gambaro à l’instar d’une historiographe métaphorise les événements douloureux qui se sont déroulés sous le PRN. Atando cabos présente deux personages Elisa et Martín. Tous deux voyagent à bord d’un bateau vers l’Europe. Le bateau se cogne contre un objet indéfini. « quelque chose » nous dit le texte. Le bateau commence à couler et les deux personnages n’ont d’autre alternative que d’attendre de l’aide sur le bateau de secours. Ce dernier est le seul espace dans lequel se déroulera toute la pièce. Elisa et Martín entament la conversation. Leurs premiers échanges révèlent qu’Elisa a perdu un être cher au cours de l’opération « El vuelo » qui consistait à jeter dans le Río de la Plata des prisonniers endormis ou drogués depuis des avions.
24Gambaro joue avec la polysémie et élabore une métaphore politique à partir des souvenirs évoqués par Élisa. La dramaturge plonge le récepteur dans le contexte historique de l’époque du Processus de la réorganisation nationale, et l’encourage au devoir de mémoire. Les répliques de Martín prouvent qu’il n’accorde aucune importance aux problèmes soulevés par Elisa, ou aux événements qu’elle évoque. Il refuse de reconnaître la vérité et relativise les faits. C’est une façon pour la dramaturge de souligner les méthodes adoptées par les bourreaux, souvent soutenus par une frange de la population qui, pour justifier les châtiments infligés aux victimes se contentait de répondre « Il/elle a bien dû faire quelque chose ».
25La scène qui forme cette pièce de théâtre oscille entre absurde et réalisme. Dès le début de leur conversation les personnages se parlent sous forme de sous-entendus. Si au départ la banalité de leurs échanges trouble le récepteur, le dialogue finit par se transformer en métaphores qui laissent sous-entendre la réalité des faits. Le discours d’Elisa apparemment désordonné est en fait très cohérent pour le récepteur au fait de la situation, et informé sur la tragédie des disparus.
Elisa : Ma fille a bien dû avoir peur.
Martín : Votre fille ? Pourquoi ?
Elisa : Cela s’est passé il y a très longtemps. Elle est tombée dans l’eau. Même pas dans l’océan. Dans la rivière. Pas n’importe laquelle, la plus grande du monde.
Martín : Comment ? (Rapidement) ça m’est égal.
Elisa : Depuis un hélicoptère (Elle ri) (Tristement ironique) La nuit obscure. Imaginez un peu. Les prisonniers jetés dans le vide, déjà à moitié morts. Quelle sale façon de mourir Non ?
Martín : Moi je dirais plutôt propre. Plus propre que de devoir enterrer. Je dirais même plus pratique.
Elisa : Une pauvre petite qui voulait changer le monde.
Martín : Qui a jeté votre fille dans la rivière ? Ce n’est pas moi. Celui qui a été jeté dans la mer ou dans la rivière c’est qu’il l’a bien cherché. Taisez-vous J’en ai marre d’entendre parler de votre fille ! Un petit malheur ou une fatalité ne font pas trembler le monde. Cela n’agite même pas un brin d’herbe.
26Gambaro, en même temps qu’elle insiste sur la perversité et sur la terreur imposées par le pouvoir répresseur, dénonce ses répercussions dévastatrices sur les victimes sans défenses.
27Le personnage de Martín symbolise le comble du cynisme et de la cruauté. Afin de limiter l’autorité de Martín, Elisa utilise une stratégie qui consiste à élever le ton de la voix pour s’imposer. A l’instar de Mères de La Place de Mai, Elisa ne s’avoue pas vaincue et ne se soumet pas face à Martín, personnage représentatif de la répression. Elle le harcèle pour lui soutirer la vérité et pour le mettre face aux horreurs dont est responsable la Junte. En fouillant ainsi le passé, ce protagoniste réveille les consciences. Elle ne se complaît pas dans son rôle de victime mais se fait fort au contraire de lutter contre l’oubli en devenant l’écho d’une conscience.
Elisa : Ne me touchez pas ! Ne me coupez pas ! Si vous m’interrompez à chaque instant je continuerai encore et toujours à le raconter. L’herbe tremble, elle s’angoisse… Je ferai quelque chose pour que jamais vous ne cessiez de me voir. Ne pouvoir compter sur ma résignation sera votre échec, et votre naufrage sera de ne pouvoir jamais effacer ma mémoire.
28Les trois exemples qui ont été présentés dans cet article révèlent que l’art théâtral de Griselda Gambaro ne se met pas non seulement au service d’une réflexion collective mais agit également comme « points de repère collectifs pour reconstituer une mémoire ».
29Tout comme Picasso qui fixe à jamais sur sa toile l’horreur du bombardement de Guernica, Griselda Gambaro grave dans le marbre littéraire, les événements qui ont secoué l’histoire contemporaine argentine. Chacun d’eux avec sa propre esthétique, se fait l’écho d’une mémoire par le biais d’œuvres qui ne laisse aucune place à l’oubli.